Obermann/LIX

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 260-264).

LETTRE LIX.

Du château de Chupru, 22 mai, VIII.

A deux heures, nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. Elles couvraient les pentes méridionales : plusieurs étaient à peine formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles : elle est abondante et salubre jusque sous les climats polaires ; elle me paraît dans les fruits ce qu’est la violette parmi les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger souffle des airs, lorsqu’il s’introduit, par intervalles, sous la voûte des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages les plus épais avec la chaude haleine du sol plus découvert où la fraise mûrit ; elle vient s’y mêler à la fraîcheur humide, et semble s’exhaler des mousses et des ronces. Harmonies sauvages ! vous êtes formées de ces contrastes.

Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l’air dans la solitude fraîche et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des sapins ; leurs branches frémissaient d’un ton pittoresque en se courbant contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se séparaient dans leur balancement, et l’on voyait alors leurs têtes pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s’abreuvaient leurs racines.

Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale quand les hommes ne le sont plus ! J’étais bien, sans avoir eu précisément du plaisir. Je me disais que les plaisirs purs sont, en quelque sorte, des plaisirs qu’on ne fait qu’essayer ; que l’économie dans les jouissances est l’industrie du bonheur ; qu’il ne suffit pas qu’un plaisir soit sans remords, ni même qu’il soit sans mélange, pour être un plaisir pur ; qu’il faut encore qu’on n’en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le sentiment, pour en nourrir l’espoir, et que l’on sache réserver pour d’autres temps ses plus séduisantes promesses. C’est une bien douce volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L’on ne jouit bien du présent que lorsqu’on attend un avenir au moins égal, et on perd tout bonheur si l’on veut être absolument heureux. C’est cette loi de la nature qui fait le charme inexprimable d’un premier amour. Il faut à nos jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté habituelle et non des émotions extrêmes et passagères : il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l’ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce bien-être constant et simple où l’on ne pense pas à jouir, où l’on n’a plus besoin de désirer ?

Tel devait être le cœur de l’homme : mais l’homme a changé sa vie ; il a dénaturé son cœur, et les ombres colossales sont venues fatiguer ses désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent souvent cette fastueuse puérilité d’un prince qui se crut grand lorsqu’il fit dessiner en lampions le chiffre de l’autocratrice sur la pente d’une montagne de plusieurs lieues.

Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des esclaves ; nous, nous n’avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à placer.

Un ravin profond borde les bois du château ; il est creusé dans des rocs très-escarpés et très-sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il paraît que l’on a autrefois coupé des pierres : les angles que ce travail a laissés ont été arrondis par le temps ; mais il en résulte une sorte d’enceinte formant à peu près la moitié d’un hexagone, et dont la capacité est très-propre à recevoir commodément six ou huit personnes. Après avoir un peu nivelé le fond de pierres et avoir achevé le gradin destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper près de là quelques arpents de hêtres.

Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu’ils ne connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments d’une simplicité délicate au milieu d’une scène de terreur. Des branches de pin étaient allumées dans un angle du roc suspendu sur un précipice que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des cuillers de buis faites à la manière du Koukisberg[1], des tasses d’une porcelaine élégante, des corbeilles de merises, étaient placées sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui peut seule servir pour le café, et dont le goût d’amande, très-légèrement parfumé, n’est guère connu, dit-on, que vers les Alpes. Des carafons contenaient une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.

Le café n’était ni moulu ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces sortes de soins, qu’elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes : elles sentent si bien qu’il faut préparer sa jouissance, et, du moins en partie, devoir à soi ce que l’on veut posséder ! Un plaisir qui s’offre sans être un peu cherché par le désir perd souvent de sa grâce, comme un bien trop attendu a laissé passer l’instant qui lui donnait du mérite.

Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais, quand on voulut faire le café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous manquait : il n’y avait pas d’eau. On se mit à réunir des cordes qui semblaient n’avoir eu d’autre destination que de lier les branches apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de l’ombre : et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin deux de l’eau glaciale du torrent, trois cents pieds au-dessous de nous.

La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau ; le vent mugissait dans cette longue enceinte d’une sombre profondeur où le torrent, tout blanc d’écume, roulait entre ces rochers anguleux. Le k-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient tous ces sons austères : on entendait à une grande distance les grosses cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L’odeur sauvage du sapin brûlé s’unissait à ces bruits montagnards, et au milieu des fruits simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d’amis.

Cependant les seuls d’entre nous qui jouirent de cet instant furent ceux qui n’en sentaient pas l’harmonie morale. Triste faculté de penser à ce qui n’est point présent !..... Mais il n’était pas parmi nous deux cœurs semblables. La mystérieuse nature n’a point placé dans chaque homme le but de sa vie. Le vide et l’accablante vérité sont dans le cœur qui se cherche lui-même : l’illusion entraînante ne peut venir que de celui qu’on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un autre ; et, chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment heureux au milieu du néant de tous les biens directs.

Pour moi, je me mis à rêver au lieu d’avoir du plaisir. Cependant il me faut peu de chose ; mais j’ai besoin que ce peu soit d’accord : les biens les plus séduisants ne sauraient m’attacher si j’y découvre de la discordance, et la plus faible jouissance que rien ne flétrit suffit à tous mes désirs. C’est ce qui me rend la simplicité nécessaire ; elle seule est harmonique. Aujourd’hui le site était trop beau. Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c’était assez ; mais le torrent dans l’ombre, et les bruits éloignés de la montagne, c’était beaucoup trop : j’étais le seul qui entendît.


  1. Petite contrée montueuse, où l’on trouve des usages qui lui sont particuliers, et même quelque chose d’assez extraordinaire dans les mœurs.