Nourritures terrestres/Livre IV

La bibliothèque libre.


Mercure de France (p. 75-113).

LIVRE IV

I

Dans un jardin — sur la colline de Florence, (celle qui fait face à Fiesole) — où nous étions ce soir assemblés :

Mais vous ne savez pas — vous ne pouvez savoir, Angaire, Ydier, Tityre, dit Ménalque (et je te le redis à présent en mon nom, Nathanaël) la passion qui brûla ma jeunesse. J’enrageais de la fuite des heures. La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas. Je comprenais épouvantablement l’étroitesse des heures, et que le temps n’a qu’une dimension ; c’était une ligne que j’eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y courant empiétaient nécessairement l’un sur l’autre. — Je ne faisais jamais que ceci ou que cela. Si je faisais ceci, cela m’en devenait aussitôt regrettable, et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose. L’erreur de ma vie fut dès lors de ne continuer longtemps aucune étude, pour n’avoir su prendre mon parti de renoncer à beaucoup d’autres. — N’importe quoi s’achetait trop cher à ce prix-là, et les raisonnements ne pouvaient venir à bout de ma détresse. Entrer dans un marché de délices, en ne disposant (grâce à Qui ?) que d’une somme trop minime ; en disposer ! choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste — et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité.

De là me vint d’ailleurs un peu de cette aversion pour n’importe quelle possession sur la terre — la peur de n’aussitôt plus posséder que cela.

Marchandises ! provisions ! tas de trouvailles ! que ne vous donnez-vous sans retraite ? Et je sais que les biens de la terre s’épuisent (encore qu’ils soient inépuisablement remplaçables) — et que la coupe que j’ai vidée reste vide pour toi, mon frère, (bien que la source soit voisine). Mais vous ! vous, immatérielles idées, formes de vie non détenues, — sciences, et science de Dieu — coupes de vérité, coupes intarissables — pourquoi marchander votre ruissellement à nos lèvres ? quand toute notre soif ne pourrait vous tarir et que votre eau déborderait toujours nouvelle pour chaque autre lèvre tendue. — J’ai compris maintenant que toutes les gouttes de cette grande source divine s’équivalent, que la moindre suffit à notre ivresse et nous révèle la plénitude et la totalité de Dieu. — Mais alors que n’eût point souhaité ma folie ? — J’enviais toute forme de vie ; tout ce que je voyais faire par quelque autre, j’eusse aimé le faire moi-même ; non l’avoir fait, le faire — entendez-moi — car je ne craignais que très peu la fatigue, la souffrance, et les croyais instruites de la vie. Je fus jaloux de Parménide trois semaines parce qu’il apprenait le turc ; deux mois plus tard de Théodose qui découvrait l’astronomie. Ainsi ne traçai-je de moi que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter.

Raconte-nous ta vie, Ménalque, dit Alcide, —

et Ménalque reprit : ……

… « À dix-huit ans[1], quand j’eus fini mes premières études, l’esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l’être, le corps exaspéré par la contrainte, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce que vous savez : le printemps, l’odeur de la terre, la floraison des herbes dans les champs, les brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne voulus m’arrêter nulle part. Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités. — Je haïssais les foyers, les familles, tous lieux où l’homme pense trouver un repos — et les affections continues, et les fidélités amoureuses, et les attachements aux idées — tout ce qui compromet la justice ; je disais que chaque nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers disponibles.

Des livres m’avaient montré chaque liberté provisoire et qu’elle n’est jamais que de choisir son esclavage, ou du moins sa dévotion, comme la graine des chardons vole et rôde, cherchant le sol fécond où fixer des racines, — et qu’elle ne fleurit qu’immobile. Mais ayant appris dans les classes que les raisonnements ne mènent pas les hommes et qu’à chacun s’en peut opposer un adverse qu’il ne s’agit que de trouver, je m’occupais à le chercher, parfois, dans le milieu des longues routes…

Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, de n’importe quel avenir. Je m’appris, comme des questions devant les attendantes réponses, à ce que la soif d’en jouir, née devant chaque volupté, en précédât d’aussitôt la jouissance. Mon bonheur venait de ce que chaque source me révélait une soif, et que, dans le désert sans eau, où la soif est inapaisable, j’y préférais encore la ferveur de ma fièvre sous l’exaltation du soleil. Il y avait, au soir, des oasis délicieuses, plus fraîches encore d’avoir été souhaitées tout le jour. — J’ai, sur l’étendue sablonneuse, au soleil, accablée, comme un immense sommeil étendu — mais tant la chaleur était grande, et dans la vibration même de l’air, — j’ai senti la palpitation encore de la vie qui ne pouvait pas s’endormir, à l’horizon trembler de défaillance, à mes pieds se gonfler d’amour. —

Chaque jour, d’heure en heure, je ne cherchais plus rien qu’une pénétration toujours plus simple de la nature. Je possédais le don précieux de n’être pas trop entravé par moi-même. Le souvenir du passé n’avait de force sur moi que ce qu’il en fallait pour donner à ma vie l’unité : c’était comme le fil mystérieux qui reliait Jason à son amour passée mais ne l’empêchait pas de marcher à travers les plus nouveaux paysages. Encore ce fil dût-il être rompu… Palingénésies merveilleuses ! Je savourais souvent, dans mes courses du matin, le sentiment d’un nouvel être, la tendresse de ma perception. — « Don du poète, m’écriais-je, tu es le don de perpétuelle rencontre » — et j’accueillais de toutes parts. Mon âme était l’auberge ouverte aux carrefours ; ce qui voulait entrer, entrait. Je me suis fait ductile, à l’amiable, disponible par tous mes sens, attentif, écouteur jusqu’à n’avoir plus une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne reconnaissais plus rien pour mal à force de ne protester devant rien. Au reste, je remarquai bientôt de combien peu de haine du laid s’étayait mon amour du beau.

Je haïssais la lassitude, que je savais faite d’ennui, et voulais que l’on profitât de la diversité des choses. Je me reposais n’importe où. J’ai dormi dans les champs. J’ai dormi dans la plaine. J’ai vu l’aube frémir entre les grandes gerbes de blé ; et sur les hêtraies s’éveiller les corneilles. Au matin je me lavais dans l’herbe et le soleil naissant séchait mes vêtements mouillés. — Qui dira si jamais la campagne fut plus belle, que ce jour où je vis les riches moissons rentrer parmi les chants, et les bœufs attelés aux pesantes charrettes ! —

Il y eut un temps où ma joie devint si grande, que je la voulus communiquer, — enseigner à quelqu’un ce qui dans moi la faisait vivre.

Les soirs, je regardais dans d’inconnus villages les foyers, dispersés au jour, se reformer. — Le père rentrait, las de travail ; les enfants revenaient de l’école. La porte de la maison s’entr’ouvrait un instant sur un accueil de lumière, de chaleur et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien de toutes les choses vagabondes n’y pouvait plus rentrer, du vent grelottant du dehors. — Familles ! je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. — Parfois, invisible de nuit, je suis resté, penché vers une vitre, à longtemps regarder la coutume d’une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d’un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, travaillait ; — et mon cœur se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes.

Le lendemain je le revis, comme il sortait de l’école ; le surlendemain je lui parlai ; — quatre jours après il quitta tout pour me suivre. — Je lui ouvris les yeux devant la splendeur de la plaine ; il comprit qu’elle était ouverte pour lui. J’enseignai donc son âme à devenir plus vagabonde, — joyeuse enfin, — puis à se détacher même de moi, à connaître sa solitude.

— Seul, je goûtai la violente joie de l’orgueil. J’aimais me lever avant l’aube ; j’appelais le soleil sur les chaumes ; le chant de l’alouette était ma fantaisie — et la rosée était ma lotion d’aurore. Je me plaisais à d’excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que ma sensation me devenait une espèce d’ivresse. J’ai bu de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand matin ce vacillement de la plaine, avant que, le soleil venu, je ne dorme au creux d’une meule. —

Le pain que je portais avec moi, je le gardais parfois jusqu’à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu’elle me pénétrait mieux ; c’était un afflux du dehors ; par tous mes sens ouverts j’accueillais sa présence ; tout en moi s’y trouvait convié.

Mon âme enfin s’emplissait de lyrisme, qu’exaspérait ma solitude et qui me fatiguait vers le soir. Je me soutenais par orgueil ; mais regrettais alors Hilaire qui me départissait l’an d’avant de ce que mon humeur avait sinon de trop farouche.

Avec lui, vers le soir, je parlais, il était lui-même poète ; il comprenait toutes les harmonies. Chaque effet naturel nous devenait comme un langage ouvert où l’on pouvait lire toute sa cause ; nous apprenions à reconnaître les insectes à leur vol, les oiseaux à leur chant, et la beauté des femmes aux traces de leurs pas sur le sable. Le dévorait aussi une soif d’aventures ; sa force le rendait audacieux. Certes jamais aucune gloire ne vous vaudra, adolescence de nos cœurs ! — Aspirant tout avec délices, en vain cherchions-nous à lasser nos désirs ; chaque de nos pensées était une ferveur ; sentir avait pour nous une âcreté singulière. — Nous usions nos splendides jeunesses attendant le bel avenir, et la route y menant ne paraissait jamais assez interminable, où nous marchions à grands pas, mordant les fleurs des haies qui remplissent la bouche d’un goût de miel et d’exquise amertume. —

Parfois, retraversant Paris, je retrouvais pour quelques jours ou quelques heures l’appartement où s’était passée ma studieuse enfance ; tout y était silencieux ; des soins de femme absente avaient jeté des linges sur les meubles. Tenant à la main une lampe, j’allais de pièce en pièce sans rouvrir les volets, clos depuis plusieurs années, ni soulever les rideaux pleins de camphre. L’air y était pesant, saturé d’odeur. Ma chambre seule continuait d’être apprêtée. Dans la bibliothèque, la plus sombre et la plus silencieuse des pièces, les livres sur les rayons et sur les tables gardaient l’ordre où je les avais placés ; parfois j’en ouvrais un, et, devant la lampe allumée, bien que ce fût le jour, j’étais heureux d’oublier l’heure ; parfois aussi, rouvrant le grand piano, je cherchais dans ma mémoire le rhythme d’anciens airs ; mais je ne m’en souvenais que de façon trop imparfaite et, plutôt que de m’y attrister, je cessais. Le jour suivant j’étais de nouveau loin de Paris.

Mon cœur naturellement aimant et comme liquide se répandait de toutes parts ; aucune joie ne me semblait appartenir à moi-même ; j’y invitais chacun de rencontre, et lorsque j’étais seul à jouir, ce n’était qu’à force d’orgueil.

Certains m’accusèrent d’égoïsme ; je les accusai d’inintelligence. J’avais la prétention de n’aimer point quelqu’un, homme ou femme, mais bien l’amitié, l’affection ou l’amour. En le donnant à l’un, je n’eusse pas voulu l’enlever à quelque autre, et ne faisais que me prêter. Pas plus je ne voulais accaparer le corps ou le cœur d’aucun autre ; nomade ici comme envers la nature, je ne m’arrêtais nulle part. Toute préférence me semblait injustice ; voulant rester à tous, je ne me donnais pas à quelqu’un.

Au souvenir de chaque ville j’attachai le souvenir d’une débauche. À Venise, je pris ma part des mascarades ; un concert d’altos et de flûtes accompagna la barque où je goûtais l’amour. D’autres barques suivaient, pleines de jeunes femmes et d’hommes. Nous allâmes vers le Lido attendre l’aube, mais nous dormions, lassés, lorsque le soleil se leva, car les musiques s’étaient tues. Mais j’aimais jusqu’à cette fatigue que nous laissent ces fausses joies, et ce vertige du réveil, par quoi nous les sentons fanées. — Dans d’autres ports je sus aller avec les matelots des grands navires ; je descendis dans les ruelles mal éclairées ; mais je blâmais chez moi le désir de l’expérience, notre unique tentation, — et laissant les marins près des bouges, je regagnais le port tranquille ; et le conseil taciturne des nuits s’interprétait du souvenir de ces ruelles dont l’étrange et pathétique rumeur parvenait à travers l’extase. — J’aimais mieux les trésors des champs. —

Pourtant, à vingt-cinq ans, non lassé de voyages, mais tourmenté par l’excessif orgueil que cette vie nomade avait fait croître, je compris ou me persuadai que j’étais mûr enfin pour une forme nouvelle.

Pourquoi ? pourquoi, leur disais-je, me parlez-vous de partir encore sur les routes ; je sais bien que de nouvelles fleurs, au bord de toutes, ont fleuri, — mais c’est vous à présent qu’elles attendent. Les abeilles ne butinent qu’un temps ; après se font trésorières. — Je rentrai dans l’appartement délaissé. J’enlevai le linge de sur les meubles : j’ouvris les fenêtres ; et, profitant des économies que comme malgré moi, vagabond, j’avais pu faire, je m’entourai de tout ce que je pus me procurer d’objets précieux ou fragiles, de vases ou de livres de prix et surtout de tableaux que la connaissance que j’ai de la peinture me permettait d’avoir à très bas prix. — Durant quinze ans je thésaurisai comme un avare ; je m’enrichis de toutes mes forces ; je m’instruisis ; j’appris les langues épuisées et pus lire dans beaucoup de livres ; j’appris à jouer de divers instruments ; chaque heure de chaque journée était donnée à quelque étude fructueuse ; l’histoire et la biologie m’occupèrent particulièrement. Je connus les littératures. J’accumulai les amitiés que mon grand cœur et ma légitime noblesse me permirent de ne pas dérober ; elles me furent, plus que tout le reste, précieuses, et pourtant, même à elles, je ne m’attachai point.

À quarante ans, l’heure étant venue, je vendis tout, et comme mon goût sûr et ma connaissance de chaque objet ne m’avait fait possesseur de rien dont la valeur n’eût augmenté, je réalisai en deux jours, une fortune considérable. Je plaçai cette fortune toute entière de façon que j’en pusse perpétuellement disposer. — Je vendis absolument tout, ne voulant rien garder de personnel sur cette terre, — pas le moindre souvenir d’antan.

Je disais à Myrtil, qui m’accompagnait dans les champs : — « Combien de ce matin délicieux, de cette brume et de cette lumière, de cette fraîcheur aérée, de cette pulsation de ton être, la sensation te donnerait plus de délices encore, si tu savais t’y donner tout entier. Tu crois y être, mais la meilleure partie de ton être est restée ; ta femme et tes enfants, tes livres et ton étude la détiennent et te la dérobent à Dieu.

Crois-tu pouvoir, en cet instant précis, goûter la sensation puissante, complète, immédiate de la vie, — sans l’oubli de ce qui n’est elle ? L’habitude de ta pensée te gêne ; tu vis dans le passé… dans le futur et tu ne t’aperçois de rien spontanément. — Nous ne sommes rien, Myrtil, que dans l’instantané de la vie ; tout le passé s’y meurt avant que rien d’à venir y soit né. — Instants ! Tu comprendras, Myrtil, de quelle force est leur présence ! car chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable : sache parfois t’y concentrer uniquement. — Si tu voulais, si tu savais, Myrtil, en cet instant, sans plus de femme ni d’enfants, tu serais seul devant Dieu sur la terre. — Mais tu te souviens d’eux, et portes avec toi, comme par une peur de les perdre, tout ton passé, tous tes amours, et toutes les préoccupations de la terre… Pour moi, tout mon amour m’attend à tout instant et pour une nouvelle surprise ; je le connais toujours et ne le reconnais jamais. — Tu ne soupçonnes pas, Myrtil, toutes les formes que prend Dieu ; de trop regarder l’une et t’en éprendre, tu t’aveugles. La fixité de ton adoration me peine ; je la voudrais plus diffusée. Derrière toutes tes portes fermées. Dieu se tient… Toutes formes de Dieu sont chérissables, et tout est la forme de Dieu. » —

… Avec ma fortune réalisée, je frêtai d’abord un navire, emmenant avec moi sur la mer trois amis, des hommes d’équipe, et quatre mousses. Je m’épris du moins beau d’entre eux. Mais même à la douceur de mes caresses, je préférais la contemplation des grands flots. J’entrai dans des ports fabuleux, au soir, et les quittais avant l’aurore ayant parfois cherché toute la nuit de l’amour. — Je connus à Venise une courtisane extrêmement belle ; je l’aimai trois nuits, car auprès, j’oubliais, tant elle était belle, les caresses de mes autres amours. — Ce fut à elle que je vendis ou que je donnai mon navire.

J’habitai quelques mois dans un palais du lac de Côme, où les musiciens les plus doux s’assemblèrent. J’y réunis aussi de belles femmes, discrètes et habiles à parler ; et nous causions, le soir, tandis que les musiciens nous enchantaient ; puis descendant le perron de marbre, dont les dernières marches trempaient, nous allions dans les barques errantes endormir nos amours au rhythme reposé des rames. Il y avait des retours assoupis ; la barque accostée tout à coup s’éveillait, et Idoine à mon bras se posant, remontait le perron, silencieuse.

L’an d’après, j’étais dans un immense parc de Vendée, non loin des plages. Trois poètes ont chanté l’accueil que je leur fis en ma demeure ; ils parlaient aussi des étangs avec les poissons et les plantes, des avenues de peupliers, des chênes isolés et des bouquets de frênes, de la belle ordonnance du parc. — Lorsque l’automne vint, je fis abattre les plus grands arbres, et me plus à dévaster ma demeure. Rien ne dirait l’aspect du parc où vadait notre société nombreuse, errant dans les allées où j’avais laissé l’herbe croître. On entendait d’un bout à l’autre des avenues, les coups de hache des bûcherons. Les robes s’accrochaient aux branches en travers des routes. L’automne s’éployant sur les arbres couchés fut splendide. Une telle magnificence s’y posait, que longtemps après je ne pus plus penser à rien d’autre, et je reconnus là ma vieillesse.

— J’ai depuis occupé un chalet dans les hautes Alpes ; un palais blanc à Malte, près du bois parfumé de Citta-Vecchia, où les citrons ont l’acide douceur des oranges ; une calèche errante en Dalmatie — et ce jardin présentement, sur la colline de Florence, celle qui fait face à Fiesole, où je vous ai ce soir assemblés.

Ne me dites pas trop que je dois aux événements mon bonheur, évidemment ils me furent propices, mais je ne me suis pas servi d’eux. Ne croyez pas que mon bonheur soit fait à l’aide de richesses ; mon cœur sans nulle attache sur la terre est resté pauvre, et je mourrai facilement. Mon bonheur est fait de ferveur. Je sais des jours où me répéter que deux et deux faisaient encore quatre suffisait à m’emplir d’une certaine béatitude — et la simple vue de ma main sur la table. À travers indistinctement toute chose, j’ai éperdument adoré. »


II

La terrasse monumentale où nous étions, où des escaliers tournants conduisaient, dominait toute la ville et semblait, au-dessus des feuillages profonds, une nef immense amarrée ; parfois elle semblait avancer vers la ville. Sur le haut pont de ce navire imaginaire, cet été, je montais quelquefois goûter après le tumulte des rues l’apaisement contemplatif du soir. Toute rumeur en montant s’épuisait ; il semblait que ce fussent des vagues et qu’elles déferlassent ici. Elles venaient encore et par ondes majestueuses, montaient, s’élargissaient contre les murs. Mais je montais encore, où les vagues n’atteignaient plus. Sur la terrasse même, on n’entendait plus rien que le frémissement des feuillages et l’appel éperdu de la nuit.

Des chênes verts et des lauriers immenses, plantés en régulières avenues, venaient finir au bord du ciel, où la terrasse même finissait ; pourtant des balustrades arrondies, par instants, s’avançaient encore, surplombant et comme des balcons dans l’azur. Là, je venais m’asseoir, je m’enivrais de ma pensée délicieuse ; là je croyais voguer. — Au-dessus des collines sombres, qui s’élevaient de l’autre côté de la ville, le ciel était de la couleur de l’or : des ramures légères, parties de la terrasse j’étais, penchaient vers le couchant splendide, où s’élançaient presque sans feuilles vers la nuit. — De la ville montait ce qui semblait une fumée ; c’était de la poussière illuminée, qui flottait, s’élevait à peine au-dessus des places où plus de lumière brûlait. Et parfois jaillissait comme spontanément dans l’extase, de cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait d’où, qui filait, suivait comme un cri dans l’espace, vibrait, tournait et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J’aimais celles surtout dont les étincelles d’or pâle retombent si longtemps et si lentement s’éparpillent, qu’on croit après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu’elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l’on s’étonne… puis, lentement, après, une à une, on reconnaît chacune à sa constellation attachée, — et l’extase en est prolongée.

« Les événements, reprit Josèphe, ont disposé de moi d’une façon que je n’ai pas approuvée. » —

— « Tant pis ! reprit Ménalque. Je préfère me dire que ce qui n’est pas, c’est ce qui ne pouvait pas être. »

III

… Et cette nuit ce furent les fruits qu’ils chantèrent. Devant Ménalque, Alcide et quelques autres assemblés, Hylas chanta la

RONDE
DE LA GRENADE

Certes trois grains de grenade suffirent à faire s’en souvenir Proserpine

Vous chercheriez encore longtemps
Le bonheur impossible des âmes.
— Joies de la chair et joies des sens
Qu’un autre s’il lui plaît vous condamne,
Amères joies de la chair et des sens —
Qu’il vous condamne — moi je n’ose.

— Certes, Didier, philosophe fervent, je t’admire
Si la croyance en ta pensée, ne te fait à la joie de l’esprit
Croire aucune autre préférable.
Mais non pas dans tous les esprits ne se peuvent de telles amours.


Et certes, aussi moi je les aime,
Mortels tressaillements de mon âme,
Joies du cœur, joies de l’esprit —
Mais c’est vous, plaisirs, que je chante.

Joies de la chair, tendres comme l’herbe,
Charmantes comme les fleurs des haies
Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des prairies
Que les désolantes spirées qui s’effeuillent dès qu’on les touche.

La vue — le plus désolant de nos sens…
Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous désole ;
L’esprit saisit plus aisément la pensée
Que notre main ce que notre œil convoite.
— Ô ! que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires —
Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus parfaite.


Les plus douces joies de mes sens
Ç’ont été des soifs étanchées.



Certes, délicieuse est la brume, au soleil levant sur les plaines —
Et délicieux le soleil —
Délicieuse sous nos pieds nus la terre humide
Et le sable mouillé par la mer ;
Délicieuse à nous baigner fut l’eau des sources ;
À baiser, les inconnues lèvres que mes lèvres touchèrent dans l’ombre…


Mais des fruits — des fruits — Nathanaël, que dirai-je ?

— Ô ! que tu ne les aies pas connus,
Nathanaël, c’est bien là ce qui me désespère…
… Leur pulpe était délicate et juteuse
Savoureuse comme la chair qui saigne,
Rouge comme le sang qui sort d’une blessure.
… Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif particulière ;
On les servait dans des corbeilles d’or ;
Leur goût écœurait tout d’abord, étant d’une fadeur incomparable ;
Il n’évoquait celui d’aucun fruit de nos terres ;
Il rappelait le goût des goyaves trop mûres,
Et la chair en semblait passée ;
Elle laissait, après, l’âpreté dans la bouche ;
On ne la guérissait qu’en remangeant un fruit nouveau ;
À peine bientôt si seulement durait leur jouissance
L’instant d’en savourer le suc ;
Et cet instant en paraissait tant plus aimable
Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.
La corbeille fut vite vidée…
Et le dernier nous le laissâmes
Plutôt que de le partager…

Hélas ! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres
Quelle fut l’amère brûlure ?
Aucune eau ne les put laver —
Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dans l’âme.
Trois jours, dans les marchés, nous les cherchâmes ;
La saison en était finie. —

Où sont, Nathanaël, dans nos voyages
De nouveaux fruits pour nous donner d’autres désirs ?


*


Il y en a que nous mangerons sur des terrasses.
Devant la mer et devant le soleil couchant.
Il y en a que l’on confit dans de la glace
Sucrée avec un peu de liqueur dedans.

Il y en a que l’on cueille sur les arbres
De jardins réservés, enclos de murs,
Et que l’on mange à l’ombre dans la saison tropicale.

On disposera de petites tables —
Les fruits tomberont tout autour de nous
Dès qu’on agitera les branches
Où les mouches engourdies se réveilleront.
Les fruits tombés, on les recueillera dans des jattes
Et leur parfum déjà suffirait à nous charmer…

Il y en a dont l’écorce tache les lèvres
Et que l’on ne mange que lorsqu’on a très soif.
Nous les avons trouvés le long des routes sablonneuses ;
Ils brillaient à travers le feuillage épineux
Qui déchira nos mains lorsque nous voulûmes les prendre ; —
Et notre soif n’en fut pas beaucoup étanchée.

Il y en a dont on ferait des confitures
Rien qu’à les laisser cuire au soleil.
Il y en a dont la chair malgré l’hiver demeure sure ;
De les avoir mordus les dents sont agacées.

Il y en a dont la chair paraît toujours froide, même l’été.
On les mange accroupi sur des nattes,
Au fond de petits cabarets.

Il y en a dont le souvenir vaut une soif
Dès qu’on ne peut plus les trouver.


*


Nathanaël, te parlerai-je des grenades ?

On les vendait pour quelques sous, à cette foire orientale
Sur des claies de roseaux où elles s’étaient éboulées.
On en voyait qui déroulaient dans la poussière
Et que des enfants nus ramassaient.
— Leur jus est aigrelet comme celui des framboises pas mûres.
Leur fleur semble faite de cire ;
Elle est de la couleur du fruit.

Trésor gardé, cloisons de ruches,
Abondance de la saveur,
Architecture pentagonale.
L’écorce se fend, les grains tombent —
Grains de sang dans des coupes d’azur ;
Et d’autres, gouttes d’or, dans des plats de bronze émaillé !


— Chante à présent la figue, Sémiane,
Parce que ses amours sont cachées.

Je chante la figue, dit-elle,
Dont les belles amours sont cachées.
Sa floraison est repliée.
Figue ! Chambre close où se célèbrent des noces ;
Aucun parfum ne les conte au dehors.
Comme rien ne s’en évapore,
Tout le parfum devient succulence et saveur.
Fleur sans beauté ; fruit de délices ;
Fruit qui n’est que sa fleur mûrie…

J’ai chanté la figue, dit-elle,
Chante à présent toutes les fleurs…

Certes, reprit Hylas, nous n’avons pas chanté tous les fruits…

Don du poète : celui d’être ému pour des prunes…

(La fleur ne vaut pour moi que comme une promesse de fruit.)

Tu n’as pas parlé de la prune.

Et l’acide prunelle des haies
Que la neige froide rend douce.
La nèfle qui ne se mange que pourrie ;
Et la châtaigne de la couleur des feuilles mortes
Qu’on fait éclater près du feu.

— Je me souviens de ces myrtilles des montagnes que je cueillis un jour de grand froid dans la neige…

— Je n’aime pas la neige, dit Lothaire ; c’est une matière toute mystique et qui n’a pas encore pris son parti de la terre. Je hais son insolite blancheur où s’arrête le paysage. Elle est froide et se refuse à la vie ; je sais qu’elle la couve et la protège, mais la vie n’en surnaît qu’en la fondant. Ainsi je la veux, grise et sale, à demi fondue et déjà presque en eau pour les plantes.

— N’en parle pas — la neige aussi peut être belle, dit Ulrich. — Elle n’est triste et douloureuse que là où trop d’amour la fera fondre ; et toi qui préfères l’amour, la préfères à demi fondue. Elle est belle où elle triomphe.

— Là nous n’irons pas, dit Hylas — et où je dis : tant mieux, tu n’as pas à dire : tant pis.

Et cette nuit chacun de nous chanta, sous forme de ballades : Moelibée la

BALLADE
DES PLUS CÉLÈBRES AMANTS

Suléîka ! pour vous je m’arrêtais de boire Le vin que me versait l’échanson…

C’est pour vous que, Boabdil, à Grenade, J’arrosais les lauriers roses du Généraliffe.

Je fus Soliman, quand, Balkis, vous vîntes des provinces du Sud pour me proposer des énigmes.

Tamar, je fus Amnon votre frère, qui se mourait de ne pouvoir vous posséder.

Bethsabé, quand, suivant une colombe d’or jusque sur la plus haute terrasse de mon palais, je vous vis, prête au bain, descendre nue, je fus David qui fit se tuer pour moi votre mari.

J’ai chanté pour vous, Sulamite, des chants tels qu’on les croit presque religieux.

Fornarine, je suis celui qui criait d’amour dans tes bras.

Zobéide, je suis l’esclave que vous rencontrâtes au matin, dans la rue qui menait à la place publique ; je portais un panier vide sur ma tête, et vous me le fîtes emplir, vous suivant, de cédrats, de limons, de concombres, d’épices variées et de diverses friandises ; puis, comme je vous plus et que je me plaignais de ma fatigue, vous voulûtes me garder la nuit, près de vos deux sœurs, et des trois kalendars fils de roi. Et nous nous occupâmes chacun, tour à tour, d’écouter les autres, chacun racontant son histoire. Quand vint mon tour de raconter : Avant de vous avoir rencontrée, Zobéide, dis-je, je n’avais pas d’histoire en ma vie ; maintenant comment en aurais-je ? N’êtes-vous pas toute ma vie ? — Et ce disant le porteur se bourrait de fruits. (Je me souviens que, tout enfant, je rêvais des confitures sèches dont il est tant question dans les mille et une et une nuits. J’en ai mangé depuis, qui sont à l’essence de roses, et un ami m’a parlé de celles qu’on fait avec les letchis.)

Ariadne, je suis le passager Thésée
Qui vous abandonne à Bacchus,
Pour pouvoir continuer ma route.

Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée
Qui d’un regard, dans les enfers, vous répudie,
Importuné d’être suivi.

puis — Mopsus chanta la

BALLADE
DES BIENS IMMEUBLES

Quand la rivière commença à monter,
Il y en eut qui se réfugièrent sur la montagne ;

D’autres qui se dirent : le limon engraissera nos champs ;
D’autres qui se dirent : c’est la ruine ;
D’autres qui ne se dirent rien du tout.

Quand la rivière eut bien monté,
Il y avait des endroits où l’on voyait encore des arbres,
D’autres où l’on voyait des toits de maisons,
Des clochers, des murs, et plus loin, des collines ;
D’autres endroits où l’on ne voyait plus rien du tout.

Il y avait des paysans qui firent monter leurs troupeaux dans les collines ;
D’autres qui emportèrent dans un bateau leurs petits enfants ;
Il y en eut qui emportèrent de la bijouterie,
Des mangeailies, des papiers écrits, et tout ce qui pouvait flotter d’argent.
Il y en eut qui n’emportèrent rien du tout.

Ceux-ci, qui avaient fui dans des barques entraînées,
Se réveillèrent dans des terres qu’ils ne connaissaient pas du tout.
Il y en eut qui se réveillèrent en Amérique ;
D’autres en Chine, et d’autres sur les rives du Pérou.
Il y en eut qui ne se réveillèrent pas du tout.

puis — Guzman chanta la

RONDE
DES MALADIES
dont je ne rapporterai que la fin :

… À Damiette, je pris les fièvres.
À Singapore, je vis mon corps s’orner d’efflorescences blanches et mauves.
À la Terre de Feu, toutes mes dents tombèrent.
Sur le Congo, un caïman me mangea un pied.
Dans les Indes, me prit une maladie de langueur,
Qui fit ma peau admirablement verte et comme transparente ;
Mes yeux semblaient sentimentalement agrandis.

Je vivais dans une cité lumineuse ; tous les soirs il s’y commettait tous les crimes, et pourtant, non loin du port, continuaient de flotter des galères que l’on ne parvenait pas à remplir. Un matin je partis sur l’une d’elles, le gouverneur de la ville ayant mis à ma fantaisie la force de quarante rameurs. Quatre jours et trois nuits nous naviguâmes ; ils usèrent pour moi leurs forces admirables. Cette fatigue monotone endormait leur turbulente vigueur ; ils se lassaient à remuer sans fin l’eau des vagues ; ils devenaient plus beaux, rêveurs, et leurs souvenirs du passé s’en allaient sur la mer immense. Et nous entrâmes vers le soir dans une ville sillonnée de canaux, une ville couleur de l’or ou de la cendre et qu’on nommait Amsterdam ou Venise, suivant qu’elle était brune ou dorée.


IV

Ce soir, dans les jardins qui sont au pied de la colline de Fiesole, à mi-chemin entre Florence et Fiesole, dans ces mêmes jardins où, du temps de Boccace, Pamphile et Fiametta chantaient, — le jour trop lumineux achevé — dans la nuit point ténébreuse, Simiane, Tityre, Ménalque, Nathanaël, Hélène, Alcide et quelques autres étaient assemblés.

Après un demi-repas de friandises que la grande chaleur nous avait permis de prendre sur la terrasse, nous étions descendus dans les allées et maintenant, après des musiques, nous errions sous les lauriers et les chênes, attendant l’heure où nous étendre sur l’herbe, près des sources qu’un bosquet de chênes verts abritait, et nous reposer longuement de la fatigue du grand jour.

J’allais de groupe en groupe, et n’entendais que des propos sans suite, encore que tous parlassent de l’amour.

— Toute volupté, disait Eliphas, est bonne, et a besoin d’être goûtée.
— Mais non toutes par tous, disait Tibulle ; il faut opter.

Plus loin, à Phèdre et à Bachir, c’était Térence qui racontait :

J’aimais, disait-il, une enfant de race kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l’ennui de mes jours et les délices de mes nuits…

Et Symiane avec Hylas :

C’est un petit fruit qui demande à être souvent mangé. —

Hylas chantait :

Il y a des petites voluptés qui ont été pour nous, comme, sur les bords de routes, ces petits fruits de maraude, aigres, et qu’on aurait voulu plus sucrés.

Sur l’herbe, près des sources, nous nous assîmes :

… un chant d’oiseau de nuit, près de moi, m’occupa pendant un instant plus que leurs paroles ; quand je recommençai d’écouter, Hylas parlait :

… Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j’ai voulu rentrer en moi, j’ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n’ai plus eu la plus petite place où m’asseoir. La place d’honneur était occupée par la soif ; d’autres soifs lui disputaient la belle place. Toute la table était querelleuse ; mais ils s’entendaient contre moi. Quand j’ai voulu rentrer et m’approcher de la table, ils se sont tous levés contre moi, déjà ivres ; ils m’ont chassé de chez moi ; ils m’ont traîné dehors, et je suis ressorti pour aller leur cueillir des grappes.

Désirs ! Beaux désirs — je vous apporterai des grappes écrasées ; j’emplirai de nouvelles fois vos énormes coupes ; mais laissez-moi rentrer dans ma demeure — et que je puisse encore, quand vous dormirez dans l’ivresse, me couronner de pourpre et de lierre, — couvrir le souci de mon front sous une couronne de lierre.

L’ivresse s’emparait de moi-même, et je ne pouvais plus bien écouter ; par instants, quand le Chant de l’oiseau se taisait, la nuit semblait devenir silencieuse comme si je l’eusse seul contemplée ; par instants il me semblait de partout entendre des voix jaillissantes qui se mêlaient à celles de notre nombreuse société : —

Nous aussi, nous aussi, disaient-elles, nous avons connu les lamentables ennuis de nos âmes. —

Les désirs ne nous laissent pas tranquillement travailler. —

… Cet été, tous mes désirs eurent soif.

Il semblait qu’ils eussent traversé des déserts.

Et je me refusais à leur donner à boire,

Tant je les savais malades pour avoir bu. —

(Il y avait des grappes où dormait de l’oubli ; il y en avait où mangeaient des abeilles ; il y en avait où du soleil semblait rester.) —

… Un désir s’est assis à mon chevet tous les soirs.

Je l’y retrouve à chaque aurore.

Il a veillé sur moi toute la nuit.

J’ai marché ; j’ai voulu lasser mon désir :

Je n’ai pu fatiguer que mon corps.

Chante à présent, Cléodalise, la

RONDE
DE TOUS LES DÉSIRS

Je ne sais ce que j’avais pu rêver cette nuit.

À mon réveil tous mes désirs eurent soif.

Il semblait qu’en dormant, ils eussent traversé des déserts.

Entre le désir et l’ennui
Notre inquiétude balance. —

Désirs ! Est-ce que vous ne vous lasserez pas ?

Oh ! oh ! oh ! oh ! cette petite volupté, qui passe ! — et qui sera bientôt passée ! — Hélas ! hélas ! je sais comment prolonger ma souffrance ; mais mon plaisir je ne sais comment l’apprivoiser.

Entre le désir et l’ennui, notre inquiétude balance.

Et l’humanité tout entière m’a paru, comme un malade qui se retourne dans son lit pour dormir — qui cherche le repos et ne trouve même pas le sommeil. —

Nos désirs ont déjà traversé bien des mondes ;

Ils ne sont jamais rassasiés.

Et la nature entière se tourmente, entre soif de repos et soif de volupté.

Nous avons crié de détresse.

Dans les appartements déserts.

Nous sommes montées sur des tours

D’où l’on ne voyait que la nuit ;

Chiennes, nous avons hurlé de douleur

Le long des berges desséchées ;

Lionnes nous avons rugi dans l’Aurès — et nous avons brouté, chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc des tiges creuses — car l’eau n’abonde pas au désert.

Nous avons traversé, hirondelles.

De vastes mers sans nourriture ;

Sauterelles, pour nous nourrir nous avons dû tout dévaster.

Algues, nous ont ballotées les orages ;

Flocons, nous avons été roulés par les vents.

Ô ! pour un immense repos, je souhaite la mort salutaire ; et qu’enfin mon désir exténué ne puisse plus fournir à de nouvelles métempsychoses. Désir ! je t’ai traîné sur les routes ; je t’ai désolé dans les champs ; je t’ai soûlé dans dans les grand’villes ; je t’ai soûlé sans te désaltérer ; — je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t’ai promené partout ; — je t’ai bercé sur les vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots Désir ! Désir ! que te ferai-je ? que veux-tu donc ? — Est-ce que tu ne te lasseras pas ?

La lune parut entre les branches des chênes — monotone mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n’entendais que des phrases éparses… il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l’amour et sans s’inquiéter qu’il n’était d’aucun autre écouté.

Puis les conversations se défirent, et comme la lune disparaissait derrière les branches plus épaisses des chênes, ils restèrent couchés les uns près des autres, dans les feuilles, écoutant sans plus les comprendre les parleurs ou les parleuses attardés mais dont les voix plus discrètes ne parvinrent bientôt plus à nous que mêlées au chuchotement du ruisseau sur les mousses.

Simiane alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l’odeur des feuilles déchirées. Hélène dénoua ses cheveux qui retombèrent sur sa robe et Rachel s’en alla recueillir de la mousse humide pour en mouiller ses yeux et les apprêter au sommeil.

La clarté même de la lune disparut. Je restais étendu, lourd de charme et grisé jusqu’à la tristesse. Je ne parlai pas de l’amour. J’attendais le matin pour partir et courir au hasard des routes. — Déjà depuis longtemps sommeillait ma tête lassée. — Je dormis quelques heures ; — puis, quand vint l’aube, je partis. —


  1. Ce fragment a paru déjà dans l’Ermitage (no de janvier 96).