Nouvelles (Ourliac)/L’Ermite de la Tête-noire

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 97-118).


L’ERMITE DE LA TÊTE-NOIRE


Je crois, mon cher ami, que je n’aurai rien de plus curieux à te raconter durant tout mon voyage, que le trait suivant : je suis venu en Italie, comme tu sais, par le Valais et le Simplon, me détournant de ma route pour visiter le Mont-Blanc et la vallée de Chamounix. Tu trouveras partout des relations de ce voyage. J’entrai dans la Savoie par le col de Balme, et je résolus d’en sortir par la Tête-Noire, deux passages aussi différents que curieux. Je te fais grâce de mon séjour à Chamounix ; mon histoire brûle ma plume. Tu en jugeras par la longueur de l’épître et mon empressement à profiter du premier loisir et de l’auberge la plus commode que j’aie encore rencontrée, pour te la dire avant tout chose.

Je ne sais comment il se fit que nous partîmes si tard de Chamounix, ce ne fut point la faute du guide, qui m’amena mon mulet à l’auberge dès sept heures du matin. J’avais à terminer un croquis à quelques pas du village, je m’égarai en revenant ; je refis mon sac à l’auberge, je déjeunai. En somme, il était deux heures comme nous partions. Le passage de la Tête-Noire n’est pas dangereux, on n’y trouve ni neige, ni escarpement ; le guide ne prévoyait d’autre inconvénient que d’arriver à Martigny dans la nuit. Mais il nous était réservé des contre-temps extraordinaires.

Après deux heures et demie de marche environ, ayant tourné les premières rampes de rochers, nous découvrîmes un grand espace de ciel et pour ainsi dire un nouvel horizon. Je vis alors le guide lever souvent la tête. Un coin du ciel s’était assombri.

— Vous craignez le mauvais temps ?

— Ce n’est pas ça… c’est que nous pourrions bien… nous pourrions bien avoir de l’orage.

— Et ce chemin ne serait pas sûr ?

— Ce n’est pas ça… c’est que le vent est fort ici dans le courant, il vous enlève un mulet comme une plume.

— Mais est-ce qu’un vent pareil est à craindre ?

Le guide ne répondit pas. Il regardait les nuages qui s’amoncelaient et couvraient peu à peu tout le ciel. Ce passage de la Tête-Noire donne quelque idée du chaos. Imagine des monts, des fleuves, des forêts ; tordus et jetés pêle-mêle ; c’est grand, c’est beau, c’est terrible. Nous étions, j’imagine, à mi-côte d’une chaîne de montagnes, et ce n’était, au-dessus de nos têtes comme sous nos pieds, qu’une espèce de cascade de quartiers de roches et de troncs gigantesques qui s’allaient perdre dans une vallée comme un gouffre d’un côté de la route. J’y avais jeté des pierres que je n’avais point entendu tomber. Un étrange silence régnait dans le site sauvage, troublé seulement par le vague frémissement des feuillages à l’approche de la tempête. Ces bruits sinistres, sous ce ciel noir et dans cet endroit, sont bien faits pour intimider. Je répétai ma question au guide.

— Ce n’est pas tant ça… ce n’est pas tant le vent… c’est que la saison n’est pas avancée, il y a encore de vieilles neiges là-haut ; il faut nous dépêcher.

Nous vîmes en face de nous se tordre les cimes des arbres. Un long sifflement courut au loin, tous les branchages autour de nous craquèrent, courbés comme des panaches, mon mulet dressa les oreilles, l’ouragan venait de s’abattre dans la vallée.

— Voilà, voilà, voilà ! dit le guide d’un ton chagrin.

— Est-ce qu’il n’y a point d’abri, de maison ici près ?

— Il faudrait donc que ça fût comme ça, bien près… Il y a bien l’ermitage, mais il faut quitter la route, et puis l’ermite est peut-être mort, il demeure là-haut, on ne le voit plus, il est si vieux.

— Où est cet ermitage ?

— Là où vous verrez un panier au bout d’une corde, le long du chemin. Il ne faut pas compter là-dessus, faut se dépêcher.

Une rafale lui coupa la parole ; il remit sa pipe dans sa poche. De grosses gouttes de pluie me frappaient au visage ; mon mulet, effarouché, s’arrêta tout net.

— Oh ! la maudite bête, s’écria le guide ; hardi, hardi ! c’est pas le moment de s’amuser.

Le mulet reprit le grand pas. Il faisait presque nuit ; nous avions toutes les peines du monde à retenir nos chapeaux et nos vêtements. J’étais déjà percé jusqu’aux os, et je grelottais de froid et de peur. Par moments, un bruit lointain prolongé, comme celui de la foudre, dominait tous les bruits de l’orage. Le guide baissait la tête et ne disait mot. Tout à coup, en levant les yeux, je tressaillis et je perdis le souffle. Il y avait devant moi une grande figure noire, montée sur une pierre, les bras étendus. C’était un vieillard avec une longue barbe, couvert d’un capuchon.

— N’allez pas plus loin, vous pouvez périr.

— Je le sais bien, dit le guide ; voulez-vous que je fasse peur à ce voyageur ?

— Les lavanges se détachent sur tout ce côté-là.

Le vieillard montrait les cimes voisines.

— Eh bien ! père Henri, si vous pouvez nous être de quelque chose, ça ne sera pas de refus ; je vous demanderai ensuite comment ça va.

— Venez avec moi.

— Prenez la bride du mulet, père Henri, je vais marcher derrière.

Le guide avait compris que j’étais plus mort que vif, il ne me parlait plus. Il recouvrit seulement en passant une de mes jambes que mon pantalon de toile, en remontant, avait laissée nue. Nous gravîmes par un chemin si difficile et si raide, qu’il ne tenait qu’à moi d’embrasser le cou du mulet, sur lequel j’étais appuyé tout à plat, je ne sais combien cela dura, j’avais les yeux fermés et j’avais perdu tout sentiment, comme dans une sorte de sommeil. La voix du guide me tira de ma torpeur.

— Allons, descendez, nous sommes des bons.

Il m’enleva dans ses bras et me soutint pour gravir les trois pierres qui servaient de degrés à l’habitation. C’était un chalet un peu mieux planchéyé que ceux qui ne servent qu’aux bestiaux. L’ermite jeta aussitôt une brassée de vieux bois dans l’âtre, et le guide me présenta une gourde en me disant :

— Allons, il faudra coucher ici ; vous nous donnerez bien à souper, père Henri ?

— Je n’ai que du lait à votre service, et du fromage et du pain… et du bien bon vin pour des occasions semblables à celles-ci.

— Oh ! oh ! oh ! c’est plus qu’il n’en faut, père Henri.

L’ermite disparut comme pour aller chercher ce qu’il avait dit. En un clin d’œil le guide avait battu le briquet et allumé le petit bois. Une grande flamme jaillit au milieu d’une épaisse fumée. J’étais déjà remis.

— Où est le mulet ? demandai-je.

— Là derrière, il est bien aussi, lui, et pas fâché de ça. Nous avons parti un peu tard.

— Pauvre homme ! nous lui causons bien de l’embarras.

Le guide saisit parfaitement ma brusque transition.

— Père Henri ! il est fait pour ça, autrefois c’était son métier ; mais je croyais qu’il ne descendait plus ; il est si vieux.

— Qu’est-ce que c’est que ce digne homme ?

— Père Henri ?… eh bien ?… ce qu’il fait ?… c’est père Henri, quoi… c’est lui qui demeure dans l’ermitage.

— Depuis longtemps ?

— Ah ! pour ça oui ; mon père l’a toujours connu, moi aussi.

— De quoi peut-il vivre ici ?

— Ah ben !… il a son chapeau… vous savez bien que je vous disais qu’il accroche son chapeau sur la route… et nous tous, pas vrai, en passant, aujourd’hui l’un, demain l’autre, nous mettons dedans une croûte, un morceau de fromage, n’importe… pour du lait, il n’y a pas une fille là haut qui lui en refuse.

J’allais faire une autre question quand le père Henri reparut avec une grande jatte verte, qu’il déposa sur une planche de sapin appuyée sur deux pierres. Je voulus examiner la figure de l’ermite, mais son capuchon toujours rabattu ne laissait voir que sa longue barbe, jaunie comme le chanvre d’une quenouille. En même temps, le guide l’aidait à faire deux espèces de litières, où nous devions dormir. On couvrit la mienne de toutes les hardes qu’on put trouver.

— Ça fait, dit le guide, que nous pourrons passer de la table au lit.

Il fit entendre un gros rire. Le moine refusa de prendre part au repas, disant qu’il avait déjà soupé. Le guide tira un couteau de sa poche et se mit à dégrossir vaillamment le fromage et le pain, après quoi il but la moitié du lait qui était dans la jatte, et un grand verre de vin ; enfin il s’accouda pesamment sur la table, et se jeta peu après sur son grabat, en m’invitant à faire de même. Je n’avais pas faim, je trempai du pain dans un verre de ce vin, qui était vieux et fortifiant.

L’ermite récitait son chapelet au coin de l’âtre, la barbe branlante et le visage toujours caché. J’avais grand désir d’entamer la conversation, mais je n’osais interrompre ses dévotions. Il s’interrompit de lui-même pour me demander si je me trouvais mieux, et puis si j’étais protestant ou catholique.

— Catholique, mon père, dis-je avec effusion.

— En ce cas, si vous le voulez bien, nous ferons notre prière ensemble. Joseph a dit son pater, j’en suis sûr ; c’est un brave garçon.

Le père Henri se mit à genoux, et je fis de même. Il prononçait le latin comme un homme qui l’entend. Il me dit ensuite :

— Vous n’avez pas sommeil ?

En effet, il était à peine huit heures, et je n’aurais pu dormir.

— Je me couche aussi bien plus tard ; je vous tiendrai compagnie.

L’ermite semblait avoir pris quelque confiance en moi. Sa voix était plus affectueuse ; il se tournait à moitié vers moi quand il m’adressait la parole, mais je ne distinguais sous son capuce que l’éclat humide des yeux. Je lui parlai, faute de mieux, de la tranquillité de son genre de vie, et j’en fis la comparaison avec l’existence sans doute bien inquiète et bien agitée des étrangers qu’il voyait passer dans sa montagne.

— Je n’en vois plus guère, je suis bien vieux, je vais bientôt mourir.

Je continuai à le féliciter avec une certaine chaleur sur cette existence calme et pieuse. Le moine ne me répondait que par des soupirs ; un moment je crus qu’il s’endormait. Il se tourna tout à coup avec une sorte de vivacité.

— Voilà les jeunes gens, voilà l’homme aussi. Ils sont tellement occupés de leurs passions, qu’ils ne peuvent concevoir celles des autres ; ils souffrent tous, et chacun s’imagine souffrir seul. Ô mon fils ! quand vous voyez un vieillard courbé sous un grand âge, frémissez en songeant à tout ce que peuvent couvrir ses cheveux blancs. Les douleurs se comptent par les années. Parcourez les cloîtres, visitez les familles, vous verrez des visages calmes, des sourires tranquilles, des fronts vénérables ; vous direz : cet homme n’a point connu le mal qui m’agite, ces êtres ont bien vécu, c’est assez. S’ils se rappelaient et s’ils pouvaient vous dire tout ce qu’ils ont vu, tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont souffert, ils vous feraient pâlir. Qui donc évite ici-bas les afflictions d’esprit et l’anathème qui pèsent sur tout homme venant en ce monde ! Celui-là, peut-être, qui, sans cesse courbé vers la terre, travaille, sue et souffre dans son corps comme son bœuf et son cheval, sans savoir qu’il souffre. Vous me voyez vieux, pauvre, abandonné ; j’ai été riche, bouillant, emporté ; j’ai vécu comme vous dans le monde ; j’ai été soldat, orateur, négociant ; j’ai eu des procès, des duels, des querelles de famille… j’ai commis des crimes.

Je compris que ces derniers mots n’étaient que le scrupule d’une âme pieuse ; mais ce que venait de dire cet homme m’avait jeté dans un profond étonnement. J’avais parlé assez vivement des chagrins qui m’avaient fait entreprendre mon voyage, pour attribuer les propos de l’ermite à la bonne envie de me consoler et de m’être utile. Il reprit :

— Vous êtes chrétien et je vais mourir ; mais dussiez-vous attirer sur moi le châtiment que j’ai évité, je veux vous dire l’événement qui m’a jeté dans la solitude. Il y a si longtemps… tout a changé… que je ne me crois plus obligé à rien parmi les hommes, j’imagine que c’est l’histoire d’un autre malheureux qui vivait sur cette terre, où je ne suis plus depuis longtemps.

J’avais vécu dans tous les désordres que vous pouvez imaginer. Un jour, il fut question de me marier : on me proposa une personne qu’on jugeait convenable à tous égards. Je me mariai par lassitude, par inquiétude d’esprit, par désir du changement… Mon Dieu oui, je me mariai… Ah ! bénissons Dieu !

Il semblait que l’ermite eût oublié son auditeur, et qu’il se fît ce récit à lui-même. Il parlait à voix basse, et s’interrompait souvent, sans doute à cause des souvenirs et des réflexions qui lui venaient en foule. Il se retourna vers moi un moment, et à la vive lueur du foyer je pus examiner son visage, que je n’avais fait qu’entrevoir, et qui était d’une douceur surprenante. Ses yeux, malgré leur faiblesse, avaient conservé le pur éclat de ceux des enfants. Ses joues décrépites portaient quelques traces de couleurs vermeilles. Il avait encore tous ses cheveux, drus et vigoureux comme ceux d’un jeune homme, mais presque tout blancs. Ce visage se rapportait à merveille à sa voix, qui était faible, douce, et dont les intonations étaient autant de soupirs.

Ah ! mon fils, je devais commencer à expier ainsi la vie que j’avais menée jusqu’alors. J’étais vain, jaloux, orgueilleux des succès que j’avais eus dans le monde. J’épousai une femme sans mœurs… Non, le mot est trop fort… une femme sans éducation, ce qu’on appelait une femme coquette. J’avais mis toute ma satisfaction, toutes mes espérances dans l’opinion du monde et dans les jouissances de la vanité. Jugez, mon ami, de ce que je dus souffrir. Ah ! que nous sommes coupables !… Je ne vous dirai pas mes angoisses. Tous ces souvenirs, heureusement, sont un peu effacés dans mon esprit. Cela doit être terrible. C’est une chose étrange que la misère de certaines douleurs quand elles sont loin de nous, et que leur violence quand on les endure. Je ne pouvais paraître dans un lieu public, que ma femme, par sa contenance et par ses regards provocateurs, n’attirât tous les yeux sur elle. Nous ne pouvions sortir sans être suivis de tous ces mendiants de libertinage, dont les rues des capitales ne manquent pas, et qu’elle encourageait. J’avais volontairement sacrifié ma liberté à une femme, je m’étais marié, et cette femme, tout aussitôt, se moquait de moi ! Quelles risées pour mes amis et pour le monde ! Ma femme, d’un coup d’œil, apprenait ma honte à toute une assemblée. Il n’était personne dans la foule à qui elle ne donnât ainsi le droit de me mépriser ; et cet affront ne cessait pas, toujours un fer rouge me brûlait le front à ses côtés. Je ne vous dirai point non plus toutes les inconséquences de ce caractère… les caprices de cette femme, ses récriminations, nos querelles, ses mensonges, ses mépris. Quand je me sentis lié par cette chaîne indissoluble, je fis d’abord quelques efforts terribles, comme ces bêtes sauvages qu’on prend au piège, puis je tombai dans un calme farouche.


Ici l’ermite fit une pause, puis il reprit son espèce de monologue, tourné vers le feu, en sorte que je ne voyais plus que son épaisse barbe, suivant le mouvement de ses lèvres et la sinistre cadence de sa voix.

— Ah ! oui, mon ami, je ne dormais pas la nuit : je me déchirais la poitrine. Plusieurs fois, au sortir de ces cérémonies, je lui mis le couteau sur la gorge. Oui, j’allais jusque-là… Espérons que Dieu voudra bien nous pardonner.

Le père Henri s’arrêta, articulant encore quelques plaintes confuses. Je le laissai un instant à ses réflexions ; mais, inquiet d’un trop long silence :

— Eh bien ! mon père…

Il eut un mouvement de surprise et d’embarras, où je vis ses habitudes charitables aux prises avec la répugnance qu’il avait à poursuivre.

— Eh bien ! oui, mon fils… je disais ?… Que vous dirai-je de plus ?

— Vous aviez commencé un récit qui m’intéresse certainement, ne voulez-vous point l’achever ?

Il leva les épaules en soupirant profondément.

— Oui, j’avais commencé… mais je sens maintenant qu’il m’est difficile de poursuivre. Il y a si longtemps que je ne suis revenu sur ces événements dans toute leur suite, et puis, je ne croyais pas qu’il y eût dans cette vieille tête assez d’imagination pour me peindre si vivement des scènes qui m’épouvantent. Je retrouve des images qui me font reculer… Ô malheureux !

Il reprit de lui-même, comme si j’eusse insisté.

— Il y avait un bon prêtre, un bien digne homme, qui m’avait gouverné dans ma première jeunesse, j’allai le voir. Que pouvait-il me dire ? Que c’était là, sans doute, la juste expiation de la vie que j’avais menée, que Dieu me châtiait pour me rendre meilleur, qu’il fallait souffrir avec patience et humilité. Mais du moins il me plaignait, et pleura du fond du cœur, avec moi, sur ces douleurs dont le monde ne pouvait que rire. J’éprouvai là qu’il n’appartient qu’à la charité chrétienne de consoler véritablement les malheureux. Ce bon prêtre me soutint quelque temps de ses conseils, je l’écoutai, je lui dus de prendre quelques bonnes résolutions et de faire quelques efforts. J’essayai de m’enfermer dans ma résignation ; mais combien il me manquait encore de force et de vertu ! Avec quelle rage, accrue par la contrainte, je brisais parfois ces liens mal attachés ! Un de mes amis, marié, mais plus heureux que moi, et connaissant une partie de mes chagrins, nous invita à passer quelques mois de la belle saison dans sa terre. Je le connaissais depuis l’enfance. Il s’appelait Marcellin ; il m’avait vu changer d’humeur, devenir sombre, taciturne ; souvent il m’avait surpris, me promenant seul autour de ma maison, dans un état d’accablement qui l’avait effrayé. Il comptait me distraire par ce petit voyage, par les plaisirs de la campagne et de la chasse surtout, que j’aimais passionnément. Nous partîmes ; la terre de Marcellin était située sur les bords d’une grande rivière ; elle serpentait dans le parc, en sorte qu’on pouvait aller et venir par eau de la petite ville voisine jusqu’au milieu des jardins de cette propriété. Il y avait là de jolis batelets, on s’embarquait sur un pont chinois, dont les degrés plongeaient dans l’eau. C’était l’occasion de toutes sortes de jeux et de parties agréables ; il y avait nombreuse compagnie dans la maison, des femmes, de la jeunesse, des fous… pauvres gens !…

Le père Henri, s’étant encore arrêté, reprit d’un ton plus bas, mais plus animé !

— Un jour, nous allâmes en voiture à cette petite ville qui était proche. La grande barque nous y attendait toute pavoisée pour revenir par eau. C’était un jour de divertissement, par un beau soleil. Les femmes étaient parées, on ne faisait que rire autour de moi ; cette joie m’était insupportable. Ma femme ne manquait guère ces occasion de me mettre au supplice. Ce jour-là je l’avais tendrement avertie et suppliée avant le départ ; mais ma jalousie, c’est-à-dire les tortures qu’elle voyait se peindre sur mon visage, lui étaient aussi agréables que les hommages des étrangers. Il y avait ce jour-là plusieurs jeunes gens nouvellement arrivés et conviés à notre partie. Ils étaient gais, aimables, élégants, et s’empressaient autour des dames. Voulant observer ma femme, je m’étais assis près d’elle sur la barque, quand on partit. Après avoir visité la ville, la traversée devait durer quelques heures, il y avait bien à peu près cinq à six lieues de cette ville à la terre de Marcellin. Ces jeunes gens étaient sur un banc devant nous. Je reconnus bientôt que ma femme oubliait les prières que je lui avais faites ; ses regards effrontés me perçaient le cœur comme autant de coups de couteau. Je vois encore cet œil insolent. J’attendais qu’elle le fixât sur moi, et sans doute mon visage lui eût fait pitié, mais elle évitait de se détourner, elle me sentait souffrir à ses côtés, et elle souriait. Je lisais dans la contenance de ces jeunes gens le plus parfait dédain pour mon personnage. Quelle épreuve, et quel moyen pour l’orgueil de sortir de la lutte ? elle leur donnait mille occasions de s’empresser autour d’elle. Tantôt elle laissait nonchalamment tomber son mouchoir, et l’un d’eux se précipitait pour le ramasser avec des signes que je comprenais ; tantôt elle prononçait étourdiment une phrase, et l’on y donnait réponse avec des allusions que je saisissais. Ils feignaient tous de regarder la campagne. Moi aussi je regardais le bord de la rivière pour m’assurer que nous allions arriver, nous approchions, en effet. Cette femme, que j’avais épousée devant Dieu, tenait dans ses mains un bouquet qu’elle effeuillait nonchalamment. Une fleur qu’elle en avait détachée roula par terre. Je détournai la tête à ce comble d’audace, et celui qui avait ramassé cette fleur la serra dans son sein. Je le vis très-bien, et je sentis tout mon sang refluer à mon visage. J’étais étouffé, aveuglé, et je serrai convulsivement le bord de la barque comme si j’allais être précipité dans l’eau ; il me restait à peine assez de force et de clarté dans l’esprit pour réfléchir à ce que je devais faire. Courir à ce jeune homme ? le prendre à la gorge ? quelle scène ! quel ridicule ! et puis, n’aurait-il pas fallu attaquer tous ceux qui étaient là ? n’aurait-il pas fallu s’en prendre chaque jour à la foule et toujours avoir l’épée à la main ? j’étais pâle, tremblant, hors de moi, par malheur, hélas !…

L’ermite poussa cette exclamation du fond de sa poitrine, d’un ton pitoyable, en frappant ses mains l’une contre l’autre.

— La barque toucha : nous étions arrivés. Les jeunes femmes se poussèrent en tumulte l’une après l’autre, avec des cris de joie, sur les degrés à fleur d’eau, et traversèrent ensuite le pont étroit qui menait sur la rive, appuyées sur le bras des cavaliers. Je feignis d’avoir quelques mots à dire à ma femme, et je la retins après les autres, en repoussant brusquement le jeune homme qui lui tendait la main. Il comprit sans doute que j’étais un mari jaloux, et je crus l’entendre rire en s’en allant avec ses compagnons, C’était la première marque de mon impatience que j’avais donnée, et nul, si ce n’est peut-être ma femme, ne pouvait imaginer ce que j’éprouvais. Ce rire poussa ma rage à ses dernières limites. La compagnie s’était déjà engagée sous les arbres, sauf quelques jeunes filles qui folâtraient sur le bord et qui nous appelaient en riant. Je mis le pied sur les degrés, et je me retournai pour tendre la main… cette femme alors me jeta un regard épouvanté, où je crus lire des supplications. Elle me livra sa main, et monta sur le pont à ma suite. Il n’y avait place que pour nous deux sur ces planches étroites. Elle avançait pas à pas en me serrant la main. Étonnée de mon silence, car elle attendait sans doute des plaintes, elle commença à voix basse une phrase perfide dont elle ne prononça que les trois premiers mots.

— Prenez garde ! m’écriai-je, et je la poussai dans l’eau d’un brusque et terrible effort. Je me précipitai aussitôt sur elle… alors, mon fils, si vous aviez le courage d’entendre tout ce que la rage des passions peut faire commettre de plus horrible, je vous dirai ce qui se passa… je vous le dirai pour ma dernière expiation… alors je tombai sur elle dans le canal et je la saisis par ses cheveux dénoués ; et, tandis que l’eau soulevait ses vêtements et faisait effort pour la ramener à la surface, je lui tenais d’un poignet de fer la tête, courbée au fond de l’eau. Un moment le courant me souleva avec elle ; elle voulut lutter ; son visage sortit de l’eau ; mais elle rencontra le mien face à face, et son dernier regard y put lire toute ma vengeance. Avec une fureur implacable que l’enfer me prêta, je replongeai cette tête mourante, je me replongeai moi-même avec ma proie, et je la retins désespérément, craignant que la vie ne m’échappât avant d’être vengé. Le corps ne résistait plus ; il glissa de mes mains, et je me retrouvai mourant, échoué sur les roseaux du bord. Je me sentis tout à coup ranimé en revenant à l’air. Je remontai sur la rive ; il y avait sur l’herbe deux ou trois femmes évanouies. Nous n’étions pas loin de la pelouse, mais nous étions cachés par des arbres ; on entendait les cris joyeux de la compagnie qui déjà formait des danses ; on n’avait rien entendu.

Je m’avançai pâle et ruisselant, et cette idée me vint tout à coup ; il faut mentir. Mais je me dis presque aussitôt : non, je ne laisserai pas ces misérables m’arracher un mensonge ; pitoyable rôle, je ne mentirai pas, je les méprise trop ; qu’on fasse de moi ce qu’on voudra. En même temps on venait à ma rencontre ; on jetait des cris, on s’effrayait, on m’interrogeait. J’étendis le bras : — elle est là-bas ! — les jeunes filles accoururent en criant : morte ! morte ! au secours ! noyée ! il s’est jeté pour la sauver !… Je compris que l’erreur de ces femmes me protégerait ; mais tout le monde pâlit à la vue de mon calme farouche et surprenant. On courut au canal, je ne bougeai point, et demeurai presque seul appuyé contre un arbre. J’entendis des clameurs perçantes, des désolations ; on venait de retrouver le cadavre, qu’on portait dans la maison. Bientôt on revint vers moi, et sans doute la stupeur n’avait fait que croître à mon sujet ; on disait de loin : — Il est fou ! la peur, le saisissement, le désespoir lui ont troublé l’esprit ; une telle secousse si subite… on m’entoura en silence, on me regarda ; puis tout à coup, après quelques signes, on me prit par les bras et l’on m’emmena dans une chambre où l’on me mit au lit. J’entendis donner l’ordre d’aller chercher un médecin. Je demeurai dans mon lit les yeux fixes, tous ceux qui m’approchaient ; soit inquiétude sur mon état de prétendue maladie, soit embarras ou incertitude sur ce qui s’était passé, ne m’adressaient aucune question. Cependant on voyait bien que mon état n’empirait pas, et que je ne donnais point d’autres signes d’un cerveau troublé. Mon ami Marcellin m’adressa deux ou trois fois la parole tout bas et je lui répondis exactement. Il se fit un grand bruit dans la maison jusque vers le milieu de la nuit ; ce qui occupait le plus tout le monde dans cet événement, c’était l’étrange rôle que j’y avais joué. On hésitait, sans doute, on ne trouvait rien d’explicable et d’ordinaire en tout ceci ; mais comment imaginer qu’un homme comme moi eût assassiné sa femme, et dans un pareil moment ? ce n’étaient de toutes parts que suppositions bizarres et confuses. Je jugeai bien à peu près tout cela, mais je commençais à frémir en moi-même de l’énormité de mon crime ; les remords venaient de naître. Nous étions, je vous l’ai dit, dans la belle saison. Comme l’aube pointait, Marcellin entra dans ma chambre d’un air agité. Il vit que je ne dormais pas et me tâta le pouls ; j’avais un peu de fièvre. Il me questionna avec un certain embarras ; je répondis si nettement, qu’il me parut de plus en plus étonné.

— Tu es donc en état de m’entendre, me dit-il, je vais remplir mon devoir d’ami. Je ne t’interroge pas sur le malheur qui est arrivé ; ce qui est certain, c’est que ton silence et ton calme ont surpris les gens au point de mener loin les conjectures. Il faut t’épargner jusqu’à l’ombre d’un scandale, nous n’avons pas de temps à perdre ; je t’ai fait préparer des chevaux, tu vas partir ; nous verrons ensuite.

— Je ne répondis rien, et je me levai. Marcellin pâlit ; il m’aida promptement à m’habiller, et me donna le bras sans mot dire jusque dans une arrière cour où je trouvai les chevaux.

— Tu prendras la poste, me dit-il, et il me serra la main en pleurant. Je partis… À présent, mon fils, je devrais vous dire par quelle épouvantable pénitence j’ai expié ce crime affreux… Imaginez cinquante ans de remords, de larmes, et d’insomnie… J’allai trouver ce prêtre dont je vous ai parlé, il m’ouvrit les bras de la religion ; mais je ne pus obtenir d’entrer dans aucun couvent. Il fallut prier un évêque de la Savoie de me dispenser des principaux devoirs du chrétien et de la fréquentation des sacrements qui m’étaient si nécessaires ; on considéra que je ne serais point inutile à mes frères dans les passages dangereux de ces montagnes, où je secourrais les voyageurs. J’avais choisi une solitude périlleuse qui est de l’autre côté de ces monts. Quand mes forces se sont affaiblies, je suis venu m’établir ici. Il y a cinquante ans à présent que j’ai quitté mes parents, mes amis, mon pays, mes biens, cinquante ans que je vis seul, abandonné, inconnu, cinquante ans que je pleure ; je vais bientôt mourir, et je puis à peine croire que Dieu voudra bien me pardonner… Le père Henri se retourna en me disant :

— Eh bien ! mon fils, me portez-vous encore envie… ou plutôt est-ce que je ne vous fais point horreur ?

Je fus fort troublé par cette question, après un tel récit.

— Je n’ai rien à vous dire là-dessus, sinon que vous m’avez sauvé la vie aujourd’hui et que je ne puis l’oublier.

— Allons, mon fils, vous partirez demain au point du jour. Il est temps de vous reposer ; je me recommande à vos prières ; que Dieu vous donne une bonne nuit et un bon voyage !

Le père Henri passa dans une pièce voisine et je m’étendis sur le lit qu’on m’avait préparé.

Je gage à présent, mon cher ami, que je n’ai fait que te mettre en goût ; assurément tu ne penses pas que mon histoire soit finie, ce ne sont là que les badinages du commencement, et tu attends merveille d’une situation si romanesque. Me voilà couché dans une solitude effroyable, entre un paysan robuste que je ne connais point et ce vieillard qui vient de m’avouer un assassinat. Le guide et l’ermite sont d’intelligence, et cet ermite n’est sans doute qu’un grand drôle qui va tout à l’heure arracher sa barbe et reparaître avec une ceinture de pistolets. L’on va me réveiller au milieu de la nuit avec fracas, et je vais assister à la capture d’une famille de riches voyageurs ; les femmes se débattent, et le chef de brigands s’attendrit ; nous parcourons de vastes souterrains où l’on trébuche à des monceaux d’or ! — il n’y a pas moyen d’imaginer rien de pareil dans ce pays que tu ne connais pas. Je craindrais moins un désert des Alpes la nuit qu’une rue de Paris en plein jour. Peut-être ne t’ai-je écrit qu’un rêve de circonstance que j’ai fait en sommeillant au coin du feu à côté de ce pauvre ermite. Je veux bien te dire, pour diriger de mon mieux tes conjectures, que nous partîmes le lendemain sains et gaillards, après avoir reçu la bénédiction du père Henri, et que je viens de recevoir une lettre de Victor en réponse à celle que je lui avais écrite à Genève. Il m’apprend qu’il a visité le père Henri, que le vieil ermite est à présent couché pour ne plus se relever sans doute, et que le jour même où il l’a visité, un prêtre de Martigny lui avait administré l’extrême-onction, entouré de quelques habitants des montagnes. Il est donc probable que le père Henri est mort à l’heure qu’il est.

Suppose enfin, si tu veux, que je m’amuse ou que je prétends t’amuser, et que l’histoire du père Henri n’est qu’une fable ; je n’aurais pas perdu mon temps si tu retirais quelque bénéfice des réflexions que je faisais à ce sujet. Le monde fourmille de ces pères Henri, caractères violents, passionnés, qu’on ne peut plier sous le joug commun. Ils te plaisent même, si j’ai bonne mémoire, et je suis de ton goût ; mais qu’en feras-tu dans tes gouvernements modernes et dans tes États sans religion ? Quel frein leur connais-tu ? quelle autorité, quelles lois, quelle force en viendront à bout ? comment les empêcheras-tu de mettre ton monde à l’envers eu un tour de main ? pour se passer de religion, mon très-cher ami, il faut avoir la tête Vide et l’estomac plein ; il faut être un de ces corps sans âme qui nous entourent, dont la vue est bornée en ce monde par une feuille de journal, et qu’on retient sous le joug avec un bout de ruban rouge ; mais si un cœur vous bat dans la poitrine, si des nerfs délicats frémissent dans tous vos membres, si les flammes de l’imagination vous ravissent au-dessus de cette foule, si vous avez conservé dans une âme mieux trempée la ferveur et les nobles élans de la jeunesse, où vous arrêterez-vous, si ce n’est aux pieds des autels ? où lèverez-vous enfin vos yeux désespérés, si ce n’est vers Dieu ? Ôtez le repentir à cet ermite, que devient-il ? un scélérat, un fléau de l’humanité. Eh ! que je voudrais donc voir se déchaîner, au milieu de ces gens tranquilles dont je parle, tout ce que les cloîtres et la religion leur ont enlevé de caractères indomptables, hommes farouches, ardents, ambitieux, sans peur et sans frein, cœurs pleins de haine que l’évangile a radoucis ; bouillants courages que la patience a ramollis, esprits mal nés et aveugles que la lumière a éclairés ! on les tuerait ; les lois sont là. Mais le mal serait commis, et puis les lois auraient fort à faire. Enfin pourquoi les tuer, vous qui ne les valez pas ? de quel droit ? au nom de quoi ? Ô gens tranquilles, vous n’êtes que ridicules, et vous seriez féroces ! Vous sortiriez de votre apathie pour vous faire assassins (je ne dis pas bourreaux, remarquez ; le bourreau suit le juge !) où est votre raison de toucher à la hache ? et voilà ce qui m’est venu naturellement à l’esprit à propos de cette horrible histoire.

Je veux bien enfin répondre à l’objection que tu m’as dû sans doute jeter à la tête beaucoup plus tôt. Pourquoi cet homme lâche-t-il ainsi son secret ? Pourquoi le dire au premier venu ? Pourquoi à ce voyageur plutôt qu’à tel autre ? Mon cher ami, c’est tout simplement de ma part un défaut de préparation que je ne me sens point du tout l’envie de corriger à cette heure, les proportions d’une lettre ne m’ont pas permis d’étendre comme je l’aurais pu la conversation qui tout naturellement amena ce récit. Rien n’était plus facile d’ailleurs que de l’insinuer dans un nouveau cadre, à la suite d’une autre préface, par exemple, une révélation in articulo mortis, un papier découvert dans une cellule, le portefeuille de l’ermite trouvé après sa mort, une lettre à sa famille, etc., etc. ; mais tu conçois fort bien que je n’irai point à présent te priver de la description de mon orage et recommencer les huit premiers feuillets de ma lettre, quand j’ai à peine le temps de t’embrasser et de te dire adieu.