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Nouvelle Biographie générale/Sophocle

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Firmin-Didot (44p. 106-112).

SOPHOCLE (Σοφοκλῆς), un des plus grands poëtes grecs, né à Colone, bourg de l’Attique, la 1re année de la LXXIe olympiade (496-495 avant J.-C.), mort la 3e année de la XCIIIe (406-405 avant J.-C.)[1]. Son père, nommé Sophile, homme riche et de bonne naissance, possédait une forge ou un atelier de fondeur, ce qui a fait dire quelquefois que le poëte était fils d’un forgeron. Pline au contraire le dit issu de noble lieu (principi loco genitum, Hist. nat., XXXVII, 40). Sophocle appartenait certainement à une des bonnes familles de l’Attique. Il reçut une éducation libérale, qui consistait à peu près uniquement dans la musique, comprenant aussi la poésie, et dans la danse. Il eut pour maître Lampros, poëte et musicien alors célèbre, et tels furent ses progrès que dans les concours de gymnastique et de musique institués parmi les enfants, il remporta souvent le prix. Aussi dans le péan qui fut chanté après la bataille de Salamine autour du trophée élevé dans cette île en l’honneur de la victoire, conduisit-il le chœur des enfants. Avec ce talent précoce Sophocle aurait pu aborder jeune le genre de poésie qui avait alors le plus d’éclat, le drame tragique ; mais Eschyle régnait en maître dans les concours du théâtre, et pour oser se mesurer contre un rival aussi redoutable, il fallait une longue préparation. Ce fut seulement à l’âge de vingt-sept ans que Sophocle osa entrer en lutte. Sa première pièce fut représentée sous l’archonte Apséphion, la 4e année de la LXXVIIe olymp. (468 avant J.-C.), aux Dionysiaques du printemps. Il avait Eschyle pour concurrent, et cependant il remporta la victoire. L’animation du public, partagé entre le vieux poëte et son jeune rival, était si vive que l’archonte Apséphion n’osant pas tirer au sort les juges qui devaient décerner le prix, s’en remit du soin de prononcer la sentence à Cimon, alors stratége, et à ses collègues ; nous avons dit qu’elle fut favorable à Sophocle. Plutarque, de qui nous tenons le fait (Cim., 8), ajoute que Cimon venait de conquérir l’île de Scyros et d’en rapporter les ossements de Thésée : ces dernières circonstances sont inexactes, et pourraient faire douter du reste du récit. La prise de Scyros et la translation des ossements de Thésée avaient eu lieu, c’est Plutarque lui-même qui nous l’apprend dans la Vie de Thésée, c. 36, sept ans plus tôt, sous l’archontat de Phédon, olymp. LXXVI, 1. Mais cette inadvertance de l’historien ne prouve pas que le fond de son récit soit faux. Cimon avait dans les premiers mois de cette année 468 (en août ou en septembre : l’année athénienne commençait au solstice d’été), remporté sa grande victoire de l’Eurymédon ; il était revenu comblé de gloire, et il allait repartir au printemps pour une nouvelle expédition, lorsqu’il fut appelé à se prononcer entre les deux rivaux. Il semblait que le fils de Miltiade dût pencher pour le vétéran de Marathon, pour le glorieux poëte de cette période où Aristide et lui-même Cimon avaient gouverné l’État ; aussi sa décision, qui semblait en contradiction avec ses préférences, n’en fut-elle que plus honorable pour le vainqueur. On dit qu’Eschyle en ressentit tant de chagrin qu’il quitta bientôt après Athènes pour se retirer à Gela, en Sicile, où il mourut. C’est une fable : l’année suivante, 1re de la LXXVIIIe olymp., Eschyle fit représenter les Sept chefs devant Thèbes, et il est probable qu’il ne quitta Athènes qu’après la représentation de son Orestie, olymp. LXXX, an. 2 (458 avant J.-C.), c’est-à-dire dix ans après la victoire de Sophocle.

On a prétendu aussi que dès ce premier concours Sophocle avait montré cette manière particulière de comprendre la tragédie qui distingue ses œuvres les plus parfaites. « Ce fut une grande journée dans l’histoire de la tragédie grecque, dit M. Patin après Welcker, que celle où les deux systèmes se disputèrent pour la première fois l’empire de la scène. » Mais il semble que dans ce débat solennel il s’agissait moins de deux systèmes différents que d’un degré de plus de perfection dans le même système. Une des pièces qui méritèrent à Sophocle ce triomphe était le Triptolème. Un sujet qui tenait de si près aux institutions religieuses et civiles de l’Attique, traité avec cette élégance de style qui se marquait surtout dans les chants lyriques, a bien pu gagner la faveur des juges et l’emporter sur les mâles et rudes beautés de la poésie d’Eschyle.

Ce début éclatant, soutenu par d’autres succès, assura à Sophocle la première place parmi les tragiques athéniens, après la retraite et la mort d’Eschyle. Son grand rival Euripide, quoique plus populaire dans le monde hellénique, ne jouit jamais à Athènes de la même faveur. Cette faveur se marqua d’une manière qui a paru étrange. Le poëte fut élu stratége. On donnait ce titre à dix magistrats, nommés annuellement et chargés du pouvoir exécutif. Leur principale fonction consistait dans le commandement de la milice et de la flotte. Comme tout Athénien faisait partie de la milice et recevait une éducation militaire, comme de plus la poésie était une aptitude et non pas une profession, rien n’empêchait qu’un poëte ne fût un habile général ; mais il paraît que ce n’était pas le cas de Sophocle. Il fut élu stratége à la suite du grand succès de son Antigone dans l’olymp. LXXXIV, an. 4 (440 avant J.-C.). Or cette année même Samos, la plus puissante des dépendances d’Athènes, se révolta. Les dix stratéges, parmi lesquels se trouvaient Sophocle et Périclès, partirent avec soixante trirèmes pour soumettre l’île rebelle. Sophocle fut chargé d’aller recueillir les contingents de Chios et de Lesbos. Il nous reste de cette mission un souvenir curieux. Le poëte Ion, qui avait obtenu quelques succès sur le théâtre d’Athènes, vivait alors à Chios, sa patrie ; il eut occasion de dîner avec son illustre confrère, et il raconta dans une page charmante de ses Mémoires, citée par Athénée, les détails de ce banquet où le poëte athénien montra plus de bonne humeur que de gravité. Sophocle, entre autres choses, avoua gaîement que Périclès ne faisait pas grande estime de ses talents militaires. Périclès aurait eu raison si, comme le prétend Suidas, Sophocle, chargé peu après de bloquer le port de Samos, se fût laissé battre par Mélissus, philosophe renommé et pour le moment général des Samiens. La défaite de l’escadre athénienne en l’absence de Périclès est certaine, mais il est douteux que Sophocle en eût le commandement. Il revint à Athènes avant la fin du siége. Ce ne fut pas la seule fois qu’il remplit des fonctions publiques. On a conjecturé d’après un passage de Plutarque (Nicias, 15) qu’il avait été plusieurs fois stratége, et une inscription nous apprend que dans l’olymp. LXXXVI, 1 (435 avant J.-C.), il était un des directeurs des contributions fédérales (hellenotamiæ). Enfin, malgré sa modération, il ne put rester toujours à l’écart des partis qui agitèrent Athènes. Nommé membre de la commission des hauts conseillers (πρόβουλοι) chargés de veiller à la sécurité de la ville après la malheureuse expédition de Syracuse (413), il se prêta comme ses collègues à l’usurpation des Quatre cents, puis il proposa leur renversement. Cette versatilité, qui tenait plus aux circonstances qu’à son caractère, lui attira quelques questions embarrassantes de la part de Pisandre, un des chefs des Quatre cents. On peut lire dans Aristote (Rhet., III, 18) le court dialogue qu’ils échangèrent le jour où fut votée la déposition des Quatre cents (411 avant J.-C.). M. Grote pense qu’il ne s’agit point ici du poëte, mais d’un autre Sophocle, qui fut plus tard un des Trente tyrans (History of Greece, vol. VIII). M. Bergk n’est point de cet avis. « Le passage d’Aristote, dit-il, se rapporte indubitablement au poëte tragique. » (Comm. de vit. Soph., p. xix.)

Tels sont les faits, peu nombreux, qu’on a pu recueillir sur la vie publique de Sophocle. Sa vie privée n’a guère laissé plus de traces dans les écrivains anciens. De sa femme légitime, Nicostrata, il eut un fils, nommé Iophon, qui se distingua lui-même comme poëte tragique. Une femme étrangère, Théoris de Sicyone, avec laquelle, suivant les lois athéniennes, il ne pouvait contracter un mariage légitime, lui donna un autre fils, qui s’appela Ariston. Il semble qu’Ariston mourut jeune, laissant un fils nommé Sophocle comme son aïeul et objet des prédilections du vieillard. Cette préférence nuisit au repos du poëte. On rapporte en effet que Iophon demanda l’interdiction de son père pour cause d’insanité. Sophocle pour toute défense lut quelques vers de l’Œdipe à Colone, qu’il composait alors (v. 668 et suivants), et les juges, persuadés que l’auteur d’un pareil chef-d’œuvre ne pouvait être privé de sens, déboutèrent Iophon de sa demande. Il y aurait beaucoup à dire sur cette anecdote célèbre. D’abord ceux qui la rapportent ne s’accordent pas entre eux. Lucien (Macrob., 24) désigne Iophon comme l’auteur de l’action judiciaire ; Apulée (Apol.) parle d’un fils de Sophocle ; Plutarque (An seni sit resp. gerenda, c. 3) et Cicéron (De senect., 7) parlent des fils du poëte le citant en justice. On ne nous dit pas quels motifs ils alléguaient pour lui retirer la gestion de ses biens. Ce ne pouvait être des dépenses excessives puisque, si l’on s’en rapporte à Aristophane, Sophocle aurait plutôt passé pour avare ou du moins pour fort exact à se faire payer ses œuvres. Ajoutons que Iophon montra pour la mémoire de son père une piété qui s’accorde mal avec l’histoire du procès. Cependant il n’est point vraisemblable qu’une anecdote aussi accréditée n’ait pas quelque fondement. Un passage obscur et sans doute mutilé de sa biographie par un grammairien grec anonyme nous met sur la voie de la vérité, en rapprochant l’affection de Sophocle pour son petit-fils de l’action que lui intenta Iophon. Tendrement attaché à l’enfant qui portait son nom, Sophocle voulut le faire inscrire sur les registres de sa phratrie, afin que, reconnu citoyen d’Athènes, il eût les droits d’un fils légitime. Iophon s’opposa à cette légitimation devant le tribunal de la phratrie. Les juges lui donnèrent tort ; il ne tarda pas à se réconcilier avec son père et même avec le jeune Sophocle. On croit qu’il finit par adopter pour fils le jeune homme à qui il avait contesté le titre de citoyen. Sophocle survécut peu à la sentence de la phratrie : il mourut à l’âge de quatre-vingt-dix ans, vers la fin de l’automne de 406. On rapporte que Lysandre, qui assiégeait alors Athènes, accorda une trêve aux habitants pour qu’ils ensevelissent leur grand poëte. Ce récit est évidemment fictif : Sophocle était mort plus d’une année avant le siége d’Athènes par Lysandre.

Les anciens nous représentent Sophocle comme un homme aimable, facile dans ses mœurs, facile dans son caractère, jouissant de la vie sans excès et renonçant aux plaisirs qui ne convenaient plus à son âge (Platon, De republ., I, p. 329). C’est un Virgile enfin, moins la mélancolie et avec cette aisance, cette liberté, naturelles à Athènes et qui eussent paru déplacées sous Auguste. Aucun poëte ne fut plus aimé des Athéniens ; mais l’admiration de ses concitoyens ne le fit point tomber dans les défauts de l’orgueil. Vainqueur d’Eschyle, il resta son ami ; rival d’Euripide, il ne montra à son égard aucune jalousie. Ce fut en tout une nature admirablement tempérée. On trouve dans sa vie comme dans ses œuvres le bonheur et la mesure ; seulement on trouve de plus dans ses œuvres ce qu’on ne demande pas à sa vie, la grandeur.

Avant de caractériser le génie de Sophocle et d’indiquer les progrès qu’il fit faire à l’art dramatique, il est utile de rappeler ce que l’on sait de son théâtre et d’analyser le petit nombre de pièces qui nous restent de lui.

Du temps d’Aristophane de Byzance, il existait sous le nom de Sophocle cent trente pièces, dont dix-sept au jugement de ce critique ne lui appartenaient pas. Il en restait donc cent treize. Si on était assuré qu’il eût présenté régulièrement au concours des tétralogies, c’est-à-dire trois pièces tragiques et une pièce satirique, ce nombre se décomposerait ainsi : quatre-vingt-quatre tragédies, vingt-huit drames satiriques, une pièce incertaine ; mais du temps de Sophocle les tétralogies tombaient en désuétude. Après avoir présenté au concours quatre pièces sur le même sujet, puis quatre pièces sur des sujets différents, on en était venu à n’observer aucune règle à cet égard. Ainsi toute tentative pour classer par ordre de genres les titres et fragments qui subsistent de cent de ses pièces, outre sept pièces entières, doit rester imparfaite : M. Wagner a cru reconnaître dans ces fragments dix-huit drames satiriques, d’où la conclusion que Sophocle avait écrit dix-huit tétralogies ; ses quarante et une autres pièces auraient paru isolément ; ce n’est qu’une conjecture peu probable.

Pendant plus de soixante ans Sophocle fit jouer des pièces, et sa dernière tragédie, l’Œdipe à Colone, fut représentée quatre ans après sa mort, de sorte que sa carrière théâtrale comprend soixante-sept ans (468-401). Des pièces qui nous restent de lui la plus ancienne paraît être Antigone, jouée en 440 ; les autres sont, par ordre chronologique : Électre, les Trachiniennes, Œdipe roi, Ajax, Philoctète, joué en 419, et Œdipe à Colone, en 401.

Antigone est une tragédie politique. Elle est fondée entièrement sur la lutte entre les droits de l’État et les droits et devoirs de la famille. Polynice, qui avait conduit des armées étrangères contre Thèbes, sa patrie, vient d’être tué sous les murs de cette ville. Son corps, demeuré au pouvoir des Thébains, est condamné à rester privé de sépulture, en punition de son crime contre sa patrie. C’est Créon, le nouveau roi de Thèbes, qui donne cet ordre rigoureux : en cela il est dans son droit ; mais au lieu d’apporter dans l’exercice d’un droit aussi terrible la modération qui conviendrait, il déploie une jactance tyrannique, le genre d’excès que les dieux haïssent le plus et qu’ils laissent le plus rarement impuni. Antigone, sœur de Polynice, emportée par son amour fraternel, dont elle donne cette raison, qui nous paraît aujourd’hui singulière, qu’une femme qui perd son mari peut en prendre un autre, que si elle perd ses enfants, elle peut en avoir d’autres, mais qu’elle n’a aucun moyen de remplacer un frère perdu (raisonnement qui se trouve littéralement dans Hérodote) ; indignée de plus de la tyrannie de Créon, elle refuse d’obéir, et accomplit sur le cadavre de Polynice les rites funéraires. Pour cette transgression Créon la condamne à être enfermée dans une caverne, où on la laissera mourir de faim. L’ordre atroce s’exécute malgré l’intervention d’Hémon, fils du tyran, venant prier pour celle qui devait être sa femme. Mais ici le châtiment suspendu sur la tête de Créon éclate à coups redoublés. Hémon se tue près d’Antigone morte ; Eurydice, femme de Créon, ne veut pas survivre à son fils, et celui qui a méconnu dans Antigone les droits de la famille reste lui-même privé des affections de la famille, sans fils, sans femme, livré à un désespoir inconsolable. La moralité de cette pièce, comme de presque toutes celles de Sophocle, c’est qu’il ne faut jamais s’enorgueillir de son bonheur, jamais abuser de sa puissance, et que tout excès de la part d’un homme attire sur lui la colère des dieux.

Électre appartient à cette sombre légende d’Oreste, qui avait déjà fourni à Eschyle sa célèbre trilogie de l’Orestie. En reprenant le sujet traité dans les Choéphores, c’est-à-dire le meurtre de Clytemnestre et d’Égisthe par Oreste, qui venge la mort de son père, Sophocle a montré le caractère particulier de son art, ce qui le distingue d’Eschyle. Dans le vieux poëte, ce qui domine c’est l’acte terrible, le parricide prescrit par l’oracle d’Apollon, mais réprouvé par la nature. Oreste, exécuteur fatal de l’ordre des dieux, y tient la première place ; Sophocle, au contraire, s’est attaché à peindre Électre, et il a fait ressortir avec un talent incomparable les passions, les sentiments, les motifs volontaires enfin qui poussent cette jeune fille à se faire la complice, l’instigatrice du meurtre de sa mère. Tout ce caractère d’Électre est admirablement développé. Le reste de la pièce, sans offrir la grandeur simple, l’intensité de terreur du drame d’Eschyle, est d’un effet pathétique et d’une riche poésie.

Les Trachiniennes nous montrent, comme la pièce précédente, la tendance de Sophocle à substituer des causes morales ou libres à des causes fatales comme motifs déterminants des catastrophes tragiques. Le sujet de cette pièce est la mort d’Hercule, qui périt pour avoir revêtu une tunique empoisonnée que lui avait envoyée sa femme, Déjanire, dans un accès de jalousie. C’est la passion de Déjanire, la souffrance causée par l’amour, qui domine dans cette tragédie ; elle a été rendue par le poëte avec une profondeur et une finesse qui attestent combien la poésie grecque avait fait de progrès dans l’étude des passions et des caractères depuis les rudes et sublimes ébauches d’Eschyle.

Œdipe roi est un exemple de l’instabilité des choses humaines, de cette terrible condition de la vie de l’homme qui veut que sous le bonheur le plus éclatant se cache l’infortune prochaine et irrémédiable. Œdipe au commencement de la tragédie paraît au comble de la félicité ; on ne voit qu’une ombre sur sa brillante fortune, c’est la peste qui ravage Thèbes ; mais le peuple, qu’il a déjà sauvé d’un fléau aussi terrible, attend de lui son salut. Cependant cette ombre s’étend peu à peu ; une énigme plus terrible que celle du sphinx se pose devant lui, et à mesure qu’elle se dévoile, il apprend qu’il est parricide et incestueux. En vain il veut fermer les yeux à l’évidence ; elle éclate de manière à ne lui laisser aucun doute : alors il s’arrache les yeux, pour ne plus voir cette lumière du jour dont il se juge indigne, et il s’exile loin de cette ville, qu’il souille de sa présence. — Les beautés de cette tragédie sont bien connues ; mais plus on l’étudie, plus on y découvre de nouveaux motifs d’admiration. La progression constante de la terreur, l’aveuglement moral d’Œdipe, s’obstinant dans son orgueil, lorsque tout s’écroule sous lui, et cette ironie sublime des puissances surnaturelles se jouant de la vanité de l’homme qui veut lutter contre sa destinée, en font un des spectacles les plus pathétiques qui aient été offerts aux hommes, en même temps que pour l’exécution littéraire l’Œdipe roi est la pièce la plus parfaite du théâtre ancien et le type même de la tragédie grecque.

L’idée mère de l’Ajax tient de près à celle de Œdipe ; cette idée, c’est que tout homme qui a en lui-même une confiance excessive sera châtié de son orgueil par les dieux. Le châtiment d’Ajax c’est la folie, au milieu de laquelle il commet les actes les plus indignes de lui. Quand il sort de son délire, il ne peut supporter l’idée de sa dégradation. Sa mort expie la faute de sa vie ; les honneurs de la sépulture sont accordés à cette victime de la divinité jalouse que les anciens appelaient Némésis.

L’intérêt du Philoctète est tout moral, et résulte du conflit des trois caractères mis en scène : Philoctète, Ulysse, Néoptolème. Philoctète, irrité contre les Grecs, qui l’ont indignement abandonné dans une île déserte, refuse obstinément de se rendre à leur appel lorsqu’ils réclament son secours ; Ulysse, chargé de l’emmener dans le camp des Grecs, s’acquitte de cette mission avec une calme et prudente résolution, prêt à employer, suivant l’occurrence, la persuasion, la ruse ou la force ; Néoptolème, d’abord complice des projets d’Ulysse, ne peut aller jusqu’au bout dans cette voie de duplicité ; il se retourne brusquement du côté de Philoctète, et cette péripétie qui renoue le drame au moment où il semblait près de finir, rend nécessaire l’intervention divine, seule capable de mettre fin à cette lutte sans issue entre deux volontés également obstinées. Le Philoctète est une des pièces qui permettent le mieux d’apprécier l’art profond de Sophocle et son admirable connaissance de la nature humaine.

L’Œdipe à Colone est le complément de l’Œdipe roi, bien qu’il n’en soit pas la suite, car il serait absurde de s’imaginer que l’Œdipe roi, l’Œdipe à Colone et l’Antigone forment une trilogie. Les trois pièces ont été conçues indépendamment l’une de l’autre ; mais le lien moral entre l’Œdipe roi et l’Œdipe à Colone n’en est pas moins réel. Dans la première pièce le poëte nous avait montré tout ce qu’un bonheur apparent peut cacher de misère. Œdipe au comble de la prospérité portait en lui une effroyable malédiction, qui le rendait le fléau involontaire de sa ville natale ; il ne conjurait la colère des dieux qu’en s’infligeant à lui-même le plus terrible châtiment. Au contraire, Œdipe aveugle, mendiant, proscrit, au comble enfin du malheur, est devenu un objet sacré ; sa présence est une bénédiction pour le pays qui le reçoit, et la terre qui lui aura donné le dernier asile trouvera dans cet acte pieux une sûre sauvegarde. Toute la pièce est le développement de cette idée : la puissance du malheur. Œdipe s’est retiré dans le bois sacré des Euménides. Tout ce qu’il demande aux sévères déesses, c’est de faire qu’il puisse enfin sortir de la vie, si son expiation leur paraît suffisante. Cette grâce lui est accordée. Le grand criminel involontaire, celui que l’impénétrable volonté du sort a chargé des forfaits les plus terribles, le parricide, l’inceste, meurt en paix avec lui-même, en paix avec les dieux. Une fin mystérieuse mais solennelle et douce enveloppe l’auguste victime. Cette pièce est d’une grandeur religieuse incomparable. On ne saurait concevoir un plus digne couronnement de la glorieuse carrière du poëte.

Ces sept tragédies ne nous donnent probablement pas une idée complète du génie de Sophocle ; mais l’idée qu’elles nous en donnent suffit pour assigner à ce poëte une des premières places dans la poésie de tous les temps. Comme invention, il a au moins un rival dans Eschyle et un supérieur dans Shakespeare ; pour l’harmonieuse perfection de la composition, il n’a ni supérieur ni même d’égal. Il est vrai qu’il ne faut point lui demander, comme à Shakespeare, une représentation réelle et complète de la vie humaine ; il nous en donne seulement une idée, mais cette idée est si vraie, si élevée et si profonde à la fois, qu’elle embrasse tous les éléments essentiels de l’humanité. Tandis que chez Shakespeare les types généraux prennent des traits particuliers qui en font des caractères individuels, chez Sophocle les caractères particuliers s’élèvent à la hauteur du type général. Cette tendance à généraliser n’est pas sans doute le procédé qui convient le mieux à cette imitation de la vie qu’on appelle le drame, mais c’était le seul qui convînt au drame grec tel qu’il existait du temps de Sophocle.

Le drame grec fut une prolongation et un développement de la poésie lyrique ; il commença à s’en dégager par l’intervention d’un acteur ; puis il se constitua décidément par l’introduction d’un second acteur, qui permit le dialogue ; mais ce n’était pas avec deux acteurs, se livrant, sous trois ou quatre noms et autant de costumes différents, à des monologues et à des dialogues enveloppés et coupés par les chansons du chœur, qu’on pouvait donner une vraie représentation de la vie. Sophocle à ses débuts, Eschyle vers la fin de sa carrière introduisirent un troisième acteur ; enfin dans sa dernière pièce, l’Œdipe à Colone, Sophocle alla jusqu’à quatre. Avec trois acteurs jouant sept à huit personnages[2], il était possible de composer des groupes tragiques, et de dérouler toute une action dans une sorte de bas-relief ; bien qu’il ne fût pas possible de donner à cette action le vaste ensemble, les plans divers et la perspective reculée d’un tableau, Sophocle tira tout le parti possible de ce système dramatique assez étroit. Il augmenta le nombre des acteurs et restreignit d’autant le rôle du chœur, c’est-à-dire qu’il dégagea de plus en plus l’élément tragique de l’élément lyrique ; il ne s’astreignit plus à l’usage de la tétralogie, et par suite il put donner à chacune de ses pièces plus d’étendue. Mais ce sont là des changements techniques et pour ainsi dire matériels ; la véritable révolution opérée par Sophocle dans la tragédie est d’un autre ordre. Eschyle avait mis en scène de grands faits légendaires ou historiques ; il avait rendu dans un langage magnifique l’impression que ces faits produisent sur les hommes qui doivent les accomplir, et sur le chœur qui en est le spectateur ; en cela il avait été lyrique plutôt que dramatique. Pour Sophocle, au contraire, le fait n’a qu’une importance secondaire ; ce qui importe, c’est l’homme lui-même, agissant en vertu de résolutions intimes qui se fortifient, s’atténuent, se transforment par suite des émotions, des raisonnements de l’acteur, bien plus que par les nécessités de l’action. En un mot le drame fut transporté de la sphère de la fatalité dans celle de la liberté morale. Il est juste de dire que la fatalité ne règne pas absolument dans le drame d’Eschyle et que la liberté morale trouve assez vite ses limites dans le drame de Sophocle ; mais enfin il n’en est pas moins vrai qu’il y a entre les deux poëtes cette différence que l’un est plus frappé de l’action, du fait, et que l’autre s’attache plutôt au caractère. Ce progrès décisif contenait tout l’avenir de la poésie dramatique.

À un art en grande partie nouveau il fallait une forme nouvelle ; celle de Sophocle se distingue par l’harmonie ; les divers éléments dont se compose son drame : le chant et le dialogue, l’expression des sentiments familiers et l’expression des passions les plus violentes sont si habilement gradués qu’il n’y a ni chocs ni disparates, tandis qu’Eschyle passe brusquement de l’expression la plus pompeuse à la plus simple et qu’il mêle à ses dialogues de tels raffinements de pensée et de langage qu’il est souvent très-difficile de les comprendre. Les plus anciennes pièces de Sophocle, l’Antigone, les Trachiniennes, l’Électre, ont gardé quelque chose de la manière d’Eschyle ; mais l’Ajax, le Philoctète, les deux Œdipe sont écrits dans un style élégant sans recherche, très-riche, très-poétique dans les parties lyriques, précis, vigoureux dans le dialogue. Sophocle avait profité de l’exemple d’Euripide, qui venait de modifier si profondément, soit le fond des légendes héroïques, soit la forme du dialogue. Mais il y a chez Euripide une contradiction si radicale entre les sujets qu’il traite et la manière dont il les traite que ses pensées et ses sentiments, son éloquence et sa poésie sont très-souvent dépensés en pure perte ; l’effet partiel est puissant, l’effet total manque. Sophocle, beaucoup moins préoccupé de chercher des choses nouvelles, obtient à moins de frais un effet d’ensemble très-supérieur. Ses pièces sont parfaites : toutes les parties dont elles se composent sont coordonnées dans les plus justes proportions, et chacune revêt la forme la mieux appropriée. Ajoutez à cette perfection la grandeur, la lumière, la distinction, en un mot l’élégance dans la sublimité, et vous avez l’art de Sophocle, art véritablement athénien et qui n’a d’analogue que l’art de Phidias ; peut-être même est-il plus purement athénien. Sophocle passa toute sa vie à Athènes ; il ne porta point, comme Eschyle et Euripide, son génie à la cour de rois étrangers. Toutes ses pensées, toutes ses œuvres eurent pour objet la ville de Minerve. Eschyle et Euripide plus que lui furent des poëtes de la Grèce entière. Euripide surtout fut un véritable poëte panhellénique. Sophocle fut par excellence le poëte athénien. Il résuma sous une forme achevée le génie de sa ville bien aimée, et par cela même il est devenu une des expressions les plus parfaites et les plus splendides du génie humain.

La première édition de Sophocle est celle d’Alde l’ancien, Venise, 1502, in-8o. Parmi les éditions du seizième siècle, on distingue celle d’Henri Estienne, Paris, 1568, in-4o, et celle de G. Canterus, Anvers, 1579, in-12, toutes deux fondées sur le texte d’Adrien Turnèbe, Paris, 1553, in-8o, qui devait servir également de base aux éditions assez insignifiantes des deux siècles suivants, jusqu’à celle de Brunck, Strasbourg, 1786, 2 vol. in-4o. Le texte de Brunck, retour intelligent à l’édition aldine, a mérité de servir de modèle aux éditions suivantes : celles de Musgrave (Oxford, 1800, 2 vol. in-8o, réimpr. plusieurs fois) ; d’Erfurdt (Leipzig, 1802-1825, 7 vol. in-8o) ; de Bothe (Leipzig, 1806, 2 vol. in-8o) ; de G. Hermann (Leipzig, 1809-1825, 7 vol. in-8o ; Leipzig, 1823-1825, 7 vol. in-8o) ; de Schneider, avec un commentaire allemand (Weimar, 1823-1830, 10 vol. in-8o) ; de Elmsley (Oxford, 1826, 2 vol. in-8o) ; de Dindorf, dans les Poetæ scenici græci (Leipzig, 1830, in-8o ; réimprimée à Oxford, en 1832, avec un volume de notes, 1836) ; d’Ahrens, avec une traduction latine par L. Benlœw, dans la Bibliotheca script. græcorum de A.-F. Didot ; de Wunder (excellente surtout pour le commentaire, Gotha et Erfurt, 1831-1846, 2 vol. in-8o ; une réimpression de cette dernière édition se poursuit en 1864 à Leipzig). Il serait trop long d’énumérer les éditions des pièces séparées ; mais nous citerons l’Antigone, texte et traduction par M. Bœckh ; Berlin, 1843, in-8o. Parmi les traducteurs de Sophocle on cite en anglais Franklin, Potter et Dale ; en allemand, Solger, Jordan, Stolberg, Fritz, Schneidewin (Berlin, 1854-56, 6 vol. in-12) ; en français, Dacier (1693), Brumoy, Dupuy (1762), Rochefort (1788, 2 vol. in-8o), Artaud (1827, 3 vol. in-32, et plusieurs fois depuis), Pons (1836-41), et Fayart (1849), ces deux derniers en vers. Sophocle avait eu dans l’antiquité plusieurs commentateurs, parmi lesquels on mentionne Aristarque, Praxiphane, Didyme, Hérodien, Horapollon, Androtion et Aristophane de Byzance. Les scholies qui nous restent sur ses tragédies se trouvent dans les éditions de Musgrave, d’Erfurdt, de Dindorf ; elles sont utiles à consulter. On peut recourir aussi avec profit pour l’intelligence de la diction, quelquefois obscure, du poëte au Lexicon Sophocleum d’Ellendt ; Kœnigsberg, 1835, 2 vol. in-8o.

Léo Joubert.

Vita et genus Sophoclis, dans les Biographi græci de Westermann, p. 126. — Suidas, au mot Σοφοκλῆς — Lessing, Leben des Sophocles ; Berlin, 1790, in-8o. — Engelmann, Bibl. script. classicorum, 1847, in-8o, p. 234-39. — Schoell. Sophokles, sein Leben und Wirken nach den Quellen dargestellt ; Francfort, 1842, in-8o. — Bergk, De Vita Sophoclis, en tête de son édition ; Leipzig, 1858. — Welcker. Die griechischen Tragœdien ; Bonn, 1839-41, 3 vol.in-8o. — Patin, Études sur les tragiques grecs, t. II (deuxième édition). — Ot. Muller, History of the literature of ancient Greece. — Bernhardy, Grundriss der griech. Litteratur. — Kayser, Historia critica trag. græc. — Bœckh, Tragici græci principes.

  1. Nous adoptons les dates données par Diodore de Sicile qui prétend (XIII, 103) que Sophocle mourut, dans l’olymp. XCIII. an. 3, à l’âge de quatre-vingt dix ans. Le Marbre de Paros le fait mourir à la même date, sous l’archontat de Callias, à l’âge de quatre-vingt-onze ans ; la différence est peu considérable. Quant à la date de l’olymp. LXXIII, an. 3, assignée par Suidas pour la naissance de Sophocle, elle est évidemment fautive.
  2. Suivant Ot. Müller voici quelle était la distribution des rôles entre les trois acteurs de l’Antigone. Le premier acteur (protagoniste) jouait : Antigone, Tiresias, Eurydice, le hérault ; le second acteur (deutéragoniste) jouait Ismène, le garde, Hémon, le messager ; le troisième acteur (tritagoniste) jouait Créon. Dans l’Œdipe roi le protagoniste jouait Œdipe ; le deutéragoniste : le prêtre, Jocaste, le serviteur, le hérault ; le tritagoniste, Créon, Tiresias, le messager.