Notre Réponse au soufflet de Bismarck - Déclaration du 15 juillet

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Notre Réponse au soufflet de Bismarck - Déclaration du 15 juillet
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 481-524).
NOTRE RÉPONSE AU SOUFFLET DE BISMARCK
DÉCLARATION DU 15 JUILLET


I

Le vendredi 15 juillet, à neuf heures du matin, le Conseil se réunit à Saint-Cloud. L’Impératrice y assistait ; tous les ministres étaient présens, libres de leur volonté et de leur vote, aucun acte irrévocable public n’ayant été accompli. Même ceux d’entre eux qui, dans la conversation de la veille au soir, avaient cru la guerre inévitable, pouvaient, après la réflexion de la nuit, exprimer un autre sentiment et, repoussant la Déclaration que nous apportions, revenir soit à l’appel à l’Europe, soit à toute autre solution.

Gramont donna lecture du projet que nous avions rédigé ensemble. J’avais veillé à ce que le motif de notre détermination fût indiqué de manière que personne ne pût se méprendre et qu’il fût constant que, à ce dernier moment comme au premier, nous nous étions obstinément refusés à étendre la discussion au-delà de la candidature Hohenzollern ; que nous n’invoquions ni le traité de Prague violé, ni le manque de parole du Luxembourg, ni la constante mauvaise foi, ni l’incessante provocation, ni l’impatience d’en finir et de sortir d’une tension énervante et ruineuse, ni la nécessité d’effacer Sadowa et que, même dans l’affaire Hohenzollern, tout ne nous était pas également à grief ; que nous n’invoquions comme raison décisive ni le refus de nous garantir l’avenir par une simple parole, ni le refus de revêtir d’une forme officielle une approbation toute privée, ni même le refus de recevoir et d’entendre notre ambassadeur. Nous nous révoltions contre ce refus d’audience uniquement parce qu’il était devenu un outrage palpable par la divulgation du télégramme affiché dans les rues, adressé aux légations et aux journaux. En d’autres termes, notre Déclaration n’était qu’une réponse au soufflet de la dépêche d’Ems, réponse que l’Allemagne elle-même semblait nous conseiller en l’attendant comme inévitable.

Aux mots qui la terminaient, l’Empereur battit des mains. Chevandier demanda la parole et dit : « Ayant été jusqu’à ce jour un de ceux qui se sont le plus énergiquement prononcés en faveur de la paix, je demande à exprimer le premier mon avis. Lorsqu’on me donne un soufflet, sans examiner si je sais plus ou moins bien me battre, je le rends. Je vote pour la guerre. » Le tour de Segris venu, il se retourna vers Le Bœuf et lui dit d’une voix altérée par l’émotion : « Maréchal, vous voyez mes angoisses ; je ne vous demande pas si nous sommes prêts, mais si nous avons des chances de vaincre. » Le maréchal répondit que nous étions prêts et que nous ne serions jamais en meilleure situation pour vider notre différend avec la Prusse, que nous pouvions avoir confiance. Personne ne souleva d’objections et ne soutint la possibilité de la paix. Depuis, les écrivains de la Droite ont prétendu que l’Empereur aurait ouvert la délibération en disant que, souverain constitutionnel, il ne voulait peser en rien sur les décisions de son Cabinet, qu’il se serait même abstenu de voter et que la guerre ne fut décidée qu’à une voix de majorité. L’Empereur ne fit pas cette déclaration saugrenue, et la guerre fut votée à l’unanimité, y compris sa voix. Seule l’Impératrice n’exprima aucune opinion et ne vota pas.

L’Empereur se retrouva, à ce dernier moment de la crise, ce qu’il avait été depuis le commencement : regrettant les gloires de la guerre dès que la paix prévalait et se rejetant vers la paix avec effroi dès que la guerre s’imposait. Tandis que nous nous rendions au Corps législatif, il recevait Witzthum, le ministre autrichien à Bruxelles, en route vers Vienne, et il lui demandait d’obtenir de son souverain qu’il prît l’initiative d’un Congrès, afin d’éviter la guerre.


II

Depuis le célèbre duel d’éloquence entre Mirabeau et Barnave, on a beaucoup disserté sur les conditions dans lesquelles un gouvernement peut déclarer une guerre. Les Constitutionnels ont pensé que le droit de déclarer la guerre, comme celui de conclure la paix, entrait dans les attributions propres du pouvoir exécutif et que, contre le mauvais usage qu’il serait tenté d’en faire, la nation était suffisamment protégée par le droit de refuser les subsides et les hommes et surtout par la responsabilité ministérielle. Les républicains ne se sont pas contentés de la garantie indirecte donnée par la responsabilité ministérielle, la nécessité de demander des hommes et des subsides ne leur a pas paru un frein suffisant, car le budget d’un Etat met assez d’hommes et d’argent à la disposition d’un souverain pour qu’il puisse seul engager une guerre ; le droit de déclarer la guerre devait être subordonné à un vote direct et préalable. Bien que la Constitution de 1870, ainsi que toutes les Constitutions monarchiques, eût réservé à l’Empereur seul le droit de paix et de guerre, j’avais promis au nom du Cabinet, que si nous croyions un jour la guerre inévitable, nous ne l’engagerions qu’après avoir demandé et obtenu le concours des Chambres : une discussion aurait lieu alors et, si elles ne partageaient pas notre opinion, il ne leur serait pas difficile de faire prévaloir la leur, en nous renversant.

Malgré les protestations de Brenier et de beaucoup d’autres, fidèles à notre promesse, nous ne voulûmes accomplir aucun acte de guerre en dehors du rappel des réserves, mesure facile à contremander, avant que les Chambres eussent discuté et approuvé notre politique. Nous accompagnâmes notre Déclaration d’une demande de crédit de 50 millions, crédit bien insuffisant, mais dont l’adoption ou le rejet permettrait au Corps législatif et au Sénat d’exprimer leur volonté, mieux que par des approbations ou des murmures fugitifs, par un vote solennel dont le témoignage demeurerait. La guerre avait été jusque-là un usage du pouvoir personnel[1] ; nous voulûmes qu’elle fût cette fois un acte libre des représentans de la Nation. À cette demande de 50 millions, nous joignîmes un premier projet de loi autorisant des engagemens volontaires limités à la durée de la guerre. Ainsi les jeunes gens qui aimaient le champ de bataille et détestaient la caserne ne seraient pas découragés dans leur élan patriotique par la crainte de rester deux ans sous les drapeaux après la paix. Un second projet de loi appela à l’activité toute la garde mobile. Le maréchal, en vue de ne pas grossir les dépenses et de ne pas compliquer la préparation, avait limité cet appel à la garde mobile des départemens plus directement menacés, Plichon insista pour qu’il s’étendît à toute la garde mobile de tous les départemens et le Conseil lui donna raison.

Avant d’entrer à la Chambre, je m’arrêtai chez Gramont aux Affaires étrangères. J’y trouvai Benedetti, arrivé le matin. Nous l’interrogeâmes minutieusement ; il ne nous apprit rien de nouveau sur ce qui s’était passé à Ems et confirma, sans y ajouter, les détails circonstanciés de ses dépêches et de ses rapports. Sur ce qui s’était passé à Berlin, sur la machination de Bismarck, il ne savait absolument rien. L’entendre en Conseil n’eût donc été d’aucune utilité. Du reste, beaucoup plus que de la guerre, il était préoccupé d’un article du Constitutionnel, de Léonce Dupont (Rénal), ayant déjà quelques jours de date, qui lui reprochait de n’avoir pas prévenu son gouvernement de la candidature Hohenzollern. Déjà, au milieu des négociations d’Ems, il avait employé la moitié d’un télégramme à nous demander « de dire en quelques mots qu’il avait plusieurs fois signalé les démarches faites en vue de la candidature. » Nous n’avions pu lui donner satisfaction, car si, en 1869, il nous avait avertis, il n’avait rien deviné, en 1870, au moment décisif. Sans égard aux pensées qui assiégeaient mon esprit, il revint sur ce thème avec une importunité fatigante, et je dus cesser de méditer sur la lutte imminente pour essayer, en me rendant à pied à la Chambre en sa compagnie, de lui faire comprendre que, ne m’occupant pas des attaques dirigées contre moi, — et, certes, ses amis ne me les épargnaient pas, — il ne pouvait exiger que je m’occupasse à réfuter celles, justes ou injustes, dont il était l’objet.


III

La Chambre était au complet ; les tribunes regorgeaient ; tous les ambassadeurs étaient présens. Au milieu d’un silence imposant, je lus notre Déclaration. Les dernières phrases furent couvertes par les bravos, les applaudissemens répétés, et les cris de : « Vive la France ! vive l’Empereur ! » Puis éclatèrent les cris : « Aux voix ! aux voix ! » Ernest Picard s’opposa à l’urgence que nous réclamions ; il ne put se faire entendre. On procéda immédiatement au vote. Les députés, en très grande majorité, étaient tellement excités qu’à la contre-épreuve, quelques membres de la Gauche s’étant levés, ils se retournèrent vers eux, les montrant du doigt et criant : « Levez-vous donc ! levez-vous donc ! Ils ne sont que seize ! Ce sont des Prussiens ! »

L’urgence votée, Thiers prit la parole de sa place. Je ne donne ici ni son discours, ni ma réplique. Les deux discours figurent au Journal officiel, ainsi que les innombrables interruptions qui coupèrent l’un et l’autre. Il eût été facile de me montrer agressif contre Thiers, et j’aurais soulevé les acclamations de l’assemblée. Je n’en voulus rien faire et je restai d’autant plus modéré que j’étais plus ardemment sollicité de ne l’être pas. J’avais fait tous mes efforts, pendant qu’il parlait, pour calmer l’assemblée et obtenir le silence ; n’ayant rien à cacher, j’avais le plus sincère désir de provoquer une discussion approfondie et de faire le jour sur les moindres détails de la négociation. Je sentais qu’en rendant la discussion difficile à Thiers, on me l’interdisait virtuellement. Aussi, loin de profiter de l’émotion de l’assemblée, que d’un mot provocateur j’aurais pu entraîner aux résolutions les plus précipitées, je protestai contre les manifestations que je n’avais pu empêcher. Je ne me départis pas un instant de cette mesure. « Nous aussi, continuai-je, nous avons le sentiment de notre devoir, nous aussi nous savons que cette journée est grave et que chacun de ceux qui ont contribué à la décision qui va être adoptée, contractent devant leur pays et devant l’histoire une grave responsabilité. Nous aussi, pendant les six heures de délibération que nous avons eues hier, nous avons constamment pensé à ce qu’il y avait d’amer, de douloureux à donner dans notre siècle le signal d’une rencontre sanglante entre deux grands Etats civilisés. Nous aussi, nous déclarons coupables ceux qui, obéissant à des passions de partis ou à des mouvemens irréfléchis, engagent leur pays dans des aventures. Nous aussi, nous croyons que les guerres inutiles sont des guerres criminelles, et si, l’AME DESOLEE, nous nous décidons à cette guerre, à laquelle la Prusse nous appelle, c’est qu’il n’en fut jamais de plus nécessaire. » (Vives et nombreuses marques d’approbation.)

Ma démonstration terminée, j’eus une de ces abstractions oratoires que connaissent bien les hommes de tribune. J’oubliai et Thiers et l’assemblée elle-même, et le temps et le lieu ; je me plaçai en face des braves gens qui allaient tomber sur le champ de bataille, en face de la patrie, de la postérité ; je sentis s’élever du fond de moi-même un cri d’adjuration vers ces héros du devoir, vers la France bien-aimée, vers l’avenir justicier, et, au seuil de la décision tragique, je ne pus retenir une affirmation suprême de la droiture de ma conscience. A la fin de son récit des négociations de 1866, le noble général Lamarmora s’écrie : « Nous avons entrepris la guerre, l’âme brisée de la gravité de nos résolutions, mais la conscience tranquille. » Je me crus, moi aussi, obligé de donner ce témoignage à mes collègues et à moi-même et, cherchant de fortes paroles pour exprimer le sentiment violent qui me secouait, je me rappelai les malédictions bibliques sur les impies aux cœurs pesans. Je les retournai et je dis : « Oui, de ce jour commence, pour les ministres mes collègues et pour moi, une grande responsabilité. Nous l’acceptons le cœur léger ! » La moindre incertitude sur ma pensée était-elle admissible lorsque je venais de dire quelques minutes auparavant que mon âme était désolée ? Néanmoins, avant que j’eusse pu terminer ma phrase et lui donner le complément qui n’eût permis aucune équivoque, je fus rappelé dans le triste milieu au-dessus duquel je m’étais élevé, par un glapissement haineux : « Dites attristé ! Vous avez le cœur léger et le sang des nations va couler ! » Je repris avec une émotion indignée qui entraîna l’assemblée : « Oui, d’un cœur léger, et n’équivoquez pas sur cette parole, et ne croyez pas que je veuille dire avec joie ; je vous ai dit moi-même mon chagrin d’être condamné à la guerre, je veux dire d’un cœur que le remords n’alourdit pas, d’un cœur confiant, parce que la guerre que nous ferons, nous la subissons, parce que nous avons fait tout ce qu’il était humainement et honorablement possible de tenter pour l’éviter ; et enfin parce que notre cause est juste et qu’elle est confiée à l’armée française. » (Vives et nombreuses marques d’approbation. — Nouveaux applaudissemens.)

Combien de fois mes ennemis ne m’ont-ils pas poursuivi, devant la tourbe ignorante d’en haut et d’en bas, de ce mot de cœur léger ! C’est devenu un cliché lorsqu’on veut m’attaquer. Fût-il vrai qu’à ce moment, excédé par les angoisses, les fatigues, les insomnies, obligé de répondre seul à des orateurs puissans, n’ayant pas eu le loisir de réfléchir une minute à l’ordonnance et aux termes de mes discours, il me fût échappé une expression impropre, le commentaire que j’en donnai aussitôt ne permettait plus loyalement aucun malentendu sur la véritable portée de mon langage, et personne n’avait plus le droit, sans cesser d’être un honnête homme, d’y relever un aveu révoltant de dureté ou d’insouciance. Tout au plus les juges du talent auraient-ils pu y critiquer une défaillance de l’orateur ou du lettré. Mais mon expression est aussi irréprochable que le sentiment qu’elle manifestait, et sa correction littéraire ne peut pas faire doute plus que sa rectitude morale. Je ne l’efface pas.


IV

Buffet, Jules Favre, exigèrent l’exhibition de la dépêche prussienne aux cours étrangères. Comment pouvais-je exhiber une dépêche envoyée à des tiers et qui ne m’était pas adressée ? Les Cabinets mêmes auxquels elle avait été communiquée n’auraient pu nous la procurer, puisqu’elle leur avait été lue et non laissée en copie. Bismarck seul aurait pu nous en donner le texte original. Nous ne pouvions, nous, produire que les dépêches de nos agens qui nous transmettaient ce texte d’après les rapports de ceux auxquels il en avait été officiellement donné lecture. Et ces dépêches de nos agens, nous ne refusions pas de les communiquer. Je me préparai à donner ces explications et à dire à Buffet : « Amendez correctement votre proposition, réduisez-la à la demande des documens expédiés par le gouvernement français ou reçus par lui, et nous l’acceptons. » Une explosion de cris : « Ne répondez pas ! ne répondez pas ! » m’empêcha de prononcer un mot, et la proposition de Jules Favre fut repoussée par 159 voix contre 84. Les bureaux donnèrent à une commission le mandat d’exiger des communications complètes, et nous-mêmes, dès que la Commission eut été constituée sous la présidence d’Albufera, avant même qu’on les exigeât, nous vînmes les apporter.

J’arrivai d’abord avec Le Bœuf. J’expliquai ce que l’impatience de la Chambre ne m’avait pas permis de dire, et j’annonçai que Gramont communiquerait tous les documens que nous possédions : 1° les dépêches télégraphiques échangées entre Gramont et Benedetti du 7 au 13 inclusivement ; 2° les dépêches de Comminges-Guitaud, de Cadore et d’un ou deux de nos agens, de celui de Dresde notamment, qui nous étaient arrivées depuis. Le maréchal répondrait aux interrogations sur la situation militaire. Puis, je demandai la permission de me retirer ; des affaires urgentes à expédier me réclamaient.

Gramont arriva ensuite : il déposa toutes les pièces que j’avais annoncées. Elles étaient très soigneusement classées par numéro d’ordre, c’est-à-dire chronologiquement parce que cet ordre était fixé par les dates inscrites en tête de chacune des dépêches. Il lut et expliqua les principales. D’Albufera demanda ensuite si nous avions des alliances. « Si j’ai fait attendre la Commission, répondit Gramont, c’est que j’avais chez moi, au ministère des Affaires étrangères, l’ambassadeur d’Autriche et le ministre d’Italie. J’espère que la Commission ne m’en demandera pas davantage. » Talhouët, à son corps défendant, fut nommé rapporteur. Ce choix avait beaucoup de signification : outre que Talhouët jouissait d’une considération générale, on le savait homme prudent, n’aimant pas à se compromettre dans les affaires risquées, et sa présence signifiait que celle-là était sûre et qu’on pouvait s’y engager sans crainte. A la reprise de la séance, Dréolle, membre de la Commission, s’approcha de mon banc et me dit : « J’ai rédigé le rapport, vous en serez content. » Je fus surpris de cette confidence de la part d’un journaliste qui ne cessait de me vilipender. Talhouët lut le rapport de Dréolle qui concluait, à l’unanimité, au vote des projets du gouvernement. Il fut accueilli par des bravos et applaudissemens prolongés mêlés aux cris de : « Vive l’Empereur ! »

Ce rapport constatait le fait capital que les pièces diplomatiques avaient été communiquées. Mais fait à la hâte par un journaliste habitué aux à peu près et ne se souciant pas de préciser les faits, il contenait une erreur. Pour démontrer que le gouvernement, dès le début de l’incident, et depuis la première phase des négociations jusqu’à la dernière, avait poursuivi loyalement le même but, il affirmait que la première dépêche à notre ambassadeur à Ems se terminait par cette phrase : « Pour que cette renonciation produise son effet, il est nécessaire que le roi de Prusse s’y associe et nous donne l’assurance qu’il n’autorisera pas de nouveau cette candidature. » La dépêche disait en effet ce que le rapport en citait, mais elle contenait autre chose. Pour qu’elle fût complète, aux mots : à la première dépêche adressée à notre ambassadeur à Ems, il eût fallu ajouter : après la renonciation du prince Antoine au nom de son fils. Les mots : pour que cette renonciation produise tout son effet auraient dû être précédés de ce préambule : Nous avons reçu des mains de l’ambassadeur d’Espagne la renonciation du prince Antoine, au nom de son fils, au trône d’Espagne. Pour que cette renonciation produise tout son effet, etc. Ces suppressions avaient été faites pour aller plus vite, et non pour altérer le sens et la signification de la dépêche, car ainsi raccourcie elle portait en elle-même, aussi bien que si elle eût été complète, la preuve qu’elle n’avait pu être la première adressée à Benedetti le 7. Il n’est pas possible d’en avancer la date, attendu que cette date est précisément déterminée dans le texte même du document. Elle prescrivait en effet de demander au Roi, « pour que la renonciation produise son effet, » de s’y associer. Or, le 7, la renonciation ne s’était pas produite ; on ne pouvait donc pas demander au Roi, à cette date, de s’associer à ce qui n’existait pas encore. La dépêche devait être placée après le 12, puisque c’est ce jour-là seulement que s’était produite la renonciation à laquelle on priait le Roi de s’associer. De plus, la déclaration lue à la Chambre à l’ouverture de la séance datait encore cette dépêche. Il y était dit : « Pendant que nous discutions avec la Prusse, le désistement du prince Léopold nous vint du côté où nous ne l’attendions pas et nous fut remis le 12 juillet par l’ambassadeur d’Espagne. » Comme on ne pouvait pas supposer que notre ambassadeur eût été expédié d’urgence à Ems pour se promener les bras croisés, il fallait bien admettre que, le 7, d’autres instructions lui avaient été adressées. En effet, la déclaration lue à l’ouverture de la séance distinguait nettement les deux phases de la négociation : la première du 7 au 12, dans laquelle Benedetti demanda au Roi d’ordonner ou de conseiller la renonciation ; la seconde après le 12, dans laquelle il lui demanda de s’associer à la renonciation opérée en dehors de lui. L’erreur était donc manifeste : elle n’était certainement pas intentionnelle et elle était inoffensive, puisque le raisonnement le plus élémentaire et l’exposé formel de notre déclaration, qui paraissait en même temps au Journal officiel, la corrigeaient à la fois. Si je m’en étais aperçu, je l’aurais sans doute relevée, mais accablé de lassitude et de tristesse, j’avais écouté la lecture d’une oreille distraite et n’y avais point pris garde. Elle n’eût pas échappé à Gramont ; mais retenu aux Affaires étrangères par ses conférences avec les ambassadeurs, il n’arriva que bien après.


V

Du reste, personne ne s’aperçut de l’inexactitude, pas même l’opposition, si acharnée à nous créer des difficultés. La guerre terminée, ce fut à qui renierait sa participation aux actes qui l’avaient amenée. Le parti bonapartiste, replacé sous la direction de ses anciens chefs, adopta la tactique de rejeter toute la responsabilité sur le ministre libéral, dénoncé comme le véritable auteur de nos malheurs[2]. Dréolle fut un des meneurs de cette campagne. Il exhuma comme argument nouveau l’inexactitude du rapport du 15 juillet, auquel personne ne pensait plus : renversant les rôles, il imputa à Gramont l’erreur commise par lui-même, et donna à cette erreur inoffensive et involontaire un caractère de gravité prémédité et exceptionnel : « C’est sciemment, dit-il, que Gramont a opéré des suppressions dans le texte de la dépêche et l’a reportée au 7, et, comme c’est sur cette dépêche antidatée et altérée que la guerre a été engagée, Gramont a trompé la Commission et par elle la Chambre et le pays. » L’autorité d’un Dréolle n’aurait pas suffisamment accrédité cette invention ; il fallait obtenir l’assentiment de Talhouët. Si le véritable Talhouët eût encore existé, on n’y fût point parvenu ; mais le pauvre homme, frappé au cerveau, inconsolable du fardeau moral que son rapport faisait peser sur lui, n’était plus que l’ombre de lui-même. Quand Dréolle vint lui dire qu’il y avait un moyen de s’exonérer, il le saisit sans aucun examen et, tout à coup soulagé, il se mit à répéter : « Vous ne savez pas, la dépêche a été altérée ; la dépêche a été altérée. » Sur un seul point Dréolle ne put l’entamer. L’important pour ce drôle n’était pas d’incriminer Gramont, qui, après tout, appartenait au régime autoritaire. C’était de m’atteindre, moi, demeuré la personnification inébranlable du régime de sa haine. Il affirma, quoiqu’il sût le contraire, ma présence pendant les explications de Gramont. Mais alors le galant homme et l’ami se réveillèrent en Talhouët et, dans sa déposition, il dit au contraire que je m’étais retiré avant l’arrivée de Gramont[3]. A mon retour en France, en 1874, j’allai le trouver, espérant le ramener à une plus juste appréciation des faits. C’eût été aisé s’il avait eu encore la possession de son excellent esprit. Son regard se voila, et je n’en pus tirer que ces mots prononcés d’une langue embarrassée : « Mais, mon cher ami, ce n’est pas contre vous ; vous n’étiez pas présentée l’ai dit dans ma déposition ! »

J’ai tenu entre mes mains le texte communiqué à la Commission avant et après cette communication, et, je l’affirme, ce texte portait en tête sa date et était entièrement conforme au texte officiel donné par Gramont et Benedetti dans leurs ouvrages et conservé aux Affaires étrangères. Gramont l’a dit justement : « On ne sait si l’on doit s’étonner davantage de la perfidie d’une telle calomnie ou de la légèreté inepte avec laquelle elle a été conçue. » L’invention de Dréolle a néanmoins trouvé un rapide succès auprès des ennemis de l’Empire. « Vous avez altéré, a dit Gambetta, le texte de la dépêche sur laquelle vous avez engagé la guerre. » Dans la bouche de Dréolle aussi bien que dans celle des républicains qui s’en firent les propagateurs, cette accusation, Gramont a eu raison de le dire, est aussi inepte qu’infâme. Gramont eût été un idiot et non un fourbe, s’il avait commis devant la Commission une supercherie qu’il avait lui-même d’avance réfutée au Sénat et au Corps législatif, et que le texte de la dépêche, quelque altéré qu’on le fit, démentait. Gramont aurait commis cette altération et cette transposition par simple dilettantisme de fourberie, car la dépêche du 12, utile pour apprécier la conduite du Cabinet dans les négociations, n’éclairait nullement la question de savoir si la guerre devait être ou non approuvée. Ce n’est pas sur cette pièce que la guerre a été engagée, c’est uniquement sur la publication de la « Gazette de l’Allemagne du Nord » et sur les dépêches venues de Berne et de Munich.

Toute calomnie crescit eundo, s’accroît en cheminant. Bientôt ce ne fut plus Gramont ni Emile Ollivier qui avaient trompé la Commission et la Chambre et, par la Chambre, le pays, ce fut le Cabinet. Ici nous touchons au monstrueux. Voilà une douzaine d’hommes, presque tous éminens de quelque manière, ayant occupé le premier rang, soit dans l’armée et la marine, soit au barreau, soit dans l’industrie, soit dans les finances, soit dans la diplomatie : ils n’ont point ambitionné le pouvoir ; il leur a été en quelque sorte imposé par l’opinion ; ils l’ont exercé non sans succès et avec dévouement ; une bourrasque fond sur eux, ils essayent de la conjurer ; la fatalité brise leur volonté, rend vains leurs honnêtes efforts, et des écrivains n’ayant fait preuve nulle part d’une capacité quelconque, n’ayant ni commandé une division, ni rédigé même une dépêche, souvent sachant à peine tourner leurs dénigremens ou leurs invectives, de prétendus historiens, dépourvus de compétence et d’autorité, se permettent de juger à tort et à travers leurs actes sans se donner la peine ou sans avoir l’intelligence de les comprendre : c’est beaucoup. Mais ils vont plus loin ; ils accusent ces honnêtes gens d’avoir altéré des documens afin d’entraîner un vote : c’est trop ! Tous les ministres étaient pacifiques ; ils s’étaient tenus debout aussi longtemps qu’ils l’avaient pu au milieu de la passion publique afin d’empêcher la guerre ; ils avaient été contraints de s’y décider parce qu’ils croyaient l’honneur de leur pays blessé ; ils auraient serré dans leurs bras les membres de la Commission s’ils leur avaient démontré que leur susceptibilité avait été exagérée et que la dépêche d’Ems était une aménité dont on pouvait s’accommoder. Et ces mêmes gens auraient dissimulé ou altéré des pièces pour assurer le succès d’une opinion qu’ils eussent été heureux d’abandonner, dût leur chute immédiate s’ensuivre !

Bien souvent j’ai senti l’indignation gronder dans mon cœur. Que de fois j’ai effacé, aussitôt après les avoir écrites, des phrases irritées, afin de laisser à ce travail son caractère de lucidité mathématique ! Mais ici je ne puis plus me contenir, et je dis à ceux qui racontent ou insinuent que tous ou quelques-uns d’entre nous, avons trompé, par une supercherie, la Commission afin d’entraîner son vote et par suite celui de la Chambre : Vous êtes de lâches imposteurs, en qui je ne sais ce qu’il faut le plus détester, la débilité du jugement ou la perversité de la conscience.


VI

Guyot-Montpayroux, autre membre de l’opposition, soutint le rapport et, en l’appuyant, il traduisait l’opinion de la majorité du pays : la guerre était dans la force même des choses ; l’ajournement ne ferait qu’accroître les dangers. Gambetta prononça un discours artificieux qui, en paraissant être contre la guerre, lui était cependant favorable. L’intention de se distinguer de Thiers y perce à tout instant. En effet, il affirme « qu’il ne sortira pas de sa bouche une parole qui puisse servir à l’étranger, » sous-entendu : comme vient de le faire M. Thiers. Thiers avait trouvé naturel que le roi de Prusse ne voulût prendre aucun engagement pour l’avenir, Gambetta comprend que « cela nous ait émus » et il accorde « qu’il nous appartenait d’insister pour avoir satisfaction. » Thiers avait considéré comme une susceptibilité exagérée le sentiment que nous avait inspiré le refus public de recevoir notre ambassadeur, Gambetta conçoit que nous trouvions « le procédé blessant et irrégulier. » Il voulait bien une guerre, mais la sienne, celle qu’il avait célébrée dans la fameuse harangue de la rue de la Sourdière : le ministère motivait mal la sienne ; il cherchait « dans de misérables ressources les raisons décisives de sa conduite ; il n’invoquait pas les véritables griefs, il faisait reposer tout le casus belli sur les mauvais procédés d’Ems, au lieu de justifier ses résolutions par la nécessité de réparer une politique que lui « déplore, déteste, la politique de 1866. » Comme les députés de la Droite, il me reprocha de ne pas faire de la guerre une revanche préméditée de cette défaillance.

Cependant il s’associa aux exigences de ses collègues, dont il n’avait pas l’audace de s’affranchir, et s’efforça de démontrer que le motif que nous donnions à notre susceptibilité n’était pas justifié ; il s’attendait à ce que la pièce, sur laquelle nous ferions reposer à tort tout le casus belli, serait communiquée directement, pleinement, intégralement à la Commission. « Vous ne nous avez pas donné toutes les satisfactions de certitude qui nous étaient dues. » Le président de la Commission, d’Albufera, interrompit : « La Commission les a reçues toutes ; je l’affirme sur l’honneur. » Gambetta insista. D’Albufera l’interrompit de nouveau : « La Commission a lu la dépêche. » Gramont ajouta : « Je déclare que j’ai communiqué la pièce à la Commission et qu’elle l’a lue. » Les membres de la Commission confirmèrent : « Oui ! oui ! » D’Albufera reprit : « Nous déclarons que nous l’avons lue et, si vous ne nous croyez pas, il fallait nommer d’autres commissaires. »

Il n’était pas possible de n’être pas convaincu et arrêté par des affirmations aussi péremptoires données par de tels hommes. Aussi cette fois Gambetta coupa court et, oubliant qu’il venait de se contenter d’une communication à la Commission, il dit : « S’il est vrai que cette dépêche soit assez grave pour avoir fait prendre ces résolutions, vous avez un devoir, ce n’est pas de la communiquer seulement aux membres de la Commission et à la Chambre, c’est de la communiquer à la France et à l’Europe ; et si vous ne le faites pas, votre guerre n’est qu’un prétexte voilé, et elle ne sera pas nationale. » (Réclamations nombreuses. — Approbation sur plusieurs bancs à gauche.) Talhouët protesta : « Nous avons eu les dépêches de quatre ou cinq de nos représentai dans les différentes cours de l’Europe qui reproduisent ce document presque exactement dans les mêmes termes. » — Voix nombreuses : Très bien ! très bien ! — Allez ! allez ! — Aux voix ! aux voix ! — La Chambre en avait assez. On vota. Deux cent quarante-cinq voix approuvèrent les crédits. Six seulement se prononcèrent contre.

Pendant qu’on dépouillait le scrutin, je rencontrai Gambetta dans la salle des Conférences : « Comment, lui dis-je, pouvez-vous contester l’existence des dépêches dont je vous ai donné lecture ? Je vous les montrerai si vous le désirez. — Je ne les conteste pas, dit Gambetta, mais vous n’avez pas tout lu. — C’est vrai, Gramont a tout montré à la Commission, mais je n’ai pas lu la fin de la dépêche de Cadore, de Munich, annonçant au roi de Bavière que Benedetti avait abordé irrévérencieusement le Roi sur la promenade. — Eh bien ! c’est précisément ce que je voulais vous amener à lire aussi. — Je ne le pouvais pas, sans rendre impossible la situation de Cadore à Munich ; ce que ma lecture eût ajouté au débat n’était pas assez décisif pour que j’aie cru nécessaire de braver cet inconvénient. »

Précisons la signification de ce vote qui ouvrait un crédit de cinquante millions. Il ne s’agissait pas de soutenir une guerre commencée ; rien n’était compromis ni engagé ; aucune déclaration de guerre n’avait eu lieu, aucun acte irréparable n’avait été consommé, pas une seule armée n’était réunie ; il suffisait d’un vote contraire à nos crédits pour qu’au lieu de la guerre, ce fût la paix qui prévalût. Pendant toute la discussion, on avait envisagé le vote comme devant trancher la question de paix ou de guerre : « De la décision que vous allez émettre, avait dit Thiers, peut résulter la mort de milliers d’hommes. » — « Le Cabinet, avait dit Gambetta, vous a proposé de prendre sur vous-mêmes la responsabilité d’un vote, d’une attitude, d’une décision parlementaire qui lui permettraient d’engager la guerre. » Et, au début même de ses observations, il avait dit : Avant que la guerre soit déclarée. La Chambre était donc maîtresse d’empêcher qu’on la déclarât. Le devoir de ceux qui voulaient la paix était de nous refuser les fonds et de nous renverser. Sous la Restauration, les membres de l’opposition ne votèrent pas les crédits, même après que l’expédition d’Espagne eut été engagée. Si le gouvernement impérial, avant d’envoyer des troupes au Mexique, était venu au Corps législatif réclamer des subsides, les Cinq les eussent-ils accordés ? Voter les crédits, c’était voter la guerre. Aussi les députés qui s’étaient prononcés résolument contre elle n’hésitèrent-ils pus et votèrent-ils non[4]. Le vote de ceux qui ont voté oui signifie : « Marchez à l’ennemi, la Chambre, expression du pays, est avec vous ! » Deux cent quarante-cinq députés pensèrent ainsi[5], au nombre desquels fut Gambetta. Thiers s’abstint, avec Crémieux, Girault et Raspail. Voulût-on exclure du vote tous les candidats officiels et ne considérer comme représentant la nation que les cinquante ou soixante députés nommés sans le patronage de l’administration, la guerre n’en eût pas moins réuni une imposante majorité de suffrages. Il n’est donc pas permis de présenter la guerre de 1870 comme une entreprise arbitraire du despotisme imposée à la nation malgré elle. Ainsi que l’Empereur l’a souvent répété depuis, il a responsabilité de chacun doit se répartir en proportion égale : entre lui, ses ministres, le Parlement. « Si j’avais été contraire à la guerre, dit-il, j’aurais renvoyé mes ministres ; s’ils ne l’avaient pas crue nécessaire, ils auraient donné leur démission ; si le Parlement l’avait désapprouvée, il ne l’aurait pas votée. » Empereur, ministres, Parlement se sont décidés en toute liberté et en pleine connaissance de cause, aucun d’eux n’ayant été trompé, ni n’ayant trompé. Le vote des cinquante millions a tranché la question.

On vota successivement sans discussion un crédit de quinze millions pour la marine, la loi qui permettait de limiter les engagemens volontaires à la durée de la campagne et celle qui appelait à l’activité toute la garde nationale mobile. Cette séance, qui avait commencé le 15 à une heure de l’après-midi, fut levée aux premières minutes de la journée du 16.


VII

Au Sénat, Gramont n’avait pas trouvé les mêmes difficultés. La déclaration avait été accueillie par des bravos et des applaudissemens prolongés auxquels se mêlaient les cris de : « Vive la France ! vive l’Empereur ! » Les tribunes publiques s’étaient associées à l’enthousiasme de l’assemblée et l’avaient redoublé. Le président Rouher ayant dit : « Personne ne demande la parole ? — Non ! non, s’écria-t-on de toutes parts ; vive l’Empereur ! » Rouher reprit : « Le Sénat, par ses bravos enthousiastes, a donné sa haute approbation à la conduite du gouvernement. Je propose au Sénat de lever la séance comme témoignage d’ardente sympathie pour les résolutions prises par l’Empereur. » Les cris de : « Vive l’Empereur ! » éclatèrent et la séance fut levée. A la sortie, les sénateurs, devenus populaires pour la première fois, furent acclamés par la foule.

Le lendemain, la Commission du Sénat se réunit. Gramont y fut appelé. Il plaça sous les yeux des commissaires les dépêches qu’il avait fait connaître la veille au Corps législatif ; il communiqua en outre la nouvelle que, le matin, nous avait donnée Le Bœuf, à savoir que des ennemis avaient passé la frontière en armes près de Sierck : dans la journée, une seconde dépêche vint la contredire. Gramont en informa aussitôt Rouher, qui présenta alors dans son rapport, comme un bruit non officiel et incertain, ce qu’il avait d’abord affirmé comme une nouvelle positive. Ce rapport achève de confondre l’accusation portée contre Gramont d’avoir supprimé devant la Commission du Corps législatif les dépêches antérieures au 12. Il constate que la Commission a reçu la communication de toutes les dépêches importantes depuis le 6 juillet. On ne comprendrait pas que la supercherie, si elle avait été commencée au Corps législatif, n’eût pas été continuée au Sénat.

La séance levée, Rouher organisa une représentation à grand fracas. Sans concerter cette démarche avec le président du Corps législatif et sans en instruire les ministres, il se rendit à Saint-Cloud à la tête du Sénat et prononça le discours suivant : « Une combinaison monarchique nuisible au prestige et à la sécurité de la France avait été mystérieusement favorisée par le roi de Prusse. Sans doute, sur notre protestation, le prince Léopold a retiré son acceptation ; l’Espagne, cette nation qui connaît et nous rend les sentimens d’amitié que nous avons pour elle, a renoncé à une candidature qui nous blessait. Sans doute, le péril immédiat était écarté, mais notre légitime réclamation ne subsistait-elle pas tout entière ? N’était-il pas évident qu’une puissance étrangère, au profit de son influence et de sa domination, au préjudice de notre honneur et de nos intérêts, avait voulu troubler une fois de plus l’équilibre de l’Europe ? N’avions-nous pas le droit de demander à cette puissance des garanties contre le retour possible de pareilles tentatives ? Ces garanties sont refusées : la dignité de la France est méconnue. Votre Majesté tire l’épée ; la patrie est avec vous, frémissante d’indignation et de fierté. Les écarts d’une ambition surexcitée par un jour de grande fortune devaient tôt ou tard se produire. Se refusant à des impatiences hâtives, animé de cette calme persévérance qui est la vraie force, l’Empereur a su attendre ; mais depuis quatre années, il a porté à sa plus haute perfection l’armement de nos soldats, élevé à toute sa puissance l’organisation de nos forces militaires. Grâce à vos soins, la France est prête, Sire, et par son enthousiasme, elle prouve que, comme vous, elle était résolue à ne tolérer aucune entreprise téméraire. Que notre auguste souveraine redevienne dépositaire du pouvoir impérial ; les grands corps de l’Etat l’entoureront de leur respectueuse affection, de leur absolu dévouement. La nation connaît l’élévation de son cœur et la fermeté de son âme ; elle a foi dans sa sagesse et dans son énergie. Que l’Empereur reprenne avec un juste orgueil et une noble confiance le commandement de ses légions agrandies de Magenta et de Solférino ; qu’il conduise sur les champs de bataille l’élite de cette grande nation. Si l’heure des périls est venue, l’heure de la victoire est proche. Bientôt, la patrie reconnaissante décernera à ses enfans les honneurs du triomphe ; bientôt, l’Allemagne affranchie de la domination qui l’opprime, la paix rendue à l’Europe par la gloire de nos armes, Votre Majesté qui, il y a deux mois, recevait pour elle et pour sa dynastie une nouvelle force de la volonté nationale, Votre Majesté se dévouera de nouveau à ce grand œuvre d’améliorations et de réformes dont la réalisation, — la France le sait, et le génie de l’Empereur le lui garantit, — ne subira d’autre retard que le temps que vous emploierez à vaincre. »

C’était le discours que la Droite n’avait pas pu obtenir de moi dans la séance du 15 juillet, une contre-déclaration, le programme du parti de la guerre mis en présence du nôtre. Notre déclaration ne désavouait pas la demande de garanties, car c’était impossible, mais elle ne la glorifiait pas non plus : surtout, elle ne faisait pas du refus qu’on lui avait opposé la cause de la guerre. La cause unique qu’elle donnait à la guerre, c’était le soufflet d’Ems dont Rouher ne parlait même pas. Nous nous étions efforcés de ne pas élargir le débat, de le renfermer dans l’affaire Hohenzollern, et de présenter la guerre comme un fait inopiné, subi et non désiré par nous ; Rouher la présente comme le résultat d’un long désir de quatre ans et d’une attente préméditée. Autre est le ton de la réponse de l’Empereur ; pas de fanfaronnades : « Nous commençons une lutte sérieuse. » Et discrètement il se solidarise avec les idées de son ministère et non avec celles de Rouher, en remerciant le Sénat « du vif enthousiasme avec lequel il avait reçu la déclaration que le ministre des Affaires étrangères avait été chargé de lui faire. » Mais ce redressement était tellement discret et enveloppé, que le public ne le comprit même pas. Il ne retint que les affirmations fanfaronnes et compromettantes de Rouher.

L’effet en fut aussi déplorable que l’avait été la demande de garanties. L’étranger surtout, ignorant l’état de nos partis, au lieu d’y voir la manifestation d’une des deux politiques en lutte autour de l’Empereur, y vit la révélation cynique ou imprudente de ce qu’il supposait être la politique du gouvernement français. Le Times dit : « Ceux qui s’attendaient à beaucoup de choses de la part du monde officiel français s’étonneront de l’audacieux aveu contenu dans le discours de M. Rouher. On soupçonnait bien quelque chose de semblable, mais on ne croyait pas qu’on pût en France l’avouer avec tant d’imprudence (18 juillet). » Les journaux allemands reproduisirent ces appréciations pour exciter les esprits, et, depuis, ce discours de Rouher a été l’argument invoqué par les ennemis de l’Empire comme démonstration de leur thèse que « Napoléon III préméditait depuis longtemps la guerre, et que l’affaire Hohenzollern n’était qu’un prétexte. » Une telle incartade de la part d’un homme aussi calculé que Rouher ne s’explique que par le dessein de nous enlever le mérite d’une victoire à ses yeux certaine et de poser sa candidature à notre succession. Nous fûmes très irrités d’un langage dont les conséquences et les périls nous furent aussitôt sensibles. Nous pensâmes un moment à le contredire officiellement. Mais nous ne trouvâmes pas un moyen de le faire qui ne fût pas une censure indirecte de l’insuffisance de la réponse de l’Empereur, et nous fûmes contraints de subir en silence ce commentaire inexact, compromettant, téméraire de notre conduite.

Les discours terminés, les souverains circulèrent parmi les sénateurs. Leur différence d’attitude fut très remarquée. L’Impératrice était expansive, animée d’une confiance triomphante ; elle disait : « Nous commençons avec toutes les chances qu’on peut mettre de son côté dans une entreprise humaine : cela ira bien. » L’Empereur était mélancolique. Il disait : « Ce sera long et difficile, il faudra un violent effort. »


VIII

Dans sa déclaration du 16 au Bundesrath et dans sa circulaire du 18, Bismarck rejeta sur la France la responsabilité d’avoir voulu, recherché et provoqué la guerre. Sur l’origine de l’affaire il reproduisit le langage qu’il avait placé dans la bouche de Thile et du Roi. Il s’efforça surtout d’altérer le caractère vrai du télégramme d’Ems qui, comme il le dit avec raison, est resté à la fin, pour le ministère français, l’unique motif de guerre. Ce n’était, à l’entendre, qu’un télégramme de journal adressé aux représentans de la Prusse et aux autres gouvernemens considérés comme amis pour les orienter sur le développement que l’affaire avait pris ; ce n’était pas une pièce officielle. « Comme causes déterminantes de ce regrettable phénomène de la guerre, nous ne pourrons, disait-il, découvrir malheureusement que les instincts les plus mauvais de la haine et de la jalousie au sujet de l’autonomie et du bien-être de l’Allemagne, joints au désir de tenir terrassée la liberté à l’intérieur en précipitant le pays dans des guerres avec l’étranger. »

Les pauvretés si artificieusement cousues de Bismarck firent alors grand effet sur un peuple fanatisé et sur une opinion internationale toujours en défiance de Napoléon III. Sybel leur donna l’autorité de son talent. Il n’y eut pas un Allemand qui ne les admît et ne les répétât. Le renom de l’Allemagne ne gagna pas à ce système d’imposture, et les juges impartiaux répétèrent le mot de Velleius Paterculus sur les Germains : natum ad mendacium genus. Bismarck lui-même était amoindri par ce maquignonnage grossier. Un de ses panégyristes, Johannes Scherr, a très bien défini le caractère qu’il faut donner au créateur de l’unité allemande. « Après avoir produit tant de géans de la pensée, l’Allemagne devait, enfin, produire un héros du fait. Nous avions eu, à l’époque de la Réforme et depuis lors, assez d’idéalistes, mais pas un homme politique. Il nous manquait le génie pratique, le génie sans scrupule. Oui, véritablement, celui-là ! Car les hommes réfléchis et expérimentés doivent laisser là où il mérite d’être, c’est-à-dire dans l’abécédaire des enfans, le lieu commun usé qui dit que « la politique la plus honnête est la meilleure. » Il n’y a jamais eu de « politique honnête » dans le sens usité du mot, et il ne saurait y en avoir. L’homme d’État créateur doit accomplir son œuvre, sans s’inquiéter de savoir si ses adversaires la trouvent « malhonnête, » si elle est désagréable ou nuisible pour eux. Ce ne sont pas les considérations éthérées d’une idéalité subjective, mais bien de dures réalités, des intérêts archi-prosaïques, ainsi que des passions communes et élevées qui déterminent de concert la science d’Etat. » C’est ainsi qu’il eût aimé être loué ; c’est ainsi qu’il faut parler de cet homme extraordinaire, le plus rusé des renards, le plus audacieux des lions, qui sut capter et épouvanter, faire de la vérité même un moyen de mensonge, auquel la reconnaissance, l’oubli des injures, le respect des vaincus furent inconnus ainsi que tous les autres sentimens généreux, sauf celui du dévouement à l’ambition de sa patrie ; qui trouva légitime tout ce qui contribue au succès et qui, par son dédain des importunités de la morale, a ébloui l’imagination des hommes. Après l’affaire des Duchés, notre ambassadeur, Talleyrand, cherchait des détours pour manifester une certaine désapprobation : « Ne vous gênez donc pas, dit Bismarck ; il n’y a que mon Roi qui croie que j’ai été honnête. »

Esthétiquement il me plaît ainsi. Tant qu’il nie l’évidence, joue le vertueux, l’inconscient, s’ingénie en tartuferie, il se rapetisse au point de se rendre méprisable. Dès qu’il se redresse et se vante de ses fourberies audacieuses qui ont placé au premier rang des nations son Allemagne, jusque-là divisée et impuissante, alors il est grand comme un Satan, un Satan beau à contempler. Bismarck manigançant dans l’ombre la candidature Hohenzollern, sans se douter que la guerre en sortira fatalement, serait un sot à bafouer ; Bismarck organisant cette trame parce que c’est le seul moyen de faire éclater la guerre dont il a besoin pour créer l’unité de sa patrie, est un puissant homme d’Etat, d’une grandeur sinistre, mais d’une grandeur imposante. Il ne se sera point par-là ouvert les portes d’un Paradis quelconque ; il aura conquis à jamais une des places les plus élevées dans le Panthéon des apothéoses terrestres.

Lui-même ne tarda pas à comprendre combien était ridicule, puéril, peu digne de lui le rôle d’hypocrite que lui attribuaient ses panégyristes et auquel il a paru d’abord se prêter. Peu à peu il rejeta toutes ces fausses apparences et finit par dire : Ego nominor leo. Un correspondant anglais, qui suivait l’armée prussienne, l’aborde en lui disant : « Vous devez être bien indigné contre ces Français qui vous obligent à cette guerre. — Indigné ? riposte-t-il, mais c’est moi qui les ai forcés à se battre. » Plus tard, il autorisa Busch à divulguer le mystère du télégramme provocateur. Le confident ne s’en est pas tenu là, et, cette fois, sans autorisation probablement, il a montré le Méphistophélès d’État, au moment du remords, à ce moment où la conscience réveillée torture celui qui a torturé les autres ; avouant que, « SANS LUI, TROIS GRANDES GUERRES N’AURAIENT PAS ETE ENTREPRISES, QUATRE-VINGT MILLE HOMMES NE SERAIENT PAS MORTS, ET TANT DE FAMILLES, TANT DE PÈRES, TANT DE MÈRES, TANT DE FRÈRES, TANT DE SŒURS, TANT DE VEUVES NE SERAIENT PAS DANS LA DÉSOLATION. »

Autant dans ses discours, Bismarck a aimé à s’étendre sur la guerre de 1866, autant il a glissé sur celle de 1870. Sauf le jour où, dans le feu du Kulturkampf, il a divagué sur l’action des influences ultramontaines, il n’est guère allé au-delà de quelques affirmations rapides. Enfin la vérité fut un jour dite officiellement par lui-même. Après le court règne de Frédéric III, une Revue allemande, la Deutsche Rundschau, publia des extraits du journal de cet empereur alors qu’il était prince royal. Ces extraits ne font pas beaucoup d’honneur à celui qui les a écrits : ils sont plats, sans élévation de pensée, pleins d’inexactitudes, de jugemens partiaux, de prétentieuse sentimentalité ; ils dénotent une crédulité à accueillir les commérages les plus faux, inquiétante en un homme placé à une telle hauteur. Une note à la date du 13 disait « que Bismarck lui avait confié qu’il considérait la paix pour assurée et qu’il voulait retourner à Varzin. » Une assertion d’une aussi manifeste fausseté n’aurait guère troublé Bismarck, s’il n’avait été dénoncé dans d’autres extraits comme ayant été peu soucieux de constituer l’Unité allemande. Or, comme, sans la guerre de 1870, cette unité serait restée à l’état de rêve utopique et que, par elle seulement, elle est devenue une réalité, Bismarck mit hors d’atteinte sa gloire de fondateur de l’Allemagne nouvelle, en revendiquant l’initiative de la guerre de 1870. Il a donc déclaré, dans le rapport par lequel il demande à l’Empereur des poursuites contre les auteurs de la publication (23 septembre 1888), que les documens établissent « que S. A. royale savait déjà, le 13, QUE JE CONSIDERAIS LA GUERRE COMME NECESSAIRE, et que je ne serais retourné à Varzin qu’en donnant ma démission, si CETTE GUERRE AVAIT ETE EVITEE. »

Le coup le plus sensible qu’il porta à sa légende de mensonge fut de restituer à la dépêche d’Ems le caractère officiel et volontairement provocateur qu’il lui avait d’abord contesté et de nous donner raison sur le grief unique par lequel nous motivions la guerre. Dans ses Pensées et Souvenirs, il décrit la scène de la fabrication de la dépêche d’Ems et en fait un tableau égal aux plus terrifiantes réalités de Macbeth, d’un grandiose dramatique sous la simplicité des paroles, qui se fixera à jamais dans la mémoire de la postérité. Vanité ! a-t-on dit de ces graves déclarations si intentionnellement multipliées. — Non ; elles ont été le calcul juste d’une raison maîtresse d’elle-même, fatiguée de voir d’autres s’approprier la récompense quand ils n’avaient pas été à la peine. Peut-être s’y était-il mêlé involontairement quelque impatience de la sottise publique. Il n’est pas bien sûr que, las d’entendre tant de niais ou de fourbes répéter doctoralement, malgré l’évidence contraire, que la guerre a été préparée et cherchée par la France, il n’ait éprouvé quelque malin plaisir à leur crier : « Eh bien ! puisque vous vous obstinez à l’ignorer, je vous apprends que cette guerre a été mon œuvre propre ! »

Cependant il est un point sur lequel il persiste à n’être pas véridique. C’est sur l’origine et l’organisation de la candidature Hohenzollern. Il s’en tient à sa fable du premier moment, sans doute parce que la vérité eût été trop vilaine à révéler. Il y a même un accord entre lui et ses complices pour que l’Histoire ignore toujours la vérité. Le principal serviteur de la machination, Bernhardi, s’il ne fut pas récompensé par Bismarck, reçut de Moltke une distinction flatteuse. Quand les Allemands entrèrent à Paris, quatre cavaliers se détachèrent de la troupe et s’élancèrent à fond de train pour passer les premiers sous l’Arc de Triomphe, à leur tête était le lieutenant Bernhardi, du 14e hussards. Il touchait la récompense que son père avait gagnée en organisant la candidature Hohenzollern et en amenant les Allemands à Paris. Les Mémoires de cet agent eussent dévoilé le mystère : la partie publiée ne contient sur sa mission en Espagne que les détails anecdotiques et pittoresques ; la partie politique a été supprimée et, dit-on, ne verra jamais le jour. D’autre part, les papiers de Lothar Bucher, autre confident, ont été brûlés. Nous étions donc condamnés à ignorer les débuts de ce guet-apens si le prince Charles de Roumanie, en publiant ses Mémoires, n’avait rendu à la vérité le service d’éclairer, d’une lueur qu’on n’éteindra plus, le seul recoin ténébreux de cette ténébreuse affaire. On m’a raconté qu’il avait été vivement incité à cette publication par la reine Augusta.


IX

Quelques historiens d’une invincible mauvaise foi, tels qu’Oncken, persistent dans les rengaines démodées. Mais les critiques sérieux, tels qu’Ottokar Lorenz, Delbrück, Rathlef, Lenz, Schultze, ont eu le courage méritoire de s’affranchir du mensonge convenu.

Sur l’origine même du conflit, Ottokar Lorenz dit : « Considérée au point de vue du droit des gens, la théorie de M. de Bismarck était à peine soutenable. Toutes les candidatures au trône qui se sont déroulées dans le XIXe siècle, en Espagne, en Portugal, ont été constamment l’objet de négociations internationales, et les Cobourg en Belgique, comme les Danois en Grèce et les Hohenzollern en Roumanie, ont fourni d’indubitables exemples, que de tels établissemens dynastiques ont toujours été précédés d’une entente entre les puissances intéressées dans les négociations… Personne n’aurait pu nier que la prétention du gouvernement prussien de ne pas devoir s’occuper d’une telle affaire se manifestait et devait paraître comme un principe nouveau dans l’histoire diplomatique. Le refus du gouvernement prussien de faire connaître sa manière de voir sur cette question, sous prétexte qu’elle ne concernait pas l’État, augmentait les difficultés de la tâche de Benedetti, parce qu’il devait puiser, dans les assertions de M. de Thile, le soupçon qu’il se tramait quelque chose que l’on voulait dissimuler, du côté prussien. » Il apprécie non moins justement les péripéties du 13 : « Mais à la date du 13, Dieu soit loué ! un esprit digne du grand Frédéric s’était déjà éveillé dans la nation allemande. On était non seulement résolu à se battre, mais on désirait écraser les Français et les anéantir. C’était l’esprit de 1813. Le grand homme d’Etat fit tout pour déterminer une lutte décisive, prompte et radicale, et pour empêcher qu’une paix boiteuse pût intervenir. Les historiens timorés ont coutume de ne rien dire, ou ne mentionnent que d’une façon très atténuée la décisive habileté diplomatique que Bismarck mit en œuvre pour attiser l’excitation belliqueuse en France. Tandis qu’il montrait par des résolutions hardies que les traditions de la politique prussienne, comme celle du « Grand Fritz, » qui savait au besoin passer le Rubicon, n’étaient pas tombées dans l’oubli, ces historiens timorés lui font encore jouer le rôle de l’agneau que menace le loup sur le bord du ruisseau. Mais, heureusement, le tableau est fort changé le 13 juillet ; et c’est Bismarck qui se trouve le loup sur le bord du ruisseau. »

Hans Delbrück a très bien caractérisé la fin de non recevoir sophistique de Bismarck : « Bismarck a cru couvrir son acte du voile d’une affaire privée de la famille Hohenzollern ; Sybel a accepté simplement cette fiction dans son ouvrage et a vivement reproché aux Français de ne pas consentir à l’accepter de même. Je crains qu’avec cette façon de narrer les faits nous ne puissions pas faire figure dans l’histoire du monde et que les Français se moquent de nous tout simplement. » Rathlef juge sans hypocrisie la dépêche d’Ems : « Ceux qui admettent que les affaires de leur pays soient dirigés par un Bismarck doivent aussi accepter, avec les grandes choses que l’Allemagne a reçues de lui, ce qu’ils ne peuvent pas justifier, ce qu’ils blâment peut-être au fond du cœur. Mais il y a dans cette circonstance une injustice faite à l’adversaire plus ou moins grande. Précisément pour la grande cause de l’Allemagne, nous ne pouvons que déplorer sérieusement l’ombre que projette sur elle la dépêche d’Ems ; nous ne pouvons la nier et nous ne le voulons pas, et plus cette heure est considérable dans l’histoire de l’Allemagne, plus les Allemands et les Français y attachent d’importance, plus nous avons de motifs d’atténuer, par un aveu honorable, ce qu’il y a là de notre faute, non seulement parce que nous le devons à nos adversaires, mais parce que nous nous le devons à nous-mêmes. Et chacun de nous, qui ne se dérobe pas à cet aveu, travaille, — d’autant mieux qu’il est plus haut placé, — à contribuer pour sa faible part à retirer de la blessure l’aiguillon d’amertume qui menace la paix de l’Europe. »

Johannes Scherr n’admet pas qu’on attribue aux Français seuls la responsabilité de la guerre. « Des gens que leur patriotisme pétrifie dans l’ignorance, ou que leur étroitesse d’esprit empêche de rien comprendre, peuvent seuls croire que la France seule, ou l’Empereur des Français sont responsables de la guerre. Sans doute, le bonapartisme la désirait pour plusieurs motifs, et la vanité gauloise comme l’illusion chauvine des grandeurs y poussaient aussi ; mais la Prusse, agrandie jusqu’au Mein, n’en avait pas moins besoin et ne la désirait pas moins. Elle devait vouloir la guerre afin de remplir sa mission allemande, c’est-à-dire d’arriver à la prussification de toute l’Allemagne qu’elle voulait réaliser. La guerre était, par suite, dans ses causes originelles, une de ces nécessités historiques qui ont leur fondement dans la nature des hommes et dans l’existence des peuples, et dont toutes les phrases ronflantes des prôneurs de paix éternelle, de solidarité des peuples ne changeront pas un iota. On sentait, de part et d’autre, très nettement, à Berlin comme à Paris, cette nécessité inéluctable et l’on ne pouvait par-là considérer que comme une question de temps le recours aux argumens suprêmes. Sans l’action de M. de Bismarck, et nonobstant la dépêche d’Abeken, Les négociations se seraient terminées à l’amiable, non seulement à cause des événemens d’Ems, mais parce que l’on se montrait de divers côtés, en France, disposé à laisser l’épée au fourreau. »

Schultze, discutant pas à pas dans un remarquable écrit d’honnête homme et d’historien les documens et faits incontestés, établit mieux que personne « que la candidature Hohenzollern a toujours eu le caractère antifrançais que Bismarck lui a contesté et que, s’il était non amical vis-à-vis de la France de poursuivre cette affaire en elle-même, la manière dont Bismarck le fit témoigne d’une intention préméditée d’en brusquer le dénouement, et que, dans ces jours de juillet, Bismarck manœuvra résolument et obstinément pour amener la guerre, que l’affaire Hohenzollern a été un piège tendu à Napoléon pour l’abattre. La politique Hohenzollern a été pour Bismarck un moyen de poursuivre une politique d’action contre la France. Dans la conception de la candidature Hohenzollern, Bismarck a été l’agresseur qui sait bien dès le commencement que, selon toute prévision, cette affaire conduira à la rupture, et qui, dans la dernière phase, a amené cette rupture, d’une façon entièrement préméditée, et en toute connaissance de cause. »


X

Il ne serait cependant pas loyal de faire dire aux historiens et aux critiques allemands plus qu’ils n’ont dit. Ils ont constaté que Bismarck avait voulu la guerre, non pour l’en blâmer, mais pour lui en faire une gloire : sans doute il a tout déterminé, tout provoqué, mais c’est en cela qu’a éclaté son génie ; son offensive tactique n’a été que le moyen de prévenir l’offensive stratégique préparée par Napoléon III. Il connaissait par les révélations de Bernhardi, et par celles, plus sûres encore, de ses agens autrichiens ou italiens, les projets de triple alliance, débattus depuis 1869 entre les Cabinets de Paris, de Vienne et de Florence. « A chaque pas en avant de la préparation à cette alliance correspond un pas nouveau fait par lui dans l’organisation de la candidature. Et c’est parce que le voyage de l’archiduc. Albert à Paris, en mars 1870, lui a donné la conviction que la Prusse serait attaquée au printemps prochain, qu’il a envoyé Lothar Bucher à Madrid afin de brusquer l’événement et de déconcerter, par son attaque soudaine, l’attaque préméditée pour laquelle tout était prêt, diplomatiquement et militairement. »

Cette justification ne manque pas de vraisemblance et elle a été adoptée par un certain nombre d’hommes d’Etat et d’écrivains anglais. Plus tard, Bismarck, n’ayant plus besoin de cette thèse, l’a condamnée lui-même en termes sévères : « Figurez-vous, messieurs, ma situation si j’étais venu devant vous il y a un an, et que je vous eusse dit : — Il nous faut faire la guerre ; je ne saurais, il est vrai, vous en donner une raison bien précise ; nous ne sommes ni attaqués, ni offensés, mais la situation est dangereuse ; nous avons plusieurs puissantes armées pour voisines ; l’armée française se réorganise d’une façon qui est réellement inquiétante, je vous demande donc un emprunt de 200 millions de thalers ou de 500 millions de marks pour les préparatifs de guerre. — N’auriez-vous pas été très disposés à envoyer tout d’abord chercher le médecin (On rit) pour faire examiner comment j’en étais arrivé, avec ma longue expérience politique, à pouvoir commettre cette ineptie colossale de me présenter ainsi devant vous et de dire : — Il est possible qu’un jour, dans quelques années, nous soyons attaqués, c’est pourquoi nous devons dès à présent prendre les devans ; tombons vite sur nos voisins et taillons-les en pièces avant qu’ils se soient complètement relevés ! — En quelque sorte un suicide par la crainte de la mort. Et cela au milieu d’une situation toute satisfaisante, toute paisible, où personne n’aurait su quel pouvait être réellement le casus belli (9 février 1876). »

Il eût fallu, en effet, appeler un médecin si l’offensive tactique de Bismarck en 1870 avait été déterminée par la crainte d’une attaque de la France au printemps, car une telle crainte n’eût été qu’une folle hallucination. Bismarck était parfaitement informé des dispositions pacifiques de l’Empereur, surtout depuis que le plébiscite et l’interview de la Gazette de Cologne lui avaient appris, comme à toute l’Allemagne, que les miennes étaient encore plus certaines. Quels que fussent les sentimens belliqueux qu’à tort ou à raison on prêtait à l’Impératrice, il n’y avait pas à en tenir compte, car l’Empereur ne pouvait décider une guerre sans l’avis de son Conseil, et l’Impératrice n’exerçait aucune influence sur les membres qui le composaient, tous notoirement dévoués à la paix. Les projets de triple alliance n’avaient qu’un caractère préventif, en quelque sorte académique, et n’ont jamais revêtu une forme pratiquement exécutoire. Le voyage de l’archiduc Albert à Paris n’avait pu inquiéter sérieusement Bismarck, car il n’ignorait pas combien mince était son influence sur la marche politique des affaires. Eût-il attaché quelque importance aux velléités de Beust, qu’il ne prit jamais au sérieux, il était rassuré contre elles par son entente avec Andrassy et les Hongrois sans l’assentiment desquels aucune guerre n’était possible. Les dispositions de Victor-Emmanuel envers l’Empereur ne lui donnaient pas non plus d’ombrage. « L’alliance de l’Italie avec la France, disait-il d’après Hohenlohe, n’a pour le moment aucune valeur. Les Italiens ne marcheraient pas, même si Victor-Emmanuel, capable de tout pour de l’argent et des femmes, voulait conclure un traité. » En outre, il ne suffisait pas, pour qu’une campagne contre la Prusse fût entamée, d’une alliance conclue entre Paris, Vienne et Florence ; il en fallait une avec Munich et Stuttgart. Or, il n’existe nulle trace d’une négociation avec ces derniers Cabinets, car on n’ignorait pas que, si les ministres des Etats du Sud défendaient leurs Etats contre l’absorption prussienne, aucun d’eux n’eût consenti à tramer une agression contre leur puissant voisin.

Quant à l’argument que la guerre était inévitable et que dès lors il y avait intérêt à la brusquer, il est sans portée. Qui dispose assez de l’avenir pour déclarer qu’un événement est inévitable ? Que d’événemens déclarés inévitables ne se sont jamais produits ! Après les mariages espagnols, Palmerston déclarait inévitable une guerre avec la France, et l’on sait ce qu’il en a été. Le probable était, au contraire, que la consolidation du régime libéral aurait pour conséquence de faire tomber cette agitation créée par les anciens partis contre le développement unitaire de l’Allemagne. Je m’étais promis pour mon compte d’y travailler de toute ma force, et ainsi l’inévitable aurait été évité.


XI

Cette explication d’une offensive tactique nécessitée par nos menaces, quelque spécieuse qu’elle paraisse, n’explique ni ne justifie la provocation incontestable de Bismarck. La véritable explication est autre ; nos lecteurs la savent déjà, et je dois y revenir une dernière fois.

Guillaume et Bismarck, assistés par deux organisateurs militaires de premier ordre, avaient résolu de terminer la conquête de l’Allemagne commencée par Frédéric. Le premier acte avait été la rupture de la Confédération germanique et l’exclusion de l’Autriche de l’Allemagne. La victoire de Sadowa n’avait assuré ce premier résultat qu’en compromettant le but final : des Allemands avaient vaincu des Allemands, ce qui n’était pas de nature à faciliter leur réunion sous un même Empire ; le seul moyen de les réconcilier était de les associer à une victoire commune contre l’ennemi héréditaire. « Cette guerre, avait dit Guillaume en juillet 1866, sera suivie d’une autre. » Dès ce moment, le ravisseur des duchés et du Hanovre avait accepté la guerre contre la France comme une nécessité historique aussi inéluctable que l’avait été la guerre contre l’Autriche. « J’étais convaincu, dit Bismarck, que l’abîme qu’avaient creusé, au cours de l’histoire, entre le Sud et le Nord de la patrie, la divergence de sentimens, de race et de dynastie et la différence du genre de vie, ne pouvait pas être plus heureusement comblé que par une guerre nationale contre le peuple voisin, notre séculaire agresseur. Je me souvenais que déjà, dans la courte période de 1813 à 1815, depuis Leipzig et Hanau jusqu’à Waterloo, c’était la lutte livrée en commun et avec succès contre la France qui avait permis de faire disparaître une antinomie, je veux dire l’antithèse qui existait entre une politique docile d’États vassaux de la France de par la Confédération du Rhin et l’élan national allemand… Ces considérations politiques, touchant les États de l’Allemagne du Sud, pouvaient aussi s’appliquer, mutatis mutandis, à nos relations avec la population du Hanovre, de la Hesse, du Sleswig-Holstein. » Depuis le succès, il est revenu maintes fois sur la même assertion : « La guerre de 1870-71 était aussi une nécessité, disait-il à Iéna en 1892 ; sans avoir battu la France, nous n’aurions pas pu achever tranquillement la formation de l’Empire allemand. La France aurait trouvé plus tard des alliés, pour nous en empêcher. »

Ceci est de première importance pour qui veut bien saisir la raison vraie de la guerre de 1870, et je ne saurais trop y insister : sans la guerre avec la France, la question des États du Sud était insoluble : ni le Roi, ni Bismarck ne voulaient et ne pouvaient les annexer de force et ils étaient sincères quand ils se défendaient de cette pensée. La résistance des populations était telle qu’il était impossible de prévoir quand elle cesserait. Une diversion était inutile à Napoléon III, qui venait de constater à quelles profondeurs les racines de sa dynastie s’enfonçaient dans le sol national, et à ses ministres auxquels suffisait amplement la gloire d’opérer la transformation libérale des institutions de leur pays. Au contraire, elle était indispensable à la Prusse : les populations du Sud surmenées, excédées d’un qui-vive militaire non interrompu, demandaient grâce ; si la guerre n’éclatait pas, un adoucissement du fardeau militaire allait s’imposer ; un conflit entre la couronne, le Parlement et la nation devenait inévitable, et dans des conditions plus difficiles que l’ancien, puisque le suffrage universel était entré en scène. Une victoire sur la France résolvait en un instant la difficulté. Donc, à moins de piétiner indéfiniment sur place et de laisser interrompu le pont commencé sur le Mein, il fallait une guerre. En 1867, lors de la difficulté du Luxembourg, Bismarck eut la velléité de pousser l’affaire à fond et de cogner, comme il dit. Il ne se trouva pas assez prêt : il n’était sûr ni de la coopération des Etats du Sud, ni de la complicité de la Russie. Il différa. En décembre 1869, la bonne volonté du Tsar était assurée, les arrangemens militaires de Moltke terminés ; la guerre fut résolue. Le difficile était de nous donner les apparences de l’agression, afin d’entraîner le Roi. Bismarck avait attendu tant qu’il avait espéré notre attaque ; dès qu’il la jugea absolument écartée par mon arrivée au pouvoir (et dans ce sens j’ai indirectement contribué à l’explosion de la guerre), il organisa sa provocation. Tous les premiers mois de l’année 1870 furent employés à cette conspiration. Il songea d’abord à proclamer le Roi empereur d’Allemagne, ce qu’on supposait ne pouvoir être toléré par la France. Mais les gouvernemens du Sud ne se prêtèrent pas à ce projet. Alors, en mars, il s’arrêta à la candidature prussienne en Espagne, qu’il savait devoir irriter notre nation plus que la prise du titre d’empereur d’Allemagne. Cette guerre a donc été offensive aussi bien stratégiquement que tactiquement.


XII

Toute cette controverse entre les Allemands et nous sur la responsabilité de la guerre est dominée et résolue par deux considérations générales. D’où la guerre est-elle sortie ? De la candidature Hohenzollern, d’abord, puis de la divulgation faite par Bismarck du refus du Roi de recevoir notre ambassadeur. Pas de candidature Hohenzollern, pas de guerre. Même après la candidature Hohenzollern, pas de divulgation du refus du Roi, pas de guerre. Or, est-ce le gouvernement de l’Empereur qui a suscité la candidature Hohenzollern ? Est-ce le gouvernement de l’Empereur qui a divulgué le refus d’Ems ?

Fût-il vrai que nous ayons été de maladroits diplomates, qu’au début nous ayons été trop raides et, à la fin, trop exigeans, toujours est-il que nous n’avons pas soulevé la candidature Hohenzollern ; que si elle n’eût pas été organisée clandestinement par la Prusse, nos maladresses et nos exigences n’auraient pas eu prétexte ou occasion de se produire, et que la paix n’eût pas été troublée. Il n’est pas un être pensant, en Europe, qui ait la mauvaise foi de soutenir qu’en présence d’une candidature allemande en Espagne, nous dussions nous abstenir, nous résigner, ne rien dire. Or, toute parole entre la Prusse et nous était un danger, parce que toute parole qui n’eût pas été prononcée très haut eût été sans dignité. Admettons que nous ayons mal prononcé cette parole que, de l’aveu unanime, nous devions prononcer à moins d’abdiquer, il reste incontestable que c’est la Prusse qui nous a contraints de parler ; que, sans sa conspiration avec Prim, nous n’aurions pas rompu notre silence pacifique. Admettons encore que nous ayons eu tort de nous sentir atteints par la divulgation officielle et insultante du refus de recevoir notre ambassadeur, toujours est-il que, si Bismarck n’avait pas proclamé ce refus dans l’Europe entière, comme l’Empereur n’avait pas donné à la demande de garanties la forme d’un ultimatum, la susceptibilité française n’aurait pas eu l’occasion de se surexciter et de s’emporter aux résolutions extrêmes. Ainsi, le fait primordial, la candidature, le fait final, la notification du refus de recevoir notre ambassadeur, ces deux faits d’où le choc est né, ces deux faits sans lesquels il n’y eût pas eu de guerre, sont imputables à la Prusse, non à la France.

Les ministres français eussent-ils guetté un prétexte de guerre, ils n’avaient pas à attendre cette candidature Hohenzollern qu’il n’était pas en leur pouvoir de susciter et qui eût pu ne se produire jamais. Ils n’avaient qu’à étendre la main pour amener une explosion immédiate ; ils n’avaient qu’à réclamer d’une façon un peu pressante, comme le Cabinet de Pétersbourg les y conviait, l’exécution du traité de Prague relatif aux Danois du Nord du Sleswig. « Si la France était déterminée à se venger par une guerre contre la Prusse, disait Westmann, le substitut de Gortchakoff, à l’ambassadeur anglais, elle pourrait malheureusement trouver un prétexte pour le faire, en mettant le gouvernement prussien en demeure d’exécuter les stipulations du traité de Prague relatives au Sleswig. » Le 28 juin, Fleury, toujours obstiné dans son idée, écrivait à Gramont : « Je ne désespère pas, au retour du grand-duc héritier et du tsarewich de leur voyage à Copenhague, de voir la question des duchés entrer dans une nouvelle phase. Il me serait facile, quand vous me l’ordonnerez, de reprendre la suite de cette affaire que j’avais conduite assez loin et que je n’ai abandonnée, lorsqu’elle était près d’aboutir, que sur les injonctions formelles de l’un de vos prédécesseurs. » Et en refusant d’appuyer la demande de garanties, le Tsar n’avait-il pas dit : « Sur le terrain du traité de Prague, je vous aurais suivi. » Qu’a fait le gouvernement français ? Il s’est interdit et il a interdit à son ambassadeur à Pétersbourg toute conversation sur le Sleswig. Il a mis le pied sur le tison allumé et écarté le prétexte de guerre qui était toujours à sa disposition.

La soudaineté même de l’explosion de la guerre démontre qu’elle n’a été ni voulue, ni cherchée, ni préméditée par nous. Bismarck sera encore ici mon autorité. On lui reprochait d’avoir, depuis longtemps, conçu la persécution contre les catholiques dite le Kulturkampf. Il répondit : « De la soudaineté du changement, l’orateur a conclu que l’intention de changer existait depuis longtemps déjà. Je ne comprends pas comment il est possible d’arriver à cette conclusion pour ainsi dire à rebours. C’est précisément suivant moi la soudaineté du changement qui atteste l’amour de la paix dont le gouvernement est animé. Le changement s’explique simplement par le principe de la défense. Lorsque, au milieu de travaux pacifiques, je suis attaqué tout à coup par un adversaire avec lequel j’espérais pouvoir vivre en paix, alors je dois réellement me défendre. Toute défense a quelque chose d’imprévu et de soudain. » Cette formule résume le débat. La guerre a été imprévue et soudaine, parce qu’elle était toute de défense de notre part.

Il est vrai que notre déclaration solennelle de guerre à la tribune a précédé celle de Bismarck. L’explication est facile : se faire attaquer quand il le faut est un des secrets de l’art d’Etat. Certains diplomates ont dû leur renom à leur dextérité à provoquer les querelles opportunes. Ainsi Charles II d’Angleterre avait à son service Downing qu’il envoyait comme ambassadeur à la Haye chaque fois qu’il voulait se faire attaquer par les Provinces-Unies, et ce célèbre querelleur atteignait toujours son but. Bismarck, de tout temps, s’attribua à lui-même ce talent. Au milieu du conflit de la Prusse avec l’Electeur de Hesse, le ministre des Affaires étrangères Bernstorff lui demandait : « Que faire ? — Si vous voulez la guerre, répondit Bismarck, nommez-moi votre sous-secrétaire d’État, et je me fais fort de vous servir dans quatre semaines une guerre civile allemande de la meilleure qualité. » Par sa dépêche d’Ems, il s’était montré supérieur encore au célèbre querelleur Downing : il nous a réduits à prendre l’offensive qu’il désirait, car c’est l’offensé et non l’offenseur qui envoie le cartel, et nous n’avons pas été les agresseurs quoique nous ayons pris l’initiative des hostilités. Ainsi que l’écrivait Louis XIV à Saint-Géran, son ambassadeur à Berlin (13 février 1672) : « L’agression, selon l’usage reçu entre les nations, ne se règle point par l’attaque, mais par les injures qui ont nécessité de la faire. » Or, les injures qui ont nécessité de faire la guerre n’ont pas été lancées par nous. « La guerre est déclarée, écrivait le Dagblad de la Haye, c’est la Prusse qui l’a voulue. »

Personne n’a le droit d’accuser notre gouvernement d’avoir, de propos délibéré, sans motif, dans un intérêt personnel, pour satisfaire ses passions, pour étayer une dynastie, pour rendre un enfant populaire, arraché à l’improviste et par guet-apens deux peuples de leurs foyers pacifiques et de les avoir précipités l’un sur l’autre. La guerre a surpris l’Empereur et ses ministres dans des œuvres et des pensées de paix ; la candidature Hohenzollern n’a été ni un prétexte, ni même une occasion ; elle a été la cause unique du conflit, et si Bismarck ne s’était pas vengé par un outrage d’un désistement opéré à son insu et malgré lui, s’il ne nous avait point placés entre le déshonneur et le champ de bataille, nous n’aurions jamais commencé les hostilités.

Le véritable auteur de la guerre, celui qui l’a voulue, cherchée, préméditée, préparée, rendue inévitable à son heure, c’est Bismarck. On a souvent prêté à l’Impératrice ce mot : « Cette guerre est ma guerre[6]. » Si elle l’avait prononcé, elle se serait vantée, car cette guerre n’a pas été sa guerre, mais celle du chancelier prussien. Il avait réussi, comme en 1866, en obligeant l’adversaire à l’attaquer, à entraîner son roi hésitant, et, suivant son expression, « à faire sauter le fossé par sa rosse. » Il a amené sur le champ de bataille deux souverains pacifiques qui, ni l’un ni l’autre, n’eussent voulu de la guerre. C’est le cas de répéter : Voilà ce que peut une volonté.


XIII

Maintenant que nous avons scruté jusque dans leurs moindres replis tous les faits particuliers, confondu la légende de mensonges qui les a enveloppés ou altérés, il nous reste à nous élever au-dessus des détails, à embrasser d’un coup d’œil à vol d’oiseau l’ensemble de l’événement et à résumer la conduite de notre Cabinet dans cette crise redoutable.

Le guet-apens avait été merveilleusement organisé. Aucun de nos agens ne l’ayant deviné, il nous réveilla en sursaut, en pleine illusion pacifique. Il y eut unanimité dans tous les partis, et aussi dans le parti impérialiste, à ne vouloir à aucun prix, dût la guerre en résulter, d’un Hohenzollern en Espagne. Une seule dissidence dans les désirs : les belliqueux souhaitaient que la candidature persistât pour que la guerre s’ensuivît, les pacifiques faisaient leurs efforts pour écarter la candidature et la guerre. Conformément à la tradition internationale constante, nous ne demandons rien au peuple qui devait élire ; nous nous adressons au chef de la famille à laquelle appartenait le candidat ; nous interpellons sans fracas et verbalement le Cabinet prussien. Bismarck s’étant confiné à Varzin afin d’être inabordable, son substitut Thile nous répond ironiquement : « Le gouvernement prussien ignore cette affaire, adressez-vous à l’Espagne. » Nous devinons le piège : on compte nous amuser jusqu’à ce que l’élection des Cortès, fixée au 20 juillet, nous ait placés en présence d’un fait accompli et mis aux mains avec l’Espagne. Nous déjouons cette ruse par la netteté et la résolution d’une déclaration publique à la tribune le 6 juillet. Notre déclaration ne devant pas recevoir de réponse officielle de Bismarck, nous envoyons Benedetti à Ems auprès du roi de Prusse ; nous l’appuyons par d’habiles négociations et, pour nous mettre tout à fait en sûreté du côté de l’Espagne, nous détachons Serrano du complot. Enfin nous faisons plus et mieux, nous mettons la candidature à néant par la suppression du candidat. Le prince Antoine, à l’insu de Bismarck, sous l’action d’Olozaga et de Strat, encouragé par l’Empereur, retire la candidature de son fils. Bismarck, parti de Varzin pour aller à Ems obtenir du Roi la réunion du Parlement et la mobilisation, est terrassé par la nouvelle imprévue et s’arrête à Berlin : toutes ses fourberies sont devenues vaines, le casus belli lui échappe, c’est un échec colossal qui va le rendre la risée de l’Europe. Le sang seul pouvait le sauver de ce désastre. Il notifie au Roi que, s’il ne se décide pas à la guerre, il donne sa démission. Le Roi refuse de s’associer à ses fureurs et d’interrompre les conversations pacifiques avec Benedetti. Bismarck n’a plus qu’à se retirer à Varzin ; le monde va respirer. Mais voilà que Napoléon III lui-même, à qui était due cette victoire pacifique, a subi un affaissement de volonté, et que, sous la pression de la Cour et de la Droite, sans prendre le temps de réfléchir, sans consulter ses ministres, il rouvre l’affaire et ordonne à Gramont d’adresser au Roi une demande de garanties pour l’avenir. Les ministres informés de cette demande s’inquiètent ; ne pouvant la retirer puisqu’elle était un fait consommé au moment où ils en sont informés, ils croient écarter le péril en décidant que, quelle que soit la réponse du roi de Prusse, ils l’accepteront et jugeront l’incident clos. L’Empereur et Gramont se rallient à ce pas en arrière. Que Bismarck ne sorte pas des voies normales de la diplomatie, qu’il fasse rejeter par son roi une demande inconsidérée, et la paix est sauvée ! Mais si la paix était sauvée, Bismarck ne l’était pas. Il profite de l’occasion qu’on lui avait rendue, et au lieu d’un refus diplomatique, il annonce urbi et orbi aux journaux et aux gouvernemens que le Roi a refusé de recevoir notre ambassadeur et rejeté les demandes de la France. On a dit qu’en répondant à cette injure par une déclaration de guerre, nous étions tombés dans un piège. Je ne m’explique pas en quoi aurait consisté ce piège. Il n’y a rien qui y ressemble dans cette seconde partie de l’action de Bismarck : il nous en avait tendu un, lorsqu’il essayait de nous fourvoyer dans une lutte avec l’Espagne. Mais ici, il ne nous entend pas, il nous soufflette : un soufflet n’est pas un piège, c’est une brutalité contre laquelle aucune habileté ne vaut, qu’on subit ou qu’on rend.

Tandis que le ministre prussien avait mal commencé et mal fini, les ministres français avaient correctement commencé et correctement fini. Ni au début, ni à la fin, ils n’avaient saisi eux-mêmes la passion publique et porté à la tribune des faits qui devaient susciter une initiative dangereuse. C’était le télégraphe qui avait lancé dans l’Europe l’annonce de la candidature ; c’était l’interpellation conseillée par Thiers lui-même qui avait porté à la Chambre l’émotion publique ; c’était le télégraphe, mis en mouvement par la communication provocatrice de Bismarck, qui avait jeté, dans les rues de toutes les villes d’Europe, la nouvelle du refus du Roi de recevoir notre ambassadeur. Les ministres français avaient subi le choc du torrent ; ils n’avaient point ouvert les écluses,

Depuis le commencement de l’affaire, quoique battus par le flot ému de l’opinion, ils n’avaient cessé d’incliner aux concessions. Ils avaient fait une concession, lorsque, se trouvant tout à coup en présence d’une candidature organisée ténébreusement, ils avaient négocié au lieu de déclarer tout de suite la guerre ; ils avaient fait une concession lorsque, renvoyés ironiquement de Caïphe à Pilate, du ministre au Roi, ils étaient allés au Roi, au lieu d’aller au champ de bataille ; ils avaient fait une concession, lorsque, traînés par le Roi pendant plusieurs jours pour une réponse qui aurait dû être donnée en vingt-quatre heures, ils avaient attendu et patienté ; ils avaient fait une concession lorsque, recevant une renonciation signée par le père et non par le fils, ils avaient, malgré le précédent Augustenbourg, considéré la renonciation comme valable. Ils allaient faire une dernière concession en n’insistant pas sur la garantie pour l’avenir, demandée par l’Empereur sous l’effort du parti de la guerre. Pouvaient-ils encore plier la tête sous l’acte de « bravade provocante » et offensante de la dépêche d’Ems ? De quels précédens se seraient-ils inspirés ? Quand la France avait-elle subi de telles façons ?

Louis XIV avait dit : « Tout ne m’est rien à l’égal de l’honneur. » Les hommes de la Révolution avaient hérité royalement de ce sentiment du grand roi. Le ministre Delessart a été mis en accusation par l’Assemblée législative pour avoir compromis la nation par une correspondance sans dignité. Un des considérans les plus énergiques du décret par lequel la même Assemblée déclara la guerre à François Ier roi de Hongrie et de Bohême, après un rapport de Condorcet, « précieux monument de raison et de mesure, » selon Thiers, est « que, le refus de répondre aux dernières dépêches du roi des Français, ne laissant pas d’espoir d’obtenir par la voie d’une négociation amiable le redressement des griefs de la France, équivalait à une déclaration de guerre. » La même assemblée nous a enseigné comment un peuple fier répond au refus de recevoir son ambassadeur. Dumouriez, demandant au roi de Piémont, Victor-Amédée, de se montrer favorable à la France, lui envoie Semonville, notre agent diplomatique auprès de la République de Gênes, avec mission de proposer une alliance offensive et défensive, moyennant la promesse de la Lombardie. Le Roi, lié à la Coalition et à l’émigration, dépêche au-devant de Semonville, à Alexandrie, le comte Solara avec ordre de l’empêcher d’aller plus avant, en employant toutefois des formes aimables. Le comte, homme apte aux missions délicates, exécute ses instructions avec urbanité : il invite Semonville à dîner et comme c’était un vendredi et qu’il supposait qu’un jacobin ne fait jamais maigre, il a l’attention de lui offrir un dîner gras ; mais il ne le laisse point poursuivre sa route vois Turin, lui refuse des chevaux de poste et l’oblige à retourner à Gênes. « L’offense faite à la France dans la personne de son représentant, dit Nicomède Bianchi, était trop évidente pour être palliée. » Dumouriez s’en plaignit avec irritation à l’Assemblée et conclut à une déclaration de guerre. De toutes parts s’élevèrent des acclamations. La guerre fut solennellement déclarée (13 septembre 1792). Plus tard, lors de la paix qui eut lieu entre la République et Victor-Amédée (15 mai 1796), une des principales conditions lut que Je Roi désavouerait l’injure faite à l’ambassadeur à Alexandrie. Les procédés de Bismarck et du Roi à notre égard avaient été aussi impertinens et beaucoup plus publics que ceux de Victor-Amédée à l’égard de Semonville ; ils exigeaient une réparation éclatante.

On a quelquefois opposé à notre conduite celle des ministres de l’Empire autoritaire lors de l’affaire du Luxembourg. Que n’étaient-ils encore au gouvernement ! Tout eût été sauvé, car ils auraient, eux, tout supporté. On les calomnie par cette supposition, et ce qui le prouve, c’est l’adhésion empressée que le principal d’entre eux, Rouher, donna à nos décisions. Et en effet, les différences entre les deux momens étaient telles que, l’eussent-ils voulu, ils n’auraient pu, en 1870, suivre la même marche qu’en 1867. Ils avaient soulevé eux-mêmes l’affaire du Luxembourg et cette acquisition présentait un mince intérêt : ce n’était qu’un trompe-l’œil, qui devait aider le ministre d’État à répondre aux députés de l’opposition. Il leur devenait par conséquent loisible d’avoir des condescendances auxquelles nous ne pouvions songer, nous qui n’avions pas suscité la difficulté Hohenzollern et qui défendions en Espagne un intérêt de sécurité et d’honneur de premier ordre. Le refus du Luxembourg constituait la première bravade patente de la Prusse ; on avait eu, pour se retourner et pour la supporter, des facilités qui nous étaient interdites devant un affront plus retentissant et qu’eût suffi à rendre plus cruel le seul fait qu’il était le second. Enfin, en 1867, Bismarck craignait la guerre et ne la voulait pas, tandis qu’en 1870, il ne la craignait pas et la voulait. Si ses dispositions eussent été en 1867 ce qu’elles furent en 1870, tous les aplatissemens de Rouher et de du Moustier n’eussent pas sauvé la paix, et il eût fallu dégainer.


XIV

La critique des entreprises suivies d’insuccès serait beaucoup moins écoutée s’il était possible de déterminer ce qu’aurait produit la conduite contraire. On a vu les effets de la défaite : a-t-on réfléchi à ceux qu’aurait entraînés l’humiliation !

Pouvions-nous oublier l’enseignement de 1840 ? Au milieu des négociations poursuivies à Londres entre les cinq grandes puissances, le ministre anglais, Palmerston, annonce tout à coup à notre ambassadeur, Guizot, qu’un traité de coopération contre Mehemet-Ali, notre protégé, a été signé à notre insu, entre les quatre autres puissances et s’exécute avec autant de hâte qu’il a été conclu. La France se sent outragée. Rémusat écrit à Guizot : « Tel qu’il est, même réduit à une résolution précipitée, le procédé est intolérable, et le seul moyen de n’en être pas humilié, est de s’en montrer offensé. » Le ministère présidé par Thiers arme, et convoque les Chambres ; il propose au Roi une déclaration fière dans le discours du trône. Le Roi ne l’accepte point, parce qu’il était conçu dans la perspective de la guerre. — « Sans doute, dit-il avec Guizot, on a tenu peu de compte, de l’amitié de la France ; elle en est blessée, mais l’offense n’est pas de celles qui commandent et légitiment la guerre ; s’il y avait eu une offense réelle, il faudrait tout sacrifier, mais il y a eu manque d’égard, non insulte politique : on n’a voulu ni nous tromper, ni nous défier ; il y a insouciance, mauvais procédé, non pas affront ; aucun grand intérêt n’est attaqué ; l’acquisition de la Syrie à Mehemet-Ali n’est pas une cause légitime de guerre. » — Ecoutez en quels termes Thiers, après sa retraite, juge cette résignation de Guizot et du Roi : « Je ne puis froidement discuter cette question ; je ne puis rechercher, la rougeur m’en monterait au front, s’il y a eu mauvais procédé, outrage, je ne distingue pas… Si la France recule, elle descend de son rang : cette monarchie que nous avons élevée de nos mains, je ne pourrais plus me trouver en présence des hommes qui nous accusent de n’être venus que pour l’amoindrir. Que pourrai-je répondre à ces ennemis, que vous connaissez bien, quand ils nous diront : « Ce gouvernement, nous ne savons pas ce qu’il a pu faire, mais il assiste à la plus grande humiliation que nous ayons subie. » Mes collègues et moi nous sommes retirés le jour où nous n’avons pas pu pousser jusqu’à son terme naturel et nécessaire la grande résolution que nous avons prise, non pas de faire la guerre à l’Europe, mais d’exiger, dans un langage qui ne l’aurait pas offensée, la modification du traité, ou je l’avoue, le mot est grave à prononcer, ou de déclarer la guerre. (Mouvement.) Le ministère anglais avait dit que la France, après avoir montré de la mauvaise humour, se tairait et céderait. Quand je vois mon pays ainsi humilié, je ne puis contenir le sentiment qui m’oppresse et je m’écrie : Quoi qu’il m’arrive, sachons être toujours ce qu’ont été nos pères et faisons que la France ne descende pas du rang qu’elle a toujours occupé en Europe. » (Vive adhésion à gauche. Acclamations prolongées.) L’héritier même du trône, le Duc d’Orléans indigné, disait : « Il vaut mieux succomber sur les rives du Danube ou sur celles du Rhin que dans un ruisseau de la rue Saint-Denis. »

Les conséquences de cette prudence ou de cette pusillanimité de Louis-Philippe, qu’on se serve du terme qu’on préférera, lui furent fatales. Il resta debout encore, mais comme un arbre dont les racines sont pourries et, au moindre coup de vent un peu fort, il fut renversé. La nation irritée se crut déchue de son rang « et fut prête à ces résolutions désespérées que de pareilles impressions font naître chez un peuple orgueilleux, inquiet, irritable comme le nôtre. » Alors se justifia cette prédiction de Tocqueville « qu’une paix sans gloire est une des voies qui conduisent à la révolution. » Toute politique avec l’Angleterre devint difficile (l’aveu est de Guizot), « à cause du souvenir ardent et amer que ces événemens avaient laissé dans le cœur du peuple et de l’armée. » Le moindre incident était envenimé, grossi, dénaturé : une difficulté aussi microscopique que celle de l’indemnité Pritchard, un arrangement aussi irréprochable que celui sur le droit de visite, enfantaient des colères, qui, aujourd’hui, nous étonnent ; le gouvernement n’était pas haï, car la haine est encore un hommage : il était conspué. « Louis-Philippe, disait Chateaubriand, n’a pas besoin d’honneur ; il est un sergent de ville. L’Europe peut lui cracher au visage, il s’essuie, remercie et montre sa patente de roi. » Le succès national des mariages espagnols ne le releva pas. Au dernier moment, il n’osa pas même se défendre, ce qui lui eût été matériellement facile, et il tomba sur un incident qui, considéré en lui-même, ne devait pas dépasser les proportions d’un procès en police correctionnelle. Le socialiste Proudhon l’a constaté : « Une des causes qui ont perdu la dernière monarchie a été d’avoir résisté à l’instinct belliqueux du pays. On n’a pas encore pardonné à Louis-Philippe sa politique de la paix à tout prix ; il n’a pas voulu périr sur un champ de bataille, il a péri dans un égout. » L’ultra pacifique Victor Hugo lui a aussi reproché de n’avoir pas aimé un peu la gloire, d’avoir été trop modeste pour la France : « De là des timidités excessives, importunes au peuple qui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz dans sa tradition militaire. » — « Les intrus, a dit Louis Veuillot, ne voulaient pas de gloire, parce qu’ils ne voulaient point de difficultés. Ils périrent pour avoir évité toutes les difficultés, c’est-à-dire esquivé tous les devoirs. » Berryer avait considéré l’humiliation imposée à la France en 1840 « comme l’affront le plus grand que l’on pût recevoir. » Qu’aurait-il pensé si notre ambassadeur avait été éconduit pendant les négociations, et si l’on avait annoncé à l’Europe ce joli procédé ? Quelles paroles d’indignation n’aurait-il pas fait entendre s’il y avait eu alors une dépêche d’Ems !

Dans notre cas, il n’y avait plus moyen d’équivoquer, de se réfugier derrière « un manque d’égards qui ne serait pas une offense. » L’offense était directe, palpable, sanglante, voulue. Palmerston avait certaines excuses à invoquer pour justifier son acte, notamment qu’il avait été précédé par une année de négociations infructueuses et que, si la signature avait été clandestine, sa préparation, sa possibilité, son imminence n’avaient pas été ignorées du gouvernement français. A l’acte de Bismarck aucune excuse. Palmerston ne cessait de se défendre d’avoir voulu outrager la France ou son gouvernement ; Bismarck avait dit tout net à Loftus que « c’était ce qu’il se proposait. » Si un Napoléon, en présence d’un affront aussi grossier, avait montré une résignation qu’on n’avait pas pardonnée à Louis-Philippe devant une offense discutable, la nation l’aurait fait sauter en l’air. L’Empire était au bout du crédit de pusillanimité que notre pacificomanie lui avait ouvert. Il avait subi déjà deux humiliations amères : au Mexique, il avait reculé devant les sommations américaines ; au Luxembourg, devant celles des vainqueurs de Sadowa. Les sommations du gouvernement de Washington s’étaient perdues dans le bruit des objurgations de l’opposition française ; la reculade du Luxembourg, quoique couverte par l’ombre d’une négociation secrète, avait été beaucoup plus sensible à la fierté nationale. Elle avait créé cette irritation sourde que nous avions tant de peine à contenir lors de l’incident du Saint-Gothard, et qui venait d’éclater d’une manière si impérieuse à l’annonce de la candidature Hohenzollern. Une nouvelle répétition générale plus avilie, parce que cette fois tout s’était passé en public, d’une défaite pareille eût fait tomber l’Empire plus bas dans l’impossibilité de vivre que le gouvernement de Juillet après 1840.

Si l’Empereur avait dévoré l’affront, l’opposition aurait repris l’apostrophe de Berryer qui souleva l’Assemblée tout entière : « Eh quoi ! messieurs, il y a un pays au monde où les ambassadeurs entendent de telles paroles et où ils les écrivent… Non, ce n’est pas de la France qu’on a dit cela. Non, quoi que vous ayez fait, on n’a pas dit cela de la France, et ceux qui, aux jours de nos plus grands désastres, ceux qui à Waterloo même ont vu comment tombaient nos guerriers, n’ont pas dit cela de la France… Ce n’est pas d’elle qu’on a parlé. » Thiers lui-même, qui n’avait pas laissé passer une session sans évoquer contre l’Empire le souvenir de Sadowa, eût repris ses propres discours contre un désastre d’honneur auprès duquel 1840 eût paru un triomphe ; Gambetta eût fulminé des harangues autrement allumées que celles du procès Baudin ; Jules Favre nous eût magnifiquement conspués et Jules Simon doucereusement déchirés, et tous auraient fait des variations sur le mot prêté à Gortchakof : « L’homme de la Seine ne se tient en équilibre que par les soufflets que Bismarck lui donne sur les deux joues. » Aucun obstacle n’aurait plus contenu la subversion : les irréconciliables, devenus les héros de l’indignation publique, auraient fait de l’État leur proie, et l’armée, si on eût voulu l’acquérir contre eux, aurait confirmé les paroles d’un de ses chefs les plus illustres, le maréchal Niel : « Notre peuple est extrêmement sensible à l’outrage, et le plus grand malheur qui pourrait lui arriver, ce serait de recevoir un outrage s’il était désarmé. Il renverserait tout autour de lui, il s’en prendrait au gouvernement et il aurait raison. »

On a posé comme point de départ que la défaite était fatale. Aujourd’hui, il est démontré que nos chances de victoire étaient considérables et que notre magnifique armée a déçu notre attente parce que, passant du commandement d’un chef qui avait la pierre à la vessie, à celui d’un autre qui l’avait au cœur, elle a été laissée sans direction, flottant au gré des rencontres, navire sans pilote au milieu du roulis des batailles. Nos chances eussent-elles été moindres, nous n’avions pas le choix. Placés entre une guerre douteuse et une paix déshonorée, bellum anceps an pax inhonesta, nous étions obligés de nous prononcer pour la guerre : nec dubitatum de bello. « Pour les peuples comme pour les individus, il y a des circonstances où la voix de l’honneur doit parler plus haut que celle de la prudence. » Et selon le Thiers des bons momens : « Il est des choses que, dût-on périr à l’instant même, on ne doit jamais souffrir. » Les gouvernemens ne succombent pas seulement aux revers ; le déshonneur les détruit aussi ; il y a les révolutions de la défaite, mais celles du mépris ne sont pas moins redoutables : notre histoire, en particulier, atteste que tout gouvernement qui s’est montré moins susceptible que la nation sur le point d’honneur, avait été, quoi qu’il fît d’ailleurs, irrévocablement condamné. Intuta quæ indecora, il n’y a pas de sécurité dans l’ignominie. « Pourquoi le siècle de Louis XV descendit-il si bas dans l’estime des contemporains ? Parce que, sauf la bataille de Fontenoy et quelques vaillantises à Québec, la France fut continuellement humiliée. Les lâchetés de Louis XV retombèrent sur la tête de Louis XVI et l’abattirent[7]. » Un désastre militaire est un accident qui se répare. Quelle nation n’en a subi ? La perte acceptée de l’honneur est une mort dont on ne revient pas. Depuis 1870, je me suis souvent imaginé à la tribune le 15 juillet, conseillant la résignation à l’outrage, et je me suis demandé comment j’aurais pu engager une nation sensible à l’honneur, confiante en l’invincibilité de son armée, à dévorer un procédé sans précédens et si manifestement insultant, comment j’aurais répondu aux huées de l’assemblée et au mépris de tous les hommes de cœur : je n’ai rien trouvé. Il n’était pas humainement possible, dans les circonstances au milieu desquelles nous délibérions, d’agir autrement que nous l’avons fait.

J’ai défendu de mon mieux la cause nationale, je ne m’arrêterai pas à une justification personnelle. J’ai exposé mes actes, donné leurs motifs ; au lecteur de juger. Il me suffira, quant au reste, d’indiquer le genre de justification que je repousse. Un très grand nombre de ceux qui ont conseillé, décrété ou défendu la guerre, ont cru s’absoudre en disant : J’y étais contraire ; j’y ai néanmoins poussé, contribué ou consenti, soit pour ne pas exposer au hasard l’avenir de la cause libérale, soit par attachement à l’Empereur, soit pour céder aux volontés de l’opinion publique, soit pour ne pas rompre la solidarité ministérielle, soit par exagération de patriotisme. Je m’estimerais inexcusable si par ces considérations, ou toutes autres étrangères au conflit soulevé par la Prusse, j’avais consenti à une guerre qui, examinée en elle-même, indépendamment de toute vue accessoire, ne m’eût point paru juste, inévitable, impérieusement commandée par le devoir national. Ni l’intérêt libéral, ni le désir de complaire à l’opinion publique ou à l’Empereur, ni la crainte de paraître un patriote médiocre ou de me séparer de mes collègues n’ont pesé un instant sur mes résolutions. Je tiens ces explications atténuantes, que quelques-uns m’ont accordées, comme plus blessantes que les attaques déchaînées et je les repousse autant que des injures. Non, le 15 juillet, je n’ai pas porté à la tribune une opinion de complaisance, de faiblesse ou de résignation : mes paroles ont été l’expression d’une pensée réfléchie et toute personnelle. Si j’avais été opposé à la guerre, aucune considération ne m’eût décidé à l’approuver et à plus forte raison à la conseiller et à la défendre. En cette circonstance suprême, pas plus que dans toute autre, je n’ai obéi à une influence quelconque, directe ou indirecte ; j’ai agi avec la plénitude de ma volonté.

Je me suis immédiatement décidé à écarter le Hohenzollern du trône d’Espagne, dût la guerre s’ensuivre. Dès que le retrait de la candidature eut sauvegardé l’intérêt français, j’ai intrépidement lutté pour la conservation de la paix, et j’aurais réussi sans la publication de la dépêche falsifiée. Dans le plus pacifique de mes discours, j’avais dit : « Nous aussi nous sommes affamés de paix, mais nous voulons la paix dans l’honneur, la paix dans la dignité, la paix dans la force ! Si la paix était dans la faiblesse, dans l’humiliation, dans l’abaissement, je dirais sans hésiter : Mille fois plutôt la guerre. » Après le soufflet de Bismarck, la paix ne pouvait plus être que la paix dans la faiblesse, dans l’humiliation, dans l’abaissement, car « si un soufflet ne fait pas de mal, il tue. » Alors je me suis infligé la plus atroce souffrance qu’un être humain ait connue en mettant mon nom au bas d’une déclaration de guerre, afin que l’honneur de mon pays ne fût pas tué. Ce sacrifice m’a valu un long et effroyable débordement d’outrages et de calomnies et un impitoyable ostracisme. J’ai supporté cette épreuve avec une imperturbable sérénité, parce que je suis sûr de m’être dévoué à mon pays en honnête homme, en bon citoyen, sans aucune arrière-pensée personnelle d’aucun genre. Lorsque Prométhée enchaîné sur son rocher, pour avoir servi les mortels, sent fondre sur lui la terrible tempête déchaînée par Jupiter, il invoque Thémis sa mère et l’Ether, et s’écrie : « Auguste divinité et toi qui fais rouler sur le monde le flambeau de la lumière, vous voyez mes injustes tourmens ! » Moi aussi, quelque peu que je sois, avec une fière humilité, j’ai invoqué la justice et l’auguste divinité qui fait rouler sur le monde le flambeau de la lumière. Autour du misérable enchaîné dans les liens d’un inexorable airain, sont accourues, compatissantes et attendries, les douces Océanides. Autour de moi aussi des êtres bien-aimés, charme, fierté et force de mes jours, ont formé le chœur des douces Océanides ; je les nomme tout bas en les bénissant.


EMILE OLLIVIER.

  1. Même sous Louis-Philippe, Lamartine se plaignait qu’il pût en être ainsi. A propos des complications de 1840, il écrivait : « Vous en êtes, vous, nation libre, nation démocratique, nation de 89 et de 1830, vous en êtes à ouvrir anxieusement tous les matins votre journal pour savoir s’il a convenu ou non à un conciliabule de sept hommes, enfermés dans leur cabinet à Paris, de lâcher la guerre sur le monde. Appelez-vous encore, en face d’un tel scandale, une nation représentative ! » (France parlementaire, t. II. — Articles sur la question d’Orient dans le Journal de Saône-et-Loire.)
  2. « Il faut que quelqu’un, de l’Empereur ou du ministère, reste et demeure responsable d’une guerre trop légèrement entreprise. Eh bien ! il ne nous plaît pas que ce soit l’Empereur, parce que l’Empereur n’y est pour rien et que les seuls coupables sont les libéraux vaniteux du premier cabinet parlementaire. Quiconque excuse M. Emile Ollivier doit se rendre compte qu’il condamne l’Empereur. » CASSAGNAC, Pays du 12 janvier 1876.
  3. Déposition de Talhouët : « Nous avons attendu assez longtemps M. de Gramont ; nous avions d’abord interrogé M. le maréchal Le Bœuf, qui était venu avec M. Ollivier. Le maréchal pouvait nous donner des éclaircissemens sur l’armée. Comme M. de Gramont devait être entendu sur les affaires diplomatiques, M. Ollivier nous avait demandé qu’on lui permette d’aller s’occuper de différentes affaires qui étaient urgentes ; il se mettait du reste à la disposition de la Commission Dans ces conditions, nous n’avions pas besoin de le retenir, il s’est retiré. »
  4. Ce sont MM. Emmanuel Arago, Desseaux, Esquiros, Glais-Bizoin, Grévy, Ordinaire.
  5. Parmi ces deux cent quarante-cinq, on remarqua les députés suivans, siégeant à la gauche ou à ses confins : MM. Barthélémy Saint-Hilaire, Rethmont, Carré-Kérizouët, Dorian, Jules Ferry, Javal, de Jouvencel, Lecesne, Keller, de Keratry, Gambetta, Magnin, Larrieu, Malézieux, Ernest Picard, Rampont, Riondel, Guyot-Montpayroux, Jules Simon, Wilson.
  6. Lesourd, à qui l’on prétend que ce mot aurait été dit, l’a nié formellement.
  7. Chateaubriand, Congrès de Vérone.