Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/5

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Voyage à la Grande Chartreuse



CINQUIÈME JOURNÉE.


Le temps est magnifique. À six heures du matin nous allons à l’église pour y voir les Chartreux réunis et célébrant la messe, après quoi, prenant congé du père dom Étienne, nous partons pour Saint-Laurent du Pont. Des attelages de bœufs descendent avec nous, tirant après eux la dépouille des forêts. Parvenus bientôt à la porte du désert, nous disons adieu à ces belles solitudes, et nous voilà rentrés dans le monde d’aujourd’hui. Le passage est instantané ; à peine l’œil s’est détourné des gorges de Fourvoirie, qu’il rencontre le café-billard de Saint-Laurent du Pont, puis le tabac de la régie, puis les douaniers, et la Chartreuse n’est plus qu’un rêve de l’autre nuit.

Il s’agit de déjeuner ; nous nous entassons à cet effet dans une salle haute autour de tables étroites, pour y prendre, sous le nom de café, une sorte de décoction absolument semblable à ce que serait une infusion de menus herbages, de foin si l’on veut. Tout d’ailleurs est en accord avec le café, en sorte que nous renchérissons encore sur le maigre déjà bien suffisant de saint Bruno.

Comme on sait, les salles d’auberge sont communément décorées d’estampes caractéristiques, soit des goûts bucoliques ou militaires du maître de la maison, soit de ceux des habitués qui y mangent ou y logent. Qui n’a pas vu ainsi sous les traits de la grande armée, avec leur légende au bas, Mentor et sa barbe faisant une affreuse mine à Calypso ; Chactas et ses plumets, pendant que le père Aubry, bossu par l’âge, met en terre Atala ployée dans un linceul ; Virginie bleu de ciel aux pieds de Croquemitaine le planteur ? Ici le vice puni, la constance victorieuse, le repentir récompensé, tout ce qui peut à la fois secouer la conscience des lurons et des viveurs, faire réfléchir les demoiselles, et à tous ces titres plaire au moraliste ; c’est l’Histoire de Cécile, fille de Fitz Henry, séduite pur Arthur, dédiée aux cœurs sensibles, en quatre tableaux : la séduction, la fuite, le repentir, la réconciliation. Il vaut la peine, certes, de donner une description de ces tableaux, et nous allons nous y essayer.

Dans le premier tableau, c’est Arthur en habit neuf bleu à boutons d’or, qui tient des propos à Cécile en robe rose, sous un arbre vert, le coude appuyé sur un monument que l’artiste a jugé nécessaire à l’harmonie de la composition et à la convenance historique.

Dans le second tableau, c’est Cécile en fuite, en robe rose, mal peignée en signe d’affliction, sous un arbre sans feuilles, car c’est l’arrière-automne, et il fait froid.

Le troisième tableau représente le repentir de Cécile, sous un arbre vert ; nous le donnons ci-contre, et en voici la légende mot pour mot : Cécile prend le parti d’aller demander le pardon à son malheureux père, que sa faute avait fait perdre la raison. Elle arrive avec son fils dans une ville, qu’elle aimait tant (son fils). Elle y voit une noce d’une amie qui lui rappelle sa faute. — Arthur se trouvant en même lieu a le cœur percé aux tendres paroles de Cécile.

Enfin le dernier tableau, où M. Fitz Henry le père, engraissé par le malheur, sous un arbre vert, en habit ponceau à boutons d’argent, pardonne du bras gauche à Cécile, peignée, et à Arthur en frac. Il est évident que l’action finit là, et l’artiste l’a parfaitement compris.

Sur ce, nous chargeons nos havre-sacs, et nous partons pour Grenoble. Jusqu’à Voreppe, qui est un poudreux repaire de mules à grelots et de charretiers en blouse, le pays est agréable : toutefois, au sortir des magnifiques ombrages du désert, il nous paraît nu et grillé. Après Voreppe, on côtoie l’Isère. À mesure qu’en approchant de Grenoble nous rencontrons plus de paysans, à mesure aussi nous devenons un objet de curiosité extrême et de conjectures sans nombre. Jésuites, disent les uns ; Saint-simoniens, disent les autres ; ou encore, Conscrits, comédiens, compagnons ; et pas un qui imagine de voir en nous de simples écoliers en vacances. Au travers de ce feu de file d’hypothèses, nous faisons notre entrée dans la ville d’abord, puis dans l’auberge, où l’hôte est là, en bonnet de coton, qui prépare des têtes de veaux, pétrit des quenelles, gouverne des fritures, et préside à une infinité de sauces, dont le fumet nous ravit au passage. C’est ici chez Gamache, pensons-nous, et, comme Sancho, nous éprouvons les plus enchanteresses sensations.

Quand on voyage à notre façon, c’est-à-dire selon une méthode qui accroît la vivacité de toutes les impressions, en même temps qu’elle met en contact direct avec la nature, avec les hommes, avec la vie, l’on est porté à se persuader que certains romanciers, par exemple Cervantès, n’auraient pu, avec leur génie tout seul, imaginer, décrire, peindre comme ils l’ont fait ; et que tout au moins les vicissitudes de leur destinée, sinon des tournées pédestres et laborieuses, en leur procurant des avantages analogues, les ont enrichis de cette prodigieuse quantité d’observations justes, de sentiments naturels, d’impressions vraies, dont ils ont semé le meilleur dans leurs ouvrages. Il y a plus, en les comparant par la pensée à ces célèbres de nos jours qui, au sortir de l’école, ou plus tard du milieu de la vie des salons ou des cités, écrivent des romans tantôt pour le beau monde, tantôt pour les habitués des cabinets de lecture, et qui, quoi qu’ils fassent, n’atteignent jamais à la gloire d’une popularité un peu durable, l’on reconnaît bientôt que c’est justement parce que, sous une forme ou sous une autre, ils ont pratiqué abondamment la nature et les hommes, qu’un Cervantès, qu’un Molière, qu’un Lesage, ont acquis sans efforts cette immense, cette glorieuse et immortelle popularité, que leur génie moins nourri de vérité familière, moins imbibé de la vie de partout et de tous les jours, aurait plutôt entrevue de loin que conquise d’emblée. Car, pour en revenir à Cervantès et à son Gamache, comment sait-il si bien, ce Cervantès, pour les décrire ainsi qu’il fait, le charmant fumet des sauces d’hôtellerie, ce trouble allègre que fait naitre l’apparition des groupes circulant sous la feuillée, les grâces pittoresques d’une fête rustique, les joyeusetés des marmitons, tous ces détails, toutes ces impressions bien moins neuves encore que vraies, bien plus familières qu’originales, mais qui, exprimées avec une vigueur franche et sentie, suffisent à charmer, à captiver éternellement la foule des lecteurs ! Ah ! c’est que Cervantès n’est pas seulement un rare et brillant génie, c’est aussi le manchot de Lépante, le voyageur, l’aventurier, le soldat, le riche, le misérable, l’homme qui a pratiqué et les palais, et l’hôpital, et les cités, et les montagnes, et les paires, et les hôtes, et les champs de bataille, et les fêtes de canton ! Il a tout vu, tout éprouvé, tout senti par lui-même ; il a hanté des Sancho, aimé des duchesses, frondé des pédants, connu des barbiers ; il a joui, désiré, regretté, souffert, et c’est de ce trésor de sentiments et de souvenirs personnels qu’avec toute la puissance d’une imagination créatrice, d’un bon sens parfait, d’un esprit plein de grâce et d’un cœur rempli de bonté, il a extrait tout vivants et ses nombreux personnages et ses paysages si variés et si aimables !…

Après quelque promenade dans Grenoble, qui est une ville agréablement située, noire d’avocats, bagarrée d’uniformes, nous revenons à l’hôtel, où la table est servie… quenelles, pâtés, fritures, sauces, symétrie merveilleuse, coup d’œil sublime, saint Bruno enfoncé, et de maigre, plus question !

Il ne reste plus tout à l’heure qu’à aller goûter les douceurs du sommeil. M. Töpffer vient d’entrer dans son lit, lorsqu’un brigadier se présente sur le seuil, qui le prie avec politesse de vouloir bien, sans se déranger, descendre avec lui au bureau. C’est seulement, dit-il, afin de justifier la teneur du passe-port, de vérifier les vingt-trois noms et de les orthographier soigneusement pour le plaisir du préfet. On ne peut rien refuser à un préfet. M. Töpffer se rajuste donc, et, conduit par le brigadier, il descend, triste, défait, matagrabolisé.