Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/7

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Voyage à la Grande Chartreuse



SEPTIÈME JOURNÉE.


Aujourd’hui il s’agit de quitter Gamache, c’est triste, et le réveil s’en ressent. Aussi plusieurs, se fondant sur ce que le temps est à la pluie, sont d’avis que l’endroit est bon pour y temporiser ; mais M. Töpffer n’entend pas de cette oreille, et s’étant procuré deux voitures de secours, qui nous attendront aux portes de la ville, il paye les sauces et donne le signal du départ. La population accourt sur notre passage, et de nouveau les conjectures vont leur train. Mais, vers le milieu du faubourg, des chiens s’en mêlent qui sortent des boutiques, des allées, des ruelles, en faisant un vacarme d’aboiements qui en fait arriver d’autres encore par douzaines, par légions. C’est alors à qui préservera ses mollets, et plusieurs qui n’en ont pas trace, en se donnant pour les sauver des peines infinies, excitent l’hilarité des assistants. Tout vient à point, et nous montons en voiture. L’une de ces voitures est une sorte de coffre traîné par trois rosses efflanquées et conduites par un ivrogne à la fois bonapartiste et saint-simonien ; l’autre est un soufflet percé, posé sur une échelle vermoulue ; elle est traînée par un vieillard chevalin et conduite par un quidam sans voix. Il en résulte que notre corbeille à coqueluche est devenue par comparaison un équipage de luxe, conduit par un amateur en livrée et qu’emportent sur la chaussée royale deux juments de prix. Ainsi voiturés, nous parcourons la vallée du Graisivaudan, célèbre à juste titre par ses aspects riants et ses beautés pittoresques ; Baromètre nous favorise, et les cigales chantent tout l’été.

Près du fort Barraux, la route est bordée de conscrits en petite tenue, qui dandinent le long du fossé en battant la haie du bout de leur gaule, une façon comme une autre d’employer des loisirs de garnison. Plus loin, à Chapareillan, bourreau français, puis, aux Marches, bourreau sarde. Tout au moins ici on nous offre de nous peser, et c’est le chef des douaniers qui fait lui-même l’opération avec la plus joviale complaisance.

Des Marches, l’on peut gagner à pied Montmélian par un chemin de traverse qui abrège de beaucoup sur la grande route ; aussi y arrivons-nous de bonne heure. Comme M. Töpffer est à se promener en attendant le souper, arrive le commandant de la place, qui l’aborde poliment. « Monsieur, dit-il, fait un voyage de plaisir ? — Oui, monsieur. — Avec ses élèves ? — Oui, monsieur. — Si monsieur a besoin de quoi que ce soit, il n’a qu’à s’adresser à l’autorité militaire. » M. Töpffer serait presque tenté de demander à l’autorité militaire un remède contre la coqueluche. Le commandant poursuit : « Monsieur vient de Genève ? — Oui, monsieur. — Et y retourne ? — Oui, monsieur. — Veuillez vous charger de cette petite boîte pour M. G. ; et encore une fois, monsieur, veuillez disposer de l’autorité militaire. » D’où il est clair que M. Töpffer a disposé pendant toute une nuit de l’autorité militaire de Montmélian, et que s’il n’a pas fait de grandes choses, c’est que, comme tant d’autres capitaines fameux, il a boudé sa destinée et manqué à sa fortune.