Nouveaux Essais sur l’entendement humain/III/I

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§ 1. Philalèthe. Dieu, avant fait l’homme pour être une créature sociable, lui a non seulement inspiré le désir et l’a mis dans la nécessité de vivre avec ceux de son espèce, mais lui a donné aussi la faculté de parler, qui devait être le grand instrument et le lien commun de cette société. C’est de cela que viennent les mots, qui servent à représenter ; et même à expliquer les idées.

Théophile. Je suis réjoui de vous voir éloigné du sentiment de M. Hobbes, qui n’accordait pas que l’homme était fait pour la société, concevant qu’on y a été seulement forcé par la nécessité et par la méchanceté de ceux de son espèce. Mais il ne considérait point que les meilleurs hommes, exempts de toute méchanceté, s’uniraient pour mieux obtenir leur but, comme les oiseaux s’attroupent pour mieux voyager en compagnie, et comme les castors se joignent par centaines pour faire des grandes digues, où un petit nombre de ces animaux ne pourrait réussir ; et ces digues leur sont nécessaires, pour faire par ce moyen des réservoirs d’eau ou de petits lacs, dans lesquels ils bâtissent leurs cabanes et pêchent des poissons, dont ils se nourrissent. C’est là le fondement de la société des animaux qui y sont propres, et nullement la crainte de leurs semblables, qui ne se trouve guère chez les bêtes.

Philalèthe. Fort bien, et c’est pour mieux cultiver cette société que l’homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu’ils sont propres à former des sons articulés, que nous appelons des mots.

Théophile. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s’y trouve point le moindre acheminement. Ainsi il faut qu’il leur manque quelque chose d’invisible. Il faut considérer aussi qu’on pourrait parler, c’est-à-dire se faire entendre par les sons de la bouche sans former des sons articulés, si on se servait des tons de musique pour cet effet ; mais il faudrait plus d’art pour inventer un langage des tons, au lieu que celui des mots a pu être formé et perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la simplicité naturelle. Il y a cependant des peuples, comme les Chinois, qui par le moyen des tons et accents varient leurs mots, dont ils n’ont qu’un petit nombre. Aussi était-ce la pensée de Golius, célèbre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur langue est artificielle, c’est-à-dire qu’elle a été inventée tout à la fois par quelque habile homme pour établir un commerce deparoles entre quantité de nations différentes qui habitaient ce grand pays que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver altérée maintenant par le long usage.

§ 2. Philalèthe. Comme les orangs-outangs et autres singes ont les organes sans formes des mots, on peut dire que les perroquets et quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez distincts ; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il n’y a qui, l’homme qui soit en état de se servir de ces sons comme des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent être manifestées aux autres.

Théophile. Je crois qu’en effet sans le désir de nous faire entendre nous n’aurions jamais formé de langage ; mais étant formé, il sert encore à l’homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites que par l’utilité qu’on trouve en raisonnant à se servir de caractères et de pensées sourdes ; car il faudrait trop de temps s’il fallait tout expliquer et toujours substituer les définitions à la place des termes.

§ 3. Philalèthe. Mais comme la multiplication des mots en aurait confondu l’usage, s’il eût fallu un nom distinct pour désigner chaque chose particulière, le langage a été encore perfectionné par l’usage des termes généraux, lorsqu’ils signifient des idées générales.

Théophile. Les termes généraux ne servent pas seulement à la perfection des langues, mais même ils sont nécessaires pour leur constitution essentielle. Car si par les choses particulières on entend les individuelles, il serait impossible de parler, s’il n’y avait que des noms propres et point d’appellatifs, c’est-à-dire s’il n’y avait des mots que pour les individus, puisque à tout moment il en revient de nouveaux lorsqu’il s’agit des individus, des accidents et particulièrement des actions, qui sont ce qu’on désigne le plus ; mais si par les choses particulières on entend les plus basses espèces (species infimas), outre qu’il est difficile bien souvent de les déterminer, il est manifeste que ce sont déjà des universaux, fondés sur la similitude. Donc comme il ne s’agit que de similitude plus ou moins étendue, selon qu’on parle des genres ou des espèces, il est naturel de marquer toute sorte de similitude ou convenances et par conséquent d’employer des termes généraux de tous degrés ; et même les plus généraux, étant moins chargés par rapport aux idées ou essences qu’ils renferment, quoiqu’ils soient plus compréhensifs par rapport aux individus à qui ils conviennent, ils étaient bien souvent les plus aisés à former, et sont les plus utiles. Aussi voyez-vous que les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu’ils veulent parier, ou la matière dont ils parlent, se servent des termes généraux comme chose, plante, animal, au lieu d’employer les termes propres qui leur manquent. Et il est sûr que tous les noms propres ou individuels ont été originairement appellatifs ou généraux.

§ 4. Philalèthe. Il y a même des mots que les hommes emploient non pour signifier quelque idée, mais le manque ou l’absence d’uni, certaine idée, comme rien, ignorance, stérilité. Théophile. Je ne vois point pourquoi on ne pourrait dire qu’il c a des idées privatives, comme il y a des vérités négatives, car l’acte de nier est positif. J’en avais touché déjà quelque chose.

§ 5. Philalèthe. Sans disputer là-dessus, il sera plus utile, pour approcher un peu plus de l’origine de toutes nos notions et, -onnaissances, d’observer comment les mots qu’on emploie pour former des actions et des notions tout à fait éloignées des sens, tirent leur origine des idées sensibles, d’où ils sont transférés à des significations plus abstruses.

Théophile. C’est que nos besoins nous ont obligés de quitter l’ordre naturel des idées, car cet ordre serait commun aux anges et aux hommes et à toutes les intelligences en général et devrait être suivi de nous, si nous n’avions point égard à nos intérêts : il a donc fallu s’attacher à celui que les occasions et les accidents où notre espèce est sujette nous ont fourni ; et cet ordre ne donne pas l’origine des notions, mais pour ainsi dire l’histoire de nos découvertes.

Philalèthe. Fort bien, et c’est l’analyse des mots qui nous peut apprendre par les noms mêmes cet enchaînement, que celle des notions ne saurait donner par la raison que vous avez apportée. Ainsi les mots suivants : imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, instiller, dégoûter, trouble, tranquillité, etc., sont tous empruntés des opérations des choses sensibles et appliqués à certains modes de penser. Le mot esp ri t dans sa première signification, c’est le souffle, et celui d’ange signifie messager. D’où nous pouvons conjecturer quelle sorte de notions avaient ceux qui parlaient les premiers ces langues-là, et comment la nature suggéra inopinément aux hommes l’origine et le principe de toutes leurs connaissances par les noms mêmes.

Théophile. Je vous avais déjà fait remarquer que dans le credo des Hottentots, on a nommé le Saint Esprit par un mot qui signifie chez eux un souffle de vent bénin et doux. Il en est de même à l’égard de la plupart des autres mots, et même on ne le reconnaît pas toujours, parce que le plus souvent les vraies étymologies sont perdues. Un certain Hollandais, peu affectionné à la religion, avait abusé de cette vérité (que les termes de théologie, de morale et de métaphysique sont pris originairement des choses grossières) pour tourner en ridicule la théologie et la foi chrétienne dans un petit dictionnaire flamand, où il donnait aux termes des définitions ou explications non pas telles que l’usage demande, mais telles que semblait porter la force originaire des mots, et les tournait malignement ; et comme d’ailleurs il avait donné des marques d’impiété, on dit qu’il en fut puni dans le Raspelhuys. Il sera bon cependant de considérer cette analogie des choses sensibles et insensibles, qui a servi de fondement aux tropes : c’est ce qu’on entendra mieux en considérant un exemple fort étendu tel qu’est celui que fournit l’usage des prépositions, comme à, avec, de, devant, en, hors, par, pour, sur, vers, qui sont toutes prises du lieu, de la distance, et du mouvement, et transférées depuis à toute sorte Lie changement, ordres, suites, différences, convenance. A signifie approcher, comme en disant : je vais à Rome. Mais comme pour attacher une chose, on l’approche de celle où nous la voulons joindre, nous disons qu’une chose est attachée à une autre. Et de plus, comme il y a un attachement immatériel pour ainsi dire, lorsqu’une chose suit l’autre par des raisons morales, nous disons que ce qui suit les mouvements et volontés de quelqu’un appartient à cette personne ou y tient, comme s’il visait à cette personne pour aller auprès d’elle ou avec elle. Un corps est avec un autre lorsqu’ils sont dans un même lieu ; mais on dit encore qu’une chose est avec celle qui se trouve dans le même temps, dans un même ordre, ou partie d’ordre, ou qui concourt à une même action. Quand on vient de quelque lieu, le lieu a été notre objet par les choses sensibles qu’il nous a fournies, et l’est encore de notre mémoire qui en est toute remplie : et de là vient que l’objet est signifié par la préposition de, comme en disant : il s’agit d e cela, on parle de cela, c’est-à-dire, comme si on en venait. Et comme ce qui est enfermé en quelque lieu ou dans quelque tout s’y appuie et est ôté avec lui, les accidents sont considérés de même, comme dans le sujet, sunt in subjecto, inhaerent subjecto10. La particule sur aussi est appliquée à l’objet ; on dit qu’on est sur cette matière, à peu près comme un ouvrier est sur le bois ou sur la pierre qu’il coupe et qu’il forme ; et comme ces analogies sont extrêmement variables et ne dépendent point de quelques notions déterminées, de là vient que les langues varient beaucoup dans l’usage de ces particules et des cas, que les prépositions gouvernent, ou bien dans lesquels elles se trouvent sous-entendues et renfermés virtuellement.