Nouvel Organum/Préface

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Traduction par F. Riaux.
Charpentier (2p. 1-6).

GRANDE RESTAURATION

DES SCIENCES.



DEUXIÈME PARTIE.



NOUVEL ORGANUM[1],
ou
RÈGLES VÉRITABLES POUR l’INTERPRÉTATION DE LA NATURE.

(NOVUM ORGANUM.)



PRÉFACE.

Une des plus puissantes causes qui aient arrêté les progrès des sciences et de la philosophie, est la témérité de ceux qu’une excessive confiance dans leur esprit, ou l’ambition et le désir de se distinguer, ont portés à dogmatiser sur la nature comme sur un sujet suffisamment approfondi. La vigueur même d’esprit et la force d’éloquence qui les mettaient en état d’accréditer leurs opinions, ne les rendaient que plus capables d’éteindre dans leurs disciples toute ardeur pour de nouvelles recherches ; et s’ils ont été utiles par les productions de leur propre génie, ils ont été cent fois plus nuisibles en énervant les autres génies ou les détournant de leur vraie direction. Quant à ceux qui, tenant la route opposée, affirmaient qu’on ne peut rien savoir avec certitude, cette opinion décourageante où les fit tomber soit leur aversion pour les anciens sophistes, soit l’incertitude ou flottait leur esprit, soit encore une certaine surabondance d’idées et de sciences mal digérées, ils l’appuyaient sans doute par des raisons qu’il serait injuste de mépriser, mais ils n’ont pas su la déduire des vrais principes. Entraînés par la passion et l'envie de briller, ils dépassèrent le but. Les philosophes des premiers temps de la Grèce, dont les ouvrages sont perdus, furent les seuls qui surent garder un sage milieu entre la jactance affirmative des premiers, et la désespérante acatalepsie[2] des derniers. Tout en se plaignant sans cesse de la difficulté des recherches, de l'obscurité des choses, tout en donnant de fréquents signes d’impatience, et en rongeant pour ainsi dire leur frein, ils n’ont pas laissé de s’occuper vivement de leur dessein et de s’attacher à l'étude de la nature avec une sorte d’opiniâtreté, pensant avec raison que, pour terminer cette question même, et savoir enfin si l’on peut en effet savoir quelque chose, il fallait, au lieu de disputer sur ce point, le décider par l'expérience. Encore ceux-là même s’abandonnaient trop à l’impétuosité naturelle de leur entendement, sans aucune règle fixe qui le dirigeât ou le contînt, s’imaginant que, pour pénétrer dans les secrets de la nature, il suffisait de méditer avec obstination, de tourner pour ainsi dire son esprit dans tous les sens, et de le maintenir dans une agitation perpétuelle.

Quant à notre méthode, autant elle est difficile à suivre, autant elle est facile à exposer. Il s’agit, en effet, d’établir des degrés de certitude, de donner de l’appui aux sens par une réduction des objets, mais en rejetant presque tout le produit des premières opérations de l’esprit qui suivent immédiatement les sensations, la route nouvelle et sûre que notre dessein est de tracer à l’entendement humain devant commencer aux perceptions des sens. Et c’était sans doute ce qu’avaient aussi en vue ces anciens philosophes, qui faisaient jouer un si grand rôle à la dialectique. Par le soin même avec lequel ils traitaient cette science, il paraît qu’ils y cherchaient des secours pour l’entendement, tenant pour suspects sa marche native et son mouvement spontané. Mais ce remède, ils l’appliquaient trop tard, déjà l’esprit était dépravé par une infinité de mauvaises habitudes, tout rempli de simples ouï-dire, tout infecté de doctrines mensongères, et obsédé par mille fantômes[3] déjà tout était perdu. Ainsi les régles de la dialectique, appliquées tardivement, et ne rétablissant pas les choses, servent plutôt à fixer les erreurs qu’à découvrir la vérité. Reste donc une seule ressource, un seul moyen de guérison : c’est de recommencer tout ce travail de l’entendement humain, de ne jamais l’abandonner à lui-même, mais de s’emparer de lui dès le commencement, de le diriger à chaque pas, et, pour tout dire, de ne le faire travailler qu’à force de machines. Certes, si les hommes eussent voulu exécuter tous les travaux mécaniques à l’aide de leurs seules mains, ils n’auraient pu mouvoir que de fort petites masses, et ils n’auraient fait en ce genre rien de grand. Mais faisons ici une courte pause pour contempler dans cet exemple même, comme dans un miroir fidèle, la vanité de nos prétentions et l’inutilité de nos efforts. Supposons qu’on eût dessein de transporter un obélisque d’une grandeur extraordinaire pour servir de décoration à un triomphe ou à quelque autre fête de ce genre, et que ceux qui auraient entrepris ce travail voulussent l’exécuter avec leurs seules mains ; un spectateur de sang-froid ne les prendrait-il pas pour une troupe d’insensés ? Que si, augmentant le nombre des ouvriers, ils espéraient par ce seul moyen venir à bout de leur dessein, ne lui sembleraient-ils pas encore plus fous ? Si encore, faisant un choix dans cette multitude et renvoyant les plus faibles pour n’employer que les plus vigoureux, ils se flattaient d’avoir tout fait par ce choix, ne lui sembleraient-ils pas au comble de la folie ? Enfin, si, non contents de tout cela, et recourant à l’art de la gymnastique, ils ordonnaient que chaque ouvrier eût à ne se présenter au travail qu’après avoir enduit ses bras, ses mains et tous ses muscles de ces substances onctueuses dont les athlètes faisaient usage autrefois, et suivi exactement le régime qu’on leur prescrivait, ce spectateur, plus étonné que jamais, ne finirait-il pas par s’écrier : « Voilà des gens qui extravaguent avec une sorte de prudence et de méthode ! Que de peine perdue !... » Eh bien ! c’est avec un zèle aussi extravagant et avec des efforts aussi impuissants que les hommes s’attroupent pour exécuter les travaux intellectuels, attendant tout, soit de la multitude et de l’accord des esprits, soit de la pénétration et de la supériorité du génie ; ou encore pour donner à leur esprit plus de nerf et de ressort, recourant à la dialectique, sorte d’art très-analogue à celui des athlètes. Mais cependant, quels que soient le zèle et les efforts qu’ils déploient, on ne peut disconvenir que c’est leur entendement tout nu qu’ils mettent en œuvre. Or il est de toute évidence que, dans toute opération qu’exécute la main de l’homme, si on n’a recours aux instruments et aux machines, on ne pourra ni tendre les forces des individus, ni les faire s’appuyer mutuellement. Aussi[4], d’après tout ce qui précede, nous établirons deux points sur lesquels nous voulons attirer l’attention complète des hommes, de peur qu’ils n'y songent pas eux-mêmes. Le premier, c’est qu’un destin heureux, du moins nous l’estimons tel, fasse en sorte que, pour éteindre les contradictions et apaiser l’orgueil des esprits, nous conservions intact aux anciens l’honneur et le respect qui leur est dû, et que cependant nous puissions accomplir notre dessein, et recueillir le fruit de notre modeste ambition. Car, si nous proclamons que notre méthode pour résoudre les problèmes qui ont occupé les anciens est préférable a la leur, nous ne pouvons empêcher, quelle que soit l’habileté de nos expressions, que cela ne donne lieu a des comparaisons et a des disputes au sujet de leur génie et de leur supériorité, non que ce soient la choses illicites ou nouvelles (pourquoi, en effet, n’aurions-nous pas le droit comme tout le monde de critiquer et d’indiquer les erreurs qu’ils auraient établies ou accréditées ?), mais seulement dans de certaines limites encore nos faibles forces ne nous permettraient-elles guère de soutenir cette discussion. Mais, comme notre but est d’ouvrir a l’entendement une route entièrement nouvelle, que les anciens n’ont ni explorée ni même connue, cela donne une face toute différente a nos prétentions, il n’y a plus lieu a s’enflammer, nous ne prétendons qu’au rôle de guide, ce qui assurément n’est pas viser a une grande autorité, et ce qui suppose plus de bonheur que de talent et de supériorité. Voilà pour ce qui concerne le rôle que nous avons a jouer personnellement, voici pour les choses elles-mêmes.

Notre dessein n’est nullement de déposséder la philosophie aujourd’hui en honneur, ou toute autre actuellement existante ou à exister qui pourrait être ou plus exacte ou plus complète, nous n’empêchons pas que les philosophies reçues ne servent à fournir un sujet aux disputes, un texte aux entretiens, ou des méthodes abréviatives et des facilités de toute espèce dans les affaires et dans les différentes professions. Nous devons même déclarer que la philosophie que nous proposons ne serait pas d’un grand service dans le commerce ordinaire de la vie. Ce n’est pas un objet qui soit comme sous la main et que tous puissent saisir aisément. Elle ne flatte point l’esprit humain en se mariant aux préjugés dont il est rempli, elle ne s’abaissera point a la portée des esprits ordinaires, et ils ne la pourront saisir que par ses effets et son utilité.

Ainsi, pour montrer une égale faveur a ces deux espèces de philosophies, et ménager les intérêts de l’une et de l’autre, distinguons deux sources différentes de philosophie et deux départements des sciences, ainsi que deux tribus ou familles de philosophes et de contemplatifs, familles qui ne sont nullement étrangères l’une a l’autre, encore moins ennemies par état, mais au contraire intéressées à resserrer par des secours mutuels les liens naturels qui les unissent, et a former entre elles une sorte de confédération. En un mot, distinguons un art de cultiver les sciences et un art de les inventer. S’il se trouve des personnes à qui le premier paraisse préférable et plaise davantage, soit par sa marche prompte et facile, soit à cause du fréquent usage dont il peut être dans la vie ordinaire, soit enfin parce qu’un défaut de vigueur dans l’esprit les rend incapables de saisir et d’embrasser dans toute son étendue cette seconde philosophie plus vaste et plus difficile (motif qui sera probablement celui du plus grand nombre), nous faisons des vœux pour eux, et leur souhaitons les plus heureux succès, les laissant libres de suivre le parti qu’ils ont pris. Mais s’il existe un mortel courageux qui ait un vrai désir, non de rester comme cloué aux découvertes déjà faites et d’en faire simplement usage, mais d’ajouter lui-même a ces inventions, non de l’emporter sur un adversaire par sa dextérité dans la dispute, mais de vaincre la nature même des œuvres, un homme, dis-je, qui ne perde point de temps a entasser d’imposantes vraisemblances, mais qui soit jaloux d’acquérir une véritable science, une science certaine, et qui se démontre elle-même par ses œuvres, celui-là, nous le reconnaissons pour un légitime enfant de la science, qu’il daigne se joindre à nous, et que, laissant derrière lui cette facile entrée des routes de la nature, route si longtemps battue par la multitude, il ose pénétrer avec nous jusqu’aux parties les plus reculées. Et pour mieux faire entendre notre pensée, et rendre les idées plus familières en y attachant des noms, appelons l’une de tes deux routes ou méthodes anticipations de l’esprit, et l’autre, interprétation de la nature, noms par lesquels nous les distinguons ordinairement[5].

Voilà à quoi il faut tendre sans cesse. Quant à nous, nous avons voulu (et nous avons mis a cela tous nos soins) que tout ce que nous croirions devoir mettre en avant fût non-seulement vrai en soi, mais aussi pût se faire jour sans gêne et sans violence dans l’esprit des hommes, quoique occupés d’autres intérêts, et quelque éloignés qu’ils fussent de notre sujet. Toutefois, quand nous traitons une matière aussi importante que l’est une restauration des études et des sciences, nous devons exiger de tous ceux qui, soit pour obéir à leur propre sentiment, soit pressés par l’autorité de la foule, soit convaincus par les formes de notre démonstration, qui ont acquis aujourd’hui toute l’autorité de décisions judiciaires, voudront se former ou énoncer une opinion sur un tel sujet, de vouloir bien aussi ne pas se flatter d’être en état de le faire après s’en être occupés seulement en passant, et au milieu d’autres affaires. Il est juste qu’avant tout ils connaissent le sujet a fond, qu’ils essaient à marcher peu à peu par la voie que nous avons décrite, frayée, assurée, qu’ils s’habituent, à la subtilité d’attention requise dans de semblables expériences ; qu’ils corrigent enfin, par des efforts légitimes, et tous faits à propos, les mauvaises habitudes profondément enracinées dans l’esprit, et c’est alors seulement que, s’ils veulent exercer leur jugement, il pourra être en leur pouvoir de le faire.


  1. La pensée de Bacon étant de donner une nouvelle logique, et d’opposer son Organum à l’Organon d’Aristote, nous avons cru devoir conserver une trace de cette intention en laissant subsister dans la traduction française le mot Organum, qui seul peut rappeler cette double pensée. — La première série contient la Biographie de Bacon et l’Introduction de l’éditeur. ED.
  2. Voyez, sur le dogme de l’acatalepsie ou de l’incompréhensibilité de toutes choses, soutenu par les disciples d'Arcesilas, Ciceron Quest. acad.. II e 6. ED.
  3. Ce mot de fantômes idola désigne chez Bacon les préjuges dont l'esprit humain est rempli. Voy. aph 38 et suiv. du Noutel Organum ED
  4. Ce paragraphe n’a pas été traduit par Lassalle E.D.
  5. Voy. aph. 26