Notre maître, le passé (1924)/04

La bibliothèque libre.
Bibliothèque de l’Action française (p. 25-30).

Ville-Marie



Ville-Marie ! Ce mot évoque un paysage d’histoire héroïque où flotte une atmosphère de légende. En aucun point de notre pays l’on ne vit pareille floraison d’héroïsme dans un décor aussi surnaturel. Jamais réalité ne ressembla plus à de la fiction.

Écoutez bien ! Cela débute comme une légende dorée : « Le dessein des Associés de Montréal est de travailler purement à la gloire de Dieu… Les Associés espèrent de la bonté de Dieu, voir en peu de temps une nouvelle Église qui imitera la pureté et la charité de la primitive.»

Ville-Marie, c’est d’abord le choix d’un poste dangereux, poste d’avant-garde, qui permet tout de suite de mesurer les âmes. Ville-Marie est au point de rencontre de toutes les grandes routes fluviales par où descendent les sauvages. Ville-Marie est un lieu sinistre. Les premiers Algonquins qui viendront rendre visite à la petite colonie, diront en montrant la plaine au pied de la montagne : « Nous sommes de la nation de ceux qui ont autrefois habité cette île… Voilà les endroits où il y avait des bourgades remplies d’un grand nombre de sauvages. Nos ennemis en ont chassé nos ancêtres et c’est ainsi que cette île est devenue déserte et inhabitée. »

Les premiers fondateurs ne redoutent point les pas périlleux. S’ils n’étaient si simples et si doux, on dirait des guerriers en dentelles qui affectent de se battre et de mourir en beauté. Quand de Maisonneuve arrive avec sa flottille et ses cinquante-trois colons, quarante-huit hommes et cinq femmes, la guerre iroquoise bat son plein. « Ils ont rompu la paix », dira M. de Montmagny, « d’une façon qui les fait voir plus animés que jamais. » À Québec on multiplie les efforts pour retenir à l’Île d’Orléans le petit parti des Associés. À toutes ces instances, Paul Chomedey de Maisonneuve fait la fière réponse que l’on attend de lui. Et quelle résonance chevaleresque en ces paroles promises au bronze : « Je ne suis pas venu pour délibérer, mais bien pour exécuter ; et tous les arbres de l’île de Mont-Réal seraient-ils changés en autant d’Iroquois, il est de mon devoir et de mon honneur d’aller y établir une colonie. » Et la colonie est fondée, et la guerre commence, sans retard, sans répit, harassante, épuisante.

Ville-Marie, c’est encore la fidélité héroïque à défendre un poste d’honneur. Pendant vingt ans, de la fondation au départ de Chomedey de Maisonneuve, la colonie naissante fut un noviciat de chevalerie. Le péril est de toutes les heures, de tous les moments ; il faut que la vaillance le soit aussi. Ces colons doivent labourer, semer, bâtir leur hutte et les forteresses et l’enceinte de la petite cité, sans que jamais l’épée ou le mousquet ne se sépare de la hache ou de la charrue. Du reste, l’établissement de la Pointe-à-Callière a tous les aspects d’une place forte ; toute nouvelle construction, les moulins, l’hôpital, la brasserie, les fermes, les maisons deviennent des moyens de défense et les points d’appui d’une chaîne de redoutes. La petite cité grandit dans un décor militaire. De temps à autre, une alerte survient ; dans la forêt prochaine des coups de feu retentissent, de sanglants corps-à-corps s’engagent. Le soir, un, deux, trois noms manquent à l’appel, et le deuil maintient les âmes dans les habitudes tragiques.

Pas plus qu’il n’est vertu temporaire, l’héroïsme n’est chose d’une élite à Ville-Marie. Il y a sans doute de beaux noms aux résonances épiques, ceux que l’histoire retient pour ses majuscules : Le Moyne, Closse, Dollard des Ormeaux, de Brigeac, Saint-Père, de Rouvré, Picoté de Bélestre, de la Place, de Lavigne, Claude Robertel de Saint-André, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys, Jeanne Le Ber. Mais à Ville-Marie, la vaillance n’a pas de rang social ; elle est la vertu commune. L’héroïsme est demandé à tous et il est offert par tous comme la besogne quotidienne, comme le simple devoir de la vie. Pour protéger les travailleurs des champs et hâter la conquête du blé sur la forêt, on décide d’organiser un camp volant. Ce furent d’abord les « Soldats de la très sainte Vierge », confrérie militaire renouvelée du temps des croisades. Le devoir de ces braves n’est pas un jeu. Il s’agit de faire le guet autour de l’enceinte et des champs qui s’ensemencent ; il faut épier et prévenir un ennemi rusé, insaisissable, féroce. Les « Soldats de la très sainte Vierge » assument à tour de rôle le devoir périlleux de gardiens de la cité ; ils sont un pour chaque jour. Chacun en prenant son poste se tient prêt à mourir ; il se confesse, il communie et il part pour sa ronde. Le soir, on le ramassera quelquefois mort et sans chevelure ; une balle invisible partie d’un buisson, un tomahawk surgi de derrière un arbre l’a abattu traîtreusement. Qu’importe. Les rangs se reforment ; le lendemain un autre « Soldat de la sainte Vierge » reprend le poste du mort, car personne ne voudrait se dispenser de l’espérance de mourir. « C’est, dit la Sœur Morin, qu’ayant l’honneur d’être « Soldats de la très sainte Vierge », ils avaient la confiance que s’ils mouraient dans l’exercice de cet emploi, elle porterait leur âme en paradis. » Ces hommes connaissent si peu la peur qu’en 1663, trois ans après le sacrifice tragique de Dollard, les « Soldats de la très sainte Vierge » qui s’appellent maintenant les « militaires de la sainte Famille », seront cent quarante, de soixante-douze qu’on les comptait au commencement. Cent quarante ! cela veut dire tous les hommes valides, en état de porter les armes.

Ville-Marie, c’est la culture merveilleuse des vertus primitives. Nulle part en Nouvelle-France, l’on ne vit pareille efflorescence de belles âmes surnaturelles. J’ai parlé tout à l’heure de chevalerie ; mais on dirait des chevaliers qui auraient été des chrétiens primitifs. Il ne faut qu’un petit effort d’imagination pour se représenter les hommes avec le heaume d’or et l’épée haute des paladins ; on se les figure aussi bien, les femmes surtout, avec une auréole et des palmes dans les mains. Quoi d’étonnant ? Ces colons sont de bonne venue, de la meilleure noblesse chrétienne et française, et le vent qui passe sur les redoutes de la Pointe-à-Callière, descend des plus purs sommets. Pendant des années, ils ont vécu, coude contre coude, témoins de l’héroïsme de chacun, unis dans les mêmes périls, dans les mêmes souffrances, dans la même nostalgie de la patrie lointaine ; pendant des années ils ont fait à leur tour le sacrifice de leur vie pour le salut de la cité, faisant assaut de galanterie chevaleresque. Comment toutes ces âmes ne seraient-elles pas hautes ?

En plus, ils ont soin de s’abreuver aux grandes sources. Tous assistent à la messe quotidienne qui, pour les hommes, se dit à quatre heures en été, et à huit heures pour les femmes. Et voyez comme se tient le conseil de ville de ce temps-là. Les édiles d’alors s’appellent Maisonneuve, Mère Bourgeoys, M. Souart, Mlle Mance, dames d’Ailleboust, Migeon de Bransac, Le Moyne, Le Ber. Chaque séance débute par la messe, tous y communient, y font l’action de grâces ; ce n’est qu’après toutes ces prières qu’on aborde l’ordre du jour. Et il ne paraît pas, s’il faut en croire les vieux chroniqueurs, que les affaires de la ville fussent alors plus mal conduites qu’aujourd’hui. C’est le beau temps où rien ne se ferme à clef, ni les maisons, ni les coffres, ni les caves. Les mauvais garnements, s’il s’en déclare, sont bannis sans pitié. De 1656 à 1665, alors que la population s’élève pourtant jusqu’à mille et douze cents habitants, c’est à peine s’il faut réprimer douze délits, dont plusieurs des peccadilles.

Que Dollard paraisse maintenant, héros de tempérament, mais grandi, achevé par tant d’influences ennoblissantes ; que, du plus pur des émanations spirituelles de Ville-Marie, il forme son beau rêve héroïque, et quand, par les petites ruelles, il s’en ira, le beau gars aux allures de jeune croisé, tenter sa récolte de braves et jeter son fier appel : « As-tu peur de mourir pour Ville-Marie, compagnon ? », vingt-cinq jeunes preux, fils comme lui des mêmes vertus et du même grand air, lui répondront : « Pas plus que toi ! »

Quelques années plus tard, les mêmes influences pousseront la petite Jeanne Le Ber à son holocauste suprême. Elle est née en 1662 ; son père, Jacques Le Ber, est de la huitième escouade des « miliciens de la sainte Famille » ; sa mère est Jeanne Le Moyne, sœur de Charles, le futur baron de Longueuil ; elle a eu pour parrain et pour marraine M. de Maisonneuve et Jeanne Mance. Son oblation sera sa manière de servir… à la Dollard. Jeanne Le Ber et Dollard sont les incarnations les plus parfaites de l’héroïsme militaire et religieux de Ville-Marie. Tous deux, le héros et l’héroïne s’apparentent fraternellement ; ils enseignent que l’ambiance morale se solidifie, et qu’imprégnée de vertus hautes, elle produit de l’humanité supérieure.


Ah ! puissions-nous songer que ces hommes et ces femmes furent de notre race et que ces souvenirs peuvent fortifier notre vie intérieure ! Aujourd’hui comme autrefois, nous devons garder le goût des postes périlleux ; contre la barbarie nouvelle, nous devons nous préparer aux sacrifices suprêmes pour la défense de la cité française ; pour que nos gestes soient continués, nous avons besoin de léguer à nos descendants la poussée des vertus héréditaires. Souhaitons que ces souvenirs nous affranchissent plus souvent du cauchemar et du matérialisme criard de la grande cité bruyante. Pieusement, comme des fils qui s’en vont vers les tombes familiales, nous conduirons nos esprits en pèlerinage au vieux Ville-Marie. Et là, dans l’évocation vivante de la petite cité militaire et mystique, devant le défilé des héros et des héroïnes au fier et doux visage, puissions-nous nous souvenir de quelle race nous sommes, et de quels devoirs.

Mai 1917.