Obermann/LXVIII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 315-323).

LETTRE LXVIII.

Im., 23 juillet, VIII.

J’ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau séjour. Je trouve, il est vrai, qu’un froid médiocre est naturellement aussi incommode qu’une chaleur très-grande. Je hais les vents du nord et la neige ; de tout temps mes idées se sont portées vers les beaux climats qui n’ont point d’hivers, et autrefois il me semblait pour ainsi dire chimérique que l’on vécût à Archangel, à Jeniseick. J’ai peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire sur une terre perdue vers le pôle, où, pendant une si longue saison, les liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l’air extérieur mortel. C’est le Nord qui me parait inhabitable ; quant à la Torride, je ne vois pas de même pourquoi les anciens l’ont crue telle. Ses sables sont arides sans doute ; mais on sent d’abord que les contrées bien arrosées doivent y convenir beaucoup à l’homme, en lui donnant peu de besoins, et en subvenant, par les produits d’une végétation forte et perpétuelle, au seul besoin absolu qu’il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages : cela est certain ; elle fertilise des terres peu fécondes, mais j’aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par d’autres moyens. Elle a ses beautés : cela doit être, car l’on en découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs aspects ; mais les beautés de la neige sont les dernières que je découvrirai.

Mais maintenant que la vie indépendante n’est qu’un songe oublié ; maintenant que peut-être je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si la faim, le froid ou l’ennui ne me forçaient de me remuer, je commence à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des Samoïèdes que le doux ciel de l’Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le vieillard n’a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien commodes ; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte mieux l’ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.

Je ne dors plus comme autrefois. L’inquiétude des nuits, le désir du repos me font songer à tant d’insectes qui tourmentent l’homme dans les pays chauds, et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne sont plus à moi ; les besoins de convention me deviennent naturels. Que m’importe l’indépendance de l’homme ? Il me faut de l’argent ; et avec de l’argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord, l’homme est assujetti par les besoins et les obstacles ; dans le Midi, il est asservi par l’indolence et la volupté. Dans le Nord, le malheureux n’a pas d’asile ; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait pour lui aussi terrible que l’aumône et les cachots. Sous l’équateur, il a les forêts, et la nature lui suffit quand l’homme n’y est pas. Là il trouve des asiles contre la misère et l’oppression ; mais moi, lié par mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche une cellule commode, où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me promener en long et en large, et compter ma dépense. C’est donc beaucoup si je la bâtis près d’un rocher suspendu et menaçant, près d’une eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j’eusse pu faire autre chose.

Cependant j’ai pensé à Lugano. Je voulais l’aller voir ; j’y ai renoncé. C’est un climat facile : on n’y a pas à souffrir l’ardeur des plaines d’Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des Alpes ; la neige y tombe rarement, et n’y reste pas. On y a, dit-on, des oliviers, et les sites y sont beaux ; mais c’est un coin bien reculé. Je craignais encore plus la manière italienne ; et quand, après cela, j’ai songé aux maisons de pierres, je n’ai pas pris la peine d’y aller. Ce n’est plus être en Suisse. J’aimerais bien mieux Chessel, et j’y devrais être, mais il paraît que je ne le puis. J’ai été conduit ici par une force qui n’est peut-être que l’effet de mes premières idées sur la Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un lac n’eût pas suffi pour que je vous quittasse.

Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou comme un pays où j’aurais passé des années heureuses dans les premiers temps de la vie. J’y suis avec indifférence, et c’est une grande preuve de mon malheur ; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce beau bassin de la partie orientale du Léman, si vaste, si romantique, si bien environné ; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont et reviennent avec leurs cloches des montagnes ; les facilités des plaines et la proximité des hautes cimes ; une sorte d’habitude anglaise, française et suisse à la fois ; un langage que j’entends, un autre qui est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas ; une variété tranquille que tout cela donne ; une certaine union peu connue des catholiques ; la douceur d’une terre qui voit le couchant, mais un couchant éloigné du Nord ; cette longue plaine d’eau courbée, prolongée, indéfinie, dont les vapeurs lointaines s’élèvent sous le soleil de midi, s’allument et s’embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et s’étendent pour se perdre sur la rive où l’on repose : cet ensemble entretient l’homme dans une situation qu’il ne trouve pas ailleurs. Je n’en jouis guère, et j’aurais peine à m’en passer. Dans d’autres lieux, je serais étranger ; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je veux reprocher aux choses l’impuissance et le néant où je vis, je saurais de quelle chose me plaindre : mais ici je ne puis l’attribuer qu’à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les connaisse ; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du moins infinie.

Je dois avouer que j’aime à posséder, même sans jouir : soit que la vanité des choses, ne me laissant plus d’espoir, m’inspire une tristesse convenable à l’habitude de ma pensée ; soit que, n’ayant pas d’autres jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne fait pas précisément souffrir, et qui laisse l’âme découragée dans le repos d’une mollesse douloureuse. Tant d’indifférence pour des choses séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de l’insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude ; elle paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous avait données, comme assez grandes pour l’homme.

Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, mais l’avoir vue : la vie est trop courte pour que je surmonte ma paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde, afin d’obtenir, si par hasard j’en revenais, le rare avantage de savoir, deux ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas !

Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des sensations nouvelles, qui attend de ce qu’il ne connaît pas des succès ou des plaisirs, et pour qui voyager c’est vivre. Je ne suis ni homme de guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à systèmes ; je suis mauvais observateur des choses usuelles, et je ne rapporterais du bout du monde rien d’utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n’en jamais sortir : je ne suis plus propre qu’à finir en paix. Vous vous rappelez sans doute, qu’un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le temps sur les vaisseaux, avec la pipe, le punch et les cartes ; vous vous rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point et qui bois peu, je ne vous fis d’autre réponse que de mettre mes pantoufles, de vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de voyages ! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu’à finir en paix, en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l’aisance, afin d’y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je m’inquiéter ? et pourquoi passer ma vie à la préparer ? Encore quelques étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de cendre humaine. Vous lui rappelez qu’il doit être utile, c’est bien son espoir : il fournira à la terre quelques onces d’humus ; autant vaut-il que ce soit en Europe.

Si je pouvais d’autres choses, je m’y livrerais ; je les regarderais comme un devoir, et cela me ranimerait un peu : mais pour moi, je ne veux rien faire. Si je parviens à n’être pas seul dans ma maison de bois, si je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je suis un homme utile ; je n’en croirai rien. Ce n’est pas être utile que de faire, avec de l’argent, ce que l’argent peut faire partout, et d’améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes qui perdent ou qui sauvent des milliers d’hommes. Mais enfin je serai content en voyant que l’on est content. Dans ma chambre bien close, j’oublierai tout le reste : je deviendrai étroit comme ma destinée, et peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie essentielle du monde.

A quoi me servirait donc d’avoir vu le globe, et pourquoi le désirais-je ? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir moi-même. D’abord vous pensez bien que le regret de ne l’avoir pas vu m’affecte assez peu. Si j’avais mille ans à vivre, je partirais demain. Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des Pallas, m’ont dit sur les autres contrées ce que j’ai besoin d’en savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une autre sensation du même ordre sous un autre ciel ; je verrais peut-être un peu plus clair dans les rapports entre l’homme et les choses, et comme il faudra que j’écrive parce que je n’ai rien de plus à faire, je dirais peut-être des choses moins inutiles.

En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d’un beau feu qui tombe en débris, j’aimerais à me dire : J’ai vu les sables et les mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique et les nuits boréales ; j’ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse, j’ai souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[1]. J’ai marché dans les neiges de l’Equateur, et j’ai vu l’ardeur du jour allumer les pins sous le cercle polaire ; j’ai comparé les formes simples du Caucase avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts Félices avec le granit nu de la Thébaïde ; j’ai vu l’Irlande toujours humide, et la Lybie toujours aride ; j’ai passé le long hiver d’Edimbourg sans souffrir du froid, et j’ai vu des chameaux gelés dans l’Abyssinie ; j’ai mâché le bétel, j’ai pris l’opium, j’ai bu l’ava ; j’ai séjourné dans une bourgade où l’on m’aurait cuit si l’on ne m’eût pas cru empoisonné, puis chez un peuple qui m’a adoré, parce que j’y apparaissais dans un de ces globes dont le peuple d’Europe s’amuse ; j’ai vu l’Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et son huile de baleine ; j’ai vu le faiseur d’affaires mécontent de ses vins de Chypre et de Constance ; j’ai vu l’homme libre faire deux cents lieues à la poursuite d’un ours ; et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et attendre l’extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère achalanda. La fille d’un mandarin mourut de honte parce qu’une heure trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert ; dans le Pacifique, deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l’unique vêtement qui les couvrait, s’avancèrent ainsi nues parmi les matelots étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami ; le vrai fidèle vendit la femme qui l’avait aimé, qui l’avait sauvé, qui l’avait nourri, et la vendit davantage en apprenant qu’il l’avait rendue enceinte (M).

Mais quand j’aurais vu ces choses et beaucoup d’autres ; quand je vous dirais : Je les ai vues ; hommes trompés et construits pour l’être ! ne les savez-vous pas ? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites ? en avez-vous moins besoin de l’être pour qu’il vous reste quelque décence morale ?

Non : ce n’est que songe ! Il vaut mieux acheter de l’huile en gros, la revendre en détail, et gagner deux sous par livre[2].

Ce que je dirais à l’homme qui pense n’en aurait pas une autorité beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l’homme impartial, toute l’expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n’a rien vu par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de voyageurs. Sans doute, si cet homme d’un esprit droit, si cet observateur avait parcouru le monde, il saurait mieux encore ; mais la différence ne serait pas assez grande pour être essentielle : il pressent dans les rapports des autres les choses qu’ils n’ont pas senties, mais qu’à leur place il eût vues.

Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il est probable qu’ils ne voyageraient pas ; car tout est divulgué. La science secrète n’est plus dans un lieu particulier ; il n’y a plus de mœurs inconnues, il n’y a plus d’institutions extraordinaires, il n’est plus indispensable d’aller au loin. S’il fallait tout voir par soi-même, maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu’il faudrait étudier, ni à l’étendue des lieux qu’il faudrait parcourir. On n’a plus ces grands desseins, parce que leur objet, devenu trop vaste, a passé les facultés et l’espoir même de l’homme ; comment conviendraient-ils à mes facultés solitaires, à mon espoir éteint ?

Que vous dirai-je encore ? La servante qui trait ses vaches, qui met son lait reposer, qui enlève la crème et la bat, sait bien qu’elle fait du beurre. Quand elle le sert, et qu’elle voit qu’on l’étend avec plaisir sur le pain, et qu’on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce que le beurre est bon, voilà sa peine payée ; son travail est beau, elle a fait ce qu’elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui est juste et utile, sait-il ce qu’il produira, et s’il produira quelque chose ?

En vérité, c’est un lieu bien tranquille que cette gorge d’Imenstrôm, où je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel infini : plus bas s’étendent au loin les terres que l’homme travaille.

Dans d’autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des printemps ; et moi, dont il faut que le toit de bois devienne semblable à celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois de chaque année.


  1. Ceci ne peut s’entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle de l’eau, répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de Réaumur, et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de glace. On prétend qu’un froid de 70 degrés n’est pas sans exemple à la New-Zemble. Mais je ne sais si l’on a vu sur les rives mêmes de la Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde, est, dit-on, de 38, et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute qu’elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n’est tout à fait accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées quelconques, quoiqu’on ait prétendu les avoir éprouvés à Jeniseick.
    Voici le résultat d’observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au 61° degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à 40 ; le même jour, à 51 ; et le 7 décembre, à 60. Ceci rendrait vraisemblable un froid de 70 degrés, soit dans la New-Zemble, soit dans les parties les plus septentrionales de la Russie, qui sont plus près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.
  2. Allusion à Démocrite apparemment.