Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/01

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VOYAGE À GÊNES.


PREMIÈRE JOURNÉE.


C’est durant l’hiver que se forment d’ordinaire les projets pour la belle saison. De la privation, en effet, naît le désir. C’est la neige qui fait songer aux prairies, l’emprisonnement à la liberté, l’inaction des membres aux marches hardies ; et, placé que l’on est ainsi entre le souvenir et l’espérance, la situation est merveilleuse pour tracer les plus beaux plans de voyage. Aussi est-ce durant l’hiver surtout qu’un chef prudent doit peser toutes ses paroles et imposer à sa langue la plus stricte circonspection, car, de sa part, un mot hasardé devient une promesse suprême, et le voilà qui, faute d’un peu de prudence, se trouve entraîné à conduire sa bande jusqu’au bout du monde. Quand, un beau soir, M. Töpffer eut lâché le mot de Gênes, il voulut bien le rattraper, mais il n’y parvint pas. C’est sur Gênes, lecteur, que nous allons nous acheminer.

Mais pas encore, si vous voulez bien. Il n’y a pas rien que les pensions qui voyagent ; la fièvre aussi, la fièvre typhoïde fait ses tournées, et, au moment où nous allons franchir le seuil, la voilà qui entre dans la maison et qui y étend sur leur lit la moitié de nos compagnons. Les uns ne sont atteints que faiblement, les autres sont saisis avec violence, et leur havresac n’a pas encore été défait, que déjà l’on craint pour leur vie. Tristes jours, écoulés maintenant, mais point oubliés, où la joie, faisant place à de soudaines alarmes, semblait avoir fui pour jamais ! Grâce à Dieu, les alarmes ont fui à leur tour, la joie est revenue, et sans Gail qui garde encore l’hôpital nous serions déjà en route. Convalescent stationnaire, il fait des efforts d’esprit extraordinaires pour se bien porter ; mais, hélas, il n’y parvient point. « Comment êtes-vous, Gail ? — Voilà. — Bien ? — Voilà. — Mal ? — Voilà. » On le lève, on le couche, on le promène en voiture, on essaye potions, consommés, et toutes les herbes de la Saint-Jean. « Comment êtes-vous, Gail ? — Voilà. » On attend trois jours, quatre jours. « — Eh bien ? — Voilà. » Alors le médecin décide que Gail doit partir convalescent et que sa santé s’ensuivra. L’on essaye donc.

Le 19 septembre, les voyageurs prennent leur vol au nombre de vingt. Entre eux vingt, ils ont, au lieu d’un seul passe-port commun, cinq passeports divers, nombre effrayant si l’on multiplie par cinq tous les ennuis dont chacune de ces paperasses peut devenir l’occasion dans les contrées que nous allons parcourir. Le temps d’ailleurs est magnifique, et la chaleur si étouffante, que, dès les portes de Genève, plusieurs s’imaginent que le soleil de Gênes est venu à leur rencontre. Heureusement des voitures sont là, dans lesquelles nous montons pour y trouver, sinon de l’air, du moins de l’ombre.

Ces voitures sont au nombre de trois. L’une, voiture de secours, qui doit faire avec nous tout le voyage. Cette voiture est ce que nous appelons à Genève une brelingue, c’est-à-dire voiture qui a de l’âge, du service, des antécédents de fatigue et d’épuisement : on dirait une veuve en deuil de l’époux qui la battait. Des deux autres, la première est un cabriolet borgne, où le voyageur Gail secoue sa convalescence ; la seconde est un petit char où M. de Saint-G***, voyageur agrégé, de très-haute taille, se ploie en quatre quand il veut y entrer. Ces trois voitures sont mises en mouvement par des chevaux divers de taille, de couleur, de queue ou d’oreilles, mais non pas de flegme, de tempérament posé et lymphatique. Enfin, ces chevaux obéissent à leurs cochers, qui obéissent eux-mêmes à l’habitude qu’ils ont contractée dès leur bas âge d’être assis sur un siège, deux lanières dans la gauche et un fouet dans la droite.

Notre voiture de secours porte les sacs et relève les voyageurs par tiers, selon un système de rotation régulière qui a pour effet de neutraliser pour chacun deux heures de fatigue par une heure de repos. Mais dans des excursions comme les nôtres, et quelque système que l’on adopte d’ailleurs, une voiture de secours est une entrave bien plus encore qu’elle n’est un commode procédé de soulagement. En mainte rencontre elle oblige à suivre le grand chemin, quand le sentier serait plus agréable, et au lieu de permettre qu’on mange à ses heures, elle exige que l’on procède par picotins réguliers et par dînées uniformes, à la façon des chevaux, et dans le lieu qu’a d’avance déterminé le cocher. Aussi est-ce la dernière fois qu’il nous arrivera de nous atteler à quatre roues.

Sans qu’il soit nécessaire de décrire ici tous les voyageurs, il est bon pourtant de les énumérer succinctement, en consacrant quelques lignes d’honneur aux individualités les plus remarquables, à celles en particulier qui débutent cette année dans la carrière des voyages. Nous commencerons par quelques mirmidons, dont le plus grand n’a que cinquante-six pouces de hauteur et douze ans d’âge.

Le plus bougillon, le plus fabuleux de ces mirmidons, c’est sans contredit le voyageur Oudi. Très-peu versé dans les langues, toutes néanmoins il les bredouille, les emmêle, et leur fait signifier mille choses absolument incomprises, au moyen de quoi il questionne les naturels, harangue les populations, se campe sur les places publiques et y déblatère à fil ses sujets de surprise, de plaisir ou de mécontentement. Avec soixante ans de plus et une blanche barbe, il rappellerait ces sages de la Grèce, qui, la besace sur le dos et un bâton à la main, s’en allaient de ville en ville, débitant des adages, quêtant des maximes et raillant le siècle. Son frère Walter est au contraire grave et sourcilleux, sage pareillement en ceci que, pour ne risquer pas de parler trop, il répond à peine.

Étienne est un voyageur toujours chatouillé, en ce sens qu’il est constamment rieur, risolet, désopilé. Il ramasse des cailloux, recherche les coquilles, et, même éreinté, il ne laisse pas que de se tenir en joie. David, son frère, regarde faire, laisse dire, et suit son régime, qui est de saler la soupe et de tremper son eau. D’ailleurs, distrait et un peu musard, il s’oublie à regarder les tableaux, il essaye les marbres avec l’ongle, ou bien il écoute après coup et répond plus tard, à cause d’une tulipe qu’il était à considérer. Ces quatre voyageurs ont pour caractère commun d’être très-peu fendus encore, en sorte que pour un pas de grandeur naturelle ils en font trois, ce qui triple leurs étapes. Mis bout à bout, ils ont quatorze pieds de long ; additionnés, ils ont quarante ans d’âge ; évalués, ils possèdent trente francs, y compris liards et centimes. Du reste, ils mangent réellement comme quatre et dorment comme sept.

Considérés comme compagnons de lit, ils sont sans prix : on se les arrache. De plus, dans certains cas d’urgence ou les fourre tous les quatre dans un lit, en travers, et les voilà, grâce à leur taille, au large et au long tout à la fois. Considérés un à un sur les routes royales, lorsque, sans père, ni mère, ni tuteur, ils longent la chaussée, ils échappent à toute conjecture et défient la sagacité des plus habiles. Enfin, envisagés dans les villes comme touristes fashionables, ou encore comme étrangers de marque qui visitent les galeries et monuments, ils sont à mourir de rire.

Après ces mirmidons, et bien moins remarquables, viennent d’abord Humann, Blondeau, Bodler, Marsan, qui ont déjà figuré dans le voyage précédent. Puis Gail le convalescent ; Ludwig, qui porte une casquette-armet et une blouse bouffante ; Scheller, mécanicien de tempérament, faisant de son foulard habit, chapeau, collet, parasol, éventail, turban, voilure, ceinture, cravate, et occasionnellement mouchoir ; Nottheim, Merz jarrets trempés ; Pillet, Corbaz, haut fendus. Du reste, Pillet a une perruque en poche, un nez dans son gousset, en sorte qu’il se fait abbé, ganache, vieillard, tout ce qu’on veut. Mais à Gênes il se fait définitivement marin, et adopte le chapeau goudronné.

Viennent ensuite MM. de Saint-G***, R*** et D***, hommes d’âge et voyageurs agrégés ; enfin M. et madame Töpffer, voyageurs annuels, anciens des anciens, roi et reine, impératrice et czar, tout au monde, excepté adolescents, ce qui, à le bien prendre, est encore de toutes les dignités la plus réelle et la plus désirable. Dès Saint-Julien on exhibe, une heure plus loin la douane, et encore mangeons-nous notre pain blanc le premier. Car, en fait de douane, en fait de passe-port, et à la seule condition que vous soyez en règle, allez en Savoie, allez en Piémont, en Lombardie, mais n’allez pas en France, il y a tout à perdre et rien à gagner.

Au Chable, avant de quitter la vallée du Léman, l’on gravit le petit mont qui l’enserre de ce côté. Du sommet de ce mont, l’on voit au loin les tranquilles plages du lac, les rivages enchantés de Vaud, le profil de la côte escarpée de Savoie, et tout près de soi, au pied du mont Salève, la solitaire abbaye de Pommiers à demi enfouie sous les rameaux de quelques hêtres séculaires… Quel beau pays ! Quelle radieuse contrée ! En verrons-nous quelqu’une qui la surpasse en fraîcheur, en éclat, en pittoresque variété ? Non, nous n’en verrons point qui présente au même degré ces avantages ; mais c’est le propre de l’Italie que de séduire par la sérénité de son ciel, par les douceurs de ses lignes, par le coloris brûlé de ses roches stériles, en un mot par la mélancolie et par la grâce, deux choses que ne suppléent ni la verdure, ni la fraîcheur, ni l’éclat. Pareillement, l’homme des cantons est beau de stature, de santé, de force ; mais là-bas, le dernier des mendiants, la plus pâle et la plus dénuée des jeunes mères sont attrayants d’accoutrement, de geste, de port, d’expression vive, d’imagination naturelle, de dignité native, et c’est à ces causes sans doute qu’ils plaisent, qu’ils charment plus que l’homme, plus que la fille des cantons.

Au delà du Chable, le pays est montueux et boisé ; mais, bien qu’agréable, il a perdu cette splendeur de tout à l’heure. En passant à la Caille, nous demandons des nouvelles de Redard. Redard, c’est le marchand d’huile de la pension ; mais c’est surtout un bonhomme plus original que ne sont d’ordinaire ses pareils : facétieux de nature, ami de la jeunesse et obscur mais chaud adorateur des Muses. Quand il vient à la pension, tout reluisant de son état, il s’extasie devant les gravures, il porte respect aux livres ; et si quelque mirmidon est au salon à étudier ses gammes, le voilà qui monte, qui entre, qui approche, et gare la salade ! Une fois là, Redard y oublierait et le monde, et ses huiles, et sa femme, si, l’heure venue, on ne les lui remettait en mémoire.

Cependant le cocher du char, qui marche à pied aux fins de soulager sa bête, étant venu à se baisser pour relever son fouet… crac ! la futaine crie et se rompt. À partir de ce moment, le pauvre homme cesse de soulager sa bête, et, remonté sur son siège, il y demeure vissé jusqu’à l’heure où la nuit couvre de ses voiles les monts, les forêts, les champs, et aussi les culottes percées.

Quel joli endroit qu’Annecy, ce petit pays retiré, verdoyant, avec son lac à lui, et tout autour des vergers frais, des vallons montants, des cimes à portée ! Qu’avec peu de chose la ville serait moins délabrée, les habitants plus riches et plus propres ! Néanmoins, Annecy prospère dans ce moment, et la route d’Italie qui va, dit-on, y passer, améliorera ses destinées. Avant donc qu’Annecy se décrasse et se renouvelle, peintres, hâtez-vous d’y aller, et que vos portefeuilles s’emplissent des masures moussues, des arceaux vermoulus, des constructions gothiques qui, encore à cette heure, s’y réfléchissent dans des flaques dormantes ! Nous allons descendre à l’auberge de M. Wepfert, qui nous attend, dit-il, depuis douze jours ! et qui nous régale de carpes et brochets dans une salle à manger tapissée de batailles navales.

Les papiers à sujets ne sont plus de mode aujourd’hui dans les hôtels un peu fashionables. Mais en Savoie, et partout en général dans les hôtelleries de bourgades ou de bicoques, on les retrouve encore qui donnent à la salle à manger son lustre et sa physionomie. Batailles navales, pagodes, éléphants, mameluks, bergeries, l’Inde et l’Amérique, sont là représentés au naturel, et, fidèle aux mœurs, l’artiste a soin qu’en toute occurrence le Turc fume, le mameluk sabre, la bergère soit tendre, proprette et bien chaussée. Cependant les paysans admirent, les forains commentent, les commis voyageurs jugent ou expliquent, et chacun se plaît, moi aussi, au milieu de ces scènes qui, ridiculement exécutées d’ailleurs, peuplent néanmoins, tiennent compagnie, ou tout au moins récréent plus encore que ne peuvent faire des bariolages symétriques, des arabesques prétentieuses. Après tout, dans une auberge où l’on ne s’arrête que pour quelques heures, tout est bon de ce qui diminue l’impression d’isolement, et même des Turcs qui fument sous un kiosque rose, dans une prairie verte, à côté d’un Euphrate bleu, y sont de plus agréable société qu’une paroi mouchetée de losanges ou morne de raies majestueuses.

Mais dans notre siècle, la vie, la joie se retire de tout, même des papiers peints et des décors d’appartement, et si en toutes choses on y fait plus que jamais la part de l’orgueil et de la vanité, dont la mode, hélas, à défaut d’autre chose, est devenue le ministre aussi dépensier que capricieux et absolu ; moins que jamais on y fait celle du plaisir ou seulement de la récréation des yeux. Notre confort même, bien différent du bien-être, n’est guère qu’un étalage de commodités équivoques propres à marquer le rang, la condition, plutôt qu’à rendre le vivre facile, aimable ou riant. Que si vous êtes porté à trouver cette observation plus chagrine que juste, allez donc visiter, là où il s’en trouve encore, des villas, des demeures, des salons d’autrefois. Vous y trouverez avec bien moins d’ostentation que chez les opulents de nos jours, bien plus de vraie commodité, et jusqu’aux choses de luxe conçues en vue de plaire, d’égayer, de distraire, tout autant qu’en vue de briller par une stérile et plate somptuosité. Le salon en particulier, destiné aux réunions et aux fêtes, y scintille de dorures et de cristaux ; des consoles ornées de sculptures et de bas-reliefs y supportent des glaces encadrées dans d’élégantes moulures, et, au lieu de nos tristes meubles carrés, anguleux, prétentieusement simples et scrupuleusement symétriques, de bons sofas moelleux et arrondis, des chaises engageantes, des fauteuils bonhommes, hospitaliers en quelque sorte, et de qui la seule affaire c’est d’emboîter bien votre personne sans gêner vos membres. Quant aux papiers peints, pas question ; mais à la place, des tableaux de fruits, de fleurs, de chasse, de pêche, encadrés dans la boiserie au-dessus des portes et contre la paroi divisée en larges panneaux, ou bien une tenture de soie toute riante de couleurs vives et de broderies variées, ou bien, et plus souvent, des toiles peintes représentant des scènes bocagères, des ports de mer, des hommes enfin, des arbres, de la vie, ai-je dit, et cette sorte de vie justement dont le spectacle, au milieu d’une fête aux lumières, plaît par le contraste et séduit, occupe, contente l’imagination.

Sur ce, lecteur, deux aphorismes, après quoi nous irons nous coucher.

L’imagination est une bonne fille, mais qu’il faut amuser, entretenir, récréer, ou bien elle abuse de son oisiveté, et tantôt se dérègle, tantôt se déprave. C’est pour cela qu’il faut aux peuples des monuments, des peintures, des décors, des représentations décentes et des spectacles honnêtes. C’est pour cela qu’il faut à la vie domestique des embellissements d’art et de poésie, et, aux salons, plutôt encore des toiles représentant médiocrement des scènes d’hommes, d’animaux, de paysage, que des papiers peints représentant avec perfection des palmes disposées en quinconce.

La peinture et la sculpture sont des arts admirables, et vivent les chefs-d’œuvre ! Mais elles sont des arts gratuitement aristocratiques lorsqu’elles se bornent à produire pour l’usage des opulents des ouvrages rares, magnifiques et coûteux. Elles sont, au contraire, des arts bienfaisants et populaires quand à côté d’elles, et par elles, vivent la peinture et la sculpture de décor, c’est-à-dire non plus des arts mais des métiers, qui, médiocrement sans doute, mais à peu de frais, ornent les logis, égayent et peuplent les demeures, embellissent les lieux publics, et font jouir la multitude, qui n’est d’ailleurs ni difficile ni connaisseuse, de l’image au moins des belles choses et de l’apparence des chefs-d’œuvre ; à peu près comme ces orgues à manivelle qui, alors même qu’elles écorchent les oreilles d’un dilettante, n’en servent pas moins à faire jouir le petit peuple du charme des beaux airs et de l’écho des chefs-d’œuvre.