Nouvel Organum/De la vérité

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Traduction par F. Riaux.
Charpentier (2p. 237-239).

ESSAIS
DE MORALE ET DE POLITIQUE[1].



1. — De la vérité.


Qu’est-ce que la vérité ? Disait Pilate ironiquement et sans vouloir entendre la réponse. On ne voit que trop de gens qui se plaisent dans une sorte de vertige, et qui, regardant comme un esclavage la nécessité d’avoir des opinions et des principes fixes, veulent jouir d’une entière liberté dans leurs pensées ainsi que dans leurs actions. Cette secte de philosophes qui faisaient profession de douter de tout, est éteinte depuis longtemps, mais on trouve encore assez d’esprits vagues et incertains qui semblent être atteints de la même manie, mais sans avoir autant de nerf et de substance que ces anciens sceptiques. Cependant, ce qui a accrédité et consacré tant de mensonges, ce ne sont ni les difficultés qu’il faut surmonter pour découvrir la vérité, mais le travail opiniâtre qu’exige cette recherche, ni cette espèce de joug qu’elle semble imposer à l’esprit quand on l’a trouvée, mais un amour naturel, quoique dépravé, pour le mensonge. Même parmi les philosophes les plus modernes de l’école grecque, il en est un qui s’est spécialement occupé de cette question, et qui a, en vain, cherché pourquoi les hommes ont une prédilection si marquée pour le mensonge, lorsqu’il ne leur procure ni plaisir, comme ceux des poètes, ni profit, comme ceux des marchands, mais semblent l’aimer pour lui-même. Pour moi, je dirais de même, qu’un jour trop éclatant est moins favorable aux illusions du théâtre que la lumière plus faible des bougies et des flambeaux. De même, la vérité dans tout son éclat est aussi moins favorable aux prestiges, à l’étalage et à la pompe théâtrale de ce monde que sa lumière un peu adoucie par le mensonge. La vérité, toute précieuse qu’elle parait, n’a peut-être qu’un prix comparable à celui d’une perle que le grand jour fait valoir, et non égal à celui d’un brillant ou d’une escarboucle qui joue davantage aux lumières. Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux qu’un peu de fiction alliée avec la vérité ne fasse toujours plaisir. Ôter des âmes humaines les vaines opinions, les fausses estimations, les fantômes séduisants et toutes ces chimériques espérances dont elles se paissent, ce serait peut-être les livrer à l’ennui, au dégoût, à la mélancolie et au découragement. Un des plus grands docteurs de l’Église (dont la sévérité nous paraît toutefois un peu outrée) qualifie la poésie de vin des démons, parce que les illusions dont elle remplit l’imagination occasionnent une sorte d’ivresse, et cependant la poésie n’est encore que l’ombre du mensonge. Mais le mensonge vraiment nuisible, ce n’est pas celui qui effleure l’esprit humain et qui ne fait, pour ainsi dire, qu’y passer, mais celui qui y pénètre plus profondément et qui s’y fixe, en un mot celui dont nous pallions d’abord. Quelque idée que les hommes puissent se faire du vrai et du faux dans la dépravation de leurs jugements et de leurs affections, la vérité, qui est seule juge d’elle-même, nous apprend que la recherche, la connaissance et le sentiment de la vérité, qui en sont comme le désir, la vue et la jouissance, sont le plus grand bien qui puisse être accordé à l’homme. La première chose que Dieu créa dans les jours de la formation de l’univers ce fut la lumière des sens, et la dernière, celle de la raison mais son œuvre perpétuelle, œuvre propre au jour du sabbat, c’est l’illumination même de l’esprit humain. D’abord il répandit la lumière sur la surface de la matière ou du chaos, puis sur la face de l’homme qu’il venait de former, enfin il répand éternellement la lumière la plus pure et la plus vive dans les âmes des élus Lucrèce, ce poète qui a su donner quelque relief à la dernière et à la plus dégradante de toutes les sectes, n’a pas laissé de dire avec l’élégance qui lui est propre « Un plaisir assez doux, c’est celui d’un homme qui, du haut d’un rocher ou il est tranquillement assis, contemple un vaisseau battu par la tempête. C’en est un également doux de voir d’une tour élevée deux armées se livrant bataille dans une vaste plaine, et la victoire incertaine passant de l’une à l’autre alternativement. Mais il n’est point de plaisir comparable à celui du sage qui, des hauteurs de la vérité (hauteurs qu’aucune autre ne commande et où règne perpétuellement un air aussi pur que serein), abaisse ces tranquilles regards sur les opinions mensongères et les tempêtes des passions humaines, » pourvu toutefois, devait-il ajouter, qu’un tel spectacle n’excite en nous qu’une indulgente commisération et non l’orgueil ou le dédain. Certes, tout mortel qui, animé du feu divin de la charité et reposant sur le sein de la Providence, n’a d’autre pôle, d’autre pivot que la vérité, à de ce monde un avant-goût de la céleste béatitude.

Actuellement, si nous passons de la vérité philosophique ou théologique à la vérité pratique, ou plutôt à la bonne foi et à la sincérité dans les affaires, nous ne pourrons douter (et c’est une maxime incontestable pour ceux même qui s’en écartent à chaque instant) qu’une conduite franche et toujours droite ne soit ce qui donne le plus d’élévation et de dignité à la nature humaine, et que la fausseté dans le commerce de la vie ne soit semblable à ces métaux vils qu’on allie avec l’or, et qui, en le rendant plus facile à travailler, en diminuent la valeur. Toutes ces voies obliques et tortueuses assimilent l’homme au serpent qui rampe parce qu’il ne sait pas marcher. Il n’est point de vice plus honteux et plus dégradant que celui de la perfidie, ni de rôle plus humiliant que celui d’un menteur ou d’un fourbe pris sur le fait. Aussi Montaigne, cherchant la raison pour laquelle un démenti est un si grand affront, résout ainsi cette question avec son discernement ordinaire « Si l’on y fait bien attention, dit-il, qu’est-ce qu’un menteur, sinon un homme couard à l’endroit des hommes et brave à l’endroit de Dieu ? » En effet, mentir n’est-ce pas braver Dieu même et plier lâchement devant les hommes ? Enfin, pour donner une juste idée de l’énormité des crimes tenant du mensonge et de la fausseté, disons que ce vice, en comblant la mesure des iniquités humaines, sera comme la trompette qui appellera sur les hommes le jugement de Dieu, car il est écrit que le Sauveur du monde, à son dernier avènement, ne trouvera plus de bonne foi sur la terre.

  1. Publiés d’abord en anglais par Bacon, en 1597, puis en latin, en 1625 avec des additions considérables. FD