Notre maître, le passé (1924)/16

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Bibliothèque de l’Action française (p. 171-191).

Louis-Joseph Papineau


L’homme politique


Pendant quelques semaines, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, son souvenir vient de nous occuper. Le 23 septembre 1871 Louis-Joseph Papineau décédait à son manoir de Montebello. L’heure où il disparut fut mauvaise pour sa gloire. Au peu de bruit qui se fit autour de sa tombe, nul n’eût soupçonné le rôle prépondérant tenu par l’homme sur près de quarante ans de notre vie publique.

Le chef avait survécu à tous ses lieutenants. « Il semblait que la mort le respectât. Le dernier et le plus grand de sa génération, il refusait de plier sous le poids des années », écrivait dans « l’opinion publique, » le 5 octobre 1871, M. L.-O. David. Papineau eut ce malheur suprême de survivre à son rôle, au besoin qu’on eut de lui. Trop adapté par son tempérament moral à une heure particulière de l’histoire, trop entièrement la personnification d’une époque, il était de ceux dont l’utilité ne se renouvelle pas. Au moment de sa mort, quatre ans après l’avènement de la Confédération, un souffle de pacifisme passait sur le pays. Les hérauts de la nouvelle hégire avaient crié si haut la fin des luttes de races que l’on s’efforçait d’y croire. Et Papineau, le lutteur irréductible prenait depuis longtemps figure d’anachronisme.

Déjà l’on jugeait sévèrement son passé politique, celui-là même où il avait tenu le premier rang. Après trente ans de vie parlementaire où les gains positifs s’étaient dérobés, le chef du parti national parut un combattant stérile. Volontiers, à qui n’avait pu construire, on prêta une politique délibérément négative ; et le tragique dénouement de 1837 semblait justifier cette sévérité. L’attitude de l’ancien chef, à son retour d’exil, servit encore plus mal son mérite. Tant de choses avaient évolué, changé en son absence. Il refusa de se faire le collaborateur de ses anciens disciples ; il s’entêta dans son rôle de critique. En face des vainqueurs de la lutte constitutionnelle, Louis-Joseph Papineau apparut donc comme un boudeur de la victoire. Républicain doctrinaire, rentré de France avec des illusions démocratiques encore accrues, il se mit à entretenir pour la république voisine, un culte qui allait jusqu’à la démolition de nos frontières. Il commit une faute plus lourde. Son attitude peu patriotique s’aggrava de propos indiscrets sur la question religieuse. C’était déjà le moment où commençait à s’abattre sur notre province le malheur de luttes politico-religieuses longues et âpres. Bientôt on fit remonter jusqu’à lui la responsabilité des folles équipées d’une jeunesse tapageusement radicale. Et le manoir de Montebello ne fut pas loin d’apparaître comme le cénacle pervers d’où le redoutable mage du radicalisme soufflait la révolte à la jeune génération.

Tel il apparut descendant dans la tombe, au milieu du scandale de ses funérailles purement civiles. Tel il est resté pour nombre d’esprits qui n’ont jamais pris la peine d’observer de plus près son histoire. Cette histoire, nous voudrions l’esquisser à larges traits. La justice ne vient pas trop tôt après cinquante ans. À cette lumière nous examinerons, en ses diverses périodes, l’existence du grand tribun, cherchant si la révision d’un procès ne s’impose point.


Éclairons bien tout d’abord la scène politique au moment où, tout jeune homme, y apparaît Louis-Joseph Papineau. Une vue étroite de notre histoire réduit parfois à une question de places et de picotin, ces vieilles luttes de nos parlementaires. À lire quelques historiens trop aveuglés par la poussière de l’arène, il semblerait que ces problèmes du budget et du choix des fonctionnaires, objets de si âpres disputes entre les partis d’alors, n’eurent que l’importance qui tient aux mots. Ces historiens ne voient pas, ou ne veulent pas voir les éléments tragiques qui évoluent autour de ces simples réalités et leur donnent sur l’écran un reflet si agrandi. Quel est l’enjeu véritable de cette longue lutte politique, amorcée en 1792, dès l’ouverture de notre premier parlement, continuée sans relâche par delà même l’épisode de la révolte, jusqu’au premier ministère La Fontaine-Baldwin de 1842, reprise presque aussitôt de par l’autocratie de Metcalfe, pour ne se terminer qu’avec le retour aux affaires de Baldwin et de La Fontaine, après les apaisements de lord Elgin ? Pour quiconque y regarde de près, quelle autre ambition nourrit le parti oligarchique anglo-canadien, si ce n’est de confisquer à son profit la constitution de 1791 ? Venus de l’Angleterre de la fin du dix-huitième siècle, d’un pays livré en pâture à une caste aristocratique, les émissaires de Downing Street emportent aux colonies les méthodes administratives de là-bas. Souvent même, simples substituts des hauts profiteurs de la métropole, ils n’accourent dans les dépendances de l’empire que pour accroître les prébendes de leurs maîtres. De là leur âpreté à faire main basse sur toutes les fonctions publiques, tous les postes administratifs, à s’emparer de toutes les avenues du pouvoir et des profits. De là, en grande partie, leur opposition systématique au développement des libertés constitutionnelles. Dans l’esprit des hommes, sinon toujours dans les faits, ce système prévaut que les coloniaux doivent être administrés, indignes ou incapables de s’administrer eux-mêmes. L’émancipation des assemblées représentatives, l’oligarchie le sait fort bien, équivaudrait pour elle à une dépossession, sinon à une défenestration. Et voilà pourquoi c’est partout, dans l’empire, la même tendance à prolonger le régime de la colonie de la couronne, sous le couvert d’un parlementarisme truqué.

Pour nos ancêtres du Canada français la situation s’assombrit d’autres menaces. Dans le Québec, la question n’était pas seulement d’arrêter auquel des deux partis appartiendraient l’administration et le gouvernement de la province. L’usage que le vainqueur faisait de la puissance politique contre les droits des Canadiens, contre l’âme même de leur race, élevait au-dessus de tout la gravité du débat. L’enjeu de la lutte n’était plus la seule liberté politique, mais le droit, la vie même d’une nationalité. La conquête signifierait-elle pour nos pères l’unique allégeance à un prince nouveau ou leur sujétion à une culture et à un peuple étrangers ? Lequel prévaudrait dans leurs destinées, de la formule du droit de conquête moderne ou de l’esprit barbare du droit antique ? Qui oserait soutenir, en effet, qu’à nous démettre du gouvernement de notre propre province, ou qu’à nous résigner à l’ilotisme politique, avec ce qu’il impliquait de maladies démoralisantes, nous n’eussions pas ruiné notre avenir en moins d’un quart de siècle ? Une nationalité n’a de vrai principe de vie intérieure que la conscience active de sa personnalité. Du jour où elle abdique son être moral aux mains d’une puissance étrangère, elle n’a plus de durée que celle de son agonie. Chassons toute illusion. Aucune force de résistance ne vaut contre une telle abdication. L’essence de la vie pour les êtres libres, c’est de vivre librement ; dans la discipline et dans l’ordre, sans doute, mais aussi dans la liberté. Les glaciers formidables qui évoluent sur les côtes orientales de notre pays, ont l’air de masses indestructibles. Sur la route des paquebots, on les dirait les rois de l’océan. Mais sans pouvoir sur les courants ni sur l’atmosphère qui les enveloppe, que restera-t-il bientôt des gigantesques banquises qu’un peu d’écume à la surface de la mer ?

À l’heure où Louis-Joseph Papineau entre dans la vie publique, le péril apparaît-il clairement aux yeux de tous ses compatriotes ? Pour les Canadiens du début du dix-neuvième siècle, la volonté de durer comme groupe ethnique autonome, maîtres de leur vie, subsiste-t-elle avec la belle vigueur, l’ardente espérance qu’avait connues l’époque de « l’Acte de Québec » ? Plus ou moins consciemment, à la suite des reculs déjà consentis, ne se plie-t-on pas volontiers au rôle de peuple ancillaire, résigné à une absorption toujours indésirée, mais dont l’image va s’adoucissant ? La première génération de nos parlementaires vient de s’éteindre. Beaucoup de ces hommes ont appartenu à l’ancien régime. S’ils ont prolongé, jusque dans l’ère constitutionnelle, une obstination française, ils ont aussi légué à leurs successeurs, avec leur loyalisme un peu absolu, leur état d’âme de monarchistes français. Un bon nombre d’entre eux appartenaient, du reste, à cette ancienne noblesse de la Nouvelle-France qui achevait de se déshonorer dans l’abdication du sang. Les symptômes de l’état d’âme nouveau, nous les apercevons dans le scandale que provoquent, même parmi les nôtres, les hardiesses pourtant fort tempérées du « Canadien ». On les pourrait aussi découvrir en certain discours de Mgr Plessis où s’opposent l’un à l’autre, avec la plus grande défaveur pour le premier, le régime français et le régime de la conquête. Y a-t-il si longtemps que la Chambre a voté, les yeux presque fermés, la fondation de « l’Institution royale » ? Et le chef de l’Église, pour expliquer de si aveugles complaisances, n’avouera-t-il pas un jour, le sommeil du clergé ? Enfin Papineau, qui est ici un bon témoin, nous confesse que, pour la jeunesse de son temps, l’axiome « si veut le roi, si veut la loi », restait toujours la directive souveraine.

Une nécessité pressante requérait donc une force de réaction. En pays parlementaire, cette force pouvait apparaître si un homme surgissait, assez fort, assez doué par la nature pour être suivi des foules, assez près de l’idéal de sa race pour en être la conscience. En histoire, s’il faut admettre le déterminisme de causes permanentes, telle la race dont la vertu tend à développer des lignes droites, d’autres causes néanmoins peuvent imprimer à l’évolution de brusques courbes, tels l’apparition, le rôle du grand homme. En art comme en histoire, observe un écrivain contemporain, « l’intervention arbitraire de la personnalité humaine prime tout. » Combien de fois l’intervention d’un seul homme n’a-t-elle pas changé le devenir historique d’une nation et même du monde ? Or ce chef, ce grand homme, nous pouvons dire, sans trop exagérer, qu’il apparut dans notre histoire vers 1815. Le peuple qui ne fabrique qu’à bon escient ses mots et ses proverbes, a marqué chez nous, dans une formule, la forte secousse qu’il reçut de cette apparition. Élevant son idole au plus haut point de la force de l’esprit, il prononce encore de ceux qui n’atteignent pas cet idéal absolu : « Ce n’est pas un Papineau. »

Pour mesurer la souveraineté morale dont il investit son chef, évoquons ici cette sorte d’épopée oratoire qui dura près de vingt-cinq ans. Longtemps, elle est restée, pour nos ancêtres, épris, comme tous les latins, de belles paroles et de tournois héroïques, la période fascinatrice du passé. Qui de nous n’a entendu, l’un ou l’autre de ses grands-pères ressusciter, en la surfaisant, la silhouette du tribun ? Dans la parole de ces vieux résonnait un accent de légende. Ils se souvenaient de l’avoir aperçu, un jour de grande réunion populaire, où, pour entendre l’orateur, l’on était venu de vingt lieues à la ronde. Quand il s’était levé, au-dessus de la foule, l’homme leur avait paru plus grand que nature et sa voix et son discours avaient encore ajouté à la fascination. La voix avait la résonnance et l’ampleur qui conviennent aux tribunes populaires ; mais se jouait de préférence dans les tons du sarcasme et de l’indignation. Le tribun parlait de droits constitutionnels violés, de l’accaparement, par une seule race, de la liberté, des honneurs, du domaine national, propriété de tous. Les auditeurs n’entendaient pas toujours le vrai sens de ces abstractions politiques ; un secret instinct les avertissait toutefois que là-bas, dans la capitale, dans ce parlement où leurs députés se battaient pour leurs droits, se jouait la grande partie de leur race. Trop souvent humiliés eux-mêmes dans les hasards de leur propre existence, la parole véhémente du tribun leur jetait à la figure comme le souffle d’une revanche. Et la foule applaudissait, trépignait, faisait un triomphe au libérateur.

Entendons bien tout le sens de ce spectacle. Louis-Joseph Papineau ne dut pas uniquement sa puissance à l’ensemble de ses dons physiques non plus qu’à son caractère. Pour enchaîner ainsi les foules, il lui fallait beaucoup plus que sa haute stature, que sa voix claironnante, que son masque d’orateur romain surmonté du panache romantique, beaucoup plus que l’accent honnête de sa parole, écho d’une conscience incorruptible. Quand un homme tient ainsi, dans ses mains, l’âme d’un peuple, jusqu’à faire l’unanimité autour de son nom et de ses doctrines, et non plus seulement pendant une heure de griserie oratoire, mais pendant près d’un quart de siècle, ne parlons plus de popularité factice, d’entraînement démagogique. N’atteint à cette longue magistrature morale que l’homme assez heureux pour personnifier les aspirations d’une race.

Tel fut bien le rôle du chef qu’acclamèrent et suivirent nos grands-pères. La force de Louis-Joseph Papineau, affirmons-le dans une formule précise : ce fut d’être la conscience de sa nationalité, la voix de l’irrédentisme français. Puisque en 1791 la politique de Pitt avait manifesté une claire volonté de perpétuer au Canada une province française, Papineau résolut d’empêcher que cette pensée politique ne fût pervertie. Puisque la charte canadienne octroyait un embryon de liberté parlementaire, il crut, avec sa logique française, que ce germe devait se développer jusqu’à son plein épanouissement et il empêcha les fonctionnaires anglo-saxons de confisquer la jeune liberté de son pays. Oh ! sans doute, l’on eût pu souhaiter un sauveur d’une main moins dure, d’un jeu plus habile. Loin de nous d’insinuer également, qu’à cette époque l’action parlementaire suffit à tout. D’autres facteurs ont collaboré à l’œuvre de Papineau et en furent les soutiens. La survivance nous apparaît avant tout comme une entreprise collective. Mais peut-être Papineau fut-il celui qui coordonna les efforts après avoir restauré la confiance. À coup sûr, va-t-il être, à partir de 1815, l’entraîneur incomparable des volontés.

Que parle-t-on après cela de rôle stérile, de politique négative ? Où sont les constructeurs qui laissent après eux d’aussi vastes monuments ? D’ailleurs a-t-il tenu à Louis-Joseph Papineau que sa politique fût autre ? L’Assemblée législative de Québec avait-elle le loisir de construire quand ses meilleures énergies contenaient à peine les destructeurs de l’édifice national ? Après quarante ans de luttes, la liberté politique n’avait guère avancé d’un pas. Louis-Joseph Papineau pouvait écrire à son père, le 1er janvier 1833 : « Il faut pour toucher au but où vous visiez, il y a quarante ans, renouveler vos plaintes et vos demandes, les répéter. C’est la même chose sous une forme nouvelle que nous demandons. » Avant de juger si sommairement l’œuvre parlementaire de cette époque, ne pourrait-on, à tout le moins, cataloguer les projets de politique constructive qui, chaque année, allaient se heurter à la mauvaise volonté du Conseil législatif, quand ce n’était pas au veto royal ? Il faudrait aussi mesurer, dans son étendue, le retentissement des luttes de Papineau, chercher jusqu’à quel point il a créé, puis prolongé l’état d’esprit qui devait susciter les vainqueurs définitifs. Il faudrait même regarder plus haut et plus loin. Les historiens signalent volontiers l’influence des évolutions diverses de la politique métropolitaine sur le développement des libertés coloniales ; peut-être serait-il non moins expédient de mesurer la répercussion des agitations coloniales sur ces mêmes évolutions de la métropole. Quand ce compte rigoureux sera fait, alors mais alors seulement, on pourra retrancher, si l’on veut, de la vie de Louis-Joseph Papineau, ses trente dernières années ; il lui en restera encore assez pour demeurer grand homme.

Certes, les dernières périodes de la vie du tribun nous offrent des perspectives beaucoup moins consolantes. Que d’obscurités toutefois enveloppent encore les deux époques de la rébellion et de l’union des deux Canadas ! Pour notre part nous croyons que l’histoire prochaine, plus calme, mieux informée sur les événements de 37-38, réserve aux hommes de cette génération, des indulgences insoupçonnées. Quand elle fera le partage des responsabilités, Louis-Joseph Papineau échappera difficilement à quelque blâme. Trop longtemps le chef des patriotes mania, devant les foules, des explosifs dont il ne pouvait ignorer le danger. Avouons même que la prudence ou la prévoyance ne furent pas ses qualités dominantes. Il fut moins un directeur qu’un excitateur d’action frémissante. Mais avant de porter un jugement définitif, l’histoire impartiale aura le devoir d’interroger les deux parties. Elle devra démêler la complexité politique où Papineau et ses partisans jouèrent leur existence. Elle devra reconstituer la longue série des humiliations et des vexations infligées à ces hommes, la provocation érigée en système, l’agitation populaire maintenue à l’état chronique pendant plus de vingt ans, par de multiples et folles dissolutions du parlement. Elle devra mesurer, ce qui est peut-être plus difficile, l’action subtile et lente d’une atmosphère où s’épandait le mépris, noter aussi l’effet des frottements quotidiens, des spectacles vexants où s’exaspéraient des sensibilités fines et fières. Ce court extrait d’une lettre de Papineau, cueilli au hasard, dira mieux ce que nous voulons dire. « Ces jours derniers, écrit-il à sa femme, le 31 décembre 1828, la Chambre s’est plusieurs fois ajournée à bonne heure, et cela fait que j’ai répondu à plusieurs invitations à dîner toutes anglaises. Eux seuls, dans Québec, ont le ton et la fortune nécessaire pour recevoir. Il n’y a pas une seule maison canadienne qui le puisse faire. Les ressources du pays sont dévorées par les nouveaux venus et, quoique j’aie le plaisir de rencontrer parmi eux des hommes instruits, estimables, qui me voient aussi avec plaisir, la pensée que mes compatriotes sont injustement exclus de participer aux mêmes avantages m’attriste au milieu de leur réunion et me rendrait le séjour de Québec désagréable. »

Quand l’histoire aura discerné tous ces éléments divers, pourra-t-elle reprocher au chef parlementaire, une volonté préméditée, une résolution froide de sortir des voies légales pour aboutir à une prise d’armes ? Nous croyons qu’elle hésitera beaucoup devant la masse des documents contradictoires. Si quelques paroles et quelques écrits déposent de façon inquiétante contre Papineau, sa correspondance mieux connue, plus révélatrice de sa pensée intime, ruinera bien des présomptions.

En l’automne de 1835, les jeunes carabiniers du fameux Adam Thom ont provoqué, dans Montréal, une scandaleuse échauffourée. Plusieurs, parmi les Canadiens, opinent pour l’indulgence, pour le silence absolu des autorités sur l’acte des jeunes écervelés. Toute autre est l’opinion de Papineau. Après de tels outrages à la paix publique l’impunité lui paraît une excitation directe à d’autres excès. Déjà il voit s’enflammer, par la faiblesse des gouvernants, le brandon révolutionnaire. Voici bien ce qu’il écrit à madame Papineau, le 23 décembre de cette année-là : « M. Brown nous écrivait en même temps que le Dr Beaubien que ce n’était qu’une étourderie de jeunes gens qui ne pouvait tirer à conséquence et à qui nous donnerions de l’importance en leur donnant quelque attention… M. Brown peut-il douter que la répétition de pareilles scènes ne puisse plonger le pays dans une guerre civile ? Tout ce que les réformateurs désirent, les changements les plus étendus dans la constitution, pourrait s’obtenir sans violences, si le parti anglais pouvait être une fois convaincu qu’il est et ne doit être que sur un pied d’égalité et non de préférence avec nous… Mais la politique d’O’Sullivan prévaudra, celle de temporiser. Il n’y aura pas de carabiniers en jeu, mais, à la première occasion, il y aura des manches de hache, des rixes et des meurtres, puis viendra enfin la grande débâcle qu’il eut été si facile de prévenir… » Quelle clairvoyance en ces lignes écrites deux ans tout juste avant la catastrophe. Cette même lettre nous apporte une révélation encore plus décisive sur les véritables sentiments de Papineau à cette époque. Elle nous le montre en désaccord avec ses amis sur l’opportunité de dénouer la situation politique par un coup de force : « Plusieurs, écrit-il à propos du même incident, pensent que les seules voies constitutionnelles ne peuvent pas nous procurer les réformes nécessaires et ils ne seraient nullement chagrins de les obtenir autrement, si on les jette malgré eux sur la défensive. J’aurais mieux aimé que le Gouverneur et la Commission aussi indignement outragés par une poignée de factieux se fussent mis à la tête du pays et eussent répondu à toutes ces vaines menaces en les bravant par des actes de justice… »

Le 14 mai 1838, au lendemain de la catastrophe, Papineau se défend d’avoir conseillé la rébellion. Il écrit au Docteur Nancrède de Philadelphie : « J’ai fait de l’opposition constitutionnelle, je n’en ai pas fait d’autre. Les magistrats ont enfoncé ma maison désertée, pour saisir mes papiers ; ils ont trouvé plusieurs de mes lettres chez des concitoyens arrêtés et les ont publiées. Les uns et les autres certifient que j’ai déconseillé les voies de fait. » Tout au plus, et Papineau le rappelle, avait-il recommandé à ses compatriotes le « boycottage » des marchandises britanniques. La prise d’armes, il l’attribue, sans ambages, à une provocation préméditée des oligarchiques. « Nous ne conspirions pas pour renverser le gouvernement par la force, ajoute-t-il ; nous voulions le guérir par la diète et le régime. Nous ne savions pas qu’il conspirait pour nous écraser, pour commencer la guerre civile contre le peuple… Il a choisi son temps, pour provoquer et forcer à une résistance intempestive des hommes qui n’y étaient pas préparés. » Le plus curieux est que la correspondance de La Fontaine ne ferait pas entendre une autre note. Celle d’O’Callaghan, celle de Lyon Mackenzie témoigneraient également que Papineau déconseilla, puis désapprouva le raid ridicule de Robert Nelson au printemps de 1838. On nous opposera peut-être la brochure de Paris où Papineau confesse plutôt son impénitence, où même il exprime l’espoir d’une reprise de la révolte jusqu’au triomphe définitif ? On ne ferait pas mal d’observer toutefois que « L’histoire de l’insurrection du Canada » est une brochure politique, presque un pamphlet, publié à Paris, à l’adresse du public de France, en vue d’obtenir une intervention du gouvernement de Louis-Philippe. D’une écriture romantique, sonore, c’est l’œuvre trop manifeste d’un exilé que les pires chagrins, y compris les misères d’argent, torturaient affreusement et qui a dû outrer quelquefois sa propre pensée.

Non, les vraies pages que l’on voudrait arracher de la vie du grand homme ne sont pas tant ces dernières que les autres, celles de la période qui suivit son retour au Canada, après l’amnistie de 1845. Pourquoi le rapatrié n’a-t-il rencontré parmi les siens que de si imprévoyants conseillers ? Sa correspondance nous fait voir un Papineau nullement désireux de rentrer dans la politique, puis bientôt dégoûté par les déboires qu’il y recueille. « Oh ! hommes et femmes, se plaignait-il avec douleur, le 27 janvier 1851, qui ne savez jamais ce qui vous attend au lendemain. C’est à présent qu’il est déplorable que j’aie cédé à ceux qui ont voulu me rejeter au parlement où je ne puis faire germer une seule bonne idée, où elles sont jetées à des têtes arides et à des cœurs pourris… »

À l’égard du régime politique d’alors, on lui a reproché son attitude irréconciliable. Fut-elle vraiment aussi intransigeante ? En l’année 1856 Papineau ne croyait déjà plus à l’opportunité d’une abrogation de l’Union. Dès cette époque, une mesure aussi radicale lui paraissait d’une opportunité périlleuse pour sa province,[1] Puis, à parler franc, son tort fut-il si grand de tenir rigueur aux Canadiens du rôle accepté par eux sous les divers gouvernements de l’Union ? Loin de nous de vouloir trancher, en ces quelques pages, un si grave problème historique. Mais si le désintéressement absolu de la politique eût été une faute grave en 1841 ; si même l’abrogation immédiate de la loi d’Union pouvait paraître une chimère, les Canadiens français n’avaient-ils donc que ce choix redoutable de se constituer parti de gouvernement ? L’œuvre accomplie par les ministères de coalition, par La Fontaine et Baldwin et par leurs héritiers, ne laisse pas d’impressionner au premier abord. Mais pour qui regarde plus loin que le succès immédiat, cette œuvre compense-t-elle les pertes d’ordre moral que durent en porter notre province et notre race ? Les gains de la liberté pendant l’Union n’auraient-ils pu être tout aussi bien le butin d’un parti français resté les mains libres devant le pouvoir, prêt à donner son appui à qui l’eût mérité. Et n’eût-ce pas été, après tout, l’adoption toute simple de « l’O’Connell tail-system » qu’avant l’inauguration du nouveau régime, un groupe nombreux de patriotes préconisèrent ?

Sur les résultats d’une telle politique, les opinions peuvent assurément diverger. Mais est-il défendu de penser qu’elle eût retardé de vingt-cinq ans chez nous les ravages du parlementarisme ? Je ne sais rien, en toute notre histoire, d’aussi navrant que la cupidité frénétique où les Canadiens de cette époque se laissèrent emporter dans la chasse aux honneurs et aux places. Le spectacle donna bientôt des nausées à l’auteur même de la politique de 1842 et détermina, pour une bonne part, on le sait, sa retraite de la vie publique. Qui ne connaît, en effet, le mot tristement révélateur de La Fontaine, au lendemain de ses adieux à la politique canadienne ? Amené par un tour d’Europe à Florence, l’homme d’État y rencontre un jeune artiste canadien en séjour d’étude. Un soir on cause des affaires du pays. « Mais votre sortie de la politique, dit à l’ancien ministre le jeune Napoléon Bourassa, a dû susciter en notre pays un profond mouvement ? » Et le politique en retraite de répondre : « En fait de mouvement, mon jeune ami, je n’ai vu que celui des gens qui s’en venaient prendre ma place ».

Moins de huit ans de régime parlementaire, aggravés d’une participation trop impréparée, peut-être, au gouvernement du pays, nous avaient amenés à ce degré d’abjection morale. Qui sait si « l’O’Connell tail-system » ne nous aurait pas sauvés de ce péril et de quelques autres ? Plus intacts dans leurs mœurs publiques, moins entamés par les déprimantes alliances de partis, les Canadiens français n’eussent-ils pas été en de meilleures dispositions morales pour débattre les problèmes de la Confédération, pour conclure ce pacte solennel avec un optimisme moins naïf que celui des « illustres pères » ?

La Confédération, ce ne fut point, du reste, le dénouement souhaité par Papineau à l’Union des deux Canadas. À ce moment de notre histoire, l’idéologie démocratique trouble entièrement la vue du grand homme. Il en vient à prêcher une doctrine aussi antipatriotique que l’annexion aux États-Unis. Et c’est un mystère de la pensée de cet homme qui aima pourtant passionnément son pays et sa race. Comment son esprit s’est-il acheminé à ce fourvoiement ? Papineau garda jusqu’à la fin, du moins jusqu’à la guerre de Sécession, une admiration absolue aux institutions politiques de nos voisins. Sujet d’une colonie tenue en lisières, mais voisine des États libres, il regarda comme des synonymes, les mots de république et de liberté. Que de fois, avant 1837, l’Assemblée législative de Québec entendit l’orateur exhaler en pompeux discours son idéalisme républicain ! Il y voyait le moule fatal et suprême où viendrait se figer l’avenir de l’Amérique entière. Son séjour en Europe, ses relations avec quelques rêveurs politiques, achevèrent de déformer sa vue. Quand il arriva à Paris, vers 1840, le patriotisme français, en pleine crise, se diluait dans l’humanitarisme inconsistant. C’était le triomphe des idéologues romantiques qui élevaient la nouvelle doctrine à la hauteur d’un messianisme. Dans son « Livre du peuple, » Lamennais honnissait le nom d’étranger ; et Lamartine entonnerait bientôt « La Marseillaise de la Paix »…

« Ma patrie est partout où rayonne la France. »

Papineau ne sut point se défendre tout à fait de la creuse illusion. Rien de plus révélateur à ce sujet qu’une de ses lettres du 31 octobre 1854. On y voit se heurter, dans la pensée de l’ancien chef national, le rêve humanitariste et le patriotisme mal résigné à mourir. Son fils Amédée a pris la parole à une commémoration de l’arrivée des colons de Plymouth. À ce qu’il semble bien, le jeune homme s’est permis de censurer les sociétés nationales canadiennes. Tout d’abord son père le reprend de cette critique : « C’est poser comme trop raisonnable, au milieu de tous ceux que l’on dénonce comme ne l’étant pas assez, lui écrit-il. C’est laisser dire que quand on a une tête assez forte, pour trouver bon d’échanger sa nationalité primitive contre une nouvelle, néo-canadienne et mixte, de toute langue et de toute origine, c’est que l’on a le cœur froid sur ce que nous devons d’amour et de respect pour les sacrifices et les œuvres des ancêtres. Si nous n’aimons pas ce qu’ils nous ont légué, nous méritons d’être bien vite oubliés après notre rapide passage sur la terre où ils ont élevé des monuments qu’ils croyaient durables, mais que nous aurons aidé à démolir. » Jusqu’ici tout est bien. Mais cet hommage une fois rendu au souvenir des aïeux, voici réapparaître l’idéologie déplorable : « Il se forme, continue Papineau, une nouvelle et grande Nationalité, mais elle n’est pas celle du Massachusetts, du Connecticut, du Vermont, de la Delaware, etc., etc. ; et prêcher la petite nationalité néo-canadienne c’est repousser l’annexion qui est aussi certaine que désirable et où doit se former une Nationalité Colombienne, car c’est au génie superéminent de celui-là qu’il a été donné de préparer le berceau où devaient croître et les vertus de Washington et le génie de l’auteur de la déclaration de l’Indépendance, non des treize colonies seulement, mais de l’humanité entière. Il révélait les droits politiques communs à l’homme de toute race et de toute couleur… »

Si ces lignes ont quelque sens,[2] il semblerait donc que Papineau inclina pour l’annexion du Canada aux États-Unis, non seulement par admiration idolâtrique de la liberté et de la Constitution de nos voisins, mais aussi par mépris du projet de confédération canadienne alors en train d’agiter l’opinion. Entre les deux fédérations de peuples il se ralliait à l’américaine, qui lui paraissait d’une inspiration politique plus haute et la loi inéluctable de l’avenir.

Cette fois la pensée de Papineau perdait contact avec le réel. Cette erreur de son esprit, non moins qu’une autre cependant et qu’on a appelé d’un mot fort excessif, son anticléricalisme, l’isolèrent de ses compatriotes. Prochainement, nous l’espérons, nous essaierons de définir les idées religieuses de Papineau. Pour le moment, il nous suffit de fixer les doctrines et les attitudes de l’homme politique.

Dans la crise d’anticléricalisme qui sévit en notre pays, à l’époque de la Confédération, quel fut le rôle de l’homme acclamé alors volontiers par une petite coterie, comme son coryphée ? Cette fois encore la correspondance de Papineau atténuera, croyons-nous, la sévérité des anciens jugements. Le tribun ne se défendit pas toujours de quelques intempérances de langage à l’adresse du clergé. Il y avait en lui un frondeur mal contenu. À feuilleter, dans sa bibliothèque de Montebello, certaine « Vie de Voltaire », par exemple, on trouverait quelques annotations marginales qui étonnent de la part d’un esprit aussi libre et d’un tel gentilhomme. Il n’en reste pas moins que rarement il approuva et plus souvent blâma les manifestations de la jeunesse radicale, et qu’il prit cette attitude à l’heure même cette jeunesse exploitait le nom du grand homme comme un drapeau. Quand, dans la « Minerve » de 1839, Ludger Duvernay se lance à fond de train contre le clergé qu’il tient responsable des malheurs des temps, Papineau réprouve la tactique du journaliste.[3] Quand « l’Avenir » prône ses théories antichrétiennes et antisociales, Papineau déclare nettement que « l’exagération des vues réformatrices de «  l’Avenir » est aussi dangereuse que l’organisation du despotisme administratif si rapidement avancé par M. La Fontaine ». Et il conclut avec sévérité : « La société me paraît en pleine dissolution sous l’action simultanée des démolisseurs de la morale. »[4] « Les rouges, ajoutera-t-il bientôt, précipitent leur servage par leur anticléricalisme et leur antiseigneurialisme, car le clergé et les seigneurs sont la sauvegarde du pays. »[5] À Doutre et à Lareau qui consultent le solitaire de Montebello sur la composition de leur « Histoire générale du Droit canadien », il répond : « Ne soyez ni cléricaux ni anticléricaux, soyez vrais. » Sur la question religieuse, il existe, de Papineau, une explication plus franche et d’une sincérité absolue, puisqu’on la trouve en une lettre intime à son fils Amédée. Ce dernier avait accueilli trop lestement quelques racontars sur le compte de Mgr Bedini, légat papal à Washington, que l’on venait de fêter à son passage en notre pays. Louis-Joseph Papineau écrivait à son fils : « Quant aux honneurs qu’on lui a rendus (au délégué) au Canada, c’est bien. Le catholicisme est partie de notre nationalité qu’il faut avouer en toute occasion. L’opposition au catholicisme est moins souvent indépendance de conviction et de caractère que flagornerie pour un gouvernement protestant, ce qui, pour un Canadien, serait lâcheté. »[6]


Voilà des paroles, espérons-nous, qui rendront l’histoire plus sereine et plus juste pour celui qui les a écrites. Ne fermons pas les yeux sur les erreurs et les fautes, du jour où ceux qui les ont commises, ont pris place sur un socle. Mais, dans la mesure où le permet la justice, gardons cette faculté noble et saine qu’est le goût d’admirer. Une grande bienfaisance domine de haut ce que l’on pourrait appeler les imprudences, les erreurs stratégiques de Louis-Joseph Papineau. À ce chef nous devons l’état d’âme qui pendant un demi-siècle soutint nos pères. Lorsqu’un homme a rendu pareil service à sa race, elle garde encore le droit de lui demander compte de ses fautes ; elle a perdu celui de lui marchander la gratitude et peut-être la gloire. Louis-Joseph Papineau a contribué à notre prestige historique. L’heure ne viendra jamais d’abattre cette statue. Nous croyons, au contraire, que le prochain avenir réserve à son souvenir un renouveau, sinon une revanche. Sa gloire gagnera parmi nous tout ce que gagnera le sentiment de l’indépendance politique. C’est un instinct des peuples, aux heures troublantes de leur vie, de se retourner vers les grands noms de leur passé. Dans Eschyle, quand les Perses ont besoin des suprêmes conseils, ils font surgir devant eux « l’âme illustre » du grand Darius, « celui dont la terre Persique n’a jamais contenu de semblable. » Si un jour notre pays et peut-être aussi notre race doivent graviter vers leurs destinées naturelles, spontanément nous nous retournerons vers les doctrines et les hommes qui, de loin, auront préparé cette aube magnifique. Ce jour-là le socle de Louis-Joseph Papineau montera d’une coudée.


Septembre 1921.
  1. Voir une lettre à son fils Amédée, du 19 septembre 1856.
  2. Nous disons : « Si ces lignes ont quelque sens, » car Louis-Joseph Papineau n’est pas toujours maître de sa langue et il arrive, ainsi qu’on vient de le voir, que sa phrase se défend mal du rébus.
  3. Voir Lettre du 19 avril 1839.
  4. Lettres à Madame Papineau, 5 et 10 juillet 1851.
  5. Lettre à son fils Amédée, décembre 1854.
  6. Lettre du 7 septembre 1853.