Observations sur quelques grands peintres/Le Dominiquin

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LE DOMINIQUIN.


Le Dominiquin est du nombre de ces hommes aussi attachans que célèbres, dont les ouvrages inspirent le regret de n’avoir pas connu leur auteur : une touchante simplicité, la candeur, la vertu, sont peintes dans tout ce qu’il a produit ; c’est même un de ses caractères distinctifs ; ce qui le distingue plus encore, c’est d’avoir joint au style historique plus de vérité qu’aucun peintre ; on diroit qu’il ne s’est occupé que de l’imitation scrupuleuse de la nature posée sous ses yeux, et ce qu’il a peint a la beauté qui convient au sujet ; il est grand et vrai, et c’est un de ceux qui dessinent le plus correctement ; s’il n’est pas le plus élevé des fameux peintres d’histoire, il en est le plus vrai ; il n’étonne pas, il attache, il touche, il déchire quelquefois ; on l’aime d’autant plus qu’on le voit, qu’on l’étudie davantage ; ses caractères de tête ont une naïveté qui leur est particulière ; cette naïveté donne à ses têtes une expression qui intéresse, même lorsqu’elle n’est pas tout-à-fait juste. Le Dominiquin est un de ceux qui ont porté l’expression au plus haut degré ; le Poussin le nommoit le premier dans cette partie de son art : j’ose cependant me permettre de dire que, pour être plus juste, il pourrait quelquefois être plus élevé et plus brûlant ; c’est particulièrement lorsqu’il peint les passions, les expressions de la foiblesse, celles des femmes tendres, des jeunes filles, qu’il est plus original et plus admirable encore. Il a bien senti cette espèce d’incertitude et de vacillation, un des caractères, un des charmes de la foiblesse et de l’enfance. Ses femmes ont souvent cette grâce judaïque qui respire dans Athalie et dans Esther : personne n’eût mieux peint que lui les touchantes compagnes de l’épouse d’Assuérus, ces filles de Sion, captives gémissantes loin des bords du Jourdain ; et l’on peut dire que personne n’exprima comme lui les grâces de l’innocence et du sentiment ; celles que donnoient à des âmes simples ce dévouement, cette foi parfaite des premiers jours du christianisme : pour s’en convaincre, on peut se rappeler la chapelle de Sainte Cécile, peinte à Saint Louis des Français à Rome ; on peut se transporter devant le tableau du Rosaire, exposé au Musée Napoléon ; cet ouvrage n’a, sans doute, aucun ensemble de composition, ni de lumière, ni de couleur, mais il est rempli des plus beaux détails : quelle vérité dans la forme et la couleur de ces jolis enfans ! quelle expression ravissante dans les têtes des jeunes filles ! La ferveur de leur piété, une candeur angélique, donne un charme tout particulier à leur naïve beauté.

On peut ajouter encore, que même dans les figures d’homme, personne n’a rendu mieux que le Dominiquin toutes les expressions qui naissent de l’humilité et de l’onction de la religion chrétienne. La Communion de Saint Jérôme est son chef-d’œuvre, et l’un des chefs-d’œuvres de la peinture : l’expression qui doit y régner est celle qu’il sentoit le mieux. Le Vieillard mourant offre bien la défaillance du corps, et la tranquille résignation d’une âme vertueuse ; ceux qui l’entourent ont une douleur modérée, une soumission religieuse à la volonté divine : la composition de ce tableau plaît aux yeux, autant qu’au cœur et à l’esprit. Les effets y sont vrais et larges, et les lignes heureusement contrastées sans affectation. On est toutefois forcé d’avouer que la pensée de ce tableau n’est pas du Dominiquin, et qu’il a trouvé dans celui d’Augustin Carrache l’ensemble, les groupes et même les données de beaucoup de détails : mais il en a tiré un si grand parti ; son tableau est si fort au-dessus de celui de Carrache, qu’on lui pardonne aisément un larcin, source de tant de gloire, et qui a donné tant de jouissances aux amateurs des beaux-arts. Le Martyre de Saint André, peint à Saint Grégoire à Rome, prouve bien qu’il pouvait seul enfanter aussi une belle composition ; cet ouvrage, dont les savantes parties sont l’objet continuel des études de tous les élèves de l’Europe, est d’une ordonnance admirable ; la disposition générale en est conçue avec autant d’ordre et de grandeur, que de vérité et de simplicité.

Son tableau du Martyre de Sainte Agnès, est peut-être celui dans lequel on distingue le mieux et son grand talent, et son originalité. Cet ouvrage déconcerte toutes les règles de l’art. D’après les principes généralement reçus, il est mal composé : ce ciel ouvert, cette cour céleste, ces anges faisant de la musique, exactement placés au-dessus de l’objet principal, doivent distraire et l’esprit et les yeux ; ces femmes d’une expression foible, qui se trouvent à côté du bûcher, on ne sait pourquoi, doivent refroidir l’intérêt du sujet : ce tableau cependant est un de ceux qui font sur l’âme l’impression la plus profonde. Le groupe de la Sainte Martyre est si beau, si sublime, qu’il subjugue d’abord, et empêche de s’arrêter sur le reste ; le spectateur ému, entraîné, n’aperçoit que ce contraste déchirant du bourreau et de la jeune victime ; il ne voit que cet homme affreux qui, avec la seule expression de l’habitude de la cruauté, enfonce froidement un large poignard dans le sein d’une Vierge pure ; il ne voit que la beauté de la Sainte, dont l’attitude fait sentir son triomphe sur la douleur ; il n’est frappé que de l’expression attendrissante de cette tête, où la pâleur, la langueur de la mort se trouvent réunies au feu sacré d’un ravissement céleste. Eh ! qui peut, en effet, intéresser davantage qu’une jeune fille, belle, vertueuse, chère sans doute à l’amitié, à l’amour, abandonnant sans regret ce monde au moment où elle pouvoit s’y enorgueillir de tant de triomphes si flatteurs, et livrant avec joie au fer mortel son sein virginal, asile des grâces et de la pudeur.

Le Dominiquin a dans sa manière de rendre la nature, cette bonhomie, cette simplicité originale et touchante qui nous intéresse tant dans les productions de La Fontaine. Ils ont beaucoup de rapports dans leurs défauts, dans leurs aimables négligences ; il semble que leurs personnes, leur manière d’être devoient en avoir beaucoup aussi ; il semble qu’Annibal Carrache, étant avec son frère Augustin, avec le Guide, avec l’Albane, auroit pu dire du Dominiquin, ce que Molière disoit un jour de La Fontaine, à Chapelle, à Boileau et à d’autres : « Il est assez bête pour croire que nous avons plus d’esprit que lui. »

Quoique le Dominiquin ait peint les angles de Saint André de Laval, et le tableau fameux de Grotta Ferrata, où il a su rendre si attendrissant un jeune homme possédé du démon ; quoiqu’il ait fait la peinture sublime de la Communion de Saint Jérôme, et celle du Martyre de Saint André, on doit pourtant convenir qu’il n’est pas toujours élevé dans ses compositions, et qu’il a quelquefois des pensées triviales ; mais les compositions mêmes où l’on peut, avec justice, lui reprocher ce défaut, ont une simplicité qui charme ; elles ressemblent à celles des jeunes gens peu instruits des principes de leur art, qui, guidés seulement par un instinct heureux, joignent à des gaucheries des idées souvent plus vraies et plus attachantes que celles des artistes consommés. S’il n’a pas toujours de la grandeur dans ses ordonnances, il en a toujours dans les détails ; c’est aussi dans les détails, et non pas dans l’ensemble qu’il est souvent coloriste très-vrai et très-vigoureux.

Il n’avoit pas l’espèce de poésie qui convient aux sujets de la Mythologie, et à ceux des temps héroïques de la Grèce ; son Sacrifice d’Iphigénie ressemble au martyre d’une vierge chrétienne. Il ne possédoit pas cette entente générale qui charme les yeux au premier aspect, cette magie produite par l’harmonie des lignes de la composition, et par celle de la couleur et de la lumière : mais s’il n’a pas cet avantage, il nous en dédommage bien, puisque de tous les grands peintres, c’est celui qui va le plus au cœur ; c’est aussi celui dont la réputation a été toujours en croissant. Son siècle n’a pas rendu assez de justice à son mérite, et lui a souvent préféré des rivaux qui lui étoient bien inférieurs ; par les peines qu’ils lui ont fait souffrir, ils ont contribué à sa gloire ; ils ont donné plus de sensibilité à son âme, qui en a plus répandu dans ses ouvrages. La postérité le venge chaque jour en oubliant ses concurrens orgueilleux, et en lui donnant de nouvelles et tardives couronnes. Les efforts de l’envie, de l’ignorance et de l’intrigue, peuvent bien former des nuages qui voilent quelque temps l’éclat du génie, mais il les dissipe tôt ou tard, et il en brille davantage.