Nouveaux Essais sur l’entendement humain/III/III

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§ 1. Philalèthe. Quoiqu’il n’existe que des choses particulières, la plus grande partie des mots ne laisse point d’être des termes généraux, parce qu’il est impossible, § 2, que chaque chose particulière puisse avoir un nom particulier et distinct, outre qu’il faudrait une mémoire prodigieuse pour cela, au prix de laquelle celle de certains généraux, qui pouvaient nommer tous leurs soldats par leur nom, ne serait rien. La chose irait même à l’infini, si chaque bête, chaque plante, et même chaque feuille de plante, chaque graine, enfin chaque grain de sable qu’on pourrait avoir besoin de nommer, devait avoir son nom. Et comment nommer les parties des choses sensiblement uniformes, comme de l’eau, du fer, § 3, outre que ces noms particuliers seraient inutiles, la fin principale du langage étant d’exciter dans l’esprit de celui qui m’écoute une idée semblable à la mienne ? Ainsi la similitude suffit, qui est marquée par les termes généraux. g 4. Et les mots particuliers seuls ne serviraient point à étendre nos connaissances, ni à faire juger de l’avenir par le passé, ou d’un individu par un autre. § 5. Cependant comme l’on a souvent besoin de faire mention de certains individus, particulièrement de notre espèce, l’on se sert de noms propres ; qu’on donne aussi aux pays, villes, montagnes et autres distinctions de lieu. Et les maquignons donnent des noms propres jusqu’à leurs chevaux, aussi bien qu’Alexandre à son Bucéphale, afin de pouvoir distinguer tel ou tel cheval particulier, lorsqu’il est éloigné de leur vue.

Théophile. Ces remarques sont bonnes et il y en a qui conviennent avec celles que je viens de faire. Mais j’ajouterai, suivant ce que j’ai observé déjà, que les noms propres ont été ordinairement appellatifs, c’est-à-dire généraux, dans leur origine, comme Brutus, César, Auguste, Capito, Lentulus, Piso, Cicéron, Elbe, Rhin, Ruhr, Leine, Oker, Bucéphale, Alpes, Brenner ou Pyrénées ; car l’on sait que le premier Brutus eut ce nom de son apparente stupidité, que César était le nom d’un enfant tiré par incision du ventre de sa mère, qu’Auguste était un nom de vénération, que Capiton est grosse tête, comme Bucéphale aussi, que Lentulus, Pison et Cicéron ont été des noms donnés au commencement à ceux qui cultivaient particulièrement certaines sortes de légumes. J’ai déjà dit ce que signifient les noms de ces rivières, Rhin, Ruhr, Leine, Oker. Et l’on sait que toutes les rivières s’appellent encore elbes en Scandinavie. Enfin alpes sont montagnes couvertes de neige (à quoi convient album, blanc) et Brenner ou Pyrénées signifient une grande hauteur, car bren était haut, ou chef (comme Brennus) en celtique, comme encore brinck chez les bas Saxons est hauteur, et il y a un B ren n er entre l’Allemagne et l’Italie, comme les Pyrénées sont entre les Gaules et l’Espagne. Ainsi j’oserais dire que presque tous les mots sont originairement des termes généraux, parce qu’il arrivera fort rarement qu’on inventera un nom exprès sans raison pour marquer un tel individu. On peut donc dire que les noms des individus étaient des noms d’espèce, qu’on donnait par excellence ou autrement à quelque individu, comme le nom de grosse-tête à celui de toute la ville qui l’avait la plus grande ou qui était le plus considéré des grosses têtes qu’on connaissait. C’est ainsi même qu’on donne les noms des genres aux espèces, c’est-à-dire qu’on se contentera d’un terme plus général ou plus vague pour désigner des espèces plus particulières, lorsqu’on ne se soucie point des différences. Comme, par exemple, on se contente du nom général d’absinthe, quoiqu’il y en ait tant d’espèces qu’un des Bauhins en a rempli un livre exprès ’Sy.

6. Philalèthe. Vos réflexions sur l’origine des noms propres sont fort justes ; mais pour venir à celle des noms appellatifs ou des termes généraux, vous conviendrez sans doute, Monsieur, que les mots deviennent généraux lorsqu’ils sont signes d’idées générales, et les idées deviennent générales lorsque par abstraction on en sépare le temps, le lieu, ou telle autre circonstance, qui peut les déterminer à telle ou telle existence particulière.

Théophile. Je ne disconviens point de cet usage des abstractions, mais c’est plutôt en montant des espèces aux genres que des individus aux espèces. Car (quelque paradoxe que cela paraisse) il est impossible à nous d’avoir la connaissance des individus et de trouver le moyen de déterminer exactement l’individualité d’aucune chose, à moins que de la garder elle-même ; car toutes les circonstances peuvent revenir ; les plus petites différences nous sont insensibles ; le lieu ou le temps, bien loin de déterminer d’euxmêmes, ont besoin eux-mêmes d’être déterminés par les choses qu’ils contiennent. Ce qu’il y a de plus considérable en cela est que l’individualité enveloppe l’infini, et il n’y a que celui qui est capable de le comprendre qui puisse avoir la connaissance du principe d’individuation d’une telle ou telle chose ; ce qui vient de l’influence (à l’entendre sainement) de toutes les choses de l’univers les unes sur les autres. Il est vrai qu’il n’en serait point ainsi s’il y avait des atomes de Démocrite ; mais aussi il n’y aurait point alors de différence entre deux individus différents de la même figure et de la même grandeur.

§ 7. Philalèthe. Il est pourtant tout visible que les idées que les enfants se font des personnes avec qui ils conversent (pour nous arrêter à cet exemple) sont semblables aux personnes mêmes, et ne sont que particulières. Les idées qu’ils ont de leur nourrice et de leur mère sont fort bien tracées dans leur esprit, et les noms de nourrice ou de maman dont se servent les enfants se rapportent uniquement à ces personnes. Quand après cela le temps leur a fait observer qu’il y a plusieurs autres êtres qui ressemblent à leur père ou à leur mère, ils forment une idée, à laquelle ils trouvent que tous ces êtres particuliers participent également, et ils lui donnent comme les autres le nom d’homme. g 8. Ils acquièrent par la même voie des noms et des notions plus générales ; par exemple la nouvelle idée de l’animal ne se fait point par aucune addition, mais seulement en ôtant la figure ou les propriétés particulières de l’homme, et en retenant un corps accompagné de vie, de sentiment et de motion spontanée.

Théophile. Fort bien ; mais cela ne fait voir que ce que je viens de dire ; car comme l’enfant va par abstraction de l’observation de l’idée de l’homme à celle de l’idée de l’animal, il est venu de cette idée plus spécifique, qu’il observait dans sa mère ou dans son père et dans d’autres personnes, à celle de la nature humaine. Car pour juger qu’il n’avait point de précise idée de l’individu, il suffit de considérer qu’une ressemblance médiocre le tromperait aisément et le ferait prendre pour sa mère une autre femme, qui ne l’est point. Vous savez l’histoire du faux Martin Guerre 160, qui trompa la femme même du véritable et les proches parents par la ressemblance jointe à l’adresse et embarrassa longtemps les juges, lors même que le véritable fut arrivé.

§ 9. Philalèthe. Ainsi tout ce mystère du genre et des espèces, dont on fait tant de bruit dans les écoles, mais qui hors de là est avec raison si peu considéré, tout ce mystère, dis-je, se réduit uniquement à la formation d’idées abstraites plus ou moins étendues, auxquelles on donne certains noms.

Théophile. L’art de ranger les choses en genres et en espèces n’est pas de petite importance et sert beaucoup tant au jugement qu’à la mémoire. Vous savez de quelle conséquence cela est dans la botanique, sans parler des animaux et autres substances, et sans parler aussi des êtres moraux et notionaux, comme quelques-uns les appellent. Une bonne partie de l’ordre en dépend, et plusieurs bons auteurs écrivent en sorte que tout leur discours peut être réduit en divisions ou sous-divisions, suivant une méthode qui a du rapport aux genres et aux espèces, et sert non seulement à retenir les choses, mais même à les trouver. Et ceux qui ont disposé toutes sortes de notions sous certains titres ou prédicaments sous-divisés ont fait quelque chose de fort utile.

10. Philalèthe. En définissant les mots, nous nous servons du genre ou du terme général le plus prochain ; et c’est pour s’épargner la peine de compter les différentes idées simples que ce genre signifie, ou quelquefois peut-être pour s’épargner la honte de ne pouvoir faire cette énumération. Mais quoique la voie la plus courte de définir soit par le moyen du genre et de la différence, comme parlent les logiciens, on peut douter à mon avis qu’elle soit la meilleure : du moins elle n’est pas l’unique. Dans la définition qui dit que l’homme est un animal raisonnable (définition qui peut-être n’est pas la plus exacte, mais qui sert assez bien au présent dessein), au lieu du mot animal on pourrait mettre sa définition. Ce qui fait voir le peu de nécessité de la règle qui veut qu’une définition doit être composée de genre et de différence, et le peu d’avantage qu’il y a à l’observer exactement. Aussi les langues ne sont pas toujours formées selon les règles de la logique, en sorte que la signification de chaque terme puisse être exactement et clairement exprimée par deux autres termes. Et ceux qui ont fait cette règle ont eu tort de nous donner si peu de définitions qui y soient conformes.

Théophile. Je conviens de vos remarques ; il serait pourtant avantageux pour bien des raisons que les définitions puissent être de deux termes : cela sans doute abrégerait beaucoup et toutes les divisions pourraient être réduites à des dichotomies, qui en sont la meilleure espèce, et servent beaucoup pour l’invention, le jugement et la mémoire. Cependant je ne crois pas que les logiciens exigent toujours que le genre ou la différence soit exprimée en un seul mot ; par exemple ce terme polygone régulier peut passer pour le genre du carré, et dans la figure du cercle le genre pourra être une figure plane curviligne, et la différence serait celle dont les points de la ligne ambiante soient également distants d’un certain point comme centre. Au reste il est encore bon de remarquer que bien souvent le genre pourra être changé en différence, et la différence en genre, par exemple : le carré est un régulier quadrilatéral, ou bien un quadrilatère régulier, de sorte qu’il semble que le genre ou la différence ne diffèrent que comme le substantif et l’adjectif ; comme si au lieu de dire que l’homme est un animal raisonnable, la langue permettait de dire que l’homme est un rational animable, c’est-à-dire une substance raisonnable douée d’une nature animale ; au lieu que les génies sont des substances raisonnables dont la nature n’est point animale, ou commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et différences dépend de la variation de l’ordre des sous-divisions.

§ 11. Philalèthe. Il s’ensuit de ce que je venais de dire que ce qu’on appelle général et universel n’appartient point à l’existence des choses, mais que c’est un ouvrage de l’entendement. § 12. Et les essences de chaque espèce ne sont que les idées abstraites.

Théophile. Je ne vois pas assez cette conséquence. Car la généralité consiste dans la ressemblance des choses singulières entre elles, et cette ressemblance est une réalité.

13. Philalèthe. J’allais vous dire moi-même que ces espèces sont fondées sur les ressemblances.

Théophile. Pourquoi donc n’y point chercher aussi l’essence des genres et des espèces ?

14. Philalèthe. On sera moins surpris de m’entendre dire que ces essences sont l’ouvrage de l’entendement, si l’on considère qu’il y a du moins des idées complexes, qui dans l’esprit de différentes personnes sont souvent différentes collections d’idées simples, et ainsi ce qui est avarice dans l’esprit d’un homme ne l’est pas dans l’esprit d’un autre.

Théophile. J’avoue, Monsieur, qu’il y a peu d’endroits où j’aie moins entendu la force de vos conséquences qu’ici, et cela me fait de la peine. Si les hommes diffèrent dans le nom, cela change-t-il les choses ou leurs ressemblances ? Si l’un applique le nom d’avarice à une ressemblance, et l’autre à une autre, ce seront deux différentes espèces désignées par le même nom.

Philalèthe. Dans l’espèce des substances, qui nous est [la] plus familière et que nous connaissons de la manière la plus intime, on a douté plusieurs fois si le fruit qu’une femme a mis au monde était homme, jusqu’à disputer si l’on devait le nourrir et baptiser ; ce qui ne pourrait être si l’idée abstraite ou l’essence, à laquelle appartient le nom d’homme, était l’ouvrage de la nature et non une diverse et incertaine collection d’idées simples, que l’entendement joint ensemble et à laquelle il attache un nom après l’avoir rendue générale par voie d’abstraction. De sorte que dans le fond chaque idée distincte, formée par abstraction, est une essence distincte.

Théophile. Pardonnez-moi que je vous dise, Monsieur, que votre langage m’embarrasse, car je n’y vois point de liaison. Si nous ne pouvons pas toujours juger par le dehors des ressemblances de l’intérieur, est-ce qu’elles en sont moins dans la nature ? Lorsqu’on doute si un monstre est homme, c’est qu’on doute s’il a de la raison. Quand on saura qu’il en a, les théologiens ordonneront de le faire baptiser et les jurisconsultes de le faire nourrir. Il est vrai qu’on peut disputer des plus basses espèces logiquement prises, qui se varient par des accidents dans une même espèce physique ou tribu de génération ; mais on n’a point besoin de les dérerminer ; on peut même les varier à l’infini, comme il se voit dans la grande variété des oranges, limons et citrons, que les experts savent nommer etdistinguer. On le voyait de même dans les tulipes et œillets, lorsque ces fleurs étaient à la mode. Au reste, que les hommes joignent telles ou telles idées ou non, et même que la nature les joigne actuellement ou non, cela ne fait rien pour les essences, genres ou espèces, puisqu’il ne s’y agit que de possibilités, qui sont indépendantes de notre pensée.

15. Philalèthe. On suppose ordinairement une constitution réelle de l’espèce de chaque chose, et il est hors de doute qu’il y en doit avoir, d’où chaque amas d’idées simples ou qualités coexistantes dans cette chose doit dépendre. Mais comme il est évident que les choses ne sont rangées en sortes ou espèces sous certains noms qu’en tant qu’elles conviennent avec certaines idées abstraites, auxquelles nous avons attaché ce nom-là, l’essence de chaque genre ou espèce vient ainsi à n’être autre chose que l’idée abstraite signifiée par le nomm général ou spécifique, et nous trouverons que c’est là ce qu’emporte le mot d’essence selon l’usage le plus ordinaire qu’on en fait. Il ne serait pas mal à mon avis de désigner ces deux sortes d’essences par deux noms différents et d’appeler la première essence réelle et l’autre essence nominale.

Théophile. Il me semble que votre langage innove extrêmement dans les manières de s’exprimer. On a bien parlé jusqu’ici de définitions nominales et causales ou réelles, mais non pas que je sache d’essences autres que réelles, à moins que par essences nominales on n’ait entendu des essences fausses et impossibles, qui paraissent être des essences, mais n’en sont point, comme serait par exemple celle d’un décaèdre régulier, c’est-à-dire d’un corps régulier, compris sous dix plans ou hèdres. L’essence dans le fond n’est autre chose que la possibilité de ce qu’on propose. Ce qu’on suppose possible est exprimé par la définition ; mais cette définition n’est que nominale, quand elle n’exprime point en même temps la possibilité, car alors on peut douter si cette définition exprime quelque chose de réel, c’est-à-dire de possible, jusqu’à ce que l’expérience vienne à notre secours pour nous faire connaître cette réalité a posteriori, lorsque la chose se trouve effectivement dans le monde ; ce qui suffit au défaut de la raison, qui ferait connaître la réalité a priori en exposant la cause ou la génération possible de la chose définie. Il ne dépend donc pas de nous de joindre les idées comme bon nous semble, à moins que cette combinaison ne soit justifiée ou par la raison qui la montre possible, ou par l’expérience qui la montre actuelle, et par conséquent possible aussi. Pour mieux distinguer aussi l’essence et la définition, il faut considérer qu’il n’y a qu’une essence de la chose, mais qu’il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence, comme la même structure ou la même ville peut être représentée par des différentes scénographies, suivant les différents côtés dont on la regarde.

18. Philalèthe. Vous m’accorderez, je pense, que le réel et le nominal est toujours le même dans les idées simples et dans les idées des modes ; mais dans les idées des substances, ils sont toujours entièrement différents. Une figure qui termine un espace par trois lignes, c’est l’essence du triangle, tant réelle que nominale ; car c’est non seulement l’idée abstraite à laquelle le nom général est attaché, mais l’essence ou l’être propre de la chose, ou le fondement d’où procèdent ses propriétés, et auquel elles sont attachées. Mais c’est tout autrement à l’égard de l’or ; la constitution réelle de ses parties, de laquelle dépendent la couleur, la pesanteur, la fusibilité, la fixité, etc., nous est inconnue, et n’en ayant point d’idée, nous n’avons point de nom qui en soit signe. Cependant ce sont ces qualités qui font que cette matière est appelée de l’or, et sont son essence nominale, c’est-à-dire qui donne droit au nom.

Théophile. J’aimerais mieux de dire, suivant l’usage reçu, que l’essence de l’or est ce qui le constitue et qui lui donne ces qualités sensibles, qui le font reconnaître et qui font sa définition nominale, au lieu que nous aurions la définition réelle et causale, si nous pouvions expliquer cette contexture ou constitution intérieure. Cependant la définition nominale se trouve ici réelle aussi, non par elle-même (car elle ne fait point connaître a priori la possibilité ou la génération de ce corps) mais par l’expérience, parce que nous expérimentons qu’il y a un corps où ces qualités se trouvent ensemble : sans quoi on pourrait douter si tant de pesanteur serait compatible avec tant de malléabilité, comme l’on peut douter jusqu’à présent si un verre malléable à froid est possible à la nature. Je ne suis pas au reste de votre avis, Monsieur, qu’il y a ici de la différence entre les idées des substances et les idées des prédicats, comme si les définitions des prédicats (c’est-à-dire des modes et des objets des idées simples) étaient toujours réelles et nominales en même temps, et que celles des substances n’étaient que nominales. Je demeure bien d’accord qu’il est plus difficile d’avoir des définitions réelles des corps, qui sont des êtres substantiels, parce que leur contexture est moins sensible. Mais il n’en est pas de même de toutes les substances ; car nous avons une connaissance des vraies substances ou des unités (comme de Dieu et de l’âme) aussi intime que nous en avons de la plupart des modes. D’ailleurs il y a des prédicats aussi peu connus que la contexture des corps : car le jaune ou l’amer par exemple sont les objets des idées ou fantaisies simples, et néanmoins on n’en a qu’une connaissance confuse, même dans les mathématiques, où un même mode peut avoir une définition nominale aussi bien qu’une réelle. Peu de gens ont bien expliqué en quoi consiste la différence de ces deux définitions, qui doit discerner aussi l’essence et la propriété. A mon avis cette différence est que la réelle fait voir la possibilité du défini, et la nominale ne le fait point : la définition de deux droites parallèles, qui dit qu’elles sont dans un même plan et ne se rencontrent point quoiqu’on les continue à l’infini, n’est que nominale, car on pourrait douter d’abord si cela est possible. Mais lorsqu’on a compris qu’on peut mener une droite parallèle dans un plan à une droite donnée pourvu qu’on prenne garde que la pointe du style qui décrit la parallèle demeure toujours également distante de la donnée, on voit en même temps que la chose est possible et pourquoi elles ont cette propriété de ne se rencontrer jamais, qui en fait la définition nominale, mais qui n’est la marque du parallélisme que lorsque les deux lignes sont droites, au lieu que si l’une au moinsétait courbe, elles pourraient être de nature à ne se pouvoir jamais rencontrer, et cependant elles ne seraient point parallèles pour cela.

§ 19. Philalèthe. Si l’essence était autre chose que l’idée abstraite, elle ne serait point ingénérable et incorruptible. Une licorne, une sirène, un cercle exact ne sont peut-être point dans le monde.

Théophile. Je vous ai déjà dit, Monsieur, que les essences sont perpétuelles, parce qu’il ne s’y agit que du possible.