Observations sur quelques grands peintres/Le Guerchin

La bibliothèque libre.
◄  Le Brun
Bourdon  ►


LE GUERCHIN.


Le Guerchin est de tous les élèves célèbres des Carraches, celui qui leur ressemble le moins ; il ne ressemble pas davantage à ceux qui ont étudié dans la même École ; il tient bien plus de Michel-Ange de Caravage, dont la manière forte, long-temps à la mode, fut imitée par beaucoup de peintres ses contemporains. Ce fut en opposition à cette manière vigoureuse que le Guide en prit une, beaucoup plus foible, où il n’employoit que des ombres douces, et qui eut de si brillans succès. Instruit par les Carraches, inspiré par le Caravage, et par la nature, entraîné par son propre génie, le Guerchin se forma une manière nouvelle, avec laquelle il a fait un grand nombre de tableaux, qui l’ont placé parmi les peintres fameux.

Une couleur vigoureuse, monotone, et tendant au noir et au violet, une exécution facile, pleine de feu et de vérité, sont les principaux caractères de son originalité. Il est du nombre des peintres qui faisoient tout d’après nature, et copioient leurs modèles, comme s’ils eussent voulu faire leurs portraits, sans trop penser aux rôles qu’ils devoient jouer. Il est du nombre de ceux dans les ouvrages desquels on reconnoît l’acteur bien plus que le personnage qu’il représente. Ses tableaux ont une physionomie bien différente de celle des tableaux de Michel-Ange de Caravage, de l’Espagnolet, du Valentin, d’Alexandre Véronèse, quoique tous ces artistes aient eu le même but que lui.

Il composoit facilement, mais sans élévation ; l’art disposoit ses ordonnances, et presque jamais le sentiment et l’enthousiasme. S’il avoit beaucoup de chaleur dans l’exécution, il en avoit peu dans la pensée. Cependant ses sujets de dévotion ont souvent de la dignité, de l’onction, et l’on y retrouve la piété de leur auteur. Il avoit quelquefois de l’expression, de la noblesse et une sorte de grandeur ; mais ce ne sont pas les parties qui le caractérisent, et celles dont il s’occupoit le plus. Toute l’énergie de son sentiment se portoit vers l’imitation de la nature. Donner de la rondeur à une surface plate, imiter la saillie des corps, charmer, étonner, tromper les yeux ; voilà quel fut son but presque unique : aussi dans cette partie, est-il un homme extraordinaire, a-t-il une physionomie bien originale. Il entend mieux le clair-obscur d’une partie que celui du tout ensemble. On peut en juger par son tableau de Sainte Pétronille, apporté d’Italie par nos armées victorieuses, toujours regardé comme son plus important et son plus bel ouvrage, et qui a été peint à Rome pour l’église de Saint Pierre. Ce tableau, vu de près, est admirable par la beauté des détails, par la chaleur avec laquelle ils sont exécutés, par la force de la couleur autant que par la fermeté du pinceau. De loin on n’y voit que des taches blanches, semées sans ordre dans de grandes masses de brun ; et le public, à qui l’on n’a pas dit que c’étoit un bel ouvrage, ne s’en doute point du tout : il pourroit même demander, avec raison, « si c’est un effet de jour, ou un effet de nuit, un ciel ouvert, ou l’intérieur ténébreux d’un tombeau ? » En général, le Guerchin a peint la nature éclairée comme elle l’est dans une cave ; il la disposoit pour avoir des ombres bien décidées, et pour donner à ses lumières plus de magie et de saillie. Ces moyens ne sont point blâmables dans les scènes qui se passent entre des murailles ; en les employant on obtient presque toujours des succès ; ils ne conviennent guère cependant pour peindre l’intérieur des palais, où le plus beau jour doit éclairer les richesses et la pompe ; mais ils donnent surtout des tons de couleur et des effets absolument faux, lorsqu’on les emploie pour représenter des sujets en plein air : n’est-il pas ridicule de montrer dans une campagne la lumière d’un caveau sur le devant, et la clarté des cieux dans le fond ; ou, pour avoir une harmonie vigoureuse, de faire un ciel qu’on n’a jamais vu ni le jour ni la nuit, et qui semble éclairé par les rayons poétiquement funestes d’un météore d’Ossian ?

Le Guerchin a fait quelquefois des tableaux d’une couleur fraîche, d’un ton argentin et agréable ; mais ce n’est pas sa teinte ordinaire, ce n’est pas celle qui le caractérise : on peut dire même que ses plus beaux tableaux sont dans le ton noir, violet, qui semble lui être plus naturel. Avec ce coloris sombre, son sentiment étoit plus à son aise et s’exprimoit avec plus de verve : il ne faut, pour s’en convaincre, que jeter les yeux sur ses ouvrages les plus connus, et particulièrement sur le Martyre de Saint Pierre, une de ses plus belles productions, une de celles où il a mis plus de chaleur et d’enthousiasme.

L’excellence de ses mœurs et de son caractère, la bonté de son âme, sont aussi célèbres que ses ouvrages : cet heureux naturel fait aussi peut-être une partie de leur différence avec ceux des autres peintres qui ont suivi la même route que lui. Sa douceur, sa modération, ses vertus paisibles percent au travers de sa manière forte et rembrunie ; et sa fière vigueur est toujours mêlée d’amabilité. Il est quelquefois très-gracieux, ce qui n’arrive jamais au Valentin et à Michel-Ange de Caravage. Les hommes peuvent cacher leur véritable caractère par des actions, ils ne le peuvent jamais dans leurs ouvrages : Auguste a pu tromper l’Univers pour le mieux asservir ; il a pu être généreux, clément par politique : Virgile, dans ses écrits, n’auroit pu se déguiser ; et dans ses vers harmonieux, sa vertu, la bonté, la douceur de son caractère dévoient se montrer malgré lui avec l’élévation de son esprit. Si Raphaël eut peint les scènes épouvantables du Jugement Dernier, sur les fronts mêmes des esprits infernaux on auroit reconnu les grâces et la beauté céleste de son âme.

Lorsque l’École Française faisoit consister le plus important mérite de la peinture dans la facilité et la hardiesse du pinceau, elle avoit la plus haute estime pour le Guerchin ; nos jeunes élèves qui alloient étudier à Rome, s’y faisoient un devoir de copier quelqu’un de ses ouvrages : mais depuis que notre École a pris une manière toute différente, et qu’elle n’estime les talens qu’en raison de leur ressemblance avec les statues antiques, et les maîtres du goût le plus sévère ; depuis que les jeunes peintres ont un amour exclusif pour la correction et le grand caractère du dessin ; le fameux Guerchin n’est peut-être à leurs yeux qu’un homme très-ordinaire. Les modes passent, leur souvenir même s’éteint bientôt avec elles ; les anciennes ont passé, les nouvelles passeront encore, le Guerchin restera.