Nouvelles satires par M. Auguste Barbier

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NOUVELLES SATIRES
PAR M. AUGUSTE BARBIER.

Les deux satires nouvelles que M. Auguste Barbier vient de publier ne rappellent en rien les premiers poèmes qui ont fondé la popularité de son nom. Quoique la première de ces deux satires soit exclusivement politique, l’auteur a cru devoir choisir, pour sa pensée un moule qui n’a rien de commun avec celui de l’Idole et de la Curée. Si nous en croyons la préface du nouveau volume, M. Barbier s’est proposé de fondre ensemble la comédie et la satire. À l’appui de cette tentative, il invoque l’exemple des anciens ; nous croyons qu’il s’est mépris sur la nature et la portée du conseil que lui offrait la littérature latine. Plusieurs fois, il est vrai, les satiriques romains ont eu recours au dialogue pour donner plus de vivacité, plus de variété à l’expression de leur pensée ; mais ils ont toujours eu soin de ne pas empiéter sur le domaine de la comédie. Les interlocuteurs qui leur servent d’interprètes parlent et n’agissent pas. Or, c’est là précisément ce que M. Barbier n’a pas su éviter. Au lieu de se contenter des interlocuteurs de la satire latine, il a voulu créer des personnages vivant et agissant à la manière des personnages comiques. Il a encadré ces personnages dans une action, et dès-lors il nous a donné le droit de discuter rigoureusement la vraisemblance de leur conduite. C’est là, si je ne m’abuse, un grav, inconvénient : il faut choisir entre la comédie et la satire, car il me paraît impossible de soumettre le développement et l’expression de la pensée, aux conditions combinées de ces deux poèmes. La satire et la comédie, en essayant de s’allier, se gênent mutuellement et n’arrivent à produire qu’une impression confuse. Si la valeur théorique des idées que nous exprimons ici pouvait être contestée, la nouvelle satire politique de M. Barbier ne laisserait aucun doute à cet égard. Nous n’insisterons pas sur la généalogie singulière du personnage de Pot-de-Vin, nous ne demanderons pas à M. Barbier pourquoi il en a fait le fils de la Paix et de Mammon, nous ne relèverons pas tout ce qu’il y a de bizarre dans l’alliance des idées païennes et des idées modernes ; mais une fois résigné à prendre pour vraie l’origine de ce personnage, nous avons le droit de juger comme une fable comique l’action dans laquelle il se trouve engagé. Or, il faut bien le dire, cette action ne résiste pas à l’analyse. Le poème de Pot-de-Vin est divisé en quatre parties : la première partie, ou le premier acte, se passe sur la terre d’Europe ; la seconde, dans le palais de la France ; la troisième, dans le temple de Mammon, et la quatrième, dans le même lieu que la seconde. Au premier acte, l’Espagne, l’Italie et la Pologne déplorent tour à tour leur misère et leur abaissement ; assurément, cette élégie dialoguée n’est dépourvue ni de vigueur ni d’élévation ; et si M. Barbier, en personnifiant ces trois nations, se fût contenté de l’expression élégiaque, il eût excité dans l’ame du lecteur une vive sympathie. Malheureusement il traite ces trois nations comme des personnages dramatiques ; il les fait voyager ; malgré les remontrances que leur adresse la Renommée, l’Espagne, l’Italie et la Pologne se décident à partir pour la terre de France, et afin de tromper la surveillance jalouse de leurs gardiens, elles prient Dieu de laisser à leur place une ombre faite à leur image. On sent tout ce qu’il y a de puéril dans cette invention ; l’élégie, brusquement arrêtée dans son développement, garrottée dans une fable sans vraisemblance, encadrée dans une machine d’opéra, perd toute sa grandeur et toute sa puissance ; la poésie disparaît, et le lecteur se laisse aller à discuter les paroles et la conduite des personnages, comme s’il s’agissait d’un récit historique. Ce que je dis de la première partie de cette satire, je peux le dire avec une égale vérité, une égale justesse des trois parties suivantes. Je sens très bien tout ce qu’il y aurait de ridicule à chicaner l’auteur sur les moindres incidens de son poème ; toutefois je ne puis me dispenser d’appeler l’attention sur le dommage causé au développement de la pensée poétique par la fable que M. Barbier a imaginée. L’Espagne, l’Italie et la Pologne frappent aux portes du palais de la France ; la France, assise au milieu de nombreux convives, se prépare à épouser Pot-de-Vin. Cette invention n’a pas besoin d’être caractérisée, il suffit de l’énoncer. La France, d’abord sourde aux plaintes des trois voyageuses, finit par leur promettre son assistance, malgré les réclamations énergiques de son étrange fiancé. Pot-de-Vin, désespéré, quitte le palais de la France pour aller réclamer le secours de Mammon. Nous entrons dans le temple de ce dieu païen ; là nos oreilles entendent des prières monstrueuses ; tous les crimes enfantés par la cupidité sont racontés devant l’autel du dieu avec une franchise effrayante. Pot-de-Vin demande conseil à son père, qui, pour toute réponse, ne lui jette qu’un mot : la peur. Ne comprenant pas le sens de cette réponse mystérieuse, Pot-de-Vin s’adresse au grand prêtre de Mammon, qui lui en explique toute la portée. Que Pot-de-Vin réveille l’émeute, et la France tremblante aura bientôt congédié l’Espagne, l’Italie et la Pologne. Pot-de-Vin suit ponctuellement le conseil du grand-prêtre, et en effet, au quatrième acte, nous retrouvons les trois suppliantes essayant vainement d’attendrir la France épouvantée. Nous renonçons à discuter la valeur poétique des ressorts employés par M. Barbier. Quelles que soient notre admiration et notre déférence pour le talent de l’auteur, nous sommes forcé de condamner sans réserve le poème que nous venons d’analyser. On remarquera certainement de belles pensées noblement exprimées dans la première partie de cette composition singulière ; mais il y a dans le reste de l’ouvrage tant d’incohérence, de confusion et de puérilité, que ces belles pensées ne peuvent décider le lecteur à l’indulgence. Disons-le donc avec une entière franchise, Pot-de-Vin n’est ni une satire ni une comédie ; l’auteur, en écrivant cet ouvrage que je ne sais comment nommer, s’est complètement trompé ; son intention était contraire aux lois de la poésie, et son œuvre est encore bien au-dessous de son intention. C’est précisément parce que nous admirons les Iambes et le Pianto de M. Barbier, que nous croyons devoir condamner Pot-de-Vin avec une sévérité absolue. M. Barbier a fait ses preuves, nous savons la mesure de ses facultés ; nous pouvons donc, sans injustice, nous montrer exigeant. Qu’il n’impute qu’à lui-même la rigueur de nos paroles d’aujourd’hui. S’il avait moins fait, nous pourrions hésiter à dire toute notre pensée ; mais la valeur évidente de ses précédens ouvrages nous met à l’abri du reproche de cruauté. Nous devons des ménagemens aux poètes qui débutent ; nous ne devons à ceux dont le nom est justement populaire que l’expression franche de notre pensée. Si la critique, par respect pour les noms glorieux, s’interdisait la manifestation complète de son mécontentement, elle manquerait à ses devoirs, à sa mission, et perdrait bientôt toute autorité.

Le poème d’Érostrate est assurément très supérieur au poème précédent. M. Barbier nous dit, dans sa préface, « qu’il a voulu, sous le masque antique, peindre une maladie commune de nos jours, la maladie du nom, la soif du bruit et de la célébrité. » Il a voulu, « en montrant la médiocrité ambitieuse obligée d’aller par le crime à la renommée, dégoûter les esprits faibles et vulgaires de la recherche de la gloire. » Cette donnée, je le reconnais volontiers, ne manque ni de vérité ni de grandeur ; elle est d’ailleurs conforme au témoignage des écrivains de l’antiquité. Nous savons en effet qu’Érostrate a brûlé le temple d’Éphèse dans l’espoir d’immortaliser son nom. En choisissant pour thème satirique le crime d’Érostrate, l’auteur a donc voulu stigmatiser l’orgueil poussé au crime par l’impuissance. Est-il demeuré fidèle à cette donnée dans l’exécution de son ouvrage ? Toutes les parties de la fable qu’il a imaginée relèvent-elles de l’intention qu’il annonce ? A-t-il fait, en un mot, ce qu’il voulait faire ? Je ne le crois pas. Des quatre parties qui composent le poème d’Érostrate, une seule est remplie par l’incendie du temple d’Éphèse, la quatrième et dernière ; les trois parties précédentes ne préparent que très indirectement le dénouement du poème. Au premier acte, en effet, nous voyons Érostrate essayant de faire violence à une jeune fille ; en vérité, il faut une grande complaisance pour voir dans la brutalité d’Érostrate une inspiration de l’orgueil. Érostrate, séduit par la beauté d’une jeune fille, veut chercher le plaisir dans ses bras. Il n’y a dans cette action vulgaire rien qui ressemble à la soif de l’immortalité. Le poète essaie vainement de rattacher la luxure à l’orgueil ; les paroles mêmes qu’il emploie pour caractériser la conduite d’Érostrate démontrent surabondamment l’intervalle qui sépare la luxure de l’orgueil. Érostrate ne craint pas de dire à la jeune fille qui lui résiste : « Je suis le bouc, le mâle du troupeau, » et il s’étonne qu’elle ne se rende pas à cet argument. Les pâtres qui accourent aux cris de la jeune fille et qui la délivrent, donnent à Érostrate le seul nom qui lui convienne : ils le traitent de satyre. Le vieillard qui intervient pour apaiser la querelle et qui condamne Érostrate à quitter sur-le-champ l’île de Lemnos, s’associe pleinement au sentiment des pâtres furieux. Il entame avec lui une discussion sur les plaisirs des sens et les joies de l’ame ; il lui donne d’excellens conseils, un peu longs peut-être, mais il refuse très justement de voir dans l’action brutale d’Érostrate une inspiration de l’orgueil. À notre avis donc, toute la première partie du poème de M. Barbier doit être blâmée sévèrement, comme ne servant en rien au développement de la pensée qu’il a choisie. On peut louer dans cette première partie plusieurs vers qui rappellent heureusement la manière d’André Chénier ; mais il est certain que cette première partie ne s’accorde nullement avec l’idée que nous avons d’Érostrate d’après les écrivains de l’antiquité. Si Érostrate eût pris les satyres pour modèles, il est probable qu’il n’eût jamais brûlé le temple d’Éphèse, car la luxure, loin de favoriser le développement de l’orgueil, mène rapidement au mépris de la gloire. La seconde partie du poème s’ouvre par un chant de matelots. Ce morceau se recommande par la franchise et l’élévation ; malheureusement le dialogue qui s’engage entre Érostrate et le pilote n’offre pas les mêmes qualités. Dans ce dialogue, l’orgueil d’Érostrate se dessine tout entier ; mais chacun des deux interlocuteurs emploie pour exprimer sa pensée un langage qui nous étonne. Érostrate énonce sur les tortures de l’obscurité bien des idées que le pilote ne doit pas comprendre, et le pilote, à son tour, récite sur le néant de la gloire une foule de maximes parfaitement vraies sans doute, mais placées dans sa bouche on ne sait trop pourquoi. Quel que soit donc le mérite de chacune des pensées qui composent ce dialogue, nous devons dire qu’elles ne réussissent pas à nous intéresser. Arrive un alcyon qui annonce la tempête aux matelots. Je l’avouerai franchement, je ne saurais approuver l’emploi confié à ce nouveau personnage : le poète lyrique, et la Bible nous en offre plus d’un exemple, peut douer de la parole les animaux et même les plantes ; dans un poème dramatique, cette générosité présente de graves inconvéniens. En effet, lorsque l’alcyon a parlé, on s’étonne involontairement que les matelots et le pilote se servent de la même langue que l’alcyon. Enfin le vaisseau se brise, l’équipage est englouti, et la tempête jette Érostrate sur la côte d’Ionie. Je dirai de cette seconde partie ce que j’ai dit de la première, à savoir qu’elle ne sert pas au développement du sujet choisi par M. Barbier. Je ne conteste pas le mérite qui distingue le chant des matelots ; mais le dialogue du pilote et d’Érostrate est d’une obscurité qui provoque souvent l’impatience, et l’amertume orgueilleuse qui éclate dans les paroles du héros ne présage pas, même d’une façon indirecte, le dénouement du poème.

Je suis forcé de blâmer le chant des hirondelles comme j’ai blâmé, le chant de l’alcyon. Il est vrai que leurs hymnes joyeux excitent la colère d’Érostrate ; mais, pour atteindre ce but, il n’était pas nécessaire de prêter la parole aux hirondelles : le spectacle de la nature saluant le retour de la lumière et de la sérénité suffisait pour exaspérer l’orgueil du naufragé. L’intervention des dieux souterrains a le malheur de n’être pas préparée. Comme les deux premières parties du poème ne rappellent que rarement la mythologie païenne, la voix des Telchines excite un mouvement de surprise et donne à cette troisième partie un caractère laborieux. Il n’est pas défendu aux poètes de consulter la Symbolique de Creuzer ; seulement il faut qu’ils sachent profiter de leur érudition sans la montrer d’une façon officielle, et c’est ce que M. Barbier n’a pas su faire. Les Télchines soulèvent une objection d’une nature plus délicate, que je ne crois cependant pas pouvoir passer sous silence. Les Telchines, en jouant le rôle d’agens provocateurs, n’atténuent-ils pas le crime d’Érostrate ? Si les plus grands poètes de l’antiquité païenne n’ont pas toujours réussi à présenter sous une forme heureuse la lutte de la liberté humaine contre la volonté divine, cet écueil est encore plus dangereux pour les poètes modernes qui essaient de traiter des sujets païens. L’idée de la responsabilité morale est aujourd’hui si généralement acceptée, que le lecteur ne consent pas sans peine à voir la liberté humaine fléchir sous l’action de la volonté divine. Je crois volontiers que l’intervention des dieux est indispensable dans toutes les fables qui reposent sur une donnée païenne ; mais, tout en acceptant cette nécessité, je pense que le poète moderne doit, sans oublier la date du sujet qu’il a choisi, tenir compte de son temps et des lecteurs auxquels il s’adresse. Dans tous les cas, il ne peut nous reporter à l’antiquité païenne qu’à la condition d’être païen dès le début de son poème ; or, c’est là précisément ce que M. Barbier n’a pas fait.

La quatrième et dernière partie d’Érostrate est, à notre avis, la meilleure du poème. Le monologue d’Érostrate, au moment où il va pénétrer dans le temple de Diane, exprime très bien la situation de son ame et la fièvre d’orgueil qui le dévore. Le dirai-je ? la quatrième partie d’Érostrate est la seule qui se rapporte directement au sujet choisi par M. Barbier ; les trois premières parties sont de véritables hors-d’œuvre qui ne servent en rien au développement de l’idée inscrite par le poète en tête de son ouvrage. Toutefois, je ne saurai approuver le ressort inventé par M. Barbier pour arrêter l’orgueilleux incendiaire sur le seuil du temple de Diane ; en voyant paraître la Piété, la Beauté, Mnémosyne, le lecteur sent trop bien qu’il n’est pas dans le domaine de la réalité. Si quelque divinité doit parler, c’est la voix de Diane qui doit se faire entendre. Je dirai des Mégabyzes ce que j’ai dit des Telchines ; ce détail érudit sent le placage et distrait l’attention. Ce qui manque en un mot à cette quatrième partie comme aux trois parties précédentes, c’est une atmosphère païenne ; il eût mieux valu se passer des Telchines et des Mégabyzes, et ne jamais oublier que l’action du poème se passe trois siècles et demi avant l’ère chrétienne. Or, il n’y a pas un des personnages du poème d’Érostrate qui exprime les idées de son temps ; il n’y a pas jusqu’à l’orgueil même d’Érostrate qui ne soit entaché d’anachronisme, et qui ne ressemble à l’ennui tel que l’a fait la civilisation moderne. L’Érostrate de M. Barbier est un homme de vingt ans, qui a lu René, Werther et Childe-Harold.

Le style des deux nouvelles satires de M. Barbier mérite des reproches nombreux : non-seulement il est parfois prosaïque jusqu’à la trivialité, non-seulement il offre dans la même page, dans la même période, des images contradictoires ; mais souvent même, nous devons le dire, il viole jusqu’aux lois de notre langue. Ainsi Pot-de-Vin dit :

Chaques mots que j’entends viennent user ma trame.

Érostrate dit au pilote :

Je sais une grande île, une île magnifique,
Où navire mortel n’ait abordé jamais.

L’Espagne dit à l’Italie :

Tel on voit l’olivier, de sa racine antique
Et de son tronc ouvert par l’outrage des ans,
Élancer dans les airs plus d’un jet magnifique…

À Dieu ne plaise que nous prétendions renfermer la critique littéraire dans le cercle étroit de l’analyse grammaticale. Le style, nous le savons, ne constitue pas toute la poésie, et la grammaire elle-même est loin de posséder tous les secrets du style ; mais le style joue dans la poésie un rôle immense, et la grammaire joue dans le style un rôle non moins important. On s’est beaucoup moqué, dans le siècle où nous vivons, des chicanes faites aux poètes français du XVIIe siècle par les grammairiens du XVIIIe, et souvent on a eu raison ; cependant il y a dans ces chicanes, toutes puériles qu’elles paraissent, une part de vérité qu’on ne doit pas méconnaître. Il est arrivé sans doute plus d’une fois aux grammairiens du XVIIIe siècle de pousser la sévérité jusqu’à l’injustice, d’appliquer aux contemporains de Pascal et de Bossuet des lois que ces deux maîtres illustres ne connaissaient pas, qui étaient encore à faire au moment où ils écrivaient. Mais si l’on veut bien tenir compte des conditions de progrès auxquelles sont soumises les lois de la langue, comme toutes les autres lois ; si l’on veut bien ne pas oublier que l’analyse de la parole a toujours marché du même pas que l’analyse de la pensée, on ne lira pas sans profit les remarques faites par les grammairiens sur les poètes. Ces commentaires, qu’on accuse de sécheresse, n’ont pas été sans utilité. L’étude persévérante des secrets de la parole ne saurait être impunément négligée, car cette étude est la seule voie qui conduise à la clarté. Or, dans la poésie comme dans la science, la clarté sera toujours un besoin impérieux. Toutes les fois qu’un écrivain se propose d’agir sur le public par l’enseignement ou l’émotion, toutes les fois qu’il entreprend de démontrer les vérités qu’il croit avoir aperçues, ou de peindre les sentimens qu’il éprouve, il doit se préparer à l’accomplissement de sa tâche par l’étude complète de l’instrument qu’il va manier. La langue, en effet, pour celui qui la connaît à fond, n’est pas seulement un moyen d’exprimer, mais bien aussi un moyen de sonder la pensée. La connaissance complète de la langue offre donc deux genres d’utilité ; non-seulement elle permet à l’écrivain de montrer sous une forme claire et précise ce qu’il sait ou ce qu’il sent, mais elle est pour lui-même, abstraction faite de son auditoire, une méthode puissante d’invention dialectique ou poétique. Chacune des propositions que nous venons d’énoncer est depuis long-temps tombée dans le domaine public ; cependant nous n’hésitons pas à les reproduire, car il arrive trop souvent aux écrivains de notre temps de traiter la langue en pays conquis. M. Barbier, qui jusqu’ici avait montré pour le vocabulaire et la syntaxe un respect assez constant, s’est laissé aller, dans ses deux nouvelles satires, à des distractions que rien ne saurait excuser. Nous ne pouvons mettre sur le compte de l’ignorance les fautes qu’il a commises, car les Iambes et le Pianto réfuteraient victorieusement notre accusation ; mais, volontaires ou involontaires, ces fautes doivent être blâmées, et dût-on nous traiter d’éplucheur de mots, nous n’hésitons pas à les signaler.

M. Barbier, dans ses deux nouvelles satires, a commis des erreurs d’une nature plus délicate, qui cependant, aux yeux des amis de la poésie, n’ont pas moins de gravité. Il connaît certainement aussi bien que nous les lois qui président à la construction de la strophe ; il n’ignore pas sans doute l’analogie de la strophe et de la voûte ; il sait la valeur et l’emploi des rimes plates et des rimes entrelacées. Pourquoi donc a-t-il violé ces lois ? Pourquoi donc a-t-il placé dans la partie lyrique de ses deux satires plusieurs séries de rimes plates qui ne sont, à proprement parler, ni des strophes, ni des stances. J’admettrai volontiers que l’école littéraire de la restauration exagérait l’importance de la forme ; que, dans son culte fervent pour les merveilles rhythmiques de la renaissance, elle s’est parfois montrée scrupuleuse jusqu’à la puérilité. Je ne me ferai pas prier pour reconnaître qu’elle a souvent pris le vêtement de la poésie pour la poésie elle-même ; mais elle a remis en honneur les lois trouvées et promulguées par le XVIe siècle, et ces lois sont aujourd’hui si claires, si bien définies, si populaires, qu’il n’est plus permis de les violer. Il n’y a pas de stances possibles sans rimes entrelacées ; il n’y a pas de strophes sans rimes séparées par des intervalles réguliers et prévus ; il est absolument nécessaire, dans les strophes de dix vers, que le septième vers rime avec le dixième. Or, plus d’une fois, dans ses deux nouvelles satires, M. Barbier n’a tenu aucun compte de ces vérités élémentaires. Nous n’avons pas la prétention de lui enseigner ce qu’il sait aussi bien que nous, de lui rappeler ce qu’il ne peut avoir oublié ; mais notre devoir nous commande d’appeler son attention sur des négligences qui frapperont sans doute les yeux les moins clairvoyans. Oui, l’école littéraire de la restauration a trop souvent pris la forme pour la pensée ; mais la forme bien comprise, réduite au seul rôle qui lui convienne, peut rendre à la pensée des services importans, et l’auteur des Iambes l’a souvent prouvé. Si les deux nouvelles satires de M. Barbier n’obtiennent pas le même succès que ses précédens ouvrages, il devra s’en prendre surtout au moule indécis dans lequel il a jeté ses idées. Cependant l’incorrection du style et le défaut de précision dans la forme ne suffiraient pas seules à expliquer la tiédeur du public, car la foule qui admire la Curée ne se préoccupe guère des questions grammaticales ou rhythmiques. Ce qui blesse les lecteurs pour qui la littérature est un délassement et non une profession, c’est le développement démesuré que M. Barbier a donné à sa pensée. Il y a certainement, dans la corruption, dans l’orgueil poussé au crime par l’impuissance, la matière de deux satires excellentes ; mais ces deux satires ne sont possibles qu’à la condition de se renfermer dans de justes limites. Le peintre, quel que soit son talent, doit toujours régler l’étendue de la toile sur la nature et l’importance du sujet ; or, c’est là précisément ce que M. Barbier n’a pas fait. Il eût écrit sans doute sur la corruption et sur l’orgueil deux iambes énergiques ; en choisissant pour sa pensée un cadre trop étendu, il a composé deux poèmes dont la valeur sera vivement contestée par les juges compétens, et que la foule n’adoptera pas ; mais il est homme à prendre bientôt une revanche éclatante.


Gustave Planche