Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/1

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VOYAGE À LA GRANDE CHARTREUSE


PREMIÈRE JOURNÉE


Dans tout voyage de pension, la journée du départ est précédée de plusieurs journées d’attente et de préparatifs, qui sont désastreuses pour l’étude et pour la bonne latinité. C’est que, pendant que la personne des voyageurs garde encore le logis, descend en classe et accomplit à l’ordinaire toutes les fonctions d’école, l’esprit, depuis bien des jours, est parti pour les montagnes, où il gravit, respire, s’essoure pour les cités lointaines, où il visite les musées, les théâtres, les monuments publics, où il entre à l’auberge et se garde par-dessus tout d’entrer en classe. Ainsi, pendant que l’autre est absent, c’est réellement la bête qui grammatise qui traduit, qui accorde le substantif avec l’adjectif, et de là une foule de solécismes colossaux, de monstrueux barbarismes.

Arrive enfin le jour du départ. Dès avant l’aube, il y a mouvement dans la maison, et sans que personne se soit mêlé de réveiller, il se trouve que tout le monde est debout, blousé, ficelé, ajusté, prêt à partir, aussitôt que l’aurore sera venue éclairer les campagnes de ses premières lueurs. Dès qu’elle paraît, on éteint les lumières, on ferme la porte, et l’on se met en route. Tout à l’heure le soleil embrase les cieux, perce les taillis, illumine les prairies, et il y a là un moment où l’âme, dorée aussi des plus purs rayons de la joie et du plaisir, se trouve être à l’unisson de cette allégresse qui éclate dans la nature. Mais avant d’aller plus loin, donnons le signalement des voyageurs.

Hippolyte d’Herviers, surnommé Scevola à cause de certaines ténacités farouches, marche cambré et la pointe des pieds en dedans. Naturaliste au premier chef, il fatigue les papillons à la course, il collectionne les chenilles, récolte le tithymale, et court sus à tous les capricornes, à tous les grillons, à tout ce qui vole, rampe ou bruit. Par malheur, il classe mal et est sujet à confondre les règnes. Du reste, s’il lui arrive de traverser la grande route, il ne la suit jamais, et on le voit de loin couché contre la rampe des ravins, à moitié enfoui sous les broussailles ou courant dans les hautes herbes.

Henri d’Herviers, frère du précédent, n’est pas le moins du monde naturaliste, et les prouesses de son frère lui apparaissent comme une étrangeté plutôt encore permise que raisonnable, dont il fait d’ailleurs un mince cas. Silencieux, philosophe, observateur, il marche à son pas, ne parle qu’à ses heures, et entend qu’on respecte son sommeil. Du reste, il vit bien avec tout le monde et détestablement avec son sac, qu’il considère comme un vil paresseux, incapable d’avancer sans qu’on le porte.

Louis Blondeau a le galbe imberbe, l’œil clair et l’esprit incertain. D’ailleurs sa blouse est ventrue, et des endroits, c’est le nom surtout qui lui importe. Quand il a pu l’attraper, il le prend en note et vit content.

Nicolas Christoforo, appelé le petit à cause de sa taille et à cause de sa prononciation, a l’allure mystérieuse, le regard arcane, le langage couvert et circonspect. Blousé pour la forme, mais secrètement habillé par-dessous.

François Bartelli, dit grand bel homme à cause de sa charpente colossale, de son œil noir et de sa chevelure touffue, parle comme quatre, rit comme douze, et ne se tait que lorsqu’il s’est hissé clandestinement sur un pommier ou blotti parmi les ceps. Cependant le garde champêtre vient à passer, et Bartelli retient jusqu’à son souffle.

Rodolphe Bolesco, tournure Titan, épaule Farnèse, mollets piliers. Peu versé lui-même dans la langue française, il ne laisse pas de tenir note de tous les cuirs qui se font dans la troupe, et d’y trouver un continuel sujet de gaieté, à peu près comme ceux qui, tout en tombant eux-mêmes sur le derrière, rient de voir un bourgeois s’étendre par terre. Possède un rasoir pour son usage, et rase gratuitement berbes et imberbes.

Alexandre Bolesco, frère du précédent, a l’esprit mathématique, sentimental, dialecticien, surpris, troublé, enthousiasmé tout à la fois. Sans cesser de marcher, il discute des problèmes, panégyrise les grands hommes, harangue la belle nature, et intente des questions hors de portée aux pauvres habitants des campagnes. Attaqué, harcelé par tous et par chacun, il oppose des principes, se barricade derrière des formules ou vous cloue au mur avec un argument pointu. Sa casquette est plane, son sac rhomboïdal, et sur tous les objets, pour mieux voir, il braque un lorgnon terne.

Matthias Haller, dit Goulmar parce qu’il est d’Alsace, est soigneux, rangé, les poches pleines de ressources et particularités. Mais comme tous les rangés, comme toutes les poches pleines, il est sujet à des mécomptes et exposé à des larcins.

Gustave Humann emporte une coqueluche et voyage en voiture. Par la portière, il questionne en toussant, et par la portière aussi, il tousse en répondant.

Robert Dudley, Anglais de Florence, a le pas sauterelle et la tournure héron. Naturaliste aussi, il est comme ficelé, emballé, cacheté au centre de caisses à insectes et de fioles d’esprit-de-vin, qui de tous côtés recouvrent sa personne. D’ailleurs, souple, leste, adroit, là où Hippolyte, d’un bond, saute sur sa proie, mais l’écrase, lui attend la sienne, la guette et l’attrape par l’aile ou la saisit par la queue.

Lucien Morelli, bruyant, déterminé, chante ferme, marche dru, boit sec, et, comme Bartelli, chasse aux raisins, pêche les pommes, bat les noyers.

Charles Dumarais est dessinateur, jongleur, amateur et pas du tout marcheur. Mais la fortune vient à son secours, et dans chaque diligence qui vient à passer il rencontre des amis de sa famille qui le hissent à eux et le déposent au prochain relais.

Eugène Marsan est grave, formé, complet. Il compose à lui tout seul l’avant-garde, vu que, par principe, il ne fait jamais de haltes.

Henri Marsan est complet, formé, grave aussi, mais avec des caprices d’hilarité. Doué de fort petites jambes, il aune néanmoins de très-grands pas, et forme à lui tout seul une seconde avant-garde.

Hermann Meister est gigantesque, hasardeux, excentrique. Il enjambe les fleuves, s’enfonce dans les abîmes, fouille les taillis, et reparaît perché sur le dernier rameau d’un chêne-roi. Constamment haletant, harassé, constamment il reprend sa course, s’enflamme aux obstacles, se surpasse aux rampes verticales. Par malheur, il picore aux ceps, chasse aux noix, et, tout en rêvant prouesses désordonnées et efforts impossibles, il broie son compagnon de lit. Seul de la troupe, il jouit d’une blouse bleue à jabot et manchettes du plus bel effet.

Ernest Bodler débute dans la carrière. Le soleil l’abat, mais la pluie le réconforte, et en tout lieu les haltes sont son affaire bien mieux que les rampes verticales ou non. Du reste, il bouge sans fin et jase à fil.

Pierre Ducros a le jarret déboîté, en sorte qu’il se couche auprès des sources et s’assied sur les bornes. En voyant que les chartreux passent leur vie assis ou agenouillés, il est sur le point d’entrer dans l’ordre.

Henri Brunken, moitié Allemand, moitié Anglais, aux trois quarts Scandinave, a l’œil clair et les cheveux fauves. Il représente dans la caravane l’homme du Nord, calme, persévérant et muet.

Henri Derville, bonhomme, marcheur, philosophe, ne faisant qu’un avec son sac, va son train, et puis voilà.

Théoring d’Altemberg fait des pas de deux mètres, et néanmoins il marche à côté du petit, pour lui attraper ses secrets et sonder son mystère.

Alexandre Mérian, accentué, vif, méridional, se démoralise aisément et se remoralise tout aussi aisément rien qu’en se frottant l’une contre l’autre les paumes de la main.

Enfin M. Töpffer et Jacques Clotus, son domestique.

Quatre corbeilles attendent cette caravane aux portes de la ville. Les corbeilles sont des sortes de caisses en treillis, légères, découvertes, fort grandes, qui servent à voiturer les noces, les parties de plaisir, et généralement parlant tous les endimanchés de la ville, lorsqu’ils s’en vont à trois lieues, à quatre lieues des remparts se chercher, sous l’ombrage des hêtres ou des châtaigniers, une joyeuse retraite et une fraîche salle à manger. Là, on dételle, on déballe, on prend possession, et la journée s’écoule en menus entretiens, en rustiques banquets, en tranquilles loisirs. À ces corbeilles sont attelés des chevaux conformes, de ces bonnes bêtes citadines, poussives un peu, mais loyales, rassies, accoutumées dès longtemps au bruit des rires, au gai vacarme des refrains, à ces tempêtes d’allégresse que provoquent au retour de la fête l’entrain des convives, l’impression d’un beau soir, la rencontre inopinée d’amis, de parents qu’emportent aussi vers la ville deux mères juments, conduites par un cocher aviné. La poussière vole, les hourras se croisent, les chants se confondent, et la nuit tombe sur ce charmant tumulte. Mais déjà ce sont là les mœurs de nos pères bien plus que les nôtres, et à mesure qu’elles s’en vont, les corbeilles, hélas ! s’en vont aussi ; avant peu d’années l’on n’en verra plus.

Au surplus, dès la première heure, un ton différent prévaut dans chacune de celles qui nous portent. Ici le sommeil, là la coqueluche, dans la troisième on chante ; dans la dernière, c’est l’esprit qui domine sous la forme de jeux de mots, d’énigmes et de calembours ; et comme cette voiture envoie aux autres des courriers pour leur faire part de son superflu de saillies et de gentillesses, il en résulte des transports d’esprit, matière qui n’est pas toujours bien légère.

À Saint-Julien, on nous adresse tous au bourreau : ce qui, dans la bouche d’un carabinier piémontais, ne signifie heureusement rien de sinistre ; il s’agit tout simplement de bureau où l’on vise les passe-ports. Nous y passons trois quarts d’heure, après quoi l’on nous recommande d’avoir soin de nous mettre en règle auprès de tous les bourreaux ultérieurs, car le moment est critique, et à cause de quelques fusées politiques qui ont récemment éclaté ci et là, les carabiniers veillent et la police fait bonne garde. À la bonne heure. Mais qui donc imagina le premier cet abominable ingrédient de passe-port, et notre Suisse, où, à la rigueur, on peut traverser vingt-deux cantons souverains sans exhiber une seule fois, n’est-elle pas, à ce titre déjà, l’un des plus beaux pays du monde ? Exhiber, ce mot seul est laid, trivial, crasseux d’une grossière et dégoûtante propriété.

À l’Éluiset, autre bourreau, celui des douanes. Ici l’on nous fait promettre que nous ne colportons point de doctrines incendiaires, point d’idées de contrebande, point de propagande manuscrite ou imprimée. Nous promettons tout ce qu’on veut, et on nous laisse partir sans seulement ouvrir nos havre-sacs. En vérité, ce serait le moment de passer du sucre, du tabac, des dentelles, car ces gens pour l’heure, n’ont l’œil qu’aux fusées et aux pétards.

Cependant la chaleur est accablante, le sommeil nous visite, et à chaque cahot des corbeilles, toutes les têtes s’entre-choquent. Alors on se réveille : « Comment tapâtes-vous de l’œil, Hermann ? — Fort bien. » Mais cette expression tapâtes exige un commentaire.

Taper de l’œil veut dire, comme on sait, s’endormir vite et bien. Mais les hommes en général, et particulièrement les écoliers en voyage, quand ils rencontrent une expression heureuse, en font un usage immodéré, surtout si, comme dans celle-ci, ils rencontrent une seconde personne pluriel du passé défini qui est remplie de caractère, d’harmonie et de charme. Tapâtes-vous, s’emploie alors au propre, au figuré, à tous venants et de toutes les façons. Si Dudley tire la jambe : Dudley, tapâtes-vous de la jambe ? — Yes. Si la chose est chère et nécessite un grand maniement de francs ou d’écus ; Tapâtes-vous du pouce ? À quelqu’un qui sort de table : Tapâtes-vous de la dent ? Et nul ne s’y trompe. On dit aussi agréablement : Je tapâtes, tu tapâtes, il tapâtes, etc.

Ainsi de ce mot charmant, ainsi de beaucoup d’autres. Nous l’avons déjà dit, faites vivre ensemble, voyager ensemble, pendant quelques jours seulement une société de gens, et vous verrez toujours se former des mots et des acceptions de mots exclusivement propres à cette société, et cela si certainement, si naturellement, qu’en vérité, au rebours de ce que pensent les doctes, il paraît bien plus difficile d’expliquer comment il pourrait se faire qu’un langage ne naquît pas là où des hommes vivent ensemble, qu’il ne l’est de se figurer comment il y naît. Du reste, ces mots de nouvelle formation sont tous entendus de Dudley, bien qu’il ne parle que l’anglais, et malheureusement il se trouve que le premier mot français qu’il ait été dans le cas de comprendre et d’apprendre, c’est tapâtes.

Frangy est un petit bourg grillé qui est environné de vignobles. Nous y faisons une buvette. Buvette, en langage de pension, signifie petit repas improvisé, et comme on n’improvise guère un repas qu’autant que la faim est là, il s’ensuit que les buvettes sont en réalité de nos festins les plus gros, ceux du moins où se consomment avec le plus d’avidité des vivres pesants, compactes, du pain frais, par exemple, et du fromage gras. Mais à Frangy, pays de vignobles, nous arrosons la chose d’un petit vin gazeux, qui, comme l’eau de Seltz, lance au nez des buveurs des bulles d’air à la grande satisfaction de l’organe. Trois de nos corbeilles nous quittent ici, une seule, celle des coqueluches, poursuit avec nous. Toutefois M. Töpffer la prie de vouloir bien prendre les devants, et il retarde le moment du départ jusqu’à ce qu’elle soit depuis un quart d’heure hors de vue. C’est que M. Töpffer a remarqué que lorsque sa troupe chemine loin, bien loin de toute voiture, de toute possibilité de voiture, nul ne tire la jambe, tous cheminent bien et gaiement. Tout au contraire, lorsqu’il y a char parmi la bande, et par conséquent chance d’une place dans ce char, aussitôt prennent naissance les éclopés, un d’abord, puis deux, puis vingt-quatre, qui assurent être incapables de pousser plus loin. À tout prix il faut éviter ces mollesses, car il y va de l’agrément même du voyage, et c’est ce qu’on fait en brûlant ses vaisseaux pour ne compter plus que sur soi et son bâton.

Il est une heure, le soleil tapâtes ferme. Néanmoins Hippolyte se met à poursuivre les papillons, et tout à l’heure, entraîné bien loin dans la campagne, on le perd de vue pour deux heures de temps. Il reparaît alors, enrichi de capricornes et glorieux de papillons ; mais dans sa course vagabonde il a perdu l’unique écu dont se composait son avoir et celui de son frère Henri. En revanche, au moment où Hippolyte, voulant boire à une source, demande à son frère leur coco commun, il se trouve que Henri, tout en philosophant, l’a oublié bien loin en arrière sur la marge fleurie d’un ruisseau. Il ne manque donc plus aux deux frères que de s’emménager dans un tonneau pour être l’un et l’autre comme Diogène, sans écu et sans écuelle.

Pendant que ces choses se passent, l’avant-garde a fait connaissance d’un honnête charbonnier qui s’en retourne au bois pour y prendre un chargement. Ce bonhomme invite les voyageurs à entrer dans son chariot, où il a déjà recueilli une femme ; mais à peine ils viennent de s’entasser sur l’arrière de la caisse qu’elle bascule et les verse dans l’ornière, pendant que le train de devant se sépare et poursuit, traîné par les trois rosses qui goûtent fort cette façon d’aller. L’honnête charbonnier, qui est sourd de nature, se retourne à la fin, et apercevant la solution de continuité qui s’est opérée dans son attelage, il se prend à rire, les poings sur les côtés, en homme qui ne rit pas tous les jours.

Nous arrivons à un endroit où la route est supportée par une suite de ponts construits sur des torrents la plupart à sec dans ce moment. Auprès de l’un d’eux un paysan nous aborde : « Eh ! dites voir ? — Eh bien ? — Voyez-vous pas les baragnes (les garde-fous du pont) ? — Eh bien ? — Ça sert à prendre les lièvres. — Oh, oui ! — Voici comme. Vers minuit ils viennent se pourmener le long, par suite de quoi ils voient leur ombre qui se pourmène là-bas dans le précipice, et la voulant joindre, ils chutent dans ces graviers ousqu’on va les ramasser à l’aube. Sûr comme vous me voyez !… » Or, nous le voyons distinctement.

À peine avons-nous perdu de vue l’homme aux baragnes, qu’une famille étrange se présente à nos regards. Ce sont des bohémiens, tout semblables à ceux qu’on voit dans les gravures de Callot, portant avec eux enfants, bagages, et disant la bonne aventure. Plusieurs des nôtres profitent de l’occasion, et se font promettre des succès de fortune, suivis d’années de bonheur, et précédés d’années de prospérité, le tout pour quelques sous. La bonne femme en donne à tout le monde, sans paraître en avoir gardé pour elle.

Un peu avant Seyssel, une rivière traverse la route, et non la route la rivière, ce qui nous paraît surprenant dans un pays d’ailleurs si bien fourni en ponts. Les chars passent cette rivière à gué, et les piétons la traversent dans un bateau qui racle le sol dès qu’on y est entré. Après qu’on a raclé le sol pendant dix minutes, on met le pied dans l’eau pour atteindre la rive opposée, et de cette façon tout vient à point.

À Seyssel nous allons descendre chez madame Cauponnet, parce que dès la frontière chacun nous a dit : allez chez madame Cauponnet, et vous serez bien. Madame Cauponnet se trouve être une petite veuve qui a une énorme fluxion, et son hôtel est impayable, figurément parlant. On y défile entre deux rangées de poêles à frire pour atteindre à un escalier en bois qui conduit à des sortes de chambres, dans l’une desquelles il est reçu que l’on prend ses repas entre une table de nuit et un pliant. À première vue, Bartelli entre en allégresse, car il sait par expérience que ce genre d’hôtels est le plus fertile de tous en aventures bouffonnes, et que si l’on n’y dort guère, l’on y rit d’autant. Aussi pour être plus sûr de ne pas dormir du tout, il prend place dans une salle haute où cinq grabats attendent dix des voyageurs.

Lorsque tout est réglé avec madame Cauponnet, nous allons visiter Seyssel. Cette petite ville se compose de deux bourgs, dont l’un sur Savoie, l’autre sur terre de France. Le Rhône les sépare. Le premier est silencieux, peuplé de douaniers ; rien n’y bouge que madame Cauponnet, qui fait ses sauces ; le second est animé, industrieux ; on y entend la scie, le marteau, le fouet des muletiers ; de grands chantiers bordent la rive du fleuve. C’est dans ces chantiers que nous allons promener nos loisirs, au milieu des travailleurs qui répondent complaisamment à toutes nos questions. Ces hommes construisent toute l’année de grands bateaux d’environ quatre-vingt pieds de longueur, qui, chargés de marchandises, descendent le fleuve jusqu’à Lyon, où ils demeurent tout le reste de leur vie, qui est environ six ou sept ans. Ces bateaux, très-solides d’ailleurs, sont construits au moyen des procédés les plus simples et les moins coûteux, entièrement chevillés en bois et calfeutrés d’herbes et de mousses. Nous assistons aux diverses périodes de leur fabrication, et nous quittons ces lieux, émerveillés de tout ce que présente l’ingénieux cette seule industrie.

De retour à l’hôtel, M. Töpffer prend des informations sur la route que nous avons à suivre le lendemain et sur le lac du Bourget, qui passe pour peu sûr. C’est alors qu’un petit M. Jabot officieux, un homme ivre et un tailleur se chargent de l’informer de tout, mais par malheur ces trois personnages ne sont d’accord sur rien. L’homme ivre trouve toutes les distances courtes, le lac bon, les bateaux excellents ; le tailleur voit partout des distances énormes et des tempêtes furieuses, quoique, au fond, dit-il, le lac soit bon. Quant au petit M. Jabot, homme supérieur et de la haute société de Seyssel, il gémit de se voir accolé à de simples prolétaires, et il espère, en les contredisant sur chaque point, de parvenir à capter pour lui seul l’entière confiance des nobles étrangers. « N’écoutez pas ces gens, nous dit-il, l’un est forgeron, l’autre est un tailleur… » Puis, se hâtant de changer d’objet : « Ces messieurs verront Hautecombe, c’est un site très-favorisé. Le lac est majeurement bon, et d’ailleurs ce pays-ci apprécie les étrangers. — Le bateau, reprend l’homme ivre, est aussi sûr comme ce terrain-ci ! — Je vous dis, moi, que le lac est tempétueux, mais ce ne sont pas les étrangers qui risquent quelque chose. — Étrangers ou non, reprend encore l’autre en ôtant sa pipe de sa bouche, je dis que c’est comme sur ce terrain-ci. — Alors Jabot avec un air d’immense supériorité : — Oui, bonhomme, eh bien ! oui, vous avez raison. »

Muni de ces excellents documents, M. Töpffer prend congé, et il regagne l’hôtel Cauponnet. Après le souper on gagne les chambres, et ici se réalisent toutes les gaietés qu’a prévues Bartelli. Sans compter celle-ci tout à fait imprévue, que la plupart des lits, au moment où l’on s’y étend, se démantibulent par tous les membres. Aussi une heure sonne, qu’on en est encore aux éclats de rire.