Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/13

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Voyage autour du mont Blanc



TREIZIÈME JOURNÉE.


Aujourd’hui nous devons gagner Viége d’abord, et de là nous acheminer jusqu’à Saint-Nicolas, dans la vallée de Zermatt. De nos deux guides, ni l’un ni l’autre n’a encore visité cette vallée ; néanmoins ils sont pleins de la bonne volonté de nous y mener perdre, Rayat le bleu surtout. Le pauvre homme, en effet, n’a encore vu dans tout ceci qu’une grande fête dont il se trouve faire partie, et la seule idée que nous allons le planter là pour nous amuser sans lui le contriste profondément. À la fin il est convenu qu’on le gardera, lui et Mouton ; et que, puisque notre intention est de nous faire voiturer jusqu’à Viége, il va bien vite se procurer un char, afin d’utiliser, en l’y attelant, cette bête vertueuse. Pour Rayat le vert, qui déteste les grandes fêtes, il sanctionne volontiers ces dispositions, et le voilà tout à l’heure qui, monté sur Joude l’Iscariot, s’achemine vers la capitale son parapluie sous le bras et son feutre sur le nez. À toute créature le ciel a départi ses bons moments… c’en doit être un fameux pour ce mélancolique que d’avoir à se prélasser trois heures durant, au gros soleil, entre un mur de vignoble et une rive de fleuve, avec toute liberté de se cogner à l’un ou d’en finir dans l’autre.

Cependant nos chars sont prêts : l’un à longues échelles sur lesquelles on a disposé en travers des planches garnies de paille ; l’autre, simple char à bancs avec Mouton pour tirer et Rayat pour conduire. En vérité, pour qui peut supporter sans trop de peine l’inconvénient des cahots, ce sont ici les rois des chars, où le grand air qu’on refoule rafraîchit et ravive ; d’où le regard libre en tous sens ne manque ni un voyageur qui passe, ni un nénuphar qui flotte sur l’eau du fossé, ni le spectacle changeant des habitations, des prés, des coteaux ; d’où l’on plane, enfin, d’où l’on règne, au lieu d’être étroitement emprisonné dans l’obscurité étouffée d’une boîte roulante… Que si la plaine est uniforme et rase, et la route plate et monotone, il reste encore la vue des bêtes qui trottent patiemment, l’oreille au fouet, la queue aux mouches ; il reste l’entretien du rocher qui n’est plus ici un postillon de relais, un conducteur cosmopolite, ou un voiturier intéressé, mais un simple manant de l’endroit, fertile en propos, amusant de rusticité, et qui vous renseigne sur ce que vous aimez à connaître non moins par ses réponses nettes et sensées, que par le tour qu’il leur donne et la façon dont il les débite. Ces agréments sont si réels, à notre gré du moins, qu’ils ont fini par nous dégoûter des autres sortes de voitures, et que l’aspect seulement d’une berline, d’un coupé, mais surtout d’une diligence, nous étouffe à la fois de chaleur et d’ennui. Bon Dieu ! que sera-ce donc des wagons ! et aurons-nous bien ce privilège de mourir avant d’avoir été empilé dans quelqu’un de ces coffres à vapeur entre une nourrice assoupie et un courtaud bavard !

Il nous faut ce matin repasser le pont que nous avons franchi hier pour revenir coucher à Sierre. Au delà de ce pont la contrée change d’aspect ; l’on se dirait transporté soudainement sur quelque rameau des Apennins, là où croissent sur un sol ocreux ces élégants pins d’Italie dont le branchage orangé supporte avec tant d’élégante souplesse une cime à la fois sévère et vivement découpée. Plus de culture, plus d’habitations, mais une de ces solitudes où l’imagination place d’elle-même un chevrier nonchalamment étendu à l’endroit où le soleil l’a surpris vers le milieu du jour ; une halte de bohémiens accroupis à l’ombre autour de leur marmite fumante, ou bien encore d’équivoques figures qui stationnent attentives sur la lisière d’un bois. Lorsqu’au sortir des végétations touffues, des côtes cultivées, des ruisseaux qui murmurent entre leurs verts rivages, l’on traverse ce désert où le gracieux se marie au stérile et le riant au sauvage, l’on éprouve l’impression d’un charmant contraste, et l’on se persuade toujours davantage que notre contrée, que nos environs unissent à la richesse des sites la variété aussi ; que le Valais en particulier fournirait à lui tout seul de quoi défrayer en objets d’étude et en thèmes de composition toute une école de paysage. Au surplus nos artistes depuis quelques années connaissent le chemin de cette solitude, et il en est qui en ont rapporté des études peintes sur place dont le neuf et frappant caractère ne peut manquer de s’empreindre prochainement dans leurs ouvrages.

Au-dessous de ces apparences de la campagne, qui, sous le nom de paysage, enchantent notre regard et ravissent nos sens, il y a toujours une cause naturelle ou humaine qui les a produites ou qui en a été l’occasion. Or cette cause, tantôt saisissable à première vue, tantôt obscure, complexe ou mystérieuse, est toujours aussi intéressante à reconnaître qu’elle est attachante à rechercher : en telle sorte que nous ne saurions dire, pour notre part, quelle est la limite non pas de regard, mais d’esprit, de pensée, mais d’interne et contemplative méditation, au delà de laquelle cesse d’exister ou de pouvoir s’étendre indéfiniment encore le charme d’un paysage ; soit qu’il s’offre à nous dans la nature, soit surtout lorsqu’un peintre habile s’est chargé d’en faire sur la toile une expressive interprétation. Je vois ici des mamelons de terre ocreuse que recouvre comme d’un vêtement lacéré un gazon maigre et interrompu par places ; je vois des arbres d’une seule sorte, qui le long des rampes les moins stériles ont fait monter leurs rejetons jusque par-dessus ces mamelons dont ils couronnent la crête de leurs troncs innombrables : et, certes, il y a dans tout ceci assez d’harmonie dans les couleurs, assez de grâce dans les formes, assez d’éclat et de majesté dans ces cimes noires et pressées qui se balancent sur un ciel tantôt riant, tantôt sourcilleux, pour que, rien que par les sens déjà, j’admire, je goûte, je jouisse. Mais, en outre, ce sol sablonneux et pailleté, ces déchirures, cette stérilité, ont une cause naturelle que j’entrevois dans le travail visible du fleuve ou du torrent ; cette solitude, cet incessant assaut des arbres sauvages, cette magnifique mêlée des rameaux qui s’enchevêtrent ou se fuient ou se menacent librement, toutes ces circonstances se rapportent à l’absence de l’homme, qui a fui ces landes ingrates pour aller arroser de ses sueurs des champs qui rendent et des sillons qui récompensent. Et si les couleurs, les formes, les apparences, en un mot, de cette campagne sont bien comme les signes, comme la langue elle-même, qui, en me disant toutes ces choses, éveille en moi le sentiment, remue la pensée, secoue la réminiscence, ne suis-je pas passé désormais de la jouissance des sens à celle de l’esprit, et qui pourra dire alors jusqu’où, d’impression en impression, cette jouissance de l’esprit pourra être portée ? Qui pourra dire jusqu’où il appartient au peintre, s’il sait parler cette langue, en choisir, en assortir, en embellir les accents, d’enchanter et de ravir mon âme ? Ainsi, plus on y réfléchit, plus on s’observe soi-même, et plus l’on demeure convaincu que la peinture est, non pas une représentation mais un langage ; qu’un paysage est, non pas une traduction mais un poëme ; qu’un paysagiste est, non pas un copiste mais un interprète ; non pas un habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout au long, mais un véritable poète qui sent, qui concentre, qui résume et qui chante.

Et à ce point de vue, pour le dire en passant, l’on s’explique aussitôt et pleinement pourquoi l’on voit si souvent le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à exprimer bien plus qu’il n’est un chercheur de choses à copier, dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un majestueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour aller se planter devant un bout de sentier que bordent quelques arbustes étriqués ; devant une trace d’ornières qui vont se perdre dans les fanges d’un marécage ; devant une flaque d’eau noire où s’inclinent les gaulis d’un saule tronqué, percé, vermoulu… C’est que ces vermoulures, ces fanges, ces roseaux, ce sentier, qui, envisagés comme objets à regarder, sont ou laids ou dépourvus de beauté, envisagés au contraire comme signes de pensées, comme emblèmes des choses de la nature ou de l’homme, comme expression d’un sens plus étendu et plus élevé qu’eux-mêmes, ont réellement ou peuvent avoir en effet tout l’avantage sur des chênes qui ne seraient que beaux, que touffus, que splendides. Que si d’ailleurs cette expression des lieux est purement humaine, comme il arrive dans ces cantons envahis par une culture d’industrie ou de luxe, ou dans ces localités sillonnées de constructions, de murailles et d’usines, il n’y a plus de paysage dans le sens artistique du mot, parce que dans ce champ à la fois exclusif, circonscrit et familier, le sentiment et la pensée ne trouvent ni d’espace, ni de jeu, ni d’exercice. Que si au contraire cette expression des lieux est purement naturelle, comme il arrive sur les sommités glacées des Alpes, dans les mers polaires, dans les contrées inhabitées et inhabitables, pareillement il n’y a plus de paysage, parce que les apparences de cette nature sont des faits et non plus des signes ; en telle sorte que si le regard, si la curiosité elle-même s’y appliquent, ni la pensée, ni le sentiment ne reçoivent l’éveil d’objets qui n’ont de relation qu’avec eux-mêmes. De là vient que le vrai paysage, le paysage artistique, se rencontre là seulement où s’entremêlent, où se confondent, où se heurtent ces deux sortes d’expression, l’humaine et la naturelle, et aussi bien dans les plaines brumeuses de la Flandre que sur les montueux rivages du lac Albano. De là vient que les ruines, le délabrement, la vétusté, tout ce qui signale à la fois le cours du temps, la patiente opiniâtreté de la nature, l’incessant combat de l’homme, en ajoutant à la richesse d’expression, ajoute à la saveur du paysage et en accroît la poésie. De là vient que, même alors que le thème d’un paysage est heureux, plus l’exécution en est strictement imitative, plus il y a d’exactitude réelle et de vérité servile, moins aussi il a d’expression poétique : car, si, d’une part, comme imitation, cette copie est infiniment au-dessous du modèle dont elle n’a ni l’ampleur, ni la vie, ni l’expressive et changeante physionomie ; d’autre part, comme poëme, elle est nécessairement froide, muette, morte ; et si tout s’y rencontre à la vérité de ce qui frappe les yeux, rien ne s’y découvre, ne s’y devine, ne s’y pénètre de ce qui attache l’âme ; chaque touche, au lieu d’y être un éveil de pensée, de sentiment, ou d’impression, n’y est plus qu’un rappel pur et simple de l’objet. De là vient enfin que les Flamands sont les premiers paysagistes du monde, précisément en ceci que leur faire, qui est bien loin d’être tout vérité, est en revanche tout expression, plus fin, plus accentué, plus figuré, plus poétique qu’aucun autre, et si éloigné d’être servilement imitatif de la nature, que c’est par lui au contraire que nous apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature d’ailleurs souvent ingrate, ce même charme que respirent les églogues de Théocrite et de Virgile. Cette opinion-ci heurte un peu l’opinion reçue ; mais que l’on veuille bien considérer qu’elle s’accorde avec le sentiment universel, qui parle plus haut et plus clair encore que l’opinion reçue. Où sont les maîtres plus aimés, plus prisés sous le rapport d’une exécution expressive, sentie, profondément simple, naïve et pittoresque, que ne le sont Potter et Karl du Jardin ? Où sont les fins amateurs, les connaisseurs poëtes, les possesseurs affectionnés qui, obligés de vendre, ne se défont pas de tout le reste de leur collection avant de se séparer de leur Karl ou de leur Potter ? Il y a des hommes qui ont ou qui se piquent d’avoir le sens des beaux-arts et qui peuvent néanmoins sentir ou apprécier diversement Corrége, les Carrache, Raphaël lui-même, mais, parmi ces hommes, que l’on nous en montre un seul qui à l’égard de Potter, à l’égard de Karl du Jardin, osât, qu’il sente ou qu’il ne sente pas ces maîtres, ne pas s’en montrer entiché, épris, ou tout au moins vif admirateur ! Et, pour le dire en passant, quand on veut s’assurer si un particulier introduit dans une galerie de tableaux a quelque intelligence de ce qu’il y vient voir, ce n’est pas un chef-d’œuvre de l’école italienne qu’il faut lui montrer : l’épreuve dans ce cas pourrait n’être pas décisive… c’est un bout de peinture flamande, crasseuse souvent, grise presque toujours, mais fine, spirituelle, délicatement expressive et toute de sentiment ; si, à cette vue, le voilà qui pose son chapeau, qui prend le tablotin, qui l’approche du jour, qui s’en enchante…

Dignus intrare,


et il ne reste plus qu’à lui faire de son mieux les honneurs d’une collection qu’il est digne de voir et capable d’apprécier.

Ceci n’empêche pas qu’à deux lieues de Sierre voici venir sur un chariot un gros bonhomme qui à notre vue arrête, recule, tourne court, et finalement repart au grand galop dans la direction de Tourtemagne. Au beau milieu du tourbillon poudreux que soulève l’attelage, et droit sous les naseaux de la jument, un grand maître chien noir vire, revire, bondit, aboie tout à la fois ; puis, se lançant avec la vitesse d’un trait dans l’onde vaseuse du fossé, il en ressort bien vite pour retourner à son tourbillon, et le revoilà blanc comme un pénitent. Nous apprenons de notre cocher que ce particulier et son chien n’est autre que l’aubergiste de Tourtemagne. Frappé tout à coup de l’idée que peut-être nous allons déjeuner chez lui, il vient de remettre à une autre fois son grand voyage d’Amérique, pour aller tout courant nous quêter du beurre et nous griller du café.

Plus loin c’est une bergère qui tricote en suivant sa vache le long des touffes d’herbe dont la route est bordée. Le soleil frappe sur son visage basané, et ses cils fauves ombragent un regard à la fois sauvage et timide. Potter, où êtes-vous ? car c’est ici ce que vous aimez ; et en effet, dans une pareille figure, ainsi peignée, ainsi accoutrée, ainsi indolente et occupée, pauvre et insouciante, respire dans tout son charme la poésie des champs. Mais, cette poésie, il faut un maître pour l’extraire de la belle, vivante et vraie tout à la fois ; sans quoi vous aurez ou bien une Estelle à lisérés, qui ne rappelle que romances et fadeurs, ou bien une vilaine créature, qui ne remue que d’ignobles souvenirs.

Plus loin c’est un bon curé qui, la robe ouverte, le tricorne sur l’œil et le fusil en bandoulière, s’en va à la chasse en compagnie de deux paroissiens et de trois chiens courants. À leur air de fête et de gaillardise, ces camarades font envie ; sans compter qu’ils vont dans les bois se pourvoir tout ensemble d’un appétit d’enfer et d’une chère de chanoines. Nous saluons. Bientôt ils tirent sur la droite, et l’on n’aperçoit plus que leurs têtes qui dépassent les hautes herbes d’une prairie marécageuse.

Plus loin… c’est Tourtemagne, et le déjeuner qui est tout prêt ; nous aussi. Pendant que le chien a cessé son vacarme pour s’étendre en travers du seuil ; pendant que les reflets du soleil de dehors réjouissent la salle et dorent la nappe, nous procédons paresseusement aux douceurs de ce repas. Ce n’est pas ici sans doute cette faim canine des Mayens, attisée par trois heures de marche montante derrière un roussin chargé de cruchons et de viandes froides ; mais c’est un plaisir d’autre sorte, moins vif mais plus savouré, et qui s’embellit de l’idée qu’on va n’avoir plus qu’à se prélasser sur un chariot, au lieu de monter à son faîte par le souvenir des fatigues que l’on vient d’endurer. Variété charmante, et n’est-on pas heureux, lecteur, quand, sans plus de frais, et rien qu’en vertu de quelque diversité d’allure, d’une façon l’on déjeune admirablement, et de l’autre façon admirablement encore !

À peine nous sommes-nous remis en route que c’est dans les deux chars un sommeil général ; les têtes se choquent, les épaules se heurtent ; aucuns s’affaissent qui servent aux autres d’oreiller débonnaire ou de paillasse bien commode ; et si, à cette heure, nos chevaux prenaient fantaisie d’aller paître dans la prairie voisine, qui que ce soit n’y ferait obstacle. Mais bien heureusement, où le cocher dort, les chevaux continuent d’obéir au timon, pour ne s’arrêter que devant l’écurie, et c’est ce qui fait que l’on ne rencontre pas plus souvent sur les grands chemins des parties de plaisir noyées dans l’eau du fossé, ou des Absalons pendus aux arbres de la forêt. À notre réveil, il se trouve que le ciel, ce matin si radieux, a tourné au sinistre ; et la pluie commence à tomber au moment où nous arrivons à Viége.

Viége, en allemand Wisp, est un petit amas de maisons lézardées, qui masque l’étroite entrée de cette vallée de Zermatt, que nous nous proposons de visiter. On y trouve une boutique où les cochers se pourvoient en passant de mauvais tabac, et l’auberge du Schwal blanc, où les touristes ne s’arrêtent jamais. Nous nous y arrêtons cependant, car, las un peu de nous engager dans des gorges sauvages pour y affronter l’intempérie qui rince, et la brume qui voile, nous ne savons trop quel parti prendre. Toutefois, comme, dans une tournée surtout, l’incertitude est mère de l’ennui et de la démoralisation, M. Töpffer ne tarde pas à convoquer ses compagnons en Landsgemeine, et là il est arrêté à la majorité des suffrages qu’il ne faut ni s’aventurer à cette heure dans la gorge sauvage, ni poursuivre du côté de Brigg, mais qu’il faut demeurer cette après-midi à Viége, y coucher même, afin d’être prêts à partir pour Zermatt si le temps, après s’être amélioré dans la soirée, venait à présager pour le lendemain une radieuse aurore. Ce parti une fois pris, l’on colonise. Coloniser, c’est voir les hôtes, apprécier les ressources, assurer le repas, la couchée ; c’est surtout, au sortir de l’incertitude, se moraliser par la résolution et l’activité, et, après avoir fatigué ses membres, donner au repos des instants que l’entretien, les jeux, l’agréable loisir de dessiner, d’écrire ou de lire, font trouver trop courts. Coloniser, quand on est nombreux, amis, jeunes, gais, éreintés, c’est de toutes les petites fêtes qui peuvent s’improviser partout, mais bien mieux encore dans une petite hôtellerie de village ou de montagne, l’une des plus aimables que nous sachions. Roveredo, Lostallo, Domazo, Dissentis, et tant d’autres trous où nous confina la pluie, quels moments bien remplis, quelles jolies heures nous avons coulées sous l’hospitalier abri de vos humbles auberges, lorsque, réunis dans quelque salle enfumée, nous trouvions dans notre mutuel commerce, dans la mise en commun de nos ressources, dans ce que suggérait à chacun de nous un industrieux bon vouloir, de quoi conjurer les privations et les contrariétés ! Jeux, loteries, croquis à achever, lettres à écrire, insectes à classer, tout venait à la file, et nos hôtes eux-mêmes finissaient par ne rien comprendre à des voyageurs que l’orage ne contriste pas, et que la pluie, en continuant de tomber à verse, semble ragaillardir de mieux en mieux. À Lostallo il y avait une épinette, mais celui qui la touchait est mort depuis, et le son de cet instrument résonne encore à notre oreille, comme la lointaine et mélancolique voix de cet enfant si aimable, si heureux alors, qu’aujourd’hui la tombe recouvre.

Que la musique affecte diversement selon le lieu, l’heure, l’entourage, la disposition ! En certains moments, toute magnifique qu’elle puisse être, elle importune, ou encore elle n’est qu’un agréable bruit ; dans d’autres, moments, tout humble qu’elle soit, elle délasse, elle récrée, elle ravit le cœur et les sens, et semble être à la fois le plus tendre et le plus éloquent des parlers. Mais en voyage, à l’arrivée, au moment où, rendu de fatigue, vous venez de vous poser sur la chaise, sur le banc, sur le premier bout de table qui s’est présenté, alors le thème le plus simple, joué sur le plus usé des clavecins, cause, à la seule condition que l’instrument soit d’accord, la plus vive impression de douce surprise et d’intérieure jouissance. Chose singulière, la débilité même des sons, surtout ce timbre fêlé mais vibrant de l’épinette, en voilant la mélodie, l’assortit à votre besoin de calme ; en sorte que cela justement qui provoquerait les dédains d’un dilettante de casino vous arrive comme l’insinuant accent d’une bonne sirène qui caresse votre lassitude.

Nous ne sommes pas un dilettante de casino, nous ne sommes pas même un dilettante, et la preuve, c’est que notre passion, notre avidité de musique, bien plus gloutonne que délicate ou raffinée, se satisfait mieux encore au moyen des airs les plus communs joués cent et cent fois avec une simplicité sentie, qu’elle ne se rassasie en allant écouter dans les casinos et dans les salles de concert les incomparables de l’époque. Ici l’apprêt nous glace ; l’exécution trop compliquée ou trop remplie de difficultés admirablement vaincues nous distrait du thème primitif ; la composition elle-même d’une facture savante et d’une sublimité trop haute n’est communément pas à notre portée ; sans compter ces dandys, graves par ton, écouteurs par vanité, dont la présence dans le temple de l’art nous incommode comme ferait une profanation, sans compter non plus ces douairières, qui étalent leur dilettantisme en miaulant des bravos, et en marquant la mesure de la plume ébranlée de leur béret… Non ! en fait d’art, en fait de poésie, et pour que je goûte ces choses que je trouve, moi, si belles, si émouvantes, si faites véritablement pour qu’un homme sérieux en recherche l’approche, et l’action, et l’empire, il me faut préalablement que toutes ces vanités aient été balayées, que ces tons, ces airs, ces falbalas, cette séquelle de prétentions dans celui qui joue et dans ceux qui écoutent aient disparu bien loin ; il me faut que, du trépied, si fruste soit-il, et de bois si l’on veut, s’échappe simple mais expressive, imparfaite mais naïve, la voix mélodieuse, et que, dans ces gens qui m’entourent, je sente, non pas des automates gourmés et des femmelettes en montre, mais des fidèles, des semblables en qui circule ce même plaisir, ce même ravissement qui me possède. Aussi, la musique des théâtres nous plaît-elle tout autrement que celle des concerts ; aussi… l’oserons-nous dire, la musique des rues elle-même, oui, la musique des rues, pour peu qu’elle soit passable, nous attire, nous charme, et bien souvent nous enchaîne à la suivre de carrefour en carrefour. Là, en effet, une, deux voix, quelquefois agréables, souvent ingénues, rarement gâtées d’affectation prétentieuse ; une guitare fêlée, dont l’accompagnement doucement monotone soutient sans distraire ; un choix de beaux airs empruntés aux compositions des grands maîtres, et ramenés en quelque sorte à leur plus grande simplicité d’expression ; enfin, et surtout, autour de moi, ceux-là seulement que cette mélodie attache, captive, émeut, et dont la jouissance qui se remarque dans leur visage, dans leur regard, dans leur altitude, accroît et complète la mienne. Ah ! certainement, s’il était possible que les grands artistes, au lieu de prodiguer leurs rares talents devant une tourbe d’élégants blasés, les promenassent de ville en ville et de rue en rue pour en faire jouir la multitude, ce serait là des musiques la plus belle, la plus puissante ; et au lieu qu’ils vont étriquant leur art pour se conformer au goût d’un public qui veut des tours de force et des miracles, bien plus qu’il n’est capable de goûter des chants délicatement expressifs ou vigoureusement éloquents, ils en élargiraient la base et en retrouveraient les filons perdus, rien qu’en voulant complaire à des masses neuves, simples et impressionnables. C’est le dilettantisme qui tue la musique.

À Sesto Calende, on passe le Tessin sur une vieille barque où se tenait, il y a peu d’années encore, un chanteur aveugle. Au bruit cadencé de l’aviron, et pendant que le lourd navire rampe lentement des escarpements brûlés de la rive lombarde aux touffes verdoyantes de la rive piémontaise, cet homme frappait d’un grossier archet sur un violon à trois cordes, et entonnant d’une voix rauque de rustiques ballades, il avertissait ainsi le passager d’avoir à lui payer son obole. C’étaient des sons d’abord et durs et choquants pour des oreilles faites à de plus doux concerts ; mais c’était une musique bientôt, musique mâle, sévère, profondément mélancolique, et dont le charme, se mariant à celui du site, du ciel, du fleuve, après avoir pénétré jusque dans le cœur, finissait par le remplir tout entier. À des personnes qui avaient fait cette traversée, j’ai demandé depuis si elles avaient entendu l’aveugle, et, sur le nombre, deux, sans plus, réjouies déjà par cette question, qui leur indiquait qu’elles n’avaient pas été seules à le remarquer, m’ont confié que peu de fois dans leur vie elles s’étaient senties aussi atteintes, aussi remuées que par le chant de ce mendiant. Ce que je cite pour montrer que cette ânerie qu’il y a pour des gens comme il faut à goûter une musique pareille ne laisse pas que d’être une distinction, puisque encore n’est-elle pas commune.

Quoi qu’il en soit, à Viége il n’y a point d’épinette, et l’hôte est absent ; mais n’importe, un monsieur se présente, qui le remplace avec avantage peut-être ; c’est un pensionnaire de l’hôtel, gros petit bonhomme, instruit, d’excellent ton, et qui sait, tout en se faisant notre serviteur, se maintenir notre égal. Mis au fait de nos projets, il nous donne des renseignements utiles, et s’en va nous chercher des cartes admirablement détaillées des vallées environnantes et de la chaîne du mont Rose. Lui-même, ingénieur apparemment, a travaillé et travaille encore à la confection de ces cartes, ce qui n’empêche pas qu’il s’aide aussi à la confection de notre repas. Pendant qu’il est à son œuvre, nous vaquons à la nôtre. Quelques sédentaires occupent la salle, et comme tout à l’heure la pluie a cessé de tomber, des amateurs s’en vont faire sur la grande place une partie de quilles, tandis que d’autres, s’attelant au chariot de Rayat, se sont constitués chevaux de poste au profit de leurs camarades, et galopent à l’envi du côté de Brygg et retour. Pour Shall, avant de participer à ces courses olympiques, il s’est acheminé vers la boutique pour s’y acheter du caramel. « Je voulé, dit-il à l’homme, diu calomel. » Heureusement l’une des substances est aussi inconnue que l’autre dans l’endroit, en sorte que Shall se borne à empletter pour le compte de M. Töpffer, et d’ordre précis, quatre crayons détestables, tels, en un mot, qu’on peut se flatter d’en trouver à Viége.

Voici pourquoi. À la façon de certains qui sont sujets à s’en prendre à leurs outils de ce qu’ils font de la mauvaise besogne, M. Töpffer se trouve pour l’heure radicalement brouillé avec ses brookmans, ses dickinsons, ses newmans et toute la plombagine anglaise. Il leur reproche de s’émousser au grand air, de foisonner au soleil, et de faire des pâtés là où il voudrait de légers frottis. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pour croquer rapidement et avec quelque finesse d’après nature, surtout des montagnes, c’est-à-dire des objets éloignés où il s’agit d’indiquer et de teinter beaucoup de détails, sans que ces détails paraissent rapprochés, ces pâtes anglaises, molles déjà de leur nature, et que la chaleur, le vent, l’humidité, qui agissent dans le même sens sur le grain du papier, amollissent encore, ne valent pas ces pâtes beaucoup plus communes, mais sèches, sobres, rudes, qui tiennent la pointe et qui donnent des hachures à la fois déliées et grisâtres. Au moyen de ces pâtes-là, sur un trait d’ailleurs vivement accusé de rocs, de sapins, de pâturages, on passe hardiment des teintes qui sont réellement d’autant meilleures et plus fuyantes que la mine est fine de dureté et terne de pâleur. C’est bien pourquoi M. Töpffer a dit à l’Anglais Shall : « À bas Brookman ! et procurez-moi des dickinsons de Viége. »

Croquer, ce n’est pas étudier ; c’est reproduire de sentiment, autant que possible, le sens, la pensée, l’expression d’une physionomie, d’un groupe, d’une attitude, s’il s’agit de figures ; d’une gorge, d’un bouquet d’arbres, d’un sol bossué, broussailleux, rocailleux, humide ou brûlé, stérile ou parsemé de touffes et d’arbustes, s’il s’agit de paysage. Et alors, plus en ceci l’outil seconde la prestesse d’exécution, moins il demande d’être ménagé ou surveillé, mieux s’accomplit l’objet du croquis. Hésiter, reprendre, mettre trois traits pour un ; embrouiller, emmêler, faire des pâtés, puis s’y retrouver que bien que mal, tout ceci, dans le croquis, est non-seulement passable, permis, mais agréable et expressif : ce qui ne l’est pas, selon nous, c’est d’effacer pour refaire, c’est d’assurer ses lignes par quelque procédé de règle ou d’équerre, c’est d’arriver, là où il ne fallait que tendre à l’expression claire et vive, à la représentation nette et froide ; car, de cette façon, l’on n’aboutit qu’à manquer le charme du croquis, sans avoir atteint au charme du dessin.

Aussi, quand vous voyez au coin d’une prairie ou en face d’un clocher un gentleman bien pourvu de gomme élastique, qui défait, qui refait consciencieusement ; qui au bout de cinq, de quinze minutes, n’est encore parvenu qu’à aligner des parallèles et à tracer bien fidèlement l’angle d’un toit, dites : Celui-ci sera quelque jour un grand peintre, je ne m’y oppose pas ; mais il est à cette heure un pitoyable croqueur. Pendant qu’il aligne, pendant qu’il fait et défait, l’impression, s’il l’a eue, s’est dissipée ; la vue d’ensemble a disparu ; le sentiment, l’amour, s’est changé en scrupule géométrique ; nous aurons des objets, et nous n’aurons ni paysage ni croquis. Amant transi, au lieu de brusquer une vive caresse, il s’est fait civil et composé ; les faveurs de cette nature ne sont pas pour lui.

Que si, au contraire, vous voyez sur la lisière d’une forêt, ou en face d’un escarpement ombragé de grands hêtres, un amateur qui, hâtif et comme avide d’attraper au vol, trace, retrace, accuse, affermit, embrouille, débrouille, et s’efforce de fixer sur son carré de papier une image, un rappel, une ombre de la scène qui charme son regard, en telle sorte qu’au bout de cinq, de quinze minutes, et tout malcontent ou désespéré qu’il soit, un ensemble, une intention, une pensée se saisisse dans ce qu’il vient de crayonner, dites : Celui-ci pourra ne devenir pas un grand peintre, mais il est à cette heure déjà un intelligent croqueur ; sa muraille penche et son arbre est trop court ; mais son roc ombrage, son sol fuit, ses rameaux recouvrent, son ciel éclate ou sourcille : nous n’avons pas des objets, mais un paysage ; pas des feuilles, mais du feuillage ; pas une inexacte copie, mais un croquis fidèle. Amant épris, au lieu de s’attarder en trop discrètes approches, il a laissé sa flamme se trahir, son amour parler, et on l’a payé de quelque retour.

Mais c’est l’heure de nous rendre à table, où le pensionnaire va nous servir. Ce monsieur, une serviette sous le bras, va, vient, change d’assiettes, dispose les plats, dessert l’entremets, apporte le rôti, tout en nous entretenant des choses du pays avec une politesse sans familiarité. Vraiment il y a des gens qui savent tout faire sans déroger, comme il y en a qui ne parviennent pas à s’élever, si haut qu’ils grimpent.