Nouvelles lettres intimes (Renan)/62

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Naples, 10 janvier 1850.

Voilà bientôt deux semaines que je suis a Naples, chère amie ; de jour en jour j’ai remis à t’écrire, voulant te transmettre une expression plus exacte et plus complète de la physionomie de cet étrange pays ; et aujourd’hui, je suis encore à démêler les sensations si diverses, si opposées qu’il a réveillées chez moi. S’il est deux villes au monde qui produisent une impression différente, c’est assurément Rome et Naples. A Rome, l’effet est électrique : ce torrent de poésie et d’imagination plastique, qui est comme répandu dans le ciel, dans les monuments, dans le sol, j’oserai même dire (sauf explication) dans les hommes, vous déborde et vous possède dès les premiers instants, et vous ôte le pouvoir ou la volonté de critiquer en détail tant de faiblesses et de misères. A Naples, le premier effet est beaucoup plus complexe et plus balancé. Je comprends qu’aux yeux de l’homme de plaisir ou de celui qui se préoccupe exclusivement des beautés de la nature, Naples soit le lieu privilégié par excellence, le paradis sur terre : mais pour le philosophe qui s’est fait une idée plus élevée de la beauté, qui la cherche surtout dans le monde moral, dans les institutions religieuses, dans l’art, dans ce qui est humain en un mot, pour celui-là, Naples aura presque autant de tristesses que de jouissances. Personne n’est plus disposé que moi à la tolérance envers le caractère et les institutions étrangers aux nôtres : Rome ressemble certainement moins que Naples à la France, l’extérieur de la vie en ce pays diffère peu de la nôtre, eh bien ! à Rome, je pardonnais tout ; à Naples, je ne le puis. Non, je ne le puis ; c’est par trop fort. L’extinction absolue de tout sentiment moral, voilà le dégoûtant spectacle que présente ce peuple infâme ; ce ne sont pas des hommes, ma chère amie ; ce sont des brutes, chez lesquelles vous cherchez en vain quelque trace de ce qui constitue la noblesse humaine. Non, cela n’est pas tolérable ; non, on n’est pas maître de détourner complètement les yeux de cette dégradation pour ne voir que la mer, le Vésuve, Ischia, Caprée. Car qu’est-ce que la nature sans l’homme ? Qu’est-ce que la nature sans les sentiments moraux dont elle est le symbole et le miroir ? Le sol de Rome me serait-il si cher, s’il ne recélait ces nobles ruines ? Le coucher du soleil serait-il si beau du Monte-Pincio, s’il n’éclairait de ses derniers rayons le Janicule, Saint-Pierre, le Vatican ? Comprends-moi, chère amie, et ne pense pas que j’applique à ces choses une critique étroite et mesquine. J’ai une grande facilité à faire abstraction des réalités qui m’environnent, je cherche le type d’un peuple, non pas dans quelques individus dégradés, mais dans les œuvres qui l’expriment, dans ses grandes manifestations artistiques et religieuses. C’est par là, et non certes par les pauvres hommes que j’avais sous les yeux, que Rome m’a séduit. C’est par là que Naples m’a déplu. La religion et l’art de Naples dépassent tout ce qu’on peut imaginer en fait de ridicule et de mauvais goût. Au nom du ciel, ne vois en ceci aucune récrimination voltairienne, aucune mauvaise humeur de philosophe. Je ne fais que constater un fait : les manifestations religieuses de Rome plaisent, touchent, élèvent, lors même qu’on les regarde du dehors ; je t’affirme que celles de Naples ne sauraient exciter que le rire, lorsqu’elles n’excitent pas le dégoût.

Le culte populaire de Rome est vrai, naïf, plein de haute moralité ; que de choses charmantes j’ai vues à notre chère église de l’Ara Cœli le jour de Noël ! l’église comme au Moyen Age, lieu de réunion populaire, chacun y faisant son ménage, les moines grommelant au milieu de tout ce tintamarre, des mystères à la manière ancienne, sortes de dialogues récités et en partie improvisés par des enfants du peuple avec une inimitable vérité, et par-dessus tout la célèbre crèche qui attire tant de pèlerins émerveillés, de toutes parts : Ecco la madonna ! Ecco’l bambino ! O ch’è bello ! Enfin cet accent populaire et de naïve moralité qui fait la beauté religieuse. Mais ici, chère amie, rien de tout cela. Pas un instinct moral ! La religion n’est que la superstition pure, l’expression de la crainte ou de l’intérêt. D’abord, il n’y a pas de Dieu pour ce peuple : il n’y a que les saints : et les saints ne sont pas envisagés comme des modèles de vertu morale ou religieuse, mais uniquement comme des thaumaturges, des espèces de magiciens surnaturels, au moyen desquels on peut se tirer d’embarras quand on est malade ou dans un pas difficile. Les églises deviennent ainsi de vrais musées pathologiques, où chacun fait suspendre le modèle de la maladie dont il a guéri, et notre ami Daremberg parlait sérieusement de faire envoyer au musée Dupuytren quelques-uns de ces moules qui sont empilés à la lettre dans les chapelles vénérées, comme types des maladies du pays. Il y a des saints pour les voleurs, et j’ai vu de mes yeux un ex-voto où le saint délivre l’auteur du vœu des mains des gendarmes. Mon Dieu ! à Rome, je pardonnais tout cela  ; car il y a au fond de ce peuple un fond de moralité et de poésie ; j’aimais à les entendre raconter comme quoi les bombes du siège — des bombes françaises ! qui jusqu’ici pourtant n’ont guère obéi qu’aux lois de la nature — s’étaient détournées de leur chemin pour ne pas briser telle madone ou tel saint. Mais quelle poésie en vérité dans un peuple qui attache une corde au cou de saint Janvier, en le traitant de galeux, et le menaçant de le traîner à la mer, quand il tarde à faire son miracle ! Cette façon si dégradée d’envisager la religion a eu et devait avoir sur l’art la plus déplorable influence. La statue ici, c’est le saint lui-même, dès lors il ne s’agit plus de le faire beau, de réaliser sous un nom donné un type idéal ; mais de le faire bien réel : on n’a plus de statues, on a des images ou des joujoux.

De là ces ignobles statues habillées, vraies caricatures, qui remplissent ici les églises, renfermées sous verre, et sur lesquelles on entasse les rubans, les cœurs, les couronnes, de façon à former sur sa tête des pyramides plus hautes que le saint lui-même. Cela est clair : chacun veut enchérir sur celui qui l’a précédé ; un tel donne au saint un cœur en argent, mais moi j’ai bien le droit d’en faire autant ; de là ces saints qui ont quatre ou cinq cœurs, embrochés, transpercés, rôtis à toutes les sauces possibles. Puis, quand il n’y a plus de place pour des cœurs, on met des couronnes, puis des bagues, puis des colliers, puis des branches de lys, que sais-je ? Imagine un peu ce que fût devenu l’Addolorata de Michel-Ange ou le Saint Sébastien de Bernini si on l’eut affublé de la sorte. Voilà, ma chère amie, l’art de Naples. Ce peuple ne comprend que la chair, le matériel. Je ne puis te dire quelle fut notre colère, quand, au lieu de ces charmantes Madones qui à Rome frappent partout les regards, nous vîmes à San Domenico Maggiore, à San Gennaro et dans presque toutes les églises, exposée sur une espèce de toton, devant l’autel, une infâme poupée, ou robe bleue, en cheveux, tout cela si réellement que de loin en la prendrait en effet pour une femme. Le laid, le repoussant, voilà ce qui plaît au goût dépravé, au sens perverti de ce peuple. La religion qui constitue ailleurs la plus noble

partie de la nature humaine, n’est ici qu’une transformation, une perversion, pour prendre le terme physiologique, des instincts inférieurs, qui ne se nomment pas, et qui sont si habiles à se transformer pour se satisfaire. Tous les Christs de ce pays sont atroces. Incapables de comprendre et de représenter cette sublime figure, ils ont substitué à l’idéal de la beauté morale, la dégoûtante image de la souffrance physique, comme ces gens blasés à qui il faut le spectacle de la souffrance réelle pour suppléer à l’émotion morale qui est usée chez eux. Leurs Christs sont laids, lacérés, crevassés, trop heureux encore quand ils ne sont pas affublés d’une robe rouge. Au fond, chère amie, je crois que le type espagnol, qui a tant laissé de lui-même à Naples depuis sa domination, est pour beaucoup dans cette étrange dépravation. L’Italien est trop artiste pour cela, et en effet nous voyons que sous la maison angevine et surtout au xve siècle, Naples fut un des principaux contres artistiques de l’Italie.

Ce que j’ai dit de l’art religieux, il faut le dire également de l’art profane. Il n’y a pas à Naples un édifice, pas une fontaine, pas une statue qui ait quelque mérite, excepté, je le répète, quelques monuments de la dernière moitié du Moyen Age, le Castel-Nuovo, San Gennaro, Santa Chiara (complètement défigurée par l’ornementation moderne), l’Incoronuta, et la célèbre église du Mercato, Santa Maria del Carmine qui rappelle tant de souvenirs, depuis Conradin jusqu’à Masaniello. Tout le reste est du plus effroyable mauvais goût. Naples n’a pas eu depuis le xve siècle un seul artiste de quelque valeur. Chose étonnante ! la ville la plus béotienne de l’Italie en fait d’art est celle pour laquelle la nature a été si prodigue. Pour trouver quelque chose de beau, en fait d’art bien entendu, à Naples, il faut aller au Musée, incomparable collection de statues antiques, de peintures de Pompéi, d’Herculanum, de bronzes, de vases, etc., à laquelle l’Europe n’a rien à comparer. Ce béotisme du reste s’explique. Il y a maintenant pour moi trois Italies bien distinctes : celle du Nord, où l’élément intellectuel domine, noble, forte, faite pour l’action et la vie politique, pour la philosophie et la science (Piémont, Lombardie, grandes écoles rationalistes de Padoue, Pavie, Venise, etc.) ; l’Italie du centre (Toscane et Rome), où l’intelligence et la sensation se combinent dans cette belle proportion qui fait l’art et la religion : c’est le pays des arts, assez inhabile à la vie politique et à la philosophie ; l’Italie du Sud, où la sensation domine tout à fait, et étouffe tout le reste. C’est le pays du plaisir, rien de plus. En ce pays, on n’a jamais fait que jouir, depuis Tibère, Baïa, Caprée, jusqu’à nos jours. Jamais une noble pensée n’a germé sur ce sol ; jamais on ne s’y est préoccupé du beau idéal et du vrai ; se laisser aller au courant de cette enivrante nature. J’ai merveilleusement compris cela à Baïa au pied du temple de Vénus Genitrix. Pays ignoble, pays de plaisir ; la jouissance étouffe l’art, comme elle étouffe la beauté morale. Pourquoi ces rudes efforts, cette poursuite acharnéo ? cogliamo la rosa, c’est bien plus facile. Lamartine a divinement exprimé cela dans ses Nouvelles Méditations, toutes faites sous l'influence napolitaine (Ischia, Élégie :

Cueillons, cueillons la rose au matin de la vie.


Tristesse :

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage…
Combien de fois sur le rivage
Où Nisida dort sur les mers…


Chant d’amour :

Si tu pouvais jamais égaler, à ma lyre…

Ce n’est pas là ma manière : ce pays excite en moi une grande réaction morale, et me passionne surtout pour Rome. Maintenant que cette ville est dans le lointain, elle m’apparait toute divine. Oui, à cette coquette Parthénope, couchée comme une belle endormie sur le bord de son lac, à l’ombre de ses orangers, je préfère ma vieille nmtrone romaine, avec ses rides et sa tristesse séculaire. Avec quelle joie je la reverrai dans quelques jours !

Qu'ai-je fait, chère amie ? je viens de t’écrire quatre pages de mauvaise humeur, et à peine me reste-t-il de l’espace pour te parler des enchantements de ce pays, et de cette chaîne de lieux célèbres ou charmants qui sont groupés autour de cette baie incomparable. J’ai vu Pouzzoles, Baïa, le cap Misène, Cumes, l’antre de la Sibylle, le lac Averne, le lac Lucrin, Ischia, Procida, Nisida, Caprée, Sorrente, Castellamare, Pompéï, Portici, la Cava, Salerne, Pæstum. Demain nous allons au Vésuve et à Herculanum. Pompéï est inappréciable : une ville romaine en plein soleil ! Mais que je préfère Pæstum ! Une ville dorienne du viiie ou ixe siècle avant J.-C., conservée dans ses édifices principaux, avec son enceinte cyclopéenne, et ses temples étranges dont l’architecture n’a pas d’analogue ! Pæstum nous a bien récompensés des peines qu’il nous a coûtées. Ces admirables ruines sont situées dans un affreux désert, au milieu de marécages presque inabordables en cette saison, et à une journée de Salerne. Là, nous avons planté nos colonnes d’Hercule vers le midi. Ce n'est pas sans tristesse que je me disais en revenant que désormais je tournerais le dos au soleil. Rien ne peut te donner une idée, chère amie, de la sauvagerie de ce pays et de ses habitants : Salerne peut être considéré comme la limite de la civilisation vers le sud. Je ne puis te dire l’étrange impression que j’ai éprouvée on me trouvant ainsi subitement en pleine barbarie. Quoi ! je ne suis qu’à six ou sept jours de Paris, et je suis au bout de la civilisation ! Au centre, on croit la circonférence éloignée à l’infini ; quelle surprise quand on vient s’y heurter, comme un homme qui donne du nez contre un mur qu’il croyait bien loin devant lui !

Toutes ces courses, chère amie, n’ont rien dérobé au temps que nous aurions pu donner à nos recherches scientifiques. La prudence me défend toute réflexion sur les inqualifiables procédés de ce pays. Qu’il me suffise de te dire que depuis un an à peu près, tous les manuscrits sont sous le scellé, sous le prétexte le plus futile, que depuis ce temps nul n’a pu en voir un seul, que toutes les démarches de M. Rayneval ont été inutiles pour obtenir l’autorisation de faire lever les scellés. Tout cela, comme tu peux penser, ne nous met pas de bonne humeur  ; M. Daremberg comptait surtout sur les instruments de chirurgie de Pompéï, conservés au Musée. Aussi sous les scellés ; nous n’avons pu les voir qu’à travers un verre, et les dessiner tant bien que mal, malgré les exclamations de deux ou trois custodes qui tempêtaient pour nous en empêcher. Quel pays, mon Dieu ! quel pays ! Les bras nous en tombent. Pour comble de malheur, la bibliothèque Brancaccia, où il y a aussi quelque chose en fait de manuscrit, est maintenant sens dessus dessous. Impossible d’y rien voir. Enfin peu s’en est fallu que nous n’ayons du renoncer au Mont-Cassin. La vieille abbaye de Saint-Benoît est tenue en quarantaine, comme un foyer d’esprit révolutionnaire, les moines sont presque tous dispersés. Grâce à M. Rayneval, nous pourrons y entrer. Ah ! que Rome est un pays d’or, pays de liberté, pays de bonne administration, de bons procédés ! Je ne plaisante pas, chère amie, je compare.

Nous partons lundi pour le Mont-Cassin. Nous y resterons cinq ou six jours, puis nous retournerons à Rome. De là je t’écrirai, si je ne le fais même du Mont-Cassin. Je réserve à ma prochaine à te parler de notre visite à Portici et de l’audience de Pie IX, laquelle a été fort intéressante. Dans cette lettre je le parlerai aussi plus expressément de nos plans et de nos affaires. Je comprends tes objections contre le voyage par Venise, et pourtant, chère amie, j’ai peine à renoncer à cette chère espérance, et je n’y renoncerais è aucun prix, si tu ne m’assurais que tu reviendras par une voie ou par une autre avant l’hiver prochain. Pour ceci, aucun prétexte ne me semble nécessaire auprès du comte. Tes engagements finissent en janvier ; le voyage étant impossible, en cette saison, il faudra nécessairement l’avancer ou le retarder de quelques mois, je ne vois pas quelle raison peut t’obliger à dépasser le terme plutôt qu’il l’avancer. Octobre est d’ailleurs le mois essentiel pour prendre nos arrangements  ; il faut que nous soyons réunis avant cette époque. Le voyage du Nord de l’Italie me souriait infiniment. Si tu me le refuses, je changerai tous mes plans. Daremberg me quittera à Florence, dans un mois ou six semaines. J’ai quelque répugnance à faire seul ce long voyage de Venise, Milan, Turin : ces voyages à un seul sont très dispendieux en ce pays  ; nos courses aux environs de Naples nous auraient été fort onéreuses ou pour mieux dire impossibles sans l’association. Que ferai-je donc, si tu ne veux pas que nous fassions de compagnie ce beau voyage ? Eh bien ! chère amie, je reviendrais à Rome, j’y resterais deux ou trois mois, travaillant à ma guise, pour ma mission et pour moi, y menant en un mot ma vie de Paris, tout à fait acclimaté au sol. Les frais d’hôtel et de pension ne dépassent pas à la Minerve cent soixante francs par mois. J’aurais donc une épargne sur mes cinq cents francs et je pourrais en outre profiter du retour gratuit de Civita-Vecchia. Comment y emploierais-je le temps que je ne donnerais pas à mes recherches officielles ? nous en causerons, chère amie. Mais qu’il m’en coûtera de voir encore éloigné de quelques mois le moment bienheureux qui nous réunira ! — Écris-moi toujours à la Minerve, suivant l’adresse que tu avais déjà mise. Adieu. — A toi toute ma tendresse, ma bien-aimée.

Ton frère et ami,
E. RENAN.