Où est le Gouvernement ?

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Anonyme
Où est le Gouvernement ?
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 39-60).
OÙ EST LE GOUVERNEMENT ?

Les Chambres viennent de rentrer après plus de trois mois de vacances, et les journalistes se mettent en campagne, interrogeant tous les points de l’horizon et demandant des consultations à tous les bureaux de météorologie politique. Sortira-t-il ? ne sortira-t-il pas ? Et l’on entend de reste qu’il s’agit, non du capucin de carton, mais de M. Combes. Mais qu’il sorte ou ne sorte point, qu’il s’en aille ou demeure, — les chances sont plutôt pour qu’il demeure, — oserai-je dire que c’est une question lion pas assurément sans intérêt, ni même sans importance, mais qui peut-être n’a pas autant d’importance qu’on lui en prête, dans le petit monde, assez particulier, où un changement de ministère est encore un événement ?

Ce n’est pas que les œuvres de M. Combes soient de nature à ne pas faire vivement désirer de le voir renvoyer à ses chères études, dût-il être rejeté, par-delà la médecine, jusque dans la théologie : sa politique est de celles qu’il est permis de quartier, ou plutôt qu’il n’est permis de qualifier que d’un mot : elle est détestable ; et, soit qu’il parle, soit qu’il agisse, la forme dont il la revêt ne sert qu’à en accuser la patavinienne lourdeur, si ce n’est la brutalité grossière. Mais, outre qu’il ne suffit pas de n’avoir point à le regretter pour n’avoir point à s’inquiéter de ses successeurs possibles, quelque haute signification qu’un ancien et traditionnel respect des pouvoirs constitués nous ait accoutumés à attacher aux démarches d’un premier ministre, le « combisme » n’est pourtant pas tout ce que M. Combes pense qu’il est : ce n’est qu’un accident passager de la maladie politique de ce pays.

Un accident, et non la maladie elle-même. Elle est antérieure au ministère Combes, et, si longtemps que nous le devions souffrir, nous en souffrirons plus longtemps encore. « La responsabilité n’est nulle part, » gémit-on d’une plainte commune : si la responsabilité n’est nulle part, c’est que nul ne sait où est, en fait et réellement, l’autorité. La question à poser n’est donc pas : Quel sera demain le gouvernement ? mais bien : Y a-t-il un gouvernement ? Où est, en France, le gouvernement ?


I

Le gouvernement n’est évidemment pas dans le gouvernement. Évidemment, le gouvernement banquette, inaugure, pérore, signe, exécute, et ne gouverne pas. On l’a vu presque tous les jours depuis la formation du Cabinet. Mais alors qui gouverne ? La grande pensée du règne, — d’autant plus grande, comme on l’a dit, qu’elle semble avoir été et devoir être la seule, — la grande affaire du ministère Combes, l’application de la loi contre les congrégations, en a fourni un bel exemple. M. Combes avait annoncé urbi et orbi, par le canal de sa presse ordinaire, qu’il avait sur la procédure à suivre des intentions, et plus que des intentions, des volontés très arrêtées. Ou cela ou rien : il était tout d’une pièce, et le fer, auprès de lui, pliait comme un roseau. Brusquement, c’est une autre procédure, c’est la procédure contraire qui devient la bonne, et c’est elle que recommande et adopte « l’obstiné vieillard, » sans qu’on ait su exactement, — cet « On » qui n’est pas initié aux secrets du Bloc et le menu fretin, le vulgaire troupeau des gens du Bloc eux-mêmes, — à quelles sollicitations, représentations ou injonctions il s’était rendu, sous quelle pression ou quelle poussée le renversement s’était opéré.

Il y avait eu, ouvertement, officiellement, des entrevues entre le président du Conseil et la Commission des associations et, plus ou moins secrètement, des conciliabules entre le même président du Conseil et la Délégation permanente des gauches. Ce n’étaient, paraît-il, pendant les séances de la Chambre, qu’apartés dans les couloirs, que conspirations dans les coins ; et les curieux eussent pris plaisir à regarder passer et repasser, avec des mines plus sévères, avec des paupières closes, avec des « bouches d’ombre, » les fortes têtes de la majorité. De tous ceux-là, des membres de la Commission, de la Délégation des gauches, ou des bonzes vénérables, lesquels avaient eu assez de force pour fléchir l’inflexible M. Combes ; lesquels, s’imposant au gouvernement, et le retournant à leur guise, et le faisant aller et venir à leur gré, étaient, dans toute l’étendue et toute la rigueur des termes, le gouvernement du gouvernement ?

Mais la mystérieuse influence était beaucoup plus forte encore, puisqu’elle allait jusqu’à changer non seulement les résolutions publiques, mais les sentimens intimes, ou du moins l’expression publique des sentimens intimes de M. Combes. Aux approches de la discussion des demandes en autorisation déposées par la plupart des congrégations, et à mesure qu’il s’affermissait dans la consommation de leur sacrifice, on eût dit que d’anciens souvenirs, pourtant, se réveillaient en lui, que les cloches d’Ys tintaient, que la colombe blanche volait vers l’autel, que l’écho d’une voix lointaine répétait : Introïbo, et que, dans sa « marche en avant, » il se sentait comme talonné par le fantôme d’ « un orphelin vêtu de noir, qui lui ressemblait comme un frère. » Les mots d’autrefois lui remontaient invinciblement, irrésistiblement aux lèvres : « Je suis un vieux philosophe spiritualiste, confessait-il, et je me demande ce qu’il pourrait advenir d’une société d’où tout principe religieux serait banni. » Ou bien : « Croyez-moi : ce que je fais contre les congrégations, c’est pour sauver le clergé séculier, pour empêcher la séparation de l’Eglise et de l’Etat. » Et, comme le confident occasionnel affectait de n’avoir point trop de répugnance pour cette solution : « Ne la désirez pas, reprenait vivement le ministre : ce serait la moitié de la France sans culte ! »

A la vérité, M. Combes n’ajoutait aucun regret, mais n’est-ce pas un peu regretter que d’inviter à craindre ? Sur ce point, en tout cas, il était précis : il voulait éviter la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Sa « vieille philosophie spiritualiste, » il l’avait d’ailleurs affirmée à la tribune du Sénat, et il allait l’affirmer de nouveau à la tribune de la Chambre. Mais le Sénat, quoique étonné peut-être, et peut-être scandalisé, s’était contenu, figé dans une désapprobation froide : la Chambre, au contraire, fit gronder son indignation en rumeur, avec des : oh ! et des : ah ! d’une colère et d’un ahurissement comiques. Comiques pour la galerie, tragiques pour M. Combes, qui promit, d’abord, éperdu, « de ne plus s’égarer, au Palais-Bourbon, dans les bosquets dangereux des idées générales ; » puis qui, huit jours après, fit mieux, brûla ce qu’il avait adoré, battit sa coulpe, abjura, et se présenta à la barre de l’assemblée, dans l’attitude contrite d’un pénitent s’avançant au jubé ; et, quelque temps après, fit mieux encore, suspendit comme une menace sur la tête de l’opposition, en laissant entendre qu’il serait homme à la réaliser, cette séparation de l’Etat et de l’Eglise qu’à l’en croire en ses conversations privées, il avait pour dessein principal d’empêcher. Là encore, qui était intervenu ? quelle puissance occulte plus puissante que la puissance publique ? — car on n’a le droit ni de suspecter la bonne foi de M. le président du Conseil ni de taxer son langage d’hypocrisie ; — mais qui donc enfin, gouvernant le premier de nos gouvernails, est le gouvernement du gouvernement ; et, puisque ce que le protocole appelle le gouvernement est gouverné d’autre part, d’où donc, et où donc enfin est le gouvernement ?

Est-il dans le Parlement ? est-ce, par des ministres qui en sont une émanation, la majorité parlementaire qui gouverne ? J’ai déjà fait une ou deux fois allusion à la Délégation des gauches. La Délégation des gauches, ce sont vingt-sept ou vingt-huit messieurs à qui leurs groupes, — ces fameux quatre groupes sur lesquels M. Combes s’appuie comme sur les quatre colonnes du temple, — ont donné mandat de surveiller, de contrôler, de conseiller, et au besoin de morigéner et de suppléer le Cabinet. La Délégation est permanente, en ce sens qu’elle ne s’absente jamais tout entière ; et ceux que nous avons officiellement pour ministres s’en vont de temps en temps en voyage ou en vacances, mais ces ministres ad latus, quoique presque tous députés de province, laissent toujours à Paris quelques-uns d’entre eux. Le pauvre M. Fernand Rabier, quand il vint d’Orléans exprès pour faire ses courses dans les ministères, ne rencontra ni M. Combes, ni M. Vallé, ni. M. Trouillot ; mais aussi que les cherchait-il, et ne savait-il pas l’adresse de tel ou tel de ses camarades, beaucoup plus ministre que les ministres mêmes ?

Alors, le gouvernement est dans la Délégation des quatre groupes de gauche ? On le dirait, à ne considérer que la surface des choses ; mais ne nous pressons pas trop de le dire. Le 10 octobre, M. Combes remerciait par télégramme le Congrès radical et radical-socialiste de Marseille, qui lui avait voté une adresse de félicitations : « J’accepte de grand cœur ce témoignage de confiance comme une récompense pour le passé et un encouragement pour l’avenir. Je m’efforcerai de m’en montrer digue par une fidélité inébranlable à mes convictions et à mes engagemens[1]. » Des engagemens, monsieur le président du Conseil ? et lesquels, et envers qui ? Car il va de soi que ce n’est pas de la Déclaration ministérielle, lue jadis aux Chambres, qu’il s’agit, le Congrès radical et radical-socialiste n’ayant, en tout état de cause, aucune qualité pour recevoir de M. Combes l’assurance que les engagemens en seront tenus. « À ce propos, lisait-on récemment dans un journal qui doit être cher à M. le ministre de l’Intérieur, les feuilles clérico-modérées se laissent aller à de singulières et amusantes récriminations. Très habilement, elles essaient de compromettre le gouvernement… A les en croire, M. le président Combes serait notre esclave, nos décisions seraient pour lui des injonctions et des ordres… Des ordres, le Congrès, à parler proprement, n’en a pas à donner au gouvernement ; mais il a le devoir de lui fournir des indications, de lui faire connaître la voie dans laquelle il convient de conduire la politique du pays républicain. Qui donc serait mieux qualifié, pour éclairer le pouvoir dirigeant, que ces mille représentans de la démocratie française, venus de tous les points du territoire ? Qui donc, avec plus d’autorité que les délégués des douze cents groupemens représentés à Marseille, peut dire au président du Conseil, etc.[2]. »

Oui, peut-être, qui donc, en effet, peut lui dire tout ce qu’ils lui disent ? Mais, s’ils le lui disent et s’il les écoute ; s’il leur accorde autant d’autorité qu’ils s’en attribuent et plus qu’il n cure tient lui-même ; s’il les estime qualifiés pour éclairer le pouvoir dirigeant au point de le leur laisser diriger ; et, bien que le Congrès, à parler proprement, n’ait pas d’ordres à donner au gouvernement, si le gouvernement se complaît à tenir pour des ordres les indications que le Congrès lui fournit ; — c’est donc le Congrès qui est le gouvernement, et nous sommes donc gouvernés, réellement et en fait, par « les mille représentans de la démocratie française, » par « les délégués des douze cents groupemens ; » représentans qui représentent qui ? délégués, en vertu de quoi, de groupemens investis par qui ? Mais, ce point réservé de savoir qui a investi les douze cents groupemens et leurs mille délégués, comme aussi ce qu’est à sa source cette autorité où le gouvernement vient absorber la sienne, si les douze cents groupemens sont affiliés à un groupement central et si ce groupement central a ses bureaux, situés, sauf erreur, rue Tiquetonne, ce n’est donc plus de la place Beauvau, et c’est donc de la rue Tiquetonne que la France est gouvernée ? On le dirait, à s’en rapporter au Congrès radical et à M. Combes lui-même ; mais ne le disons pas encore trop vite.

M. le président du Conseil n’écrit pas seulement au Congrès radical et radical-socialiste : il réserve pour le Convent maçonnique une goutte de sa meilleure encre : il est vrai que, suivant un mot connu, le Convent n’est peut-être guère que le Congrès couvert, ou le Congrès que le Convent découvert. « J’accepte ce témoignage de confiance, disait tout à l’heure M. Combes, comme une récompense pour le passé et un encouragement pour l’avenir. » Or, le 17 septembre 1902, M. le sénateur Desmons, président du Conseil de l’ordre du Grand-Orient (et non pas des ministres), proposait et faisait adopter une déclaration intéressante : « Le Conseil de l’ordre, en présence de ce qui avait été décidé par le Couvent, a pris la résolution, non seulement d’envoyer au président du Conseil (des ministres, et non pas de l’ordre du Grand-Orient) cette adresse que je viens de vous lire, mais de la faire porter par les membres du bureau du Conseil (de l’ordre et non pas des ministres) accompagnés des membres du bureau de l’assemblée (maçonnique et non pas nationale), et cela, non pas pour féliciter le ministre et le ministère d’avoir agi comme ils l’ont fait, mais afin de pouvoir de vive voix l’engager à persévérer et même à redoubler de zèle dans l’accomplissement de la tâche qu’il a entreprise. »

Hélas ! malheureux M. Combes ! pas de félicitations en 1902 : on voulait le voir venir ; mais il est venu, il a persévéré, il a redoublé de zèle ; et, en 1903, il a eu tout ensemble « la récompense » et « l’encouragement, » qui valaient un remerciement sans doute et un renouvellement de ses vœux baptismaux. Mais s’il a obtenu ce « témoignage de confiance » de M. le président du Conseil de l’ordre du Grand-Orient, c’est donc que M. le président du Conseil des ministres l’a mérité ; et, comme il ne l’a pu mériter que par une obéissance allant presque jusqu’à « l’obédience monacale, » c’est donc que le vrai président du Conseil des ministres est le président du Conseil de l’ordre ; en sorte que, quoique M. Combes nous ait été précieusement conservé depuis dix-huit mois, nous avons tout de même changé deux fois de président du Conseil, ayant eu l’an dernier M. Delpech et maintenant ayant M. Lafferre. (Pour prévenir tout malentendu, l’auteur de cet article atteste qu’il n’est pas de ceux qui voient la franc-maçonnerie partout ; qu’il n : a pas encore compris comment, en mettant en commun dans le demi-jour d’une loge leurs lumières plutôt obscures, cinq ou six bonnes gens qui n’ont jamais pensé ni librement, ni autrement, pourraient s’élever à penser et à penser librement, ou comment cinq ou six « bousingots » feraient, par un coup de clarté subite, un Machiavel ; qu’il ne connaît ni une œuvre, ni même simplement une idée de quelque valeur sortie de ces ateliers clandestins ; que, s’il l’ose avouer, la franc-maçonnerie lui a toujours paru une institution au moins aussi ridicule que redoutable ; et qu’il n’approuve pas, comme susceptible de lui donner de la prise sur les faibles d’esprit et de caractère, la campagne qui consiste à la peindre comme toute-puissante ; mais pourtant il faut bien la voir où elle se montre, et, sinon crier qu’elle est toute-puissante, reconnaître la puissance qu’elle a.) Eh bien ! la franc-maçonnerie a la puissance de faire que le gouvernement, que le chef du gouvernement se réjouisse de ses félicitations, désire ses encouragemens ; elle a la puissance de les lui marchander, de les lui faire attendre, de les lui faire acheter ; on devine à quel prix elle les lui vend ; et donc le gouvernement, qui n’est plus du tout place Beauvau, qui est un peu rue Tiquetonne, est aussi un peu rue Cadet : mais, rue Cadet ou rue Tiquetonne, il n’est pas où il devrait être et la France est gouvernée du fond d’un antre, par un gouvernement qui n’est pas son gouvernement.

Indications, invitations ou injonctions, encore que ce ne soient pas des ordres, « à parler proprement, » le Congrès et le Convent, la rue Tiquetonne et la rue Cadet font un signe : M. Combes part. Le moyen qu’il ne parle pas ! « On peut faire marcher M. Combes, — c’est une phrase de l’Action, — les Congrès sont faits pour cela. » Et M. Combes marche : il marche du pas le moins automatique qu’il peut, comme une personne naturelle, comme si on ne le poussait pas : et, qui plus est, il met son orgueil à marcher.

Admirons la concordance de ses vues et de ses plans avec les plans et les vues soit du Convent maçonnique, soit du Congrès radical et radical-socialiste. Pour le Convent, nous n’avons encore que les documens de 1902, et l’identité est presque parfaite ; si nous avions ceux de 1903, il est probable qu’elle le serait point pour point, puisque, de 1902 à 1903, les « félicitations » sont venues se joindre aux « encouragemens. » Afin qu’on en puisse d’un coup d’œil embrasser et saisir toute la beauté, nous présenterons les trois programmes de M. Combes, du Congrès et du Convent résumés en forme de tableau synoptique où M. le président du Conseil n’aura pas de peine à se retrouver : ainsi faisait-on déjà, il y a une cinquantaine d’années, pour établir la concordance des Evangiles.


M. COMBES (discours des Garanches près Clermont-Ferrand 11 octobre 1903) Le CONGRÈS radic et radical-social de Marseille (8-11 octobre 1903) Le CONVENT MAÇONNIQUE de Paris (septembre 1902)
Loi militaire (service de deux ans). Service de deux ans sans dispense.
Réforme des conseils de guerre. Réforme des conseils de guerre. Suppression des conseils de guerre en temps de paix. Abolition des privilèges de caste dans la marine et égalité effective des spécialités navigantes.
Abrogation de la loi Falloux. Monopole de l’enseignement dans ses trois ordres Abrogation de la loi Falloux et monopole de l’enseignement.
Assistance obligatoire aux infirmes et aux vieillards. ….. …..
Impôt sur le revenu. ….. …..
Retraites ouvrières.
Rapports de l’Eglise et de l’État Séparation des Églises et de l’État Suppression immédiate et sans condition du budget des cultes. Suppression du droit de vote pour les ecclésiastiques du culte catholique.
Arbitrage international Constitution d’un jury international et rédaction d’un Code de la paix.

Il est à remarquer que, dans cette manœuvre plus que parallèle, — convergente, — M. Combes est toujours d’un pas en arrière du Convent ou du Congrès, mais, au commandement de « Serrez ! » l’avance est tout de suite rattrapée. « On peut le faire marcher, » on lui fera conjuguer tous les temps du verbe : il a marché, il marche, il marchera. Jusqu’à la dissolution des congrégations autorisées, après les congrégations non autorisées ; jusqu’à la suppression complète de la liberté d’enseignement à ses divers degrés ; jusqu’au monopole universitaire ; jusqu’à la séparation des Eglises et de l’Etat ; toutes choses qu’il ne voulait point, ou voulait mal, ou ne voulait qu’à demi. Il marchera, quels que soient les soubresauts de son spiritualisme intermittent, et il n’en sera pas moins fier ; au contraire.


Messieurs, s’écriait-il dans une de ses harangues présidentielles[3], je ne me dissimule pas que, par ces appels réitérés à l’union des républicains, j’ai l’air de justifier le reproche, qui m’est journellement adressé par l’opposition, de suivre la majorité, au lieu de la conduire. Il se peut que j’aie du rôle d’un chef de gouvernement une conception peu flatteuse pour certains amours-propres. Mais je me fais difficilement à l’idée d’un président du Conseil républicain qui mène la majorité où bon lui semble… Peut-être les régimes absolus en ont-ils connu de tels. Je doute qu’il en ait existé un seul sous notre régime, et, s’il eût existé, je doute fort qu’il eût été suivi. Le sic volo, sic jubeo, n’est plus de notre temps… Quant à moi, Messieurs, je m’inquiète peu de savoir si c’est le ministère oui mène ou qui est mené…


On le voit : c’est toute une théorie du gouvernement de suite, et le morceau vaut une brève analyse. M. Combes s’inquiète peu de mener ou d’être mené. Autrefois, peut-être, on disait : Sic volo, sic jubeo. Passe pour un Richelieu ! Celui-là menait peut-être, sous le régime absolu, la majorité où bon lui semblait ! M. Combes ne fait pas, quant à lui, tant de façons ; et, pour un peu, il dirait bien : Sic volunt, sic jussus sum. Comme il ne serait pas suivi, il suit, et « il se peut qu’il ait du rôle du gouvernement une conception peu flatteuse pour certains amours-propres, » mais il l’a, et elle satisfait le sien, son amour-propre, ou il ne place pas là son amour-propre. Et, du moment que l’amour-propre de M. Combes est satisfait ou qu’il n’y met pas d’amour-propre, qu’est-ce que la France réclame ? Elle veut que le gouvernement gouverne ! Qu’est-ce que cela peut lui faire, puisqu’elle est quand même gouvernée, et que le gouvernement consent à être gouverné ?

C’est ainsi que le gouvernement glisse hors du gouvernement ; et c’est ainsi que la facile composition, le renoncement de M. Combes dépasse de beaucoup, déborde la personnalité de M. Combes. Il ne s’agit pas de lui, il s’agit de nous, c’est-à-dire de la France ; et l’histoire, à laquelle il a du reste offert, avec une générosité qui l’honore, sa mémoire en holocauste, l’aura depuis longtemps plongé dans une de ses oubliettes, que le mal qu’il a fait ou exaspéré continuera d’être le mal politique de la France.

Ce mal, nous l’avons décrit longuement, mais nous l’avions d’abord indiqué d’un mot : le gouvernement n’est plus dans le gouvernement : il est ailleurs, on ne sait pas où ; il est partout, excepté où il devrait être. Le ministère n’est un ministère qu’au sens étymologique, nullement au sens parlementaire : il ne dirige pas, il sert. Nos ministres sont les ministres, les serviteurs, d’un gouvernement qui reste caché aux profanes. Ils font les gestes sur la scène, mais d’autres chantent pour eux dans la coulisse ; et, berceuses d’antiques misères ou cajoleuses de chimères nouvelles, chansons de l’anticléricalisme ou chansons du socialisme, les acteurs en vedette ne choisissent pas toujours à leur goût, — du moins nous voulons le croire, — les chansons qu’on leur fait chanter.

Derrière le ministère que la fiction constitutionnelle présente comme responsable, qui l’est en droit, sinon en fait, il y en a un autre, extra-constitutionnel, inconstitutionnel, anti-constitutionnel, qui n’est responsable ni en droit, ni en fait. Derrière M. Combes, qui n’est pas le maître, il y a la Délégation des gauches, qui n’est pas la maîtresse ; il y a la rue Tiquetonne ; il y a la rue Cadet ; il y a les forts ténors du collectivisme légalitaire ou révolutionnaire ; il y a toutes sortes de meneurs qui mènent ceux dont l’office et la fonction seraient de mener. Derrière le cabinet que réunit à certains jours M. le Président de la République dans un des salons de l’Elysée, il y a ce qu’en Angleterre ou aux Etats-Unis on nomme un Kitchen Cabinet, un « cabinet de cuisine, » qui se réunit à toute heure en un lieu ignoré du vulgaire. Pour employer une expression célèbre, « il y a derrière le trône un pouvoir plus grand que le trône ; » et c’est, comme disait Taine, « le pouvoir anonyme, imbécile et terrible » d’une secte qui « juge la justice et gouverne le gouvernement. »

Mais qu’un pouvoir anonyme gouverne le gouvernement, que le gouvernement ne soit pas où il devrait être, qu’on ne sache pas au juste où il est, c’est à la fois le signe et l’effet de « la conquête jacobine ; » conquête dont la première condition est que le gouvernement ne soit plus dans le gouvernement, et la première conséquence, que le gouvernement n’est plus un gouvernement.


II

La conquête jacobine ? N’est-ce pas elle, et l’honorable M. Puech, député de la Seine, ne l’a-t-il pas ingénument avoué dans son rapport au Congrès de Marseille ? ou même, plutôt que de l’avouer, ne s’en est-il pas vanté ? « Mille délégués, douze cents groupemens tels les Jacobins en 1793. » Mais M. le président du Conseil ne veut pas être un Jacobin. Il s’en est défendu à Tréguier, au pied de la statue de Renan, dans cette journée mémorable où, M. Combes, M. Chaumié, M. Berthelot, M. Anatole France et M. Guieysse ayant disserté congrûment, il n’a rien manqué à l’auteur de la Vie de Jésus, en fait d’honneurs officiels, si ce n’est peut-être l’hommage de M. le ministre de la Guerre ou de M. le ministre de l’Agriculture :


Les Jacobins qu’on nous donne pour ancêtres, a-t-il dit, seraient bien surpris, s’ils revenaient au jour, en constatant que leurs successeurs prétendus n’ont rien conservé de leur système de gouvernement. Où donc est la Chambre unique de cette époque, cette fameuse Convention nationale qui faisait trembler les rois ? Où donc les grands comités de Sûreté générale et de Salut public ? Où donc le tribunal révolutionnaire, sans parler de la guillotine, elle aussi partie intégrante du gouvernement révolutionnaire ?


(Ici, je ne puis résister à la tentation de faire observer que M. le président du Conseil, s’il n’est pas sociologue, est au moins médecin, et qu’à ce titre, il devrait considérer la guillotine comme une partie « désintégrante, » beaucoup plus qu’ « intégrante »… Et je sens toute la légèreté de cette remarque, mais on me la pardonnera en songeant que c’est M. Combes lui-même qui, comme on va le voir tout à l’heure, nous invite au calembour sur un thème aussi aimable.) Il continue :


On voudra bien reconnaître, je pense, que nous n’avons jusqu’à présent coupé aucune tête. Cependant je ne suis pas bien certain qu’on ne nous prêtera pas le désir d’en couper un certain nombre et de guillotiner une seconde fois les Girondins. Il est bien question de guillotine sèche dans les récriminations déclamatoires de nos adversaires. Mais c’est pure figure de rhétorique, qui assimile la décision des Chambres au couperet de l’exécuteur, sans doute parce qu’elle tranche souverainement le sujet débattu[4].


Eh ! non : nous n’avons plus la Convention nationale, et nos deux Chambres, même réunies, ne font plus trembler que les bons Français. Nous n’avons, à la place des « grands comités de Salut public et de Sûreté générale, » que de petits comités, que le Convent et le Congrès. La guillotine n’est plus dressée chaque matin : mais M. Combes se trompe quand il affirme que la guillotine est une « partie intégrante du gouvernement révolutionnaire. » La guillotine, sèche ou sanglante, n’est pas la charpente, l’ossature du régime jacobin : elle n’en est qu’un accessoire. Elle n’en fait pas le fond, l’essence et la substance. Il y a jacobinisme sans qu’il y ait guillotine : chacun est Jacobin selon sa taille, et chacun avec son instrument, qui avec un bistouri et qui avec un canif. Mais le caractère distinctif et la marque commune du jacobinisme, c’est, dans la défaillance, la carence ou l’absence des pouvoirs constitués, l’usurpation audacieuse de l’Etat par des pouvoirs qui se constituent spontanément ; et c’en est l’usurpation pour l’exploitation ; l’ardente poursuite des honneurs et des emplois. Bien sûr, le jacobinisme d’aujourd’hui n’est plus tout à fait le même que le jacobinisme d’il y a un siècle : il est moins dogmatique, il croit moins à l’expansion des principes en tant que principes, il est élégamment mêlé de jouissance et de mystification : nouveau jeu, modern style, et, pour tout dire, un peu « à la blague, » c’est un néo-jacobinisme. Il s’est humanisé, en ce qu’il ne tue plus ; surtout il s’est légalisé, comme le reste, comme toute chose, comme la révolution elle-même ; et il ne tue plus, parce qu’il n’a plus besoin de tuer. Son objet est toujours la conquête de l’État ; mais il n’a plus à conquérir par la force l’État qui se conquiert par le nombre, et la conquête s’adoucit en acquisition[5]. Pour s’emparer de l’Etat, il n’a qu’à s’emparer du suffrage universel, et, pour s’emparer du suffrage universel, il n’a qu’à, accaparer les moyens de le prendre et de le tenir. Comme le gouvernement, dès que le jacobinisme est formé et développé en régime, n’est plus dans le gouvernement, quand ce sont les douze cents groupemens, les douze cents clubs jacobins qui gouvernent, le gouvernement n’est plus un gouvernement : il n’est plus qu’une société en commandite, qu’une agence électorale, qu’une espèce de grande Confrérie de la candidature perpétuelle.

C’est notre cas, et c’est la conquête jacobine : pour la seconde fois les Jacobins ont conquis la France. Ils l’ont conquise sur nous, ou, si l’on veut, ils l’ont acquise et ils la conservent à nos frais. Sur ce terrain encore, et en détail comme en gros, ils connaissent « l’art et la manière » de « faire marcher » M. Combes : il est vrai qu’ils n’ont guère à lui donner de l’éperon et ne le trouvent pas trop récalcitrant. On se rappelle la circulaire par laquelle M. le président du Conseil recommandait à ses préfets de rendre strictement « la justice » à ses adversaires, et de garder « les faveurs » pour ses amis. Faisant cela, il n’inventait rien, mais, le disant, il innovait. Cette pratique, probablement, a été celle de bien des ministres avant M. Combes, et peut-être de tous, de tout temps, et sous tous les régimes, « sous les régimes absolus » comme sous celui-ci, qui ne l’est point. Seulement, ces ministres n’étaient pas de purs démocrates, et M. Combes est un pur. Comment ne s’est-il pas avisé que la notion même de « faveur » est contradictoire à la notion de démocratie ; que, dans la démocratie, il ne devrait pas y avoir de faveur, il ne devrait y avoir que la justice, une justice égale pour tous, amis et adversaires ?

Est-ce par un de ces miracles de raisonnement verbal ou de contentement de soi qui lui font dire, — comme à Saintes, par exemple, lorsque ses yeux découvrent, autour de la table, avec une satisfaction qu’il ne cherche pas à déguiser, « l’élite charentaise du parti républicain, » — que son ministère fait tomber « les vieilles antipathies et les préventions irraisonnées devant le spectacle d’un régime politique longtemps calomnié, qui répond à la calomnie par des bienfaits ? » ou, — comme aux Gravanches, près Clermont : — « Tout, dans ce régime,… tend à subordonner l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous. » De plus en plus, — et à mesure que son ministère se prolonge, — la République apparaît ce qu’elle est par définition, la chose de tout le monde, le régime protecteur des droits et des intérêts de tous, un patrimoine commun de pensées, de sentimens, d’aspirations et de besoins. » La chose de tout le monde, le régime protecteur des droits par excellence, le patrimoine commun ! Mais la faveur, monsieur le président du Conseil, la faveur pour les amis ! Et, pour les adversaires, la justice tout juste, la justice faveur déduite : inégalité, injustice ! Autant proclamer franchement que la démocratie française est une démocratie à deux degrés, avec des citoyens de première classe : les amis ; et des citoyens de deuxième classe, des sous-citoyens, presque des non-citoyens : les adversaires.

Adversaires, tous ceux qui ne pensent pas comme nous, qui ne votent pas pour nous. Mais les amis, à quoi les reconnaîtra-t-on ? Si M. Combes ne le dit point, d’autres le disent pour lui, que leur majesté n’embarrasse pas, et qui n’ont pas, comme lui, tant de choses et tant d’hommes à ménager. Écoutons l’un des orateurs qui sèment la bonne parole à Frasne, dans le département du Doubs, sous les auspices de M. le sénateur Bernard et de M. le député Beauquier :


Chaque jour on fait appel à nos amis ou à moi pour obtenir, par l’influence qu’on nous attribue, quelque avantage, quelque appui auprès des pouvoirs publics. Mais je tiens à le bien préciser : seuls les sincères démocrates peuvent faire appel à notre aide, et la meilleure référence à nous présenter sous ce rapport, c’est la quittance prouvant que le solliciteur fait partie de nos comités[6].


Le voyez-vous à l’œuvre, le jacobinisme ? Et voyez-vous la préoccupation, l’obsession, l’hypnose électorale ? Elle s’insinue, elle s’infiltre dans tous les organes du corps national, qu’elle corrompt et qu’elle dissout ; dans ceux même qui devraient être inaccessibles et réfractaires à la gangrène.

Dans l’armée. Le Temps publie cette information :

On sait qu’à la suite d’une entente entre les ministères de l’Intérieur et de la Guerre, toutes les demandes émanant de soldats en activité de service ou de réservistes et territoriaux, relatives soit à des congés de moisson ou de vendanges, soit à des sursis ou des devancemens d’appel, doivent être transmises par l’autorité militaire aux préfets chargés défaire une enquête qui, il faut le reconnaître, a un caractère nettement politique.

Or, plusieurs préfets, en transmettant leur avis aux chefs de corps, avaient cru devoir en donner les motifs et y joindre certaines pièces, rapports de police, lettres des maires, etc.

La communication de ces pièces aux intéressés a donné lieu à divers incidens.

Pour en éviter le retour, le ministre de l’Intérieur vient d’adresser aux préfets une circulaire leur recommandant de se borner, lorsqu’ils seraient consultés par l’autorité militaire, à émettre un avis aussi succinct que possible, par oui ou par non, sans jamais faire connaître les motifs de leur décision[7].


Amis ? Oui. Adversaires ? Non. Quittance de « nos comités ? » Avis favorable du préfet ; sursis ou congé de moisson. Pas de quittance : refus sans motifs.

Dans la marine. Rapportons-nous-en à M. Lockroy ; c’est lui qui écrit[8] :


On s’occupe ou l’on paraît s’occuper de la démocratie maritime, des « humbles, » comme on dit, mais c’est à la condition que ces « humbles » soient armés d’un bulletin de vote. Quand la loi exclut les « humbles » des élections législatives ou même des élections municipales, les « humbles » ne sont plus l’objet d’aucune faveur : on pourrait dire d’aucune justice.


Bulletin de vote : faveur ; pas de bulletin : plus de justice. La « démocratie maritime » est traitée comme le reste de la démocratie.

Et dans la justice professionnelle, dans la justice des juges. Du Temps encore, une autre information :


C’est bien sur l’intervention du sous-préfet près du tribunal de Lorient que celui-ci reprit audience, vendredi, pour décider, par un second jugement, l’élargissement des condamnés. Le sous-préfet et l’adjoint au maire avaient, avant l’audience, promis que les grévistes et autres manifestans seraient remis en liberté. Les présidens des syndicats déclaraient ne répondre de rien si cette promesse n’était pas tenue. Il fut très difficile d’obtenir du tribunal le second jugement. Le président fut même indisposé et pris de syncope au milieu de la discussion[9].


Les grévistes votent ; ce sont des amis, et la magistrature n’en est pas à un service près, — ni à une humiliation. Si le président a des scrupules qui le font tomber en syncope, c’est un mauvais juge : les bons, « les nôtres » n’hésiteraient pas. Dans l’armée, dans la marine, dans la magistrature, il n’y a que gens qui sont « avec nous, » donc à nous ; et gens qui sont « contre nous, » et qui ne sont donc rien.

La grande pensée, la grande affaire, l’Affaire du ministère Combes, l’expulsion des congrégations elle-même, n’échappe pas à la hantise électorale ; la loi impitoyable mollit à l’occasion, et « la triple cuirasse » que M. Combes a revêtue « pour se garder de sa propre faiblesse » n’est pas impénétrable, n’est pas hermétiquement close à toute acception ou exception de personnes. Le temps viendra bientôt, s’il n’est déjà venu, où il fera bon être « congréganiste de M. X., » de la Gauche radicale, ou de M. Z., socialiste parlementaire et encore plus ministériel, comme autrefois c’était une sûreté que d’être juif du Roi en France ou juif du Pape dans Avignon. La députation des Hautes-Pyrénées, y compris le député d’Argelès, M. Achille Fould, est une des molécules granitiques du Bloc : aussi la basilique de Lourdes a-t-elle été sauvée : et l’on n’a pas touché aux chapelles du canton de Saint-Hippolyte-du-Fort, selon la parole solennelle qu’en donna M. le sénateur Borne. On avait fermé une école à M. de La Batut : il s’est fâché, on la lui a rouverte. Nous ne saurons jamais ce qu’ont pu obtenir de « la faiblesse » de M. Combes, malgré la triple cuirasse dont il la protège, tant de soutiens du cabinet, « partisans résolus de l’application énergique de la loi contre les congrégations dans toute la France, » excepté… dans leur circonscription. Et où donc ai-je lu que M. le président du Conseil des ministres, en sa qualité de président du Conseil général de la Charente-Inférieure, avait fait ou laissé voter une subvention à un hôpital tenu par des sœurs ?

La République est-elle trahie ; ou simplement M. Combes se comporte-t-il envers « ses » religieuses comme envers « ses » bouilleurs de cru ? Dans le discours de Saintes, en effet, devant « l’élite charentaise du parti républicain, » au milieu d’ « apôtres » charentais des idées républicaines, auxquels il rend le témoignage qu’ils sont, comme lui, « mus par des considérations générales d’intérêt départemental, » M. Combes arrange bien « la funeste loi des boissons » et la non moins funeste réglementation du privilège des bouilleurs de cru. Ce qui revient à dire que M. Combes, président du Conseil général de la Charente-Inférieure, traite du haut en bas M. Combes président du Conseil des ministres, si c’est le cabinet de M. Combes, président du Conseil des ministres, qui a présenté et soutenu avec acharnement le projet que blâme avec acrimonie M. Combes, président du Conseil général de la Charente-Inférieure. Du moins est-il resté fermement attaché à ces « considérations générales d’intérêt départemental, » — la formule mérite d’être citée deux fois, — qui sont le flambeau de sa politique : « Contraint de subir une réglementation qui était dans les intentions du Parlement,… je me suis efforcé de… la rapprocher du type entrevu par le Conseil général[10]. » Ainsi s’explique, dans son département, sur la loi des bouilleurs de cru, sous l’œil de « ses » bouilleurs de cru, M. le président du Conseil des ministres, ou plutôt M. le président du Conseil général de la Charente-Inférieure, car M. le président du Conseil des ministres, chef suprême de l’administration française, n’aurait garde sans doute d’insinuer, et en des termes si peu mesurés, que l’administration des Contributions indirectes est « prédisposée par sa mentalité spéciale à s’exagérer les dangers de la fraude. » Ce n’est pas le président du Conseil qui dirait cela au Parlement, c’est M. Combes qui le dit à ses électeurs.

Mais pourquoi le nier ? Il est capable de se hausser même à des considérations nationales d’intérêt électoral, quand il se trouve en face d’électeurs importans, dont son parti et lui veulent faire leurs cadres de sous-officiers, comme, à Marseille, en face des instituteurs. Alors, que ne leur dit-il pas !


Les principes moraux de l’école laïque la rattachent aux philosophies les plus hautes ; chacun d’eux représente une conquête de l’esprit humain sur les erreurs et les préjugés dont les cerveaux des générations antérieures ont été saturés par des puissances intéressées à les rétrécir. Leur ensemble résume les progrès sociaux accomplis à travers les épreuves d’une longue lutte en faveur de l’indépendance de l’esprit humain ; il s’en dégage une lumière éclatante qui chasse devant elle les ténèbres séculaires au sein desquelles la pensée de l’homme s’était engourdie dans une sorte de torpeur, qu’on lui faisait prendre pour une heureuse quiétude.

C’est à vous, Mesdames et Messieurs, que la République confie le soin de faire descendre cette lumière des cimes élevées où elle est apparue tout d’abord dans les couches profondes du peuple. Grâce à l’efficacité de son rayonnement, vous effacerez les différences traditionnelles des classes et vous ramènerez les plus humbles à un niveau moral qui justifiera les larges revendications de droit dont s’effraye, bien à tort, de nos jours, l’égoïsme des intérêts.


Eux aussi, les instituteurs, sont « des apôtres de l’idée républicaine ; » ils sont « les ministres de ce culte nouveau qui a pour autel la liberté, pour dogme les droits et les devoirs du citoyen, pour révélation d’en haut la conscience et la raison humaine. » Et s’ils n’ont pas les narines emportées par cet encens violent, c’est qu’ils sont habitués à la flagornerie comme Mithridate aux poisons. Mais la fumée ne les en rassasie pas ; M. Combes le sent, et il ajoute :


M. Pelletan et moi, nous représentons un gouvernement qui plaide en toute occurrence, et notamment devant les commissions du budget, avec chaleur et conviction, la cause des instituteurs, et pour qui l’instituteur est le facteur nécessaire de tous les progrès moraux que la République est tenue de réaliser si elle veut justifier la belle devise dont elle se pare.


Et c’est un amour désintéressé :


On nous accuse, Messieurs, de faire de vous des agens politiques au service des hommes bien vus du pouvoir. Non, Messieurs, il n’est pas exact que l’instituteur ait pour mot d’ordre de servir la cause de personnalités quelconques ; il a pour mot d’ordre de servir la cause de la République. Quand il se consacre à cette mission, il accomplit sa lâche essentielle, lâche inséparable de ses fonctions.


Mais plus loin, pour finir, à la minute d’éloquence où l’on grave dans le souvenir des auditeurs les syllabes sacrées qu’on y veut enfoncer :


Autant et plus qu’un autre corps de fonctionnaires, vous avez servi la République avec une égale fidélité dans la bonne et la mauvaise fortune.

Ni l’ordre moral, ni le boulangisme n’ont eu raison de votre foi républicaine. A l’heure actuelle, le nationalisme ne médit de vous et ne vous fait grise mine que parce qu’il n’a pu vous entamer.

Vous avez également un autre mérite que je ne veux pas perdre l’occasion de louer, c’est de résister victorieusement aux républicains défaillans qui ont partie liée avec la réaction et qui cherchent inutilement à vous entraîner de leur côté[11].


Après des déclarations aussi catégoriques, prétendre que le gouvernement fait de ses instituteurs « des agens politiques » ne saurait être le fait que d’un retardataire de « l’ordre moral, » d’un réactionnaire du boulangisme ou du nationalisme, d’un « républicain défaillant, » qui, dans l’aveuglement de sa haine, passe sa vie à dénigrer, à calomnier le gouvernement !

Et c’est la féodalité moderne, la féodalité parlementaire et électorale, une fidélité. Mais, dans la féodalité, la fidélité se paie. Nous payons. Pour payer, il faut des places. Il n’y en a plus ? Qu’on en crée. Il n’y a pas d’argent ? Qu’on en trouve. Il n’y en a pas ? Qu’on chasse des fonctions publiques ceux qui les détiennent, et qui sont « nos adversaires, » puisque ce n’est ni « nous, » ni nos amis. Ils sont suspects : s’ils ne combattent pas la République « ouvertement, » ils la combattent « sournoisement. » Espionnons-les, dénonçons-les, révoquons-les. C’est encore de Frasne (Doubs) que nous vient la lumière.

« Le gouvernement du 16 Mai, dit un M. Magnin qui n’est pas, je suppose, l’ancien gouverneur de la Banque de France, le 16 Mai n’a pas hésité à révoquer les fonctionnaires républicains : le gouvernement du 16 Mai a bien fait. Que la République en fasse autant ! » (Vifs applaudissemens.)


Et M. Beauquier, député de Besançon :


Pour résoudre le problème (quel problème ? celui de nourrir la foule des cliens affamés avec les cinq pains et les deux poissons d’un chapitre du budget ? ) il faut procéder comme a fait la Révolution française. (A la bonne heure ! n’allons pas chercher le 16 Mai.) Elle chargeait les représentans du peuple de parcourir les départemens, de faire appel aux comités républicains, et, après enquête sérieuse, de révoquer tous les suspects. À ce propos, je citerai un document d’après lequel Vernerey, conventionnel du Doubs, envoyé en mission dans la Creuse et dans l’Allier, avait envoyé à la Convention nationale un rapport où il annonçait qu’il avait destitué un certain nombre de fonctionnaires qui combattaient ouvertement ou sournoisement la République. La Convention avait ratifié purement et simplement cette épuration. Pourquoi ne procéderait-on pas de cette sorte, lorsque partout existeront des comités radicaux comme celui de Frasne[12] ?


Nous y voilà, selon le Congrès de Marseille : douze cents comités, tels les Jacobins en 1793. Epurons sans trêve et sans fin, ne fût-ce que pour ne pas être épurés, car il dit vrai, le vers passé en proverbe :


Un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure.


Nous imiterons ainsi les glorieux ancêtres dont l’âme transparaît déjà toute dans ce verbe admirable : épurer. C’est la plus belle tartuferie politique, la comédie de vertu la mieux réussie qui se soit jouée depuis qu’il y a un État, des fonctions d’État, et des hommes qui veulent, ou ces fonctions pour vivre de l’Etat, ou l’Etat pour disposer de ces fonctions.

Les immortels principes peuvent être et sont en effet la façade du jacobinisme : son principe immortel, sa règle invariable, sa constitution intime et profonde, son mode d’être en dehors duquel il n’est pas, la fatiha du Koran jacobin, c’est : « Ote-toi de là que je m’y mette ! » ou mieux : « Je t’ôte de là pour m’y mettre ! » Et je t’en ôte comme je puis. Je t’attache aux flancs un de mes douze cents comités, qui sont composés peut-être chacun de trois ou quatre mâtins aux dents longues ; mais tu les as aux trousses : ils sentent de loin la chair fraîche, et, en approchant de la proie, ils ne grognent plus seulement, ils mordent. Tu ne feras plus un pas, tu ne changeras pas l’heure de ta promenade, tu ne rencontreras personne, surtout tu n’iras pas à la messe, et surtout, — circonstance affreusement aggravante, — tu n’iras pas « avec un livre », sans qu’ils le sachent, sans que nous le sachions, et sans que ceux-là le sachent qui donnent les places, et qui peuvent nous donner la tienne. Il n’est point de situation si haute que nous n’y aspirions, il n’en est point de si modeste que nous ne nous en contentions provisoirement ; partant, il n’en est ni de si haute, ni de si modeste, qu’elles échappent à nos entreprises.

Dans l’administration, pas un préfet, pas un secrétaire général, pas un sous-préfet, pas un conseiller de préfecture, pas un maire, pas un garde champêtre ; pas un directeur, pas un chef de division, pas un chef de bureau, pas un sous-chef, pas un rédacteur, pas un expéditionnaire, pas un huissier, pas un garçon de service, pas un homme de peine ; dans la magistrature, pas un premier président (il y a des inamovibles, mais nous abolirons on nous suspendrons l’inamovibilité, jusqu’à ce que ce soit nous qui en profitions), pas un procureur général, pas un président de chambre, pas un avocat général, pas un conseiller, pas un président de tribunal, pas un procureur de la République, pas un juge, pas un substitut, pas un juge suppléant ; dans l’armée, pas un général, pas un officier supérieur, pas un officier, pas un sous-officier, pas un sergent, pas un caporal ; dans la marine, pas un amiral et pas un quartier-maître, vers qui, à toute minute, et, pour ainsi dire nuit et jour, ne soit tendue l’oreille de Denys, tyran de Syracuse, et sur qui ne soit fixé, dardant les feux d’une âpre convoitise, l’œil symbolique dont la Révolution marquait ses assignats : le ci-devant œil de Dieu devenu l’œil du peuple et enfermé dans un triangle.

Logiquement, dans un pareil régime, ceux qui, étant les maîtres de l’État, sont les maîtres des fonctions d’État, devraient être les maîtres ; mais, comme ils ne sont les maîtres de l’État que par la grâce de ceux qui sont les maîtres du nombre, la logique poussée à l’extrême fait des maîtres du nombre les maîtres des maîtres de l’État ; et elle touche à l’absurde en ce point que les maîtres du nombre ne sont maîtres des fonctions sans doute qu’en se faisant les serviteurs des maîtres de l’État, mais que les maîtres de l’Etat ne le demeurent que s’ils emploient et tant qu’ils emploient les fonctions à rétribuer les services des maîtres du nombre. Lorsqu’un gouvernement en est là, — et c’est là que nous en sommes, — il peut être un bureau de placement très achalandé, et d’autant plus qu’il est en possession d’un monopole ; que, puisant à même le Trésor, il est sans excuse s’il refuse de proportionner l’offre à la demande ; qu’il « travaille » dans tous les genres, et sur toute la superficie du territoire national et colonial ; mais il n’est plus un gouvernement.


III

Que le gouvernement en soit là, qu’il ne soit plus dans le gouvernement, qu’il ne soit plus un gouvernement, — là est le mal, et il est plus étendu, il est plus grave encore qu’on ne l’a dit. Que le gouvernement ne gouverne plus et qu’il soit gouverné, c’est toute une déformation, toute une révolution des systèmes jusqu’ici connus et pratiqués. Dans le régime parlementaire, lorsque le régime parlementaire existait, le gouvernement gouvernait, le chef du gouvernement était le chef de la majorité : il n’avait pas de chefs : il n’y avait pas d’autres chefs que lui : il parlait, il agissait, il décidait, il dirigeait : il ne suivait pas, on le suivait ; c’était le leader. Ainsi en fut-il des partis anglais jusqu’au leadership de Disraeli et de Gladstone, jusqu’à ce que M. Chamberlain commençât de tout brouiller avec la Fédération ou le Caucus de Birmingham. Peut-être faudrait-il dire : ainsi en fut-il du régime parlementaire avant l’introduction du suffrage universel et l’invasion de l’État par le nombre. Maintenant nous nous mouvons encore, nous nous agitons dans les décors et dans les cadres du parlementarisme britannique ; mais nous l’avons américanisé par le mauvais côté. Ce n’est plus le leader qui gouverne, c’est le boss ; et ce n’est plus le gouvernement, c’est la « Machine. »

Gouvernement, législation, fonctions de tout ordre et de tout degré sont remis, à titre précaire et sous obligation d’hommage-lige, à des médiocrités dociles. L’impulsion, la direction, le commandement viennent d’ailleurs ; et, d’où ils viennent, c’est un secret. Il est possible que ce soit la déviation démocratique du régime parlementaire, et quelques-uns soutiendront peut-être que c’est la démocratie elle-même. Non, ce n’est pas elle, mais une démagogie : ce n’est pas le gouvernement par le peuple, mais le gouvernement par un syndicat. C’est la captation, la canalisation et l’adduction en un coin réservé des sources vives de la puissance et de la richesse de l’Etat. Ce n’est pas la démocratie ; mais si, par hasard, c’était elle, tant pis pour elle !

Si c’était elle, et s’il était constant que rien n’y peut être changé, qu’il y a une antinomie fatale et irréductible non seulement, comme on l’a soutenu, entre la démocratie et la science, mais entre la démocratie et le gouvernement, entre la démocratie et l’ordre, entre la démocratie et la paix civile, entre la démocratie et la liberté, entre la démocratie et l’égalité, entre la démocratie et le droit, entre la démocratie et la raison, entre la démocratie et la conscience, ou, enfin, d’un mot qui est le mot de Montesquieu, entre la démocratie et « la vertu ; » s’il se posait, dans toute son inexorable dureté, cet angoissant dilemme : d’une part, de pouvoir difficilement fonder et taire vivre un autre régime que la démocratie et, d’autre part, de ne pouvoir supporter cette espèce de démocratie, mais en même temps de n’en pouvoir organiser une meilleure ; il faudrait alors faire un choix ; et le choix coûterait à faire ; mais tôt ou tard, pourtant, il serait fait, quand chaque parti à son tour et chaque citoyen à son tour aurait eu quelque motif de se considérer comme une victime.

Et c’est pourquoi ceux qui ont cru qu’il pouvait être des formes meilleures et plus hautes de démocratie, que cette espèce n’était pas la seule, qu’aucune des antinomies relevées n’était irréductible et fatale, doivent tout tenter, et se hâter de tout tenter, pour que le dilemme ne se pose pas.


  1. Voyez l’Action du 11 octobre 1903.
  2. Article de M. A. Bourceret, dans l’Action du 16 octobre.
  3. Discours prononcé le 11 octobre au parc d’artillerie des Gravanches, près Clermont-Ferrand, par M. Emile Combes, président du Conseil, ministre de, l’Intérieur et des Cultes, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Vercingétorix. Journal Officiel du 13, p. 6302.
  4. Discours prononcé, le 13 septembre 1903, par M. Emile Combes, au banquet démocratique de Tréguier. — Journal officiel du 15, p. 5777.
  5. Est-ce le but vers lequel M. Combes oriente le Bloc, quand il invite « les républicains » à rester « unis pour profiter de la victoire ? » — Séance de la chambre du 22 octobre.
  6. Ce texte est emprunté à la Liberté du samedi 8 août 1903.
  7. Autre chose : au sujet de la nomination toute récente du gouverneur militaire de Lyon, M. Krauss, député socialiste du Rhône, est révolté, — tant le contraire est passé en force d’habitude ! — de ce que « le général André n’a pas même daigné consulter les dix députés ministériels » du département. — Le Temps du 22 octobre.
  8. Le Temps du 23 août.
  9. Dépêche datée de Lorient, 9 août.
  10. Discours prononcé à Saintes, le 23 août 1903, par M. Emile Combes, président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes, à l’occasion de l’inauguration de la ligne de tramway de Saintes à Saint-Porchaire. — Journal officiel du 27 août, p. 5468 et suivantes.
  11. Discours prononcé le 8 août par le président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes, à la séance de clôture du congrès des Amicales des instituteurs et institutrices à Marseille. — Journal officiel du 10 août, p. 5146.
  12. La Liberté du 8 août.