Nouvelles lettres intimes (Renan)/26

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MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 mars 1848.

J’ai reçu hier ta lettre du 15 mars, chère amie, et ç’a (été) une grande joie pour moi de voir que nos communications ne sont point encore interrompues. J’admire ton calme et ton courage, excellente sœur ; mais je pense que depuis le départ de cette lettre tes dispositions auront changé, relativement à ton retour et à la nécessité d’en hâter l’époque. Je ne puis que te répéter aujourd’hui avec des motifs plus pressants encore ce que je te disais il y a deux jours. S’il s’agissait en ce moment de guerres qui se déclarent régulièrement, à la bonne heure ; on pourrait prévoir huit jours d’avance le moment extrême. Mais le moyen d’échapper à une éruption volcanique, est-ce de l’attendre ? Les nouvelles de Vienne et de Berlin, que tu as sues avant nous, me causent les plus vives inquiétudes, et me font craindre qu’il ne soit déjà bien tard. J’espère quelquefois que cette lettre ne te trouvera plus à Varsovie. Mon excellente amie, il ne s’agit ici, tu le comprends, que de la prudence la plus vulgaire. Les motifs que je pourrais t’exposer sont si faciles à deviner, tu dois les comprendre si bien, que je m’abstiens de te les développer. Aussi bien les détails où ils me forceraient d’entrer, pourraient compromettre le sort de cette lettre. J’attends impatiemment la lettre où tu m’annonceras ton retour, et tes dispositions à cet égard. Plus que jamais, il me parait indispensable que tu ne sois pas seule.

Comme toi, je pense, chère amie, que notre patrie devra traverser une époque de bouleversement avant d’arriver à une forme stable. Toutefois l’accélération du mouvement de l’humanité et l’admirable logique du peuple français me font espérer que nous verrons la société nouvelle, qui, je n’en doute pas, sera plus avancée que celle qui s’est écroulée. Mais pour arriver là, il faudra traverser des jours bien durs. La scission est déjà parfaitement caractérisée, et elle se trahit par des démonstrations publiques. Il y a des Montagnards et il y a des Girondins, et ils ont des représentants dans le gouvernement provisoire. L’Université est il peu près désorganisée. Dans une immense réunion de tout l’enseignement de Paris qui a eu lieu il y a quelques jours à la Sorbonne, elle s’est reniée comme corps, tous les mots qui pouvaient rappeler la moindre idée de corporation étaient repoussés et hués par la plèbe (maîtres d’études, etc.) qui ici comme partout forment la majorité. Les têtes sont désolées, consternées. Nulle part, la démocratie n’est plus complète. Plusieurs collèges sont licenciés, tous le seront probablement sans tarder. Je m’abstiens de tout. Relativement aux démarches au ministère, mes vues sont exactement les tiennes. Mon travail de l’Institut est presque terminé ; je n’aurai besoin de sursis que pour faire quelques appendices. M. Burnouf réunit chez lui son studieux auditoire. Il n’y a plus de place pour les cours au Collège de France. Toutes les salles sont affectées à des clubs ou à des corps de garde ! Mais nous nous retrouvons toujours les mêmes. Adieu, excellente amie, une lettre le plus tôt possible, et surtout un prompt retour.

E. R.


J’ai été dîner il y a quelques jours chez M. Garnier. C’était une profonde tristesse. Tous les habitués du salon étaient les satisfaits du passé ; quelques-uns même attachés personnellement à la cour ; M. Garnier, du reste, s’occupe peu de politique ; M. Saint-Marc-Girardin, qui devait faire partie du ministère Molé, est désolé. M. Cousin parle déjà du sort de Socrate.