Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/15

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Voyage autour du mont Blanc



QUINZIÈME JOURNÉE.


Lorsque de Zermatt l’on regarde du côté des grandes Alpes, à droite l’on a le Raefeln, qui touche aux bases du mont Rose, et de la cime duquel on y arrive de plain-pied ; à gauche, l’on a le Heibalmen, qui est moins élevé, mais dont la sommité forme comme un belvédère dressé au pied du Cervin, tout exprès pour que des fourmis de touristicules aillent de là mesurer du regard l’écrasante hauteur du colosse. C’est le Raefeln qui est ordinairement visité des touristes, et nous avions bien compté en faire l’ascension ; mais, obligés à la fois de partir tard et d’être redescendus de bonne heure, il nous convient d’opter pour le Heibalmen. Ainsi donc, l’expédition, composée des grands seulement et de madame T…, part vers sept heures, laissant tout le fretin aux soins de David le majordome. Tandis que Tamatta marche en tête chargé du sac aux vivres, Rayat guide en queue, portant le panier aux vins.

Ah mais !… voici tout à l’heure d’atroces Chenalettes ! Tamatta est profond, sans aucun doute, dans la connaissance des petits sentiers ; mais ici il n’y a de sentiers ni gros ni petits, et à la place une pente roide, formée de gazons que l’on peut paître sur sa gauche sans prendre la peine de se baisser. Aussi M. Töpffer vacille, vertige, s’envoie promener si c’était facile, et sans les rires qu’il fait pour s’empêcher de pleurer, il passerait des moments de furieuse angoisse. Parvenu enfin sur un tout petit replat, il s’emporte contre Tamatta et lui crie des apostrophes ; mais l’autre va son train comme si de rien n’était, et l’on ne voit plus de sa personne que le dessous de sa semelle et le raccourci de ses chausses. Pour Rayat, il boite le mieux du monde le long de ces rampes, tant il est vrai qu’en de pareils chemins c’est la tête qui fait le pied, ou encore qu’à ce jeu-là, comme à l’autre, ce qui met à bas les quilles, c’est la boule.

De cette hauteur déjà, la vue du côté du mont Rose est splendide. Mais le moyen de contempler, de jouir, quand, mal équilibré sur son vilain petit replat, on se sent tout juste l’aisance d’une statue fixée à son piédestal ! Tout ce qu’on peut faire alors, c’est de regarder en haut, mais uniquement par la peur de regarder en bas ; or cette sorte de contemplation est de toutes la plus manquée qui se puisse. Aussi nous n’avons rien vu, nous ne pouvons rien décrire, et sans quelques honnêtes gens nos élèves qui nous ont aidé à sortir de là, nous y serions encore. Au diable les Chenalettes, et vive, deux fois vive ce beau ruban de trois lieues de long qui va de Martigny à Riddes !

Mais tout à l’heure cette rampe se recourbe en sommité arrondie, et soudainement se montre, voisine, proche à la toucher du bout de sa canne, la cime tronquée du Cervin. Ce spectacle est d’autant plus neuf que l’immense pyramide, coupée obliquement par la ligne noire de la montagne que nous achevons d’escalader, est encore isolée dans l’espace, et y forme dans le vide des cieux la plus fantastique apparition. À mesure que l’on avance, l’apparition grandit, domine, menace, écrase, jusqu’au moment où, parvenu au haut du Heibalmen, tout à coup l’on mesure d’un regard la large vallée de glace qui vous en sépare encore. En même temps l’on retrouve à gauche la continuité de la chaîne, mais, sur la droite, rien que le ciel ne se fait voir entre l’arête du Cervin et quelques pentes herbeuses qui se dressent à l’opposite, pâlissantes et comme diaphanes des reflets que leur jette l’éclatante pyramide.

D’où vient donc l’intérêt, le charme puissant avec lequel ceci se contemple ? Ce n’est là pourtant ni le pittoresque, ni la demeure possible de l’homme, ni même une merveille de gigantesque pour l’œil qui a vu les astres, ou pour l’esprit qui conçoit l’univers ! La nouveauté sans doute, pour des citadins surtout, l’aspect si rapproché de la mort, de la solitude, de l’éternel silence ; notre existence si frêle, si passagère, mais vivante et douée de pensée, de volonté et d’affection, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la muette grandeur de ces êtres sans vie, voilà, ce semble, les vagues pensers qui attachent et qui secouent l’âme à la vue de cette scène et d’autres pareilles. Plus bas, en effet, la reproduction, le changement, le renouvellement nous entourent ; le sol actif et fécond se recouvre éternellement de parure ou de fruits, et Dieu semble approcher de nous sa main pour que nous y puisions le vivre de l’été et les provisions de l’hiver ; mais ici où cette main semble s’être retirée, c’est au plus profond du cœur que l’on ressent de neuves impressions d’abandon et de terreur, que l’on entrevoit comme à nu l’incomparable faiblesse de l’homme, sa prochaine et éternelle destruction, si, pour un instant seulement, la divine bonté cessait de l’entourer de soins tendres et de secours infinis. Poésie sourde mais puissante, et qui, par cela même qu’elle dirige la pensée vers les grands mystères de la création, captive l’âme et l’élève. Aussi, tandis que l’habituel spectacle des bienfaits de la Divinité tend à nous distraire d’elle, le spectacle passager des stérilités immenses, des mornes déserts, des régions sans vie, sans secours, sans bienfaits, nous ramène à elle par un vif sentiment de gratitude, en telle sorte que plus d’un homme qui oubliait Dieu dans la plaine s’est ressouvenu de lui aux montagnes.

Mais à cette poésie de pensées que suscitent ces spectacles vient s’ajouter bientôt l’attrait de la magnificence, et, par une autre voie encore, par celle des sens charmés, émerveillés, l’esprit s’humilie avec je ne sais quel enivrement devant les éclatantes beautés que le Très-Haut a prodiguées jusqu’au sein de ces inaccessibles domaines de la glace et de la foudre. À ne considérer que cette seule pyramide du Cervin, quelle hardiesse inconnue dans l’effort ramassé de ce torse immense, et que les saphirs, que les diamants des hommes sont pauvres de facettes, de couleurs et d’éclat en comparaison des puretés, des scintillements, des diaphanes fraîcheurs, des métalliques reflets dont ce pic est tout entier paré dans sa hauteur et dans son pourtour ! Noyée dans la lumière, sa cime sans ombre reluit doucement au plus lointain des profondeurs éthérées ; ses épaules tourmentées, ses flancs sillonnés, se dessinent en muscles nerveux ; puis, semblable à une blanche robe, qui, simple de plis et somptueuse de broderies, tombe noblement de la ceinture pour flotter avec grâce sur les carreaux des parvis, à mi-hauteur du géant la glace voile, recouvre, tombe en ondes majestueuses, qui refoulent leurs derniers replis sur les carreaux d’une morne allée de rochers chauves et brisés. Sous l’impression de ces magnifiques choses, des accents s’élèvent de l’âme que le langage ne sait pas dire, et certaines expressions des prophètes dont la superbe ampleur et l’étrange sublimité nous surprennent plus encore qu’elles ne nous émeuvent lorsque nous lisons les Écritures dans le recueillement de la retraite, se présentent alors à l’esprit et errent seules sur les lèvres.

Assis sur l’herbe sauvage de cette sommité, aux charmes si vrais de la contemplation nous mêlons les agréments pas du tout mensongers de la bonne chère, et c’est sans perdre un coup de dent que nous éprouvons ces poétiques ravissements. Par malheur, l’eau manque partout à la ronde, et le plaisir que nous goûtons à engloutir des quartiers de jambon s’en trouve diminué d’autant. C’est pourquoi, dans la prévision qu’il faudra tout à l’heure redescendre jusqu’aux sources que nous avons dépassées en montant, nous nous hâtons de dresser au plus tôt la lunette, pour faire chacun à notre tour et sans bouger de place un facile pèlerinage sur les glaces qui sont en vue. Cette lunette est forte, précise, limpide, en sorte que, braquée sur les crevasses béantes, elle en met à notre portée et comme devant nos pas les caverneuses profondeurs.

C’est là un spectacle bien curieux ; et, faute d’avoir fait cette épreuve du rapprochement, l’on quitterait ces hauteurs sans se douter seulement de l’infinité d’objets, de formes, d’accidents que présentent ces mêmes surfaces glacées qui, de loin et à l’œil nu, paraissent unies comme la neige des prés. Ici, ce sont des rampes striées où se croisent en élégants réseaux des rainures sans nombre ; là, ce sont de hauts gradins qui s’échelonnent en cintre ou qui se surmontent en promontoires ; plus loin, ce sont, au bas des couloirs, des quartiers éboulés qui laissent entre eux des places, des rues, un labyrinthe de passages trompeurs et de fausses issues ; ailleurs, le soleil, après avoir aminci la glace en transparentes lames, la perce de jours, la courbe en glaives, ou la borde de dentelures. Au bout de quelques instants, l’on se sent transporté dans un monde sans vie à la vérité, mais qui a son mouvement, ses renouvellements, ses travaux du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, et sa tâche éternellement imposée d’attirer, d’entasser, d’approvisionner les frimas, de fondre, de filtrer et de porter jusque dans leurs canaux les eaux qui vont abreuver le monde. Après que nous avons contemplé ces intéressants phénomènes, nous dirigeons la lunette sur tous les points où il y a chance que nous puissions apercevoir des chamois ; mais c’est en vain, et après cette inutile épreuve tentée dans un endroit si favorable, il faut nous estimer heureux d’avoir, l’autre jour, surpris un de ces animaux à peu de distance de nous sur les rampes du Bonhomme. Tout ce plateau que nous occupons est émaillé de gentianes.

Vers onze heures et demie nous quittons notre observatoire pour redescendre à Zermatt, s’il y a lieu pourtant ; car M. Töpffer a déclaré qu’à aucun prix il ne veut repasser par le même chemin. Tamatta lui en trouve donc un autre, mais qui est pire de beaucoup : la pente est roide tout autant ; seulement, au lieu de gazons, ce sont tantôt des cailloux qui roulent sous les pieds, tantôt des roches polies sur lesquelles la plante ne trouve ni arrêt ni assiette, et à trois pas le vide, l’abîme, la géhenne d’un casse-cou tout prêt et tout prochain. En vérité, c’est à s’y jeter la tête la première pour en finir, pour n’avoir plus la fatigue de lutter, l’angoisse de craindre, la catastrophe de s’y croire déjà ! Sur ces entrefaites, voilà Rayat qui chancelle en se contournant pour tâcher de tomber bien ; voilà M. Töpffer qui, voyant Rayat chanceler, chancelle aussi, se contourne aussi, à la façon des joueurs qui se penchent, qui se tortillent, qui se jettent par terre, comme pour redresser la direction de la boule qu’ils viennent de lancer. Rayat brise les bouteilles, écrase le panier, se remet sur sa quille et éclate de rire ; mais M. Töpffer n’en est pas encore là : équilibré sur des cailloux, cramponné à des fissures, piqué par des ronces et gonflé d’apostrophes rentrées, on lui envoie Tamatta, qu’il renvoie à d’autres, qui en font part à leurs voisins, qui l’adressent de nouveau à M. Töpffer, et cet homme va, vient, se promène, sans comprendre quoi que ce soit, ni à ce qu’il fait, ni à ce qu’on lui veut. Ce serait comique au degré suprême, si seulement l’anxiété n’était pas à son comble. À la fin, l’on se tire d’affaire, et tout vient à point. Voici les gazons, voici les pâturages, voici Zermatt, et Shall qui manque à l’appel ! Depuis une heure on le cherche dans le torrent, durant qu’il est allé sommeiller sous un arbre.

Cependant Tamatta, à bout de sa besogne, réclame un certificat que M. Töpffer lui octroie avec toute l’effusion d’un particulier qui, retiré de l’eau au moment où il allait s’y noyer, voit des libérateurs dans tous les passants, et soussigne, à qui la lui demande, l’assurance de sa parfaite satisfaction. Le fait est que ce brave homme connaît à merveille ses montagnes, mais qu’il réduit son office à grimper devant vous par la plus courte rampe, vous laissant le soin de l’y suivre de loin, d’en bas, à votre idée, et sous votre responsabilité. Quelle différence avec Fayod, si rempli de sollicitude et de prévenance ! Mais Tamatta se formera, et d’autres encore, si, cette vallée continuant d’être fréquentée des touristes, ces bonnes gens viennent à s’apercevoir un beau jour que, pendant qu’ils auront atteint sans encombre au plus haut de leur Heibalmen, toute la société aura dégringolé au plus bas de leur vallon. Car c’est ainsi que se perfectionnent les choses humaines, et partout où vous voyez une barrière au bord de l’eau, c’est l’indice de gens qui se sont noyés dans cet endroit, autant que c’est le salut des ivrognes qui ne s’y noieront plus.

Avant de repartir, nous nous empâtons d’œufs cuits dur : c’est pour varier ; puis l’hôtesse apporte sa note, et, tout en payant, M. Töpffer fait la remarque que lorsque, à Genève, l’idée viendrait à quelqu’un de faire une débauche de pâtes, il s’en tirerait à bien meilleur compte. Après quoi il donne le signal du départ, et tout à l’heure nous revoici dans l’escarpement, dans les clairières, dans les pacages d’hier au soir. L’aspect d’une vallée, quand on la redescend, est non-seulement autre, mais aussi moins beau et moins varié que quand on la monte. Au lieu de ce continuel changement d’aspects qui provient, en montant, de ce qu’on a dépassé un contre-fort, de ce qu’on a tourné un rideau de forêts, de ce qu’à chaque instant un objet nouveau s’est démasqué ou est apparu ; en redescendant, l’on voit dès le départ, en raison même de l’élévation de la contrée, l’aspect général, l’ensemble de configuration que l’on verra pendant tout le jour, et les premiers plans seulement continuent d’offrir de la variété ; du reste, nul rapport avec tout ce qu’on a vu la veille ; et si l’uniformité est plus grande, en même temps le spectacle est tout dissemblable. Aussi, pour qui n’aspire qu’à avoir vu une vallée en la traversant, il vaut mieux la remonter, aller de Meyringen au Grimsel, par exemple, plutôt que du Grimsel à Meyringen, par exemple aussi.

La chaleur a enflé les torrents, en sorte qu’il s’agit aujourd’hui de passer avec circonspection des ponts sur lesquels hier nous gambadions étourdiment. Ces ponts sont faits communément d’un tronc ébranché que les bouillons agacent, qui, au milieu, plie, vibre comme un fil d’archal. M. Töpffer les redoute fort pour son monde, plus que les rampes, plus que les Chenalettes, parce qu’ici le danger, tout aussi réel, n’excite aucune défiance : l’histoire de se mouiller les chevilles, voilà tout. Et cependant, deux pieds, trois pieds de cette eau fougueuse, et il est aussi impossible de n’être pas emporté, jeté sur des rocs, saisi par des tournants, qu’il est impossible de se diriger ou de se maintenir en se mettant à la nage. Que l’on trempe seulement le bout de sa pique, ou, mieux encore, que l’on lance dans cette sorte de ruisseaux-là une souche, un tronçon d’arbre plus pesant qu’un homme, et l’on sera à même alors d’apprécier la violence avec laquelle ils poussent, ils entraînent, ils brisent… En un clin d’œil le tronçon est loin, bien loin, ballotté, refoulé, lancé, disparu, et l’on frémit en songeant à ce qu’il pourrait advenir d’un enfant qui, dans son inexpérience ou son étourderie, aurait cru pouvoir dédaigner de compter avec cette onde en apparence folle et pétulante, en réalité brutale et impitoyable. En pareille occasion, dès que la tête tourne, ou dès que le pont fait mine de vouloir vibrer trop pittoresquement sous les pas, il n’y a pas à hésiter : avancer est dangereux, rebrousser est impossible… On se met donc à cheval, et, en quatre temps, six mouvements, l’on touche à la rive. Une fois nous avons dû notre salut à l’emploi de ce procédé, fort simple à la vérité, mais dont l’idée ne nous vint pourtant qu’au moment où nous étions en chemin déjà de tomber dans la Dioza. C’est ce torrent qui, à deux pas de Servoz, se jette dans l’Arve, droit au-dessus de l’endroit où cette rivière forme une bruyante cataracte.

Après Randah nous recueillons les premières nouvelles de la tragédie de la bouche d’un mendiant barbu qui remonte lui et sa besace. Il y avait, nous apprend-il, foule de peuple, le Schauspiel a duré cinq heures, et l’on s’apprête à recommencer demain.


Ceci nous met en veine de causer tragédie, comédie, littérature : les lieues semblent des quarts d’heure.


Cependant voici un curé qui remonte aussi, en lisant son bréviaire : mais tout à coup, en voyant notre grand nombre, et dans l’intention sans doute de nous faire les honneurs du chemin, le voilà qui saute par-dessus la clôture et se trouve dans le pré ; après quoi, lorsqu’il nous a salués au passage, il saute de nouveau et se retrouve dans le chemin. Il n’est pas rare de rencontrer des curés qui sont très-polis, mais il l’est beaucoup plus de voir ainsi des soutanes faire la voltige, et la chose nous semble tout à fait amusante.

Au crépuscule nous entrons à l’auberge de Saint-Nicolas, où, d’emblée et faute d’assiettes, l’on nous propose de manger à la gamelle. Plutôt que d’en passer par là, nous mettons en réquisition pots, vases, écuelles, cocos, tout ce qui se présente, et que bien, que mal, nous trouvons moyen de fort mal souper. Après quoi la couchée commence, laborieuse, inouïe, fantastique, mêlée de fenêtres sans vitres, de cierges qui s’éteignent, de plafonds qui viennent en bas, de paillasses qui portent en haut, et de moutards inclus ou superposés qui ont une coqueluche d’enfer.