Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/03

La bibliothèque libre.
Voyage autour du mont Blanc



TROISIÈME JOURNÉE.


Nous partons aujourd’hui de bonne heure et à jeun. L’air a cette sérénité matinale qui promet une belle journée : tout au plus quelques traînées de vapeurs, qui se cherchent dans le haut des airs, nous font-elles craindre de trouver voilées les sommités dont nous allons chercher le spectacle. Plus d’abbé, du reste. Martin, pour cinq francs que lui a coûté une blouse à la dernière mode de Martigny-la-Ville, se trouve transformé en laïque, et, faute de poche, il s’équarrit la poitrine au moyen d’un grand album inclus.

Entre Martigny-la-Ville et Martigny-le-Bourg, on ne manque jamais de rencontrer des crétinisés à choix. Cette fois, ce sont deux particuliers qui ont réuni en commun leurs facultés aux fins de conduire une vache ; mais, en vérité, l’on dirait que c’est la vache qui les mène paître. Tandis que, muets et stagnants sous leurs chapeaux à cornes, ils marchent de cette allure qui n’est ni le pas, ni l’amble, ni quoi que ce soit de définissable, la bête paraît auprès d’eux une commère accorte et bien prise, qui s’en va, en tricotant, vendre son lait aux citadins. Nous traversons Martigny-le-Bourg, et tout à l’heure nous voici tous engagés dans les pentes de la Forclaz, à l’exception de Poletti et de Canta, qui ont manqué le sentier et pris la route du grand Saint-Bernard. Après délibération on les abandonne à leur sort, qui ne peut manquer d’être celui de rebrousser vers le déjeuner aussitôt qu’ils se seront aperçus qu’ils s’en éloignent.

Les pentes de la Forclaz, qui sont rudes à descendre, ne sont pas douces à monter. Outre que le sentier est à peine zigzagué, et que, du bas au haut, les aspects ne changent ni devant ni derrière, l’on n’y rencontre d’ailleurs l’aubaine d’aucun replat consolateur. Mais jusqu’à mi-hauteur, les noyers d’abord, les châtaigniers ensuite, défendent le sol contre les ardeurs du soleil ; et là où de bienfaisants rameaux ne se joignent pas en dôme au-dessus du sentier, on peut le quitter pour suivre le long des vergers l’ombre continue des grands arbres. Quelques touristes nous croisent ou nous dépassent, et aussi un brave homme avec son mulet chargé de deux barils ; cet homme est communicatif. « Tel que vous me voyez, nous dit-il, c’est moi que je les entretiens de vin par là-haut. À minuit je charge ma bête, et j’y grimpe pour redescendre avant la chaleur… et aussi pour avoir de la compagnie, reprend-il, car vous ne savez pas, vous autres, que dans ce creux il passe plus de gens la nuit que le jour. Ah çà ! bonsoir, et conservez-vous. »

Plus loin, c’est une bonne grosse dame qui descend aussi précipitamment que le lui permettent son âge et son embonpoint. Elle nous aborde, et de ce ton familièrement affectueux et poli qui est propre aux gens de ces vallées : « Pardon, messieurs, si je vous arrête… Ne savez-vous point de remède pour l’érysipèle ? » Nous nous regardons les uns les autres, fort embarrassés de trouver un remède pour l’érysipèle. « C’est pour notre petite, continue-t-elle, qui est tant, tant malade ! Je lui ai monté hier du sirop de gomme qui n’a rien avancé. » Survient madame Töpffer, qui dit son idée. « Eh bien, chère madame, faites-moi cette consolation de voir notre petite en passant ! Vous lui ferez du bien en attendant le médecin que je vas quérir. » C’est le cas ou jamais d’être médecin malgré soi ; en sorte que nous promettons tout ce qu’elle veut à cette brave femme, qui repart émue comme elle est mais soulagée pourtant.

Au bout de deux grandes heures, nous atteignons le sommet du col. De cet endroit, l’on aperçoit, tout au fond d’une étroite et nue vallée, quelques grises toitures éparses sur un bout de pâturage : c’est Trient ! Aussitôt l’avant-garde d’y courir pour commander le déjeuner et en hâter les apprêts. Honneur sans doute à l’avant-garde !… mais il n’en est pas moins vrai que dès ici commencent, pour le traînard affamé, les doux moments, les croissantes joies. Sans hâter le pas, bien mieux ! tout en s’accordant désormais de petites haltes inestimables, il voit au-dessous de lui les messagers de la faim descendre à grands sauts, arriver au bas, enjamber les clôtures, couper par les prairies, et franchir un seuil… il voit une riche fumée s’élever en tournoyant dans les airs, et, rempli d’aise à ce ravissant signal, il se lève, ingambe et léger, pour ne plus se rasseoir qu’autour d’une table qui se trouve servie quand il arrive. Celui qui écrit ces lignes connaît à fond cette pratique, et, chose honteuse à dire, sans cesse, en voyage, on l’a vu préférer aux glorieuses palmes du dévouement agile les délices calculées de ce sybaritisme de traînard.

En approchant de Trient, nous apercevons une longue figure d’homme noir qui va et vient lentement sur l’aride plate-forme d’un rocher attenant à l’église. C’est le curé du lieu, un bon vieillard en soutane trouée, qui s’édifie dans un bréviaire crasseux. Que de degrés dans une même condition ! et quelle distance n’y a-t-il pas encore de ces deux curés de Cedruns, dont, l’an passé, nous troublâmes la partie de dames, à ce pauvre prêtre claquemuré entre des rocs stériles et une muraille de glaciers ! Et, toutefois, peut-être que, lui aussi, quand il porte envie à la condition des opulents touristes qui passent devant sa hutte, il dédaigne à tort sa destinée, et souhaite d’échanger des biens trompeurs contre une saine pauvreté.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à Trient, comme dans presque tous les endroits de vaches et de pâturages, le beurre est fort et le lait rare. Sorbières demande du kirsch-wasser, on lui apporte de l’eau de cerises. C’est du kirsch-muss qu’il voulait dire, cette confiture des montagnes à cerisiers. Mais ici, à peine quelques mélèzes et trois ou quatre pommes de terre frileuses qui se hâtent de croître dans le jardin du curé. Il faut donc nous contenter de ce miel blanc que font les abeilles avec le suc embaumé des fleurs alpines, et auquel la renommée a donné le nom générique de miel de Chamouny. Malgré les imperfections de ce repas, personne ne désavoue l’inestimable prix d’une ou quatre tasses de café au lait, après une marche matinale de trois heures, et, sur la proposition de M. Töpffer, l’assemblée vote à l’unanimité que c’est bien là le déjeuner classique du piéton. Sur ces entrefaites, arrivent Poletti et Canta tout rouges de hâte et les poches pleines d’aventures à raconter. Pendant qu’ils prennent leur repas, les artistes se sont mis à l’œuvre ; d’autres s’en vont faire un feu au pied du rocher voisin, et Léonidas en pleurs cherche partout dans le pâturage son coco perdu et son numéraire envolé : c’est cinq francs.

Après le col de la Forclaz, c’est le col de Balme que nous voulons franchir. Laissant donc sur la droite le beau passage de la Tête-Noire, nous remontons la vallée de Trient jusqu’à ce que nous ayons atteint les pentes du bois Magnin ; pentes rapides mais ombreuses, humides, zigzaguées, et où une multitude de spéculations abréviatives s’offrent aux marcheurs entreprenants. Canta les entame toutes à la fois, s’y embrouille, s’y attarde, et finit par faire la moitié de sa route pendu aux racines, à cheval sur des troncs gisants, ou rampant à plat ventre le long des gazons trop rapides. Il faut pour spéculer non pas seulement de l’ardeur, mais de l’expérience et du coup d’œil : alors c’est un vif amusement, et quelques-uns de nos anciens, passés maîtres dans cet art, font vraiment de très-élégantes prouesses. En plaine, l’occasion de spéculer se présente rarement ; en montagne, presque toujours, et si à la précaution préalable de s’être bien orienté on unit l’intelligence des roches et des terrains, la connaissance des traces et des signes, l’instinct des approches et le pressentiment des obstacles, l’on peut sans danger s’amuser à résoudre des problèmes de communication qui autrement, en menant tout droit sur le penchant d’une arête ou sur le bord d’un abîme, n’offrent d’autre solution que celle de s’y jeter la tête la première si l’on ne préfère rebrousser sur ses deux pieds.

Au-dessus du bois Magnin la pente diminue de rapidité, et l’on s’élève sans trop de peine le long de pâturages nus qui, à gauche, s’appuient contre des sommités stériles, et, à droite, penchent vers une gorge profonde. Des vaches paissent en cet endroit, et un taureau aussi, qui se met à regarder curieusement le manteau rouge de madame Töpffer. On fait disparaître l’écarlate, tout en tâchant de se faire perdre de vue bien vite. Mais le moyen, là où il n’y a pas un arbre, pas un quartier de roc, et à peine quelque tertres très-malaisés à mettre derrière soi ? En vérité, si l’on s’en tire, c’est uniquement parce que ce seigneur taureau se trouve être un bon enfant.

Un plus loin nous atteignons aux flaques de neige : grande joie, et vite des granités. Pour faire un granité, l’on met dans son coco une poignée de neige, force sucre en poudre, puis l’on presse dessus le jus d’un citron. Il ne reste plus ensuite qu’à brouiller le tout ensemble, et l’on obtient un breuvage de la dernière transcendance. Tant qu’il y a un citron dans la troupe, la fabrication continue ; et, quoique, d’après une mystérieuse loi, ce soient toujours les mêmes qui ont songé à se pourvoir de citrons, et toujours les mêmes qui n’y ont pas songé du tout, il se fait toujours, aussi par une autre loi, celle d’une camaraderie bien aimable, que chacun a sa part de granité, et que la prévoyance d’un seul sert à régaler tout le monde. Et c’est ici encore un avantage qui résulte du grand nombre de voyageurs faisant troupe commune. L’amadou est dans une poche, le briquet dans une autre, un troisième apporte sa pierre, et finalement tout le monde a du feu.

Nous sommes arrivés à Trient pas mal fatigués déjà, et l’on pourrait croire qu’après avoir gravi dès lors au soleil de midi les pentes du col de Balme, de notables symptômes de lassitude et d’écloppement doivent s’être manifestés, au moins chez quelques-uns des voyageurs. Tout au contraire, ce sont les fatigues de Trient qui ont disparu pour faire place à cet allégement, à ce ressort, à cette élastique vigueur que l’on éprouve infailliblement et de plus en plus à mesure qu’on s’élève sur les hautes cimes. Sans même s’y asseoir, sans même suspendre la marche, le repos vous y visite, et non pas ce repos qui n’est que la cessation d’une fatigue passagère, mais ce repos qui aspire à s’employer, qui demande à partir. Ernest lui-même, qui jamais encore n’avait été mis à pareille épreuve, est gaillard, dispos, vieille garde ; il marche, il saute, il gambade, mais ne se rend pas. Bien plus, M. Töpffer a retrouvé l’assouplissement et la force ; le voilà qui jouit de deux jambes équivalentes pour lesquelles cette promenade autour du mont Blanc ne sera plus qu’un jeu. Aussi en est-il à la prosopopée, à l’hymne envers ses chères montagnes ; aussi est-il pour la centième fois bien convaincu (jusqu’à ce qu’un beau jour l’épreuve vienne à manquer) qu’il n’y a ni mal, ni douleur, ni chagrin, ni misère, qui ne se dissipe au contact des hautes rampes, au grand air des sommités alpestres. Et comme il s’est arrêté pour dessiner avant d’y entrer le pavillon du col de Balme, voici Martin Marc qui accourt vers lui une écuelle fumante à la main. « C’est du bouillon gras ! crie-t-il de tout loin. L’on a eu le bonheur de tomber sur une marmite de bouillon gras, et toute la pension, monsieur, se régale de bouillon gras. »

Il y a, nous le croyons, une gastronomie louable, et il n’est peut-être pas indigne d’un homme sobre d’insister sur la friande excellence des mets simples : d’un bouillon gras, par exemple. Celui-ci, extrait de quelques quartiers de mouton, saupoudré de gros sel et servi bouillant sur ce col exposé de si près aux haleines du glacier, paraît en vérité d’une surnaturelle excellence, sans compter que l’écuelle, qui fait poêle, redonne leur souplesse aux doigts engourdis, et lance au visage de chaudes vapeurs. Quelle cuisine ! et comment oublier qu’à si peu de frais on ait pu faire un si délicieux festin ! Bien des endroits nous seront devenus chers à quelque titre pareil, et, tout vilain qu’il est, il vivra éternellement dans nos cœurs, ce Châtel-Saint-Denis, où nous tombâmes un jour sur un long convoi de gâteaux sortant du four.

Cependant, arrivés au sommet, un magnifique spectacle s’est déroulé à nos regards : à gauche, la chaîne du mont Blanc, tout un chaos de glaces pâlissantes, d’arêtes noires, de mouvantes vapeurs ; à droite, et sur une nue sombre et tonnante, la dentelure empourprée des Aiguilles Rouges ; au ciel, tous ces signes d’orage qui font pressentir le bienfait d’une ondée et la prochaine gloire du couchant. Toutefois notre attention n’est pas toute pour ces splendeurs, et, avec les hommes du pavillon, nous suivons des yeux deux Anglais qui se sont aventurés, contre l’avis de leur propre guide, à gagner le glacier du Tour en longeant obliquement les sinuosités d’une pente roide et rocailleuse. Bientôt l’œil ne peut plus les suivre : une lunette est dressée ; et à voir alors ces deux obstinés, qui, suspendus, père et fils, sur un effroyable abîme, persévèrent dans leur périlleux voyage, l’inquiétude finit par devenir instante, aussi bien que gratuite. Nous quittons le col.

Mais à peine avons-nous perdu de vue ces deux fous qui bravent étourdiment de si visibles périls, que nous voici dans le cas de délivrer une femme de chambre anglaise d’un danger qu’elle ne court pas du tout. Cette bonne demoiselle s’est allée mettre en tête qu’une vache qui la regarde est un taureau qui la poursuit, en sorte que, pâle et immobile, elle en est à attendre depuis un grand quart d’heure que sa destinée s’achève. De son côté, la vache, peu accoutumée à voir des femmes de chambre anglaises prendre racine dans son pâturage, ne perd pas de vue son fantôme, et se tient prête à fuir, si seulement il lui plaisait de bouger. Sans notre venue, cette mutuelle fascination durerait encore. Plus bas, ce sont deux gros barbus français, qui, haletants, évaporés, dévalisés de tout vêtement superflu, et plaintifs de famine, montent d’un air lugubre et insoumis. « De grâce, messieurs, nous disent-ils sans autre forme de salut, mangerons-nous bientôt ? Vous voyez deux ombres. Depuis ce matin, de glaciers en cascade, et pas un haricot ! » Nous annonçons à ces deux malheureux qu’ils ne sont plus qu’à trois quarts d’heure d’un pavillon où ils trouveront du pain, du vin et du bouillon gras, et cette nouvelle leur donne le courage de poursuivre leur route.

Nous descendons le col de Balme à la course ; et arrivés en moins d’une heure au village du Tour, le premier que l’on rencontre sur ce revers, nous dépassons bientôt après Argentière, où les douaniers de Sa Majesté Sarde se montrent bien plus désireux de nous louer des chars que de visiter nos sacs. Mais, des chars, qu’en ferions-nous ? Le ciel s’est découvert, la soirée est fraîche, et les deux lieues qui nous restent à faire nous semblent une trop courte carrière pour notre ardeur. Bien plutôt nous serions disposés à avoir compassion des troupes d’amazones et de cavaliers transis que nous devançons de loin en loin. En effet, outre que dans ces routes étroites l’on ne chemine à mulet qu’à la condition d’être trop éloignés les uns des autres pour pouvoir s’entretenir, l’allure de ces animaux a ses duretés, comme on sait, en sorte que, sur la fin du jour, c’est le corps enroidi et les reins brisés que l’on s’approche d’un gîte d’heure en heure plus vivement désiré. Une de ces caravanes se compose tout entière de dames : ce sont la mère, l’épouse, les sœurs et les filles des deux Anglais dont nous avons là-haut observé les prouesses. Une autre a pour chef un lord à armet, à long nez, à jambes grêles, qui, enfourché sur une mule maigre, est bien la plus fidèle représentation de don Quichotte que l’on puisse se flatter de rencontrer jamais dans ces parages.

Le Prieuré, où nous arrivons à l’heure du crépuscule, est animé par un grand concours de touristes arrivés ou arrivants, de guides, de mulets, de chèvres aussi, qui, tout en regagnant l’étable, promènent parmi la foule leurs caprices et leurs sonnettes. Nous allons descendre à l’Union, et tout à l’heure la table se dresse, d’abord pour nous, puis à la file pour une kyrielle d’arrivants. Par malheur, les plats aussi, en particulier un appétissant quartier de chamois, arrivent pour nous d’abord, puis s’en vont à l’autre bout du monde régaler ces kyrielles. Par ce procédé nous faisons la plus triste chère du monde : de la graisse de mouton et des os de coq, sans plus. Il faut ou rire ou se fâcher : nous prenons le premier parti, quitte à montrer nos dents longues quand viendra l’heure de payer la carte.

Oisifs que nous sommes à cette table sans mets, nous profitons des instants pour bien observer le touriste pekoe. Le touriste pekoe, toujours Anglais, fait table à part avec ses ladies. Rasé de frais, parachevé de toilette, et dédaigneux de tout, excepté de sa provision particulière de thé superfin, il se partage avec une gravité égale entre le rituel de l’infusion et la lecture du Galignani, entre les minutieuses pratiques qu’exige l’intacte conservation de l’arôme et les victoires de la Chine ou les désastres de l’Afghanistan. Cependant les ladies promènent nonchalamment leurs beaux yeux bleus sur les continentaux qui entrent, qui soupent, ou qui sortent, jusqu’à ce que, le travail de l’infusion étant terminé, elles s’administrent nonchalamment aussi tasse sur tasse et tartine sur tartine. Le tout est extrêmement solennel, et vingt-six tables pekoe font certainement moins de bruit et de discours qu’un Français seulement et madame son épouse prenant un bouillon gras sur l’angle d’une nappe.