Nouvelles lettres intimes (Renan)/24

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A MON ERNEST.


12 mars 1848.

Les quelques lignes que je t’ai adressées par l'entremise de mademoiselle Ulliac, celles que j’ai écrites à notre frère en le priant de te les faire parvenir, te prouveront une fois encore, mon Ernest, à quelles souffrances mon cœur est ou proie quand c’est pour toi qu’il est réduit à craindre. J’ai reçu ta lettre quelques heures après le départ de la dernière de mes missives. Merci, mille fois merci, bon et très cher ami, d’avoir aussi vite que possible allégé mes terreurs, adouci mon cruel supplice. J’ai vu promptement que ce n’était pas toi qui te trouvais en retard ; c’est la lettre qui a été plus longtemps que de coutume à venir de tes mains dans les miennes. Pardonne-moi ce qui pourrait ressembler à un reproche dans le peu de mots que j’ai écrits pour toi à notre bon Alain ; j’étais si malheureuse !… Dans ces deux lettres, mon ami, aux premiers bruits des événements qui donnent à tous une si profonde et si juste émotion, je te suppliais de te rendre près de notre mère, de chercher près d’elle une sécurité que je ne croyais pas possible à Paris. Quoique peu de calme (d’apparence de calme au moins) ayant depuis succédé à la grande tempête, je doute que tu aies accédé à ma prière ; cependant j’adresse encore ces lignes à mademoiselle Ulliac : je serai ainsi certaine qu’elles te parviendront.

Les détails de la terrible explosion qui vient une fois encore d’ébranler notre patrie ne me sont que très imparfaitement connus. Je ne puis plus avoir de journaux français, et tu comprendras facilement que ceux de l’Allemagne me laissent beaucoup à désirer dans un pareil moment. Quel coup de foudre, mon Ernest ! quel profond bouleversement en toutes choses ! Impossible, mon pauvre ami, de rien entrevoir dans ce sombre et redoutable avenir. Attendre est tout ce que nous pouvons en cette conjoncture, attendre dans notre très modeste sphère, en nous félicitant presque d’être si petits, de n’avoir par conséquent qu’une moindre chute à redouter… Au nom de la dignité de ton avenir, mon Ernest, je te supplie de ne point continuer en ce moment les démarches que tu avais commencées avant la crise ; bien plus : j’ai envie de te prier de ne rien accepter, lors même que l’occasion de le faire viendrait à se présenter. Quel fond y a-t-il à espérer sur un sol de lave brûlante ?… ne vaudrait-il pas mieux prolonger ta situation présente, quoiqu’elle soit si remplie de tristesse, plutôt que de se fier à une amélioration qui ne serait peut-être, hélas ! que de courte durée ?… Pourquoi, mon Ernest, craindrais-tu de disposer, pour un ou deux ans d’attente, du peu que nous possédons ?… Ce peu nous restera-t-il longtemps ? Ne le verrons-nous pas disparaître dans quelque faillite, dans quelque nouvelle tempête, dans quelque nouveau système ? car nous ne sommes pas au bout… Réfléchis à tout cela, mon Ernest si cher et si aimé : j’ai foi, tu le sais, foi souveraine en ta haute et calme raison ; je ne fais donc que t’exprimer mes craintes, en avouant que ma tendresse pour toi peut les exagérer, mais je ne puis manquer d’appeler ta pensée sur le sujet même de ces craintes. — Relativement à moi, mon bien cher ami, ne conçois aucune inquiétude, je t’en prie. Si la guerre éclatait sur les territoires qui nous séparent, je ferais en sorte de ne pas mettre d’infranchissable muraille entre moi et ceux que je chéris si vivement ; jusque-là je dois aussi tout laisser dans l’état actuel, lors même que cet état serait plus pénible encore. Tout disparaît devant les nuages menaçants qui viennent de se former au-dessus de toutes les têtes. Quel moment, grand Dieu ! J’ai bien de l’inquiétude pour notre frère : ses affaires qui prospéraient si heureusement vont être, je le crains, bien fatalement ébranlées. O Ernest, que de fois en ces derniers dix jours, en ces dix cruels jours, j’ai trouvé une pensée consolante à considérer que nous du moins avons en nous-mêmes nos principales ressources ! que sont aujourd’hui toutes les autres ?… Quoi qu’il arrive, mon frère bien-aimé, nous pourrons toujours nous procurer le nécessaire, nous vivrons enfin ;… peut-être pas à Paris, si le bouleversement était trop profond ; mais s’il le fallait absolument, si la force devenait encore la loi souveraine de l’Europe, notre affection et l’étude ne pourraient-elles pas nous faire soutenir l’obscurité et la retraite ?… J’espère que, grâce au ciel, il n’en faudra pas venir là ; je le demande à Dieu de toutes les forces de mon âme : voir dans l’ombre les admirables qualités de ton esprit serait, ce me semble, le complément de ma triste vie ; mais que n’envisage-t-on pas quand des commotions semblables à celles qui agitent le monde viennent à se faire sentir ?… Je t’écris tristement, mon bien cher Ernest, parce que. Je suis profondément triste. J’aime ardemment notre patrie, et je la vois sur le bord d’un abîme ;... Je ne vivais que dans ton avenir, et je le sens retardé comme toute chose qui ne peut s’établir par la violence… Cependant je ne perds pas tout courage, sois-en bien certain. Je ne puis croire, je ne puis admettre que l’humanité se guide par elle-même, qu’il n’y ait pas une force supérieure qui l’agite et la fait agir. Espérons donc en cette main divine qui nous a été si souvent propice. Si l’histoire de l’univers doit nous faire frissonner, la destinée qui semble dévolue à la France ne peut-elle pas aussi nous donner quelque assurance ?

Je m’oublie à l’exprimer mes tristes impressions, mon Ernest, et je viens me résumer en te disant encore une fois qu’il me semble préférable de ne pas poursuivre dès à présent tes démarches au ministère de l’Instruction publique. Avant la fin de l’année scolaire quelque éclaircie se laissera peut-être apercevoir, et il y aurait alors plus de convenance réelle à avoir attendu. Quant à ton travail pour l’Institut, en admirant la force de ton esprit et de ta volonté, je t’engage fortement à le poursuivre. Le concours pourrait être retardé ; mais, à moins de nouveaux et prochains bouleversements, je ne crois pas qu’il manque d’avoir lieu. D’ailleurs, mon ami, tôt ou tard un pareil travail te sera certainement utile. Dans mon chétif petit cercle, je n’ai jamais fait la moindre recherche qui, directement ou indirectement, ne m’ait été fructueuse… Ce que je dis, mon ami, de l’ouvrage que tu prépares pour le concours de l’Institut, je l’entends aussi pour tes thèses de doctorat. Poursuis donc, si tu le peux ; comment d’ailleurs remplacer l’étude pour quelqu’un qui sait s’y livrer ?

Donne-moi de tes nouvelles, mon bien cher ami ; tu pressentiras sans doute que j’en ai besoin. Donne des miennes à notre mère. — As-tu vu M. Garnier depuis les grands événements ?

Je reçois à l’instant de mademoiselle Ulliac une lettre qui me tranquillise un peu. Elle parait elle-même rassurée ; elle me dit que tu es bien portant ; elle m’affirme que Paris revient continuellement à un état moins agité. J’augure de là que tu n’en es pas sorti. Oh ! puissent mes sombres prévisions n’être que les rêves d’une imagination attristée ! Adieu, mon Ernest !… Par quels mots te dirai-je jamais ce qu’il y a pour toi de tendresse et de sollicitude dans mon cœur ?

H. R.


Je prie mademoiselle Ulliac de permettre que tu lui rembourses le port de cette lettre  ; je te l’aurais certainement adressée si je n’avais la pensée des sollicitations que je t’ai faites pour que tu te rendisses prés de notre mère. — Les cours du Collège de France sont-ils de nouveau ouverts ? as-tu revu M. Burnouf ?