Nouvelles lettres intimes (Renan)/34

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MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 1er juillet 1848.

L’orage est passé, ma chère amie ; mais qu’il laissera longtemps après lui de funestes traces ! Paris n’est plus reconnaissable : les autres victoires n’avaient que des chants et des folies ; celle-ci n’a que deuil et fureurs. Les atrocités commises par les vainqueurs font frémir, et nous reportent en un jour à l’époque des guerres de religion. Une vraie Terreur a succédé à cette déplorable guerre, le régime militaire a pu déployer a son aise tout l’arbitraire et toute l’illégalité qui le caractérisent ; quelque chose de dur, de féroce, d’inhumain s’introduit dans les mœurs et le langage. Les personnes d’ordre, ceux qu’on appelle les honnêtes gens, ne demandent que mitraille et fusillade ; l’échafaud est abattu, on y substitue le massacre ; la classe bourgeoise a prouvé qu’elle était capable de tous les excès de notre première Terreur, avec un degré de réflexion et d’égoïsme de plus. Et ils croient qu’ils sont vainqueurs pour jamais ; que sera-ce le jour des représailles ?… Et pourtant, telle est la terrible position où nous a mis la force des choses, qu’il faut se réjouir de cette victoire, car le triomphe de l’insurrection eût été plus redoutable encore. Non pas qu’il faille croire tous ces contes à faire peur, inventés par la haine et par de ridicules journaux. J’ai vu de près les insurgés ; nous avons été un jour et une nuit entre leurs mains, et je puis dire qu’on ne peut désirer plus d’égards, d’honnêteté, de droiture, et qu’ils surpassaient infiniment en modération ceux qui les combattaient, et qui, sous mes yeux, ont commis des atrocités inouïes sur les personnes les plus inoffensives. Non, le pillage, l’assassinat, l’incendie n’eussent pas été à l’ordre du jour ; il y eût eu des vengeances, des mesures violentes ; les brigands soudoyés qui, cette fois comme toujours, formaient une bonne partie de la troupe insurgée eussent été difficilement retenus ; mais d’autres hommes fussent venus, et le mouvement eût été de nouveau dirigé. Je ne crois donc pas aux exagérations qu’il est de mode ces jours-ci de répéter partout, et que, bien entendu, je répète comme tout le monde. Mais la difficulté, l'invincible difficulté eût été du côté de la France, qui certes n’eût point consenti à la révolution de Paris ; et en supposant même que dans quelques grandes villes, comme Lyon, Rouen, etc., l’insurrection populaire eût eu des appuis, une épouvantable guerre civile eût été nécessaire pour faire triompher violemment et prématurément une cause qui doit tout attendre du temps. C’est donc un grand bonheur que l’insurrection ait été comprimée, et, je le répète, si la douzième légion n’eût point fait défection, il est probable que j’eusse travaillé avec elle, au moins à ramener ces insensés à la raison. Je ne suis pas socialiste, je suis convaincu qu’aucune des théories qui se posent comme devant réformer la société n’arrivera, dans sa forme absolue, à triompher. Toute idée nouvelle doit revêtir la forme de système, forme partielle, étroite, qui n’arrive jamais a une réalisation pratique. Ce n’est que quand elle a brisé cette première écorce, qu’elle est devenue dogme social, qu’elle devient une vérité universellement reconnue et appliquée.

Qu’y a-t-il de plus systématique que la politique du Contrat Social ? Et pourtant tout le régime constitutionnel, qui désormais est une vérité acquise, qu’est-ce autre chose que cette politique, au système près ? C’est ce qui arrivera au socialisme. Il est maintenant étroit, inapplicable, une pure utopie, vraie par un côté, fausse par l’autre, vraie dans ses principes, fausse dans ses formes. Le jour n’est pas loin où il deviendra une loi évidente et reconnue, dégagée d’exagérations et de chimères. Qui alors aura triomphé ? Seront-ce les partisans, qui soutenaient le faux comme le vrai, et voulaient réaliser l’impossible ? Seront-ce les adversaires, qui niaient le vrai à cause du faux, et voulaient entraver l’épuration de la forme nouvelle ? Ni les uns, ni les autres ; ce sera l’humanité qui aura fait un pas de plus, et conquis une forme plus avancée et plus juste. — Mettons de côté toute idée de justice et d’humanité ; prenons la question uniquement comme économistes et politiques. N’est-il pas évident que le seul, l’unique remède, au terrible mal que notre société renferme dans son sein, est de détruire cette classe qui fera une guerre éternelle à la richesse ; de la détruire, dis-je, non pas par des massacres, ce qui serait à la fois atroce et impossible, mais par l’éducation morale et un bien-être suffisant ? N’est-ce pas une chose affreuse que la majorité de l’humanité soit forcément déshéritée des jouissances intellectuelles et morales, forcément refoulée dans la crapule et le désordre ? Ces jouissances, dira-t-on, sont permises à tous. Non certes ; comment veut-on que le misérable qui a grandi dans cette hideuse atmosphère, sans éducation, sans morale, ignorant la religion, qui d’ailleurs serait sans force sur lui exposé a mourir de faim, et à qui il est absolument impossible de sortir de cet état, quelque effort qu’il fasse, comment veut-on que ce misérable se console par la vue d’un monde supérieur dont il n’a pas le sens, et qu’il ne cherche pas à acquérir par le crime ce qu’il ne peut obtenir par des voies légitimes ? Ce serait un ange de vertu, qu’on pourrait à peine l’attendre de lui, et la vertu lui est impossible !… Car l’honnêteté même est devenue chez nous un monopole, et on ne peut être honnête homme qu’avec un habit noir et un peu d’argent. Nous trouvons insoutenable le privilège de l’ancienne noblesse vis-à-vis de la classe bourgeoise. Mais n’est-il pas aussi affreux de voir une portion considérable de l’humanité, des enfants de Dieu tout comme nous, condamnés à l’avilissement, et fatalement réduits à ne pouvoir sortir de ce cercle de fer ? Il est prouvé physiquement que celui qui entre dans le monde sans avoir, ou sans que d’autres fassent des avances pour lui, ne pourra jamais vivre que du travail manuel le plus grossier ; c’est-à-dire ne vivra qu’à peine. Il est physiquement prouvé qu’une femme, qui n’a pas de secours extérieur, ne peut vivre du travail de ses mains, que par conséquent elle n’a qu’à choisir entre le vol ou la prostitution. Comment veux-tu après cela, ma pauvre amie, que nous n’ayons pas un peu de chaleur contre les égoïstes, qui refusent de faire entrer tout cela dans leur économie politique, qui s’obstinent à ne faire de cette science que la science de la richesse, et refusent de voir dans de pareils besoins un droit à des sacrifices ? Comment veux-tu que nous désirions le retour de cet âge d’or des agioteurs et des spéculateurs, où les soins mercantiles absorbaient tout, et où l’intelligence était étouffée sous les sacs d’or ?

Voila mes principes, chère amie. Je pense qu’il est temps de détruire le règne exclusif du capital, et de lui associer le travail ; mais je pense aussi qu’aucun des moyens d’application n’est encore trouvé, qu’aucun système ne les fournira, et qu’ils sortiront tout faits de la force des choses. Tout cela est certes bien loin de la Montagne et de la Terreur. C’est cette foi à l’humanité, ce dévouement à son perfectionnement et par là à son bonheur, que j’appelle la religion nouvelle. C’est au spectacle de cette solennelle et sainte apparition que je désirais te voir assister.

Je suis bien, chère amie, qu’il est des tableaux qui demandent à être vus de loin, et que les révolutions sont de ce nombre. Mais prends garde qu’il n’y ait un prisme entre toi et nous. Quel journal vois-tu ? Ou même vois-tu des journaux français ? Si c’était par hasard le Constitutionnel, je te supplie de ne croire un mot ni des faits, ni des appréciations. Ce journal est devenu une risée par les canards dont il remplit à loisir ses pages. Si c’étaient les Débats, je serais moins fâché. Il est au moins de bon goût, et respecte assez la France pour ne pas inventer des calomnies. Mais tu conçois que ce n’est guère lui qui doit être propre à apprécier le présent. Quant à la Presse, ce n’est qu’un petit homme dépité, qui dit des sottises. Je ne suis pas des plus optimistes, chère amie ; je suis surtout très peu enthousiaste des hommes, et en vérité c’est un peu leur faute. Mais je n’en persiste pas moins à croire qu’à travers toutes les petites passions, à travers les ambitions personnelles, à travers les malheurs et même les crimes, il s’accomplit une grande transformation, pour le plus grand bien de l’humanité.

Nous sommes, je crois, d’accord sur ceci, chère et excellente amie. Mais tu conçois des craintes exagérées, tu crois que cette révolution ne s’accomplira que par d’épouvantables catastrophes  ; tu dis (ce mot m’a percé le cœur) que si la prospérité doit sortir de te chaos, ce ne sera que sur ta tombe ! Non, ma fille bien-aimée ; toi-même tu en profiteras : ces beaux jours luiront pour nous tous ; bien plus, nous ferons mieux que d’en jouir ; nous y aurons travaillé, et nous aurons souffert en attendant. Et quoi ! Henriette, n’es-tu pas toi-même une triste victime de ce déplorable état social que nous voulons changer ? Si, avec tes rares et toutes viriles facultés ; si, avec ton instruction et ton caractère ; si, après tant de sacrifices et de si pénibles dévouements, l’avenir peut encore t’attrister, oh ! n’est-on pas endroit d’en accuser un peu une constitution sociale, où de telles injustices sont possibles ? L’organisation nouvelle, je te l’assure, ne peut que nous être favorable, lors même que nous devrions d’abord traverser de mauvais jours. Quant à notre frère, comme son commerce est fondé non sur les hautes spéculations financières, dont la saison est passée pour longtemps, mais sur le petit commerce et l’industrie honnête, je ne doute pas qu’il ne puisse arriver à une très belle aisance, sinon à l’opulence. Courage donc, chère amie, aimons-nous et ne désespérons jamais.

S’il était permis dans de telles circonstances d’on appeler au sentiment artistique, je dirais que Paris offre ces jours-ci le plus étrange, le plus indescriptible spectacle. Je visitai, quelques heures après la fin du combat, les lieux qui en avaient été le théâtre. Il faut avoir vu cela, chère amie, pour se faire une idée des grandes scènes de l’humanité. Dans la rue Saint-Martin, dans la rue Saint-Antoine et dans la partie de la rue Saint-Jacques qui s’étend du Panthéon jusqu’aux quais, pas une maison qui ne fût labourée de boulets. Quelques-unes en étaient à la lettre percées a jour. Toutes les devantures, toutes les fenêtres étaient criblées de balles ; de larges traces de sang, des armes brisées ou abandonnées marquaient encore les lieux en le combat avait été le plus acharné. Les barricades construites avec un art merveilleux, non plus de pavés, mais avec les pierres des trottoirs, présentaient l’aspect de forteresses à angles rentrants et saillants, et se succédaient tous les cinquante pas. La place de la Bastille surtout offrait l’image la plus effrayante du chaos. Tous les arbres en étaient coupés, ou tordus par le boulet ; ici, des maisons abattues et dévorées par les flammes  ; là, de vraies tours construites de madriers, de voitures renversées et de pierres entassées ; au milieu de tout cela un peuple étourdi et se possédant à peine au milieu de ces scènes qui dépassent l’imagination, des soldats endormis de fatigue sur le pavé presque sous les pieds du peuple, la rage des vaincus se trahissant sous une tranquillité affectée, le désordre des vainqueurs se frayant un chemin sur les barricades renversées, ailleurs la pitié publique réclamant l’aumône pour les blessés, et recueillant le linge qui convient à leurs blessures, tout se réunissait pour offrir un de ces spectacles d’une sublime originalité, ou tous les tons de l’humanité se font entendre à la fois dans un admirable désordre, avec cette vérité supérieure, qui écarte toute idée de convenance ou de convention, où l’homme est en face de l’homme à nu et avec ses seuls instincts primitifs. Jamais la nature humaine ne résonne plus vraiment que dans ces moments-là, et c’est là qu’il faut chercher pour la trouver sans ce voile artificiel dont la vie est enveloppée.

Je me suis fait inscrire il y a quelques jours pour l’agrégation, c’était la veille du jour où la liste devait être close, et j’étais le premier !… J’en conclus que nous ne serons pas fort nombreux. Il y aura deux ou trois élèves de l’École Normale ; peut-être seront-ce là mes seuls rivaux ; j’ai quelquefois peur que le combat n’ait pas lieu, faute de combattants. — Je n’ai pas de nouvelles de l’Institut. Tous ces événements ne sont guère propres à accélérer la décision. Comme la séance n’a lieu qu’au mois d’août, j’ai encore le temps d’attendre, d’autant plus que, ne connaissant intimement personne dans la commission, la confidence ne me sera pas faite avec autant d’empressement qu’elle le fut par M. Reinaud. — C’est surtout dans le Journal Officiel de l’Instruction Publique et dans la Revue Philosophique dont je t’ai, je crois, parlé, que j’insère des articles ; quelquefois aussi dans la Gazette de l’Instruction Publique publiée par Delalain et le Journal Asiatique, en je n’ai toutefois encore inséré que quelques notices anonymes peu importantes. J’ai aussi quelques articles manuscrits à la Revue Encyclopédique de Firmin Didot ; mais je crois qu’ils me reviendront ; car cette pauvre revue en est à ses derniers soupirs. La Revue Philosophique, qui depuis quelque temps s’intitulerait mieux Revue Politique, est la seule où je traite des questions actuelles. Ce n’est pas que sa couleur politique soit exactement la mienne. Ils sont plus républicains, mais moins favorables que je ne suis au remaniement de la constitution sociale. J’avoue que ce dernier point l’emporte de beaucoup sur le premier dans ma pensée, et que les formes politiques sont pour moi chose assez secondaire. Je ne jurerais pas aussi énergiquement sur l’avenir des formes républicaines, bien que j’y tienne, que sur la nécessité d’une réforme sociale et sa future réalisation.

Que cette longue conversation avec toi, excellente amie, m’a ranimé et consolé ! Tu es peut-être, avec un seul ami, mon fidèle et pénétrant Berthelot, la seule personne à qui je dise ma pensée. Avec tous les autres, je suis de leur opinion. Plus que jamais, j’aspire après ton retour, je l’appelle, je le rêve, je l’espère. Continue de m’aimer, excellente amie, et compte sur ma tendre et inaltérable affection.

E. RENAN.