Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/21

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Voyage autour du mont Blanc



VINGT ET UNIÈME JOURNÉE.


Interlaken, le matin, ressemble à un palais dont les maîtres reposent encore. Plus de dandys, plus de miss, plus de parures, et seulement des laquais, des filles de chambre, ou encore des paysannes qui s’en vont porter le lait dans les pensions. Cependant les oiseaux chantent de toutes parts, les prairies éclatent de fraîcheur, et, de dessous la nuit des rameaux qui recouvrent l’avenue, l’on voit au loin les cimes de la Jungfrau qui scintillent derrière une gaze de vapeurs argentines. Ce spectacle est ravissant, et malgré les pensions, l’horlogerie, la bijouterie, malgré le dandysme, le casinisme, le dilettantisme et les perruquiers qui déparent ces lieux, c’est encore ici l’une des plus charmantes retraites de la terre, attrayante d’éclat, de grâce, de sourire, et qui fait trouver délicieux d’être au monde. Cependant, devant l’hôtel, un garçon d’étable bouchonne une bête rétive, et ce spectacle ne laisse pas que de nous détourner de l’autre.

L’heure venue, nous courons sur Neuhans pour y trouver le bateau à vapeur qui doit nous porter à Thoune. Autant en fait à nos côtés un bon monsieur, lorsqu’il lui arrive un abominable malheur… C’est un des ais de sa malle qui s’est détaché, et déjà chemises, cravates, brosses et peignes jonchent le chemin, que le manant qui la porte court encore, court toujours, sans se douter de rien. En toute hâte alors le bon monsieur relève, empoche, reperd, rattrape, sème, retient, et il fait là une de ces promenades qui, après avoir été en réalité un fléau, deviennent dans le souvenir un cauchemar. Que bien, que mal, toutefois, ce bon monsieur arrive à temps ; puis au milieu de l’affluence des passagers, au son d’une musique champêtre, sous l’haleine d’un vent pluvieux, il rajuste son ais et remballe ses nippes. Déjà voici l’Aar, voici Thoune, Bellevue, et la pluie ; vite nous louons un omnibus qui nous emporte à Berne.