Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/20

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VINGTIÈME JOURNÉE


En quittant Nice, nous laissons derrière nous les Apennins, et plus rien, si ce n’est l’horizon de la mer, ne ressemble aux sites de la Corniche. Pendant que nous cheminons, un coup de fusil se fait entendre dans un taillis, et un malheureux oiseau blessé et haletant traverse la route, poursuivi par deux chiens qui attendent sa chute prochaine. Nous ne voyons pas l’issue du drame, mais, d’emblée, nous ne sommes pas pour le chien.

Bientôt nous atteignons la frontière de France. C’est à Saint-Laurent du Var, au delà d’un pont immense jeté sur des prairies que le Var dans ses jours de fête inonde de ses flots. Quand on a franchi le pont, on trouve devant soi quatre ou cinq baraques remplies d’employés et de gendarmes. Au nom du roi de France ces messieurs vous prient très-poliment d’entrer, de déclarer, d’exhiber ; au nom du roi de France et poliment toujours, ils vous présentent une carte à payer. Ohé ! c’est cher ! et jamais aubergiste piémontais, jamais hôtesse lombarde ne nous écorcha de la sorte.

À Saint-Laurent du Var, nous payons sous trois formes. C’est d’abord quinze nouveaux francs pour notre même passe-port. Cette plaisanterie fiscale, si promptement renouvelée, nous fait l’impression d’une très-brutale récidive ; aussi, n’étaient messieurs les gendarmes, nous essayerions en vérité de défendre nos deniers contre messieurs les employés, dont trois ou quatre sont étiques et les autres portent des lunettes.

C’est ensuite seize francs pour quelques petites boîtes de bonbons de Gênes, que quelques-uns de nous ont achetées pour les offrir à leurs parents. À quelques jours d’ici, aux Marches, quand nous voudrons passer ces boîtes de France en Savoie, l’on nous dira : Vous avez là, messieurs, des articles qui payent des droits, mais nous voyons assez que vous n’êtes pas des marchands. Ce sont, n’est-ce pas, de petits présents ?… C’est bon, passez. Voilà qui est parler ! et vive le roi de Sardaigne, qui n’a pas changé, comme son collègue le roi de France, nos confitures en déconfiture. Seize francs ! Fi ! les boîtes n’en ont pas coûté douze.

C’est ensuite quinze francs pour que la voiture puisse entrer sur le sol français. « Je vous dis, leur crie le cocher, que la voiture est au monsieur. — Eh bien, allez le chercher. » En ce moment arrive le monsieur en personne, à qui le cocher n’épargne pas des clignements significatifs : « Déclarez-vous, monsieur, lui dit le chef, que cette voiture vous appartient ? — Oui, répond le cocher. — Non, » répond M. Töpffer. Les quinze francs sont comptés, et c’est bien le cas de dire : Tout est perdu fors l’honneur.

Pendant que ces choses se passent, on toise nos pauvres chevaux, on dresse leur signalement, on leur fait acheter un passe-port privé, et dans la crainte qu’ils n’aillent être vendus ou échangés en France (notre cocher s’échangerait plutôt lui-même), on exige le dépôt de cent et dix francs qui seront rendus au bureau de sortie, si nos chevaux ne viennent pas à périr, si l’on n’est pas forcé d’en remplacer un, si le cocher ne perd pas son reçu, si le signalement est exact et si le bureau de sortie n’a pas la berlue.

Enfin, chose infâme, l’on nous palpe dans une dernière et abjecte baraque. Il y a des gens tellement civilisés, qu’ils trouvent cela assez naturel : « Après tout, disent-ils, c’est une formalité, et, des formalités, qui s’en formaliserait ? » Il y en a d’autres qui trouvent cette pratique humiliante, ignoble, intolérable. Payer passe encore, mais soi, honnête particulier, être livré aux crasseuses mains de la lie des douaniers ! être fouillé dans ses poches, palpé dans ses membres, traité comme un ballot de contrebande !… c’est bien plus révoltant encore que ne peut l’être la plus extravagante des extorsions. Encore une fois, jamais, je ne dis pas en Suisse, où de temps immémorial ces pratiques sont aussi inconnues qu’impossibles, mais jamais en Lombardie, jamais dans les États sardes que nous avons traversés vingt fois et dans tous les sens, rien de pareil ne nous est advenu ! Aussi, à peine sommes-nous hors de la portée de MM. les gendarmes, que nous entonnons en chœur une philippique à nous faire incarcérer tous pour dix ans, si le lieu était public et la police par là. Pour le cocher, il ne philippise pas ; mais jaune d’aigreur et suffocant de rancune : « Que monsieur ne m’eût pas démenti, murmure-t-il, et nous arrachions quinze francs à ces voleurs. Car enfin, si ça va de ce train, que lui rapporterai-je, à mon maître ? »

Ainsi allégés, nous nous acheminons sur Antibes, où l’on entre par une espèce de porte de Cornavin. Cette ressemblance inattendue avec quelque chose de Genève nous dispose en faveur de l’endroit. L’hôtel s’y bâtit, mais, sans attendre qu’il soit terminé, nous y déjeunons parmi les échelles et sous une pluie de plâtre frais. Déjà nous pouvons reconnaître que nous avons affaire à une population d’une qualité supérieure à tout ce que nous avons vu depuis notre sortie de Savoie. L’ordre, la propreté, l’esprit de travail et de famille recommencent à se montrer ; la probité chez les hôtes n’est plus une exception ; les bienfaits d’une liberté et d’une instruction plus grandes se manifestent par des traits intéressants. Du reste, ici comme à Oneglia, nous tombons sur une série récurrente d’aubergistes apparentés ; seulement, au lieu de frères, ce sont des sœurs. La sœur d’Antibes nous donne un bon pour la sœur de Grasse, et munis de cette pièce, nous nous remettons en route en tournant le dos à la mer et la face à la Suisse. Rien que cette évolution fait surgir dans nos esprits l’impression du retour.

À partir d’Antibes, le pays va s’élevant de plus en plus. Il est beau, riant, fertile, solitaire. Toutefois, voici des gens qui font la vendange : « Hé ! dites donc, voulez-vous nous vendre du raisin ? » Un bonhomme qui voit bien que nous n’aspirons qu’à nous régaler, repart aussitôt : « Non, messieurs, ici le raisin se donne et ne se vend pas. » Belle réponse, et qui vaut, ma foi, celle de Cambronne. L’on nous charge de grappes magnifiques et nous continuons de monter.

Cependant la nuit nous surprend que nous sommes encore bien loin de Grasse, et des lumières qui semblaient briller tout près de nous aux maisons de la ville, en trompant sur la distance, nous font paraître la dernière lieue interminée et interminable. Grasse est une jolie petite ville, bâtie en forme de croissant, à mi-hauteur d’une montagne. L’industrie des habitants, c’est de mettre en pommade tout le jasmin de la contrée et toutes les roses d’alentour. Que ne s’oignent-ils donc de leur pommade, ces braves gens ! au lieu de cela, tous, du premier au dernier, fleurent, à qui mieux mieux, l’ail de Provence.

La sœur de Grasse nous reçoit fort bien, ainsi que M. Gimbert, son gros époux. Ce sont des hôtes bons, probes, remplis d’attentions ; mais ils ont un sommelier outrecuidant et maladroit qui dit toujours : Laissez-moi faire. Ce drôle s’y prend de telle sorte pour nous avoir à meilleur marché un mulet qu’on offrait de nous louer pour dix francs, qu’en peu d’instants ce prix monte à vingt ; puis à trente, puis à trente-six francs, et par faveur encore. De tout temps on a vu de ces officieux qui, pour tirer un homme de l’eau, ne manquent pas de l’y avoir noyé préalablement.

Du reste ce mulet indique une modification dans notre façon d’aller. C’est que l’heure est venue pour M. Töpffer où, s’il n’aime mieux rester en place et se fixer à Grasse, il lui faut absolument se choisir un chemin de retour parmi les trois qui s’offrent à lui. Le premier prend par Aix : il est long, poudreux, route royale, pont aux ânes ; nous n’en voulons pas. Le second prend par Draguignan, Aubs, et rejoint à Digne la route de Grenoble ; il est moins long, mais tout aussi battu : nous en faisons cadeau à notre cocher, qui y fera passer la voiture. Le troisième prend par les montagnes, s’enfonce dans un pays désert et coupe droit sur Digne : c’est celui que suivit Bonaparte échappé de son île d’Elbe ; c’est celui qu’échappés de notre voiture, nous voulons suivre aussi pour marcher dételés de cette caisse à quatre roues qui vit de régime et mange à ses heures.