Nouvelles lettres intimes (Renan)/18

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MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 5 décembre 1847.

Chère amie, bien que la lettre de mademoiselle Ulliac m’ait été remise il y a quelques jours, j’ai différé ma réponse jusqu’au dimanche, afin de pouvoir y consacrer un loisir que ce jour seul peut m’offrir. En effet les cours auxquels j’assiste et les recherches que je fais dans les bibliothèques me laissent dans la semaine bien peu de moments disponibles. Je ressentais pourtant le besoin de m’entretenir longuement et d’une manière suivie avec toi des mesures que tu me proposes relativement à la position difficile où je me trouve.

Les offres que tu me faisais dans ta lettre, chêre amie, m’ont profondément touché, et m’ont fait mieux comprendre que jamais combien j’avais été privilégié dans mon malheur même, en trouvant à mon entrée dans la vie un appui comme le tien. Toi seule, excellente sœur, ne te fatigues jamais de sacrifices  ; mais c’est une raison de plus qui doit m’imposer la plus grande délicatesse quand il s’agit de les accepter. Eh bien ! chère amie, après avoir mûrement réfléchi aux considérations que tu me présentes, je suis loin de les croire suffisantes pour déterminer un changement de position, qui amènerait une si forte augmentation dans notre budget. Sans doute, il y a dans ma position actuelle des inconvénients réels, et non seulement des désagréments, car pour ceux-ci, je me ferais conscience d’en tenir compte. Le plus grave est sans doute celui qui rend difficiles et souvent très embarrassantes mes relations extérieures. Mais bien qu’il devienne tous les jours plus sensible, comme il est au fond le seul qui mérite une considération sérieuse, je ne pense pas qu’il doive l’emporter sur les graves raisons qui me détournent d’un changement. Mes occupations dans la maison sont si peu multipliées et disposées si commodément pour moi, qu’elles n’apportent pas le plus léger obstacle à mes travaux ; je l’ai dit, et je le répété, nulle part, je ne trouverai mieux sous ce rapport, toute proportion gardée. Ce point capital sauvé, qu’importent, chère amie, des incommodités, des manques d’égard, auxquels je suis souverainement indifférent ? Ma pensée, je t’assure, est trop occupée, pour s’arrêter un instant sur ces misères. Je vis plus haut, et j’ai le privilège de ne songer guère à ce triste monde qui m’entoure. Puisque donc, chère amie, rien ne nécessite absolument un changement si onéreux, patientons encore. Déjà, en me bornant au strict nécessaire, mon entretien que je ne puis plus négliger, et surtout mes frais de livres m’entraînent dans des dépenses qui m’étonnent. Celles-là, je les regrette peu, parce qu’elles sont nécessaires ou fructueuses. Mais pour celles que je puis éviter, elles me seraient trop pénibles. Viendra peut-être un jour où ce sacrifice sera plus nécessaire ; sachons nous réserver pour tout événement. Sois persuadée, chère Henriette, que je saurai apprécier au juste le moment où un changement deviendra réellement nécessaire, et qu’alors je ne tarderai plus un jour.

Rien de nouveau, chère amie, relativement aux événements qui seuls pourraient rendre ce changement agréable et avantageux. J’ai à peu près la certitude qu’il n’y a pas de place vacante dont je puisse faire la demande, et quand il y en aurait, en vérité je ne sais si je devrais espérer sous l’administration actuelle, où l’incurie et le désordre sont portés à un point incroyable. J’appris l’autre jour sur ce sujet des choses étranges de la bouche même d’un membre du conseil royal. Voilà ce que c’est que d’avoir pour ministres de grands hommes qui regardent ces soins de ménage comme au-dessous d’eux. Quand on est chargé de réorganiser l’instruction publique en France, on a bien autre chose à faire qu’à s’occuper de pareils détails. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que les bureaux déclarent qu’ils ne peuvent rien faire sans le ministre, et que d’autre part le ministre n’est jamais au ministère, et cela pour bonnes causes[1]. Du reste, mon plan, chère amie, est toujours le même. L’agrégation m’est définitivement nécessaire ; et lors même que je ne pourrais avoir immédiatement une place en titre à Paris, j’aurai toujours mon traitement fixe, et je pourrai être attaché à quelque collège comme agrégé divisionnaire. Il est une autre place, chère amie, à laquelle je pourrai offrir quelque titre et pour laquelle le titre d’agrégé me sera nécessaire. C’est la conférence de grammaire générale à l’École Normale, laquelle sera vacante dans une ou deux années. Elle est maintenant occupée par M. Egger, que je connais particulièrement, et qui m’a dit lui-même qu’il ne la conserverait plus longtemps, désirant l’échanger contre une autre. Si cette vacance survenait après ma thèse de doctorat, et supposé que j’ajoute une nouvelle couronne académique à celle qui m’a déjà été décernée, le succès sur ce point ne serait pas impossible, grâce surtout à M. Egger dont l’appui m’est assuré, et avec qui je suis en rapports scientifiques très intimes. — le programme de l’agrégation est publié ; il est le même que les années précédentes. J’espère trouver moyen de faire quelques classes comme suppléant, afin de m’exercer à la manière. Un de mes amis, professeur au collège Rollin, m’en a fait entrevoir la possibilité dans ce collège, que du reste je n’aurais point choisi, si j’avais eu à choisir.

Ainsi que je te l’ai dit, chère amie, je pousse activement mes recherches pour mes thèses et le travail que je dois présenter à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[2]. Le travail simultané a de grands avantages, et m’a donné une foule de résultats auxquels je ne fusse point arrivé par un travail isolé. Je continuerai mes recherches sans rien rédiger jusqu’aux environs du premier jour de l’an ; alors je commencerai la rédaction de mon travail académique, laquelle ne m’occupera pas si exclusivement jusqu’au 1er avril, terme fixé, que je ne puisse encore faire simultanément plusieurs recherches pour mes thèses. En somme, à cette époque, j’aurai à peu près rassemblé tous les matériaux qui devront me servir à composer ces dernières. A partir du 1er avril, je les complèterai encore, et surtout, je donnerai une attention spéciale à mon agrégation. Ce ne sera qu’après cette épreuve, que je m’occuperai de la rédaction définitive de mes thèses ; je pense que dans un an a cette époque, je serai bien près de les soutenir. Voila pour mes travaux suivis. En seconde ligne, et comme variété, j’ai mes différents cours de langues orientales. J’en aborde cette année deux nouvelles, le sanscrit sous M. Burnouf, et le persan sous M. Quatremère. J’avais d’abord cru que l’étude de la première me forcerait de renoncer à la seconde ; mais ensuite je me suis décidé à les faire marcher de front. Enfin je suis encore un autre cours d’une nature toute différente, mais dont j’ai souvent ressenti le besoin : c’est le cours de paléographie à l’école des Chartes[3]. Tous nos manuscrits importants datant du Moyen-Age, il est indispensable pour les déchiffrer de posséder des notions spéciales, qui font l’objet de ce cours. Du reste il ne réclame absolument que l’assistance. Tu trouveras, peut-être, chère amie, que j’entreprends bien des choses à la fois ; mais j’ai pour cela mes raisons. Aborder une nouvelle étude, en commençant, est toujours chose pénible, et dans telle position, c’est presque impossible. Il est donc avantageux de profiter des premières et jeunes années, où nul respect humain ne peut arrêter. D’ailleurs qui sait jusqu’à quand je pourrai disposer ainsi librement de mes heures ? Ma grande maxime, c’est de profiter du moment, pour parer à toutes les éventualités de l’avenir.

M. Garnier m’a procuré, il y a quelques jours, une jouissance des plus délicates en me faisant dîner et passer la soirée avec les hommes les plus distingués, MM. Patin, Saint-Marc Girardin et plusieurs autres, dont la conversation fine et animée m’a ravi. M. Saint-Marc Girardin, surtout, est encore plus spirituel en société qu’à son cours. Il a été question de mes thèses et on les a trouvées fort bien choisies. Le sujet de la thèse française a plu surtout à M. Saint-Marc.

Parlons maintenant économie domestique. Maman m’a parlé du nouvel arrangement, et en a paru sincèrement très contente. Et a vrai dire, chère amie, il n’en pouvait être autrement. Il semble que tu cherches, excellente sœur, à te disculper, quand tu parles de ces choses. Mais, ma pauvre Henriette, nous sommes tous de ton avis ; ce que tu dis, c’est le simple bon sens, et il faudrait être bien malheureux pour ne pas le comprendre. Jamais, je t’assure, je n’ai vu dans ta conduite à cet égard que la prudence et la raison même. Il est trop évident que l’ordre et l’entente étaient la condition nécessaire pour ne point faire de folies, et je me réjouis de voir établi un système qui concilie toute chose. Crois bien, chère amie, qu’autant qu’un autre je sens le prix de ce qui coûte tant à gagner, et forme une condition si indispensable de la vie. La position où je me suis trouvé durant les vacances était exceptionnelle ; rien n’était encore établi, et d’ailleurs comme cet argent a été employé aux frais de déménagement et d’installation, ç’aura été autant d’épargné sur le fonds commun. Du reste le nouveau règlement coupera court à l’avenir à cet abus, puisque abus il y a. — J’ai eu beaucoup de dépenses au commencement de cette année, en livres surtout. Les livres sanscrits sont d’un prix fabuleux. Croirais-tu que pour un dictionnaire, en un seul volume, le seul complet qui existe, on m’a demandé trois cents francs ! Bien entendu que je m’en passe. Mais je n’ai pu faire de même pour les livres usuels, et surtout pour le texte d’explication du Collège de France, le Ramayana, lequel m’est revenu tout juste à quatre-vingt-dix francs. Encore trois livraisons seulement ont paru sur six qui doivent composer l’ouvrage total. Pour le persan, même cérémonie, quoique à des taux moins élevés. J’espère bien, chère amie, que le billet que je tire sur l’Académie viendra combler ces déficits. J’ai bien, il faut l’avouer, quelque probabilité de succès, et j’y compte plus que l’an dernier à pareille époque. Le prix est, je crois, de deux mille francs ou au moins de mille cinq cents francs.

Les progrès du choléra m’alarment toujours, chère amie. Il parait décidément qu’il est à SaintPétersbourg. D’autres même le disent en Galicie, c’est dire qu’il est dans le pays que tu habites. Je te rappelle à ta promesse ; ta raison suffira, j’espère, pour le faire éviter un danger que toi seule peux apprécier. Sinon pour toi, du moins pour les tiens et pour moi surtout, chère amie, n’épargne aucun sacrifice dans une telle circonstance. Si tu pouvais voir, chère amie, combien ta pensée fait partie essentielle de ma vie, combien elle influe sur toute ma direction et mes plans ! Grèce à toi, je forme encore des rêves, et je les fais bien beaux, je t’assure. Adieu, très chère amie, pense a ton frère et ami, et conserve-toi pour son affection.

E. RENAN.

  1. Le ministre de l’Instruction Publique était alors M. de Salvandy.
  2. L’Académie avait mis au concours la question suivante : Histoire de l’étude de la langue grecque en Occident, depuis la fin du ve siècle jusqu’à celle du xive. Le mémoire de Renan avait pour épigraphe ce vers d’Ovide : « Emendaturus, si licuisset, cram », et fut couronné le 1er septembre 1848.
  3. En 1847, il y avait deux professeurs de paléographie à l’École des Chartes, M. Guérard et M. Lacassagne.