Nouveaux troubles religieux en Afrique occidentale

La bibliothèque libre.

NOTICE
SUR
LES NOUVEAUX TROUBLES RELIGIEUX
DE
L’AFRIQUE OCCIDENTALE.


(Inédit.)

À M. le directeur de la Revue des deux Mondes.


Monsieur,

L’esprit de prosélytisme et de réforme religieuse qui fermente dans l’Afrique occidentale s’est récemment manifesté par de turbulens paroxismes.

Il y a deux ans déjà un prétendu mahdy s’est montré parmi les Félâns de la province de Toro : Mohhammed-ben-A’mar, consacrant sa mission par le meurtre de son petit fils, au jour de la fête des victimes, bouleversa le pays, et tour à tour vainqueur et vaincu, lutta audacieusement contre le puissant êmyr-al-mouményn Yousef-ben-Siry, solthân du triple Foutah.[1]

La mission de cet homme extraordinaire n’était point la manifestation isolée d’un fanatisme individuel, d’un projet de réforme improvisé, accidentel ; des informations, que les événemens justifient, ont montré dans Mohhammed l’un des agens d’une ligue religieuse et sacerdotale, qui enlace d’un vaste réseau toute la région occidentale de l’Afrique musulmane, et dont le projet est bien moins d’épurer les croyances, que d’asservir à son influence despotique les gouvernemens des divers états.

On devait donc s’attendre à voir surgir dans ces contrées, d’autres apôtres que Mohhammed-ben-A’mar. Ils n’ont pas tardé à se montrer.

S’il faut en croire certaines informations arrivées par la voie de Tangeh, un nouveau mahdy, levant l’étendard de la réforme schya’yte au milieu des tribus ssanhagytes de l’aride Sâhhel, a récemment inquiété de ses prédications au désert la farouche susceptibilité de l’impériale Marok, qui, le jugeant digne de sa colère, aurait dépêché contre lui ses mamlouks en armes.

Dans le vaste royaume de Kayor, qui de l’embouchure du Sénégal s’étend au loin vers l’est et vers le sud, un apôtre aussi s’est élevé au district de Koqy, et ses ambitieuses tentatives ont éveillé les sollicitudes du prudent Damel, qui s’est hâté de l’expulser de ses états.

Tout nouvellement enfin, au milieu même de nos possessions sénégalaises, un apôtre des doctrines réformatrices était près de soumettre tout le pays de Ouâlo à sa puissance, lorsque l’intérêt de nos droits politiques et commerciaux a exigé l’intervention de nos forces.

Quels sont tous ces fanatiques coryphées de réforme religieuse et de domination sacerdotale ? Quels rapports les unissent au mahdy du Foutah ? Il est difficile de répondre d’une manière complète et précise à ces questions.

Et d’abord quel est cet homme qui, dans le Ssahhrâ, vient rallumer la ferveur mal éteinte des Morâbethyn de Lamtounah, et troubler la sécurité du palais des schéryfs ? Je l’ignore : son nom, sa race, sa patrie n’ont point encore été divulgués à l’Europe. Mais nous savons du moins que c’est au désert que le félan Mohhammed-ben-A’mar avait étudié la science des marabouths, et nous ne pouvons douter dès lors que le mahdy moghrébin n’ait été le maître ou le condisciple du mahdy de Foutah.

Quand aux énergumènes du Kayor et du Ouâlo, leur histoire est plus connue, leur connivence avec Mohhammed-ben-A’mar plus avérée. L’intimité de leurs rapports mutuels m’engage à réunir en un seul récit tout ce que m’ont appris à leur égard les relations que j’ai pu recueillir en puisant aux meilleures sources.

Nghiâgha-I’ysay, dont le caractère entreprenant et les démarches suspectes avaient effrayé la prudence du Damel, est né du sang royal de Kayor ; et, revêtu du caractère sacré de séryn ou docteur de la loi, il exerçait à ce titre l’autorité sacerdotale dans le district de Koqy. Banni par son souverain, il ne porta pas au loin son exil : franchissant le district neutre de Nghian-Bour, il arriva sur les terres de Ouâlo, et s’arrêta au village de Ndymb, appartenant au Beyghio Sâkora, chef de Mérina-Ghenn, l’un des feudataires du Brak : il y trouva accueil, et devint le chef sacerdotal ou séryn du lieu, Sâkora conservant le titre et l’autorité de Bourom-Dèq ou chef civil.

C’est sur ces entrefaites que Mohhammed-ben-A’mar revenant du désert, où sa défaite de Podor l’avait contraint naguère à chercher un asile, reparut à Daghnah, dans les premiers jours de mars 1829. on sait que l’êmyr-al-mouményn Yousef-ben-Siry menaçait de la guerre le vieux Brak Fara-Penda, si celui-ci n’expulsait du Ouâlo le mahdy fugitif ; l’imâm de Dimar, Abou-Baker, chef de Ghialmag, qui avait contre Fara-Penda des motifs personnels d’hostilité, voulait en venir aux mains sans plus attendre : Yousef, plus prudent, fit connaître ses volontés par un message auquel le Brak promit de déférer.

Le Damel avait, de son côté, dans un traité récent avec le Brak, stipulé la condition expresse que le mahdy félan ne pourrait être admis dans le Ouâlo, ni le traverser pour gagner le Kayor, sans que, par ce seul fait, la paix ne fût rompue. Ce n’est pas sans raison que ce monarque voulait tenir éloigné de son royaume l’entreprenant Mohhammed ; car celui-ci était uni par des liaisons intimes à plusieurs séryns remuans du Kayor, surtout à ce Nghiâgha-I’ysay, contre lequel le Damel avait conçu de légitimes motifs d’appréhension, et qu’il voyait encore puissant à la porte de ses états : il avait intérêt à ce que l’audacieux et résolu mahdy ne vînt pas augmenter par sa réunion à l’ancien séryn de Koqy les dangers d’un tel voisinage. Des précautions furent donc prises pour empêcher Mohhammed de pénétrer dans l’intérieur du Ouâlo.

Ainsi repoussé, l’apôtre félan prit le parti qui semblait le plus périlleux : il rentra dans le Foutah ; sa présence y ralluma l’ardeur de ses anciens partisans, et l’on apprit bientôt qu’aux premiers jours de mai, Yousef déchu demandait asile aux maures de Berâknah, pendant que son infatigable compétiteur Ibrahym ou Biram était salué du titre d’êmyr-al-mouményn par le Youyallah ou conseil des imâms des trois Foutahs.

Après ce triomphe, Mohhammed vint rejoindre son partisan, son ami, l’ancien séryn de Koqy, et resserra les liens qui l’unissaient à lui en prenant au nombre de ses femmes une sœur de Nghiâgha-I’ysay. À peine le Damel eut-il la nouvelle de l’arrivée du mahdy dans le Ouâlo, que ses envoyés se rendirent à Daghanah pour concerter avec le Brak les moyens de saisir, par une double invasion, les deux énergumènes dont il redoutait les entreprises.

Au milieu de juin, les armées de Kayor et de Ouâlo se précipitèrent simultanément sur Ndymb ; mais avant qu’elles y arrivassent leur proie était hors de portée : instruits par leurs nombreux affidés, Mohhammed et Naghiâgha-I’ysay avaient déjà gagné les états du Bour des Ghiolofs.

Le Damel n’attribua point au hasard le désappointement qu’il venait d’éprouver : depuis long-temps il avait les yeux ouverts sur la vaste conjuration que tramait en secret dans la Basse-Sénégambie la congrégation des séryns et marabouths. Il découvrit des correspondances suspectes entre les fugitifs et le séryn de Lougah : une heure fut accordée à celui-ici pour quitter le Kayor. Le séryn obéit, et il prit la route du Ouâlo avec une suite de 200 partisans en armes ; les gens du Brak étaient prévenus et l’attendaient : ils fondirent sur lui à l’improviste, le battirent et enlevèrent ses troupeaux. C’était au milieu de septembre. Le séryn dépouillé se réfugia parmi les Félâns nomades du désert de Ghiolof, et se rendit au douhar de Taraghy, où se trouvait alors, dit-on Mohhammed-ben-A’mar.

Non content d’avoir éloigné les principaux chefs de la conspiration religieuse qu’il poursuivait, le Damel rechercha soigneusement leurs adhérens, et une contribution extraordinaire de vingt pagnes fut imposée à chacun des villages convaincus ou soupçonnés d’admettre les nouvelles doctrines.

Mais peu de temps après, Nghiâgha-I’ysay était rentré à Ndymb, et Mohhammed-ben-A’mar, revenu à Podor, y vivait tranquille, riche, puissant et considéré.

Vers cette époque le hasard amena à Ndymb le forgeron Demba, petit homme d’un noir foncé, maigre, décharné, à grosse tête, grande bouche, et nez épaté, bien connu à Saint-Louis, où sa laideur lui avait valu de la part de ses confrères le surnom de golokh ou singe. C’est sur un tel homme que Nghiâgha-I’ysay jeta les yeux pour l’accomplissement des projets ambitieux qu’il couvait depuis long-temps. Avant que le forgeron se fût fait connaître dans le village, Nghiâgha-I’ysay s’empara de lui, le séduisit par la perspective des richesses et des honneurs ; et de son autorité privée il transforma sur-le-champ le misérable Demba golokh en séryn-Demba, docte interprète des volontés d’Allah, nouveau mahdy apparaissant pour régénérer les islamistes corrompus : afin de mieux tromper la foule crédule, aux yeux de tous il baisait respectueusement les pieds de l’imbécille qu’il avait endoctriné, lui demandait ses conseils, ses ordres ; et le vulgaire fasciné écoutait avec recueillement les sentences de l’oracle.

Diverses relations déjà publiées ont attribué fort gratuitement à Demba la prétention de passer pour un second Moïse ; ni lui ni ses partisans n’ont pensé à faire revivre en lui le législateur des Juifs, et le nouvel apôtre n’a pris ni reçu, à propos de sa mission, aucun autre titre que celui de mahdy. Ce n’est pas à dire que la réapparition du prophète hébreu eût été une nouveauté sans exemple dans les annales musulmanes ; car, dès le neuvième siècle de notre ère, sous le khalyfat de Motaouakkel, on avait vu en Orient Mahhmoud-ben-Farag jouer le rôle du radieux Mousay-ben-A’mrân ; mais il n’est pas douteux, dans l’espèce, que la qualification de nouveau Moïse n’ait été une expression purement métaphorique, trop légèrement admise par des narrateurs irréfléchis. D’autres ont été plus loin, et n’ont pas craint de mettre sur le compte du félan Mohhammed les événemens qui ont passé sur la tête du nègre Demba !… De telles méprises sont à peine concevables.

On voyait s’accroître chaque jour le nombre des partisans qu’amassait autour de Demba le charlatanisme prophétique dont le rusé Nghiâgha-I’ysay lui dictait les formules, et pour lequel lui-même était ostensiblement le premier à professer un superstitieux enthousiasme. L’or arrivait en abondance au prétendu saint, qui ne trouvait que ce seul présent digne de lui être offert ; et tous ses prosélytes étaient prêts à le suivre partout où il voudrait les conduire, disposés à obéir à ses moindres signes.

Les circonstances étaient favorables pour tirer parti de la ferveur qu’il avait allumée : les guerres intestines qui depuis peu déchiraient le Ouâlo offraient aux projets ambitieux de Nghiâgha-I’ysay une occasion opportune d’éclater.

Ce pays, divisé par les factions, semblait en effet aisé à subjuguer ; des inimités personnelles y avaient allumé des discordes générales. Dans cet état, dont le système de gouvernement est une sorte de régime féodal, les différends des chefs offrent en raccourci l’image des démêlés dont jadis les grands vassaux affligèrent trop souvent la France ; et les dissensions récentes du Ouâlo ont, pour ainsi dire, parodié la sanglante querelle de Bourgogne et d’Orléans.

Autour du souverain, dont le titre, comme on le sait, est celui de Brak, sont groupés divers chefs, feudataires de la couronne, dont les principaux occupent les grandes charges de l’état ; chacun porte le titre de sa charge, et ils prennent rang entre eux suivant l’ordre d’importance de leurs dignités respectives. À la tête de tous est le nghiaoudyn, grand connétable, chef des armées ; puis vient le nghiogomây, grand électeur ; ensuite, mais dans un ordre que je ne puis déterminer d’une manière précise, le barty, le beyghio, le mâlo, le mam-rôso, le mangas, le nghion-benakh, etc. Les grands officiers de la couronne forment une hiérarchie à part : à cette classe appartiennent le boukanèg-nghiourbel, surintendant des domaines royaux ; l’alkaty, grand-maître des cérémonies ; l’imâm-ghiyou, c’est-à-dire le chef des poètes-chanteurs vulgairement appelés griots, etc. Tous ces officiers de la maison du Brak sont comptés parmi les captifs de la couronne, tandis que les grands dignitaires de l’état sont tous des princes, souvent, fils de rois.

C’est par les sanglantes rivalités des deux plus puissans de ces princes que le Ouâlo se trouvait bouleversé au commencement de cette année. Le nghiaoudyn Maghio-Khor, chef de Nghio, étant allé faire une visite aux Français de Saint-Louis, avait reçu d’eux un accueil dont le nghiogomây Nghiâk-Ghio, chef de Nghianghy, ne manqua pas d’être jaloux ; et ses perfides suggestions en firent, aux yeux du vieux brak Fara-Penda, un grief contre le nghiaoudyn. Celui-ci, poussé à bout par les odieuses intrigues de son rival, résolut de se venger : le nghiogomây fut assassiné par ses ordres.

Vivement indigné d’un tel acte de violence, Fara-Penda prononça le bannissement du meurtrier, et le destitua de la charge de nghiaoudyn pour la donner au barty Natago-Mboy, neveu du défunt nghiougomây.

Ce fut le signal de la guerre civile : Maghio-Khor était puissant et redouté ; il leva l’étendard de la révolte, et presque tous les grands du Ouâlo embrassèrent son parti ; le vieux Brak ne conserva de fidèle à sa cause que le nouveau nghiaoudyn Natago-Mboy, le beyghio Sâkora, et le mam-roso Fara-Koury, fils du Bour de Sâlom. Ils pillèrent le village de Nghio, domaine du nghiaoudyn destitué, et enlevèrent ses troupeaux.

Maghio-Khor avait d’étroites liaisons d’amitié chez les maures de Térârzah, et d’un autre côté il avait épousé la belle Altiné, sœur d’Abdoughé, chef de l’une des plus puissantes familles de Podor. À l’appel de Maghio-Khor, le scheykh Mohhammed-ouldo-Leyghah, frère de l’êmir Mohhammed-al-Hhabyb, accourut avec les guerriers des tribus A’zounah et Aoulâd Ahhmèd-Dahmân ; et du côté des Félâns, l’imâm de Dimar Abou-Baker vint le joindre avec les Torodos de la province de Podor.

Les Maures passèrent le fleuve au-dessous de Daghanah, et l’armée marcha à l’ouest vers le gué de Ndombo, sur le marigot de Tawy. Le Brak, de son côté, avec sa maison militaire et les trois princes qui ne l’avaient point abandonné, partit de Nghiaugby, et côtoya le marigot de Tawy jusqu’au gué de Ndombo. Les troupes de Maghio-Khor étaient embusquées ; un petit nombre de soldats seulement était en vue. À l’aspect d’aussi faibles ennemis, les troupes royales se disposèrent à passer le gué pour remporter une victoire qui semblait aisée ; et la cavalerie, ayant à sa tête Natago-Mboy et Fara-Koury, s’élança dans le marigot. Les soldats embusqués se montrèrent aussitôt, et firent feu ; deux balles atteignirent Natago-Mboy, que sa taille gigantesque signalait comme un but facile ; frappé à la tête et à l’épaule, le généralissime rétrograda, et le mam-rôso, dont le cheval était blessé, fut également obligé de regagner la rive gauche.

Cependant les troupes royales avaient, de leur côté, pris leur revanche sur le parti de Maghio-Khor et le scheykh maure Al-Hèdy avait été frappé à mort. Dans cet engagement, une douzaine de guerriers avaient été tués de part et d’autre ; il y avait un assez grand nombre de blessés. On ne poussa pas l’affaire plus loin, et chaque armée reprit la route de son quartier-général : les troupes royales s’attribuaient l’avantage de cette journée, et sur leur route les vieillards, les enfans et les femmes, battant des mains, récitaient en cadence ce chant de victoire :

Fara-Penda dokna gatam Maghio-Khor[2].

En faisant retraite, Maghio-Khor brûla, en passant, le village de Ndombo, et celui de Kouma, résidence royale ; par représailles, le Brak fit mettre le feu à ce qui restait du village de Nghio.

C’est au milieu de ces troubles politiques que les réformateurs de Ndymb prirent leur essor : Demba se mit en marche vers Ndakar, et tous les gens de Ndymb, suivant l’exemple de leur séryn Nghiâgha-I’ysay, s’élancèrent après lui ; arrivé à Ndakar, où l’avait devancé sa renommée, tout le village accourt et l’entoure ; il ne parle qu’au séryn, qu’il somme d’embrasser sa doctrine et de le suivre : le prêtre assure que les dogmes, les principes des réformateurs sont aussi les siens ; mais il s’excuse de marcher, sur la nécessité de veiller aux soins domestiques, à la direction de son village. Lorsque, sur de nouvelles interpellations du prophète, il a répété pour la troisième fois son excuse, Demba paraît saisi de mouvemens convulsifs, il étend les bras, et s’écrie en grimaçant : Sarakhtou ! Sarakhtou ! (Miséricorde ! Miséricorde !) un bourreau s’avance, saisit le séryn réfractaire, le renverse, et avec un sabre lui scie le cou contre terre, aux yeux des habitans stupéfaits ; et personne n’ose plus refuser de suivre l’énergumène.

Demba continua sa marche au nord-est, en côtoyant le grand lac de Ngher, enrôlant dans son armée les placides Ouolofs qu’il trouvait sur sa route, pillant, brûlant les villages qui résistaient à l’entraînement de ses prophétiques paroles. Trois mille prosélytes étaient déjà réunis sous ses ordres.

Cédant aux conseils du beyghio Sâkora, et du mam-rôso Fara-Koury, le vieux Fara-Penda voulut essayer d’arrêter le torrent, et marcha contre les insurgés ; mais le perfide beyghio passa dans l’armée de Demba, et les soldats du Brak furent complétement défaits.

Poursuivant sa route, le nouveau mahdy arriva à Nghianghy, qui se soumit. Après s’être reposé une nuit dans ce village, Demba se dirigea vers l’établissement français de Doukitt, appartenant à MM. de la Boulaye et d’Honincthun. Le gérant, M. Brunet, était absent : les esclaves avaient déserté à l’ennemi ; il ne restait sur l’habitation que le gourmet Hippolyte, homme d’une stature, d’une force, et d’un caractère très-remarquables, et un jeune torodo libre, nommé dengaré-Boubou, petit, trapu, vigoureux de corps et d’esprit. Ils avaient pour se défendre deux pierriers à pivot implantés dans des pieux de gonatier peu solides et d’ailleurs à moitié pourris, placés aux deux coins de la face occidentale du mur d’enceinte. Ils chargèrent leurs pièces à mitraille, puis lorsqu’ils virent les insurgés à courte portée, ils firent feu et tuèrent beaucoup de monde ; mais les pierriers mal assujétis, brisant par le recul leurs faibles supports, tombèrent en dedans de la muraille, sur les bastions de terre où ils étaient établis. Saisissant alors leurs fusils, nos deux braves continuèrent d’abattre en détail les ennemis qui se présentaient à leur portée ; déjà près de quatre-vingts soldats étaient tombés sous leurs coups, lorsque les assiégeans, à force d’entendre deux coups de fusil seulement à la fois, reconnurent qu’ils n’avaient à faire qu’à deux hommes. Ils s’avancèrent alors en courant et en poussant de grands cris vers le mur d’enceinte, qu’ils assaillirent avec des haches et des pioches, en même temps qu’ils mettaient le feu à la porte d’entrée, laquelle est vers le marigot : ils démolissaient avec tant d’ardeur qu’ils eurent bientôt fait plusieurs ouvertures à la muraille, construite simplement en briques, et ils s’élancèrent plusieurs à la fois dans la cour. Ils n’y virent d’abord personne : Hippolyte et Boubou s’étaient retirés dans un magasin au rez-de-chaussée, pour s’y retrancher ; mais tout à coup, abandonnant une position qui ne leur parut pas assez avantageuse, ils sortirent résolument tous deux, et déchargeant leurs fusils, abattirent les premiers qu’ils rencontrèrent ; au même instant ils devinrent le but de tous les coups : Hippolyte fut tué à bout portant, et dengaré-Boubou ayant reçu une balle dans la cuisse, une autre dans la poitrine, et un large coup de poignard au bras, fut laissé pour mort. Les frénétiques insurgés, formant un bûcher des instrumens aratoires et des débris des portes et des croisées, jetèrent dessus le cadavre d’Hippolyte, y mirent le feu, et après avoir tout saccagé revinrent en triomphe à Nghianghy.

Cependant le corps du brave gourmet ne fut consumé qu’en partie, et ses restes ont reçu depuis une honorable sépulture. Boubou, se relevant d’entre les morts après le départ des incendiaires, est allé demander, dans un de nos établissemens, la guérison de ses blessures, qu’il montre avec fierté comme les signes d’une bravoure héréditaire.

Dans la journée même de l’expédition de Doukitt, les nègres de l’établissement domanial de Richard-Tol, peu éloigné de Nghianghy, allèrent se ranger à l’obéissance du prétendu séryn Demba ; M. Berton, directeur de l’habitation, et quelques autres blancs qui étaient avec lui, se réfugièrent le même soir, avec armes et bagages à bord d’une goëlette mouillée dans le fleuve. De là M. Berton dépêcha en toute hâte un courrier au gouverneur de Saint-Louis.

Après quelques jours de repos à Nghianghy, l’armée réformatrice remonta le fleuve, et laissant de côté Richard-Tol, vint occuper Mbilor, dont les habitans, sous la conduite de leur chef Riké-Mboy, s’étaient réfugiés sur l’île de Tod, laissant leur village absolument désert. À peine arrivé, Demba envoya un parlementaire à l’habitation voisine de Mbaroul, fondée par M. Potin, afin de prévenir les frères Ziegler, gérans, qui y étaient demeurés, qu’ils n’avaient rien à craindre de lui, et qu’ils pouvaient rester en toute sécurité sur leur établissement ; mais ceux-ci, qui avaient parmi les nègres de nombreux affidés, furent avertis secrètement que ce n’était qu’une ruse pour les surprendre. Déjà ils étaient sur leurs gardes : ils avaient monté sur la terrasse de leur maison des sacs de mil en guise de gabions pour se retrancher, deux barils de poudre, des fusils, deux pierriers à pivot montés sur un affût improvisé avec quelques pièces de bois, de la mitraille qu’ils avaient fabriquée en brisant quelques tuyaux de fer, des vivres, et de l’eau en suffisante quantité pour se défendre de l’incendie ; ils avaient avec eux onze nègres, dont deux enfans, tous résolus à faire une vigoureuses résistance ; mais ces préparatifs furent presque superflus.

Le terme de la mission du fourbe était proche : dès l’arrivée, à Saint-Louis, du courrier expédié par M. Berton, le bâtiment à vapeur le Serpent, monté par M. le capitaine de vaisseau Brou en personne, prit la route de Mbilor, et le dépassa dans la nuit pour aller mouiller à Daghanah, après avoir pris langue à Mbaroul.

Maghio-Khor et Abou-Baker se trouvaient à Daghanah avec leurs troupes de Ouolofs et de Torodos ; le gouverneur les invita à marcher contre Demba, mais ce fut en vain ; soit craintive stupeur, soit dessein secret de profiter pour leur propre cause des calamités du Ouâlo, ils restèrent dans l’inaction.

Le matin, à sept heures et demie, le Serpent redescendit vers Mbilor, au moment où l’armée ennemie, prête à partir, faisait la prière ; Demba accomplissait alors ses ablutions dans le fleuve ; quand il aperçut le bâtiment, il lui commanda de s’arrêter, le menaçant de mettre le Sénégal à sec en avalant toute l’eau ; mais un de ses disciples l’avertit qu’il lui faudrait aussi boire la mer, dont le flot viendrait sans cesse remplir d’une nouvelle eau le lit du fleuve ; un autre le supplia de ne point enlever aussi légèrement aux nègres riverains les ressources de la pêche : cette double considération toucha sans doute le saint personnage ; il renonça à accomplir sa menace, et le Serpent put continuer sa marche jusque devant Mbilor. Le séryn de Keur-ou-Mbay, village peu distant vers le sud, était en ce moment en discussion avec les réformateurs, et il était près de subir le sort réservé aux réfractaires, lorsque tout à coup le Serpent, lâchant successivement ses bordées, fit disparaître le village de Mbilor, et dispersa l’armée insurrectionnelle, en lui tuant beaucoup de monde. Dès qu’elle parut à découvert, les pierriers de Mbaroul furent dirigés sur les fuyards, et bien qu’à la première décharge la maison se fût lézardée, les frères Ziegler n’en continuèrent pas moins à mitrailler ces bandits, qui en passant leur envoyaient en retour des grèles de balles, dont leurs sacs de mil furent criblés et vidés.

Les fuyards allèrent se rallier derrière un bouquet de khoss situé au sud de Mbaroul à la distance de huit minutes environ. Maghio-Khor et Abou-Baker, auxquels le bruit et les effets meurtriers de notre artillerie avaient rendu le courage, s’ébranlèrent alors ; toute l’infanterie, commandée par l’imâm de Dimar, s’avança directement vers l’ennemi, et on en vint aux mains ; comme des deux côtés on bourrait les fusils avec des débris de pagnes de coton qui s’enflammaient aisément, le feu eut bientôt pris aux herbes sèches, et des torrens de fumée cachèrent l’une à l’autre les deux troupes, qui toutefois continuèrent à tirailler et à se tuer mutuellement beaucoup de monde ; souvent la bourre pénétrant dans les khousâbs des combattans, y communiquait le feu, et consumait ainsi les morts et les blessés dans leurs propres vêtemens.

Enfin, après une lutte assez vive, les fantassins du Toro lâchèrent pied, et s’enfuirent d’une vitesse à piler avec leurs talons le mil contenu dans le petit sac que chaque soldat porte sur son dos, suivant l’expression proverbiale du pays. Mais dans ce moment la cavalerie, commandée par Maghio-Khor, vint, après un détour à l’ouest, tomber inopinément, par le nord, sur les soldats de Demba, qui furent taillés en pièces et foulés aux pieds des chevaux. Quelques cavaliers, et avec eux le prophète Demba, s’enfuirent vers Ndombo ; mais ils y furent poursuivis, et Demba fut renversé de cheval et fait prisonnier, au gué du marigot de Tawy, par un canalier torodo nommé Ardo-Bantou, qui se saisit de sa personne, et le conduisit sur une goëlette mouillée près de là sur le Sénégal ; il y fut gorgé de vin et de liqueur à discrétion ; puis il fut transféré sur le Serpent. Là, monté sur le tambour de la machine à vapeur, il fit solennellement amende honorable de son imposture, rejetant la faute sur le séryn Naghiâgha-I’ysay ; ensuite il fut amené, à travers une haie de soldats de la garnison de Saint-Louis, à Richard-Tol, où il fut pendu aux branches du gonatier qui s’élève devant l’habitation ; un forçat servit de bourreau ; les Ouaolofs et les Torodos déchargèrent leurs fusils sur le cadavre de l’énergumène, et le criblèrent de balles. C’était le 10 mars dernier.

Nghiâgha-I’ysay, grièvement blessé, avait trouvé le moyen de disparaître de la mêlée ; il est, dit-on, réfugié chez les marabouths de Dakar, au cap Vert.

Maghio-Khor et Abou-Baker devaient naturellement, après cette affaire, rester arbitres du sort du Ouâlo. Le faible Fara-Penda, déchu du trone, est allé demander à Saint-Louis asile pour sa vieillesse : les Français lui accordent une ration de soldat. Un nouveau Brak a été inauguré à sa place ; Maghio-Khor est réintégré dans la dignité de nghiaoudyn du royaume, et l’on chante aujourd’hui dans tout le Ouâlo :

Maghio-Khor dokna gatam Fara-Penda[3] !
Paris, 15 juin 1830.


*A…

  1. Voyez Revue des deux Mondes, ire série, Tome ier, p. 246.
  2. N’osant donner ici la traduction française, qui pourrait peut-être blesser des oreilles délicates, nous exprimerons en latin le sens littéral de ce passage :

    Fara Penda abscidit pedicem Maghie-Khori.
  3. Nos lecteurs remarqueront sans doute que les improvisateurs africains ne font ici que retourner, à la gloire de Maghio-Khor, les mêmes paroles qu’ils avaient précédemment chantées contre lui.