Observations sur quelques grands peintres/Pietre de Cortone

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PIETRE DE CORTONE.


Voltaire nomme Chaulieu le premier des poëtes négligés ; on pourroit nommer le Cortone le premier des peintres négligés ; avec cette différence, que Chaulieu ne l’est pas également ; que s’il a fait des choses foibles et communes, il en a fait d’autres pleines de beautés du premier ordre : sa négligence vient du défaut de soin et de travail ; celle du Cortone a une unité parfaite, et toutes les parties de ses ouvrages ont le même caractère. Il travaille d’après des principes trop relâchés, mais il les suit exactement. Sa manière, facile et séductrice, eut de grands succès en Italie ; elle influa prodigieusement sur le goût de la peinture dans toute l’Europe.

Les lignes brisées, employées d’abord par l’Albane et par le Corrège, l’ont été bien davantage par le Cortone : les premiers s’en servirent par l’instinct des grâces ; leur successeur les a exagérées, les a prodiguées partout, et peut-être par combinaison autant que par sentiment : il a beaucoup abusé des formes imitant la flamme qui se trouvent bien dans la nature, mais dont l’affectation est une manière vicieuse ; ce doux balancement de lignes cesse de plaire dès qu’il est trop répété ; l’affectation de la variété est une fatigante uniformité. Soumises à des lois, les Grâces perdent une partie de leur charme, elles languissent dans les fers, quelque brillans qu’ils soient. On est bien loin de dire pourtant que les ouvrages du Cortone n’aient pas de grâces, mais ce ne sont pas celles de la simple nature, celles qui touchent, qu’on rencontre au village ; ce sont les grâces brillantes qui triomphent à l’Opéra, qui paroissant être un don des fées, s’unissent si bien à l’éclat, à la pompe de la richesse, et qui naissent surtout d’un choix de formes agréables, et contrastées avec cette espèce de goût, qui est le principe de la décoration. Dans tous les sujets qu’il a traités, le Cortone a toujours employé la même manière. Il n’a jamais donné aux différens peuples, aux différens personnages, le caractère qui leur est propre ; les ajustemens de ses figures sont disposés avec ces formes théâtrales, compagnes inséparables du luxe. Les sévères Spartiates sont parés dans ses tableaux comme les habitans de la molle Ionie, et le manteau d’un apôtre y est agencé comme celui d’Alcibiade.

L’École Française a cherché long-temps à imiter la manière de Pietre de Cortone : mais sur les pas d’un modèle relâché, elle s’est bien égarée encore. Le peintre Italien se forma au milieu des restes imposans de l’antique maîtresse du monde, au milieu des ouvrages des plus fameux artistes modernes : il étoit presque contemporain des Carraches, du Dominiquin : il ne les suivit pas, sans doute ; mais il prit, sans y penser, quelque chose de leur physionomie et de leur accent ; et le grandiose qui l’environnoit a dû se montrer dans tout ce qu’il a produit ; les Français, au contraire, ajoutèrent à leur modèle toute la jolie afféterie de leurs cercles charmans. Le Cortone adopta dans les formes des femmes ce qui lui paroissoit le plus agréable ; il l’exagéra, le réduisit en principes, et peut-être le peignit de pratique ; les Français en firent autant ; mais comme les modèles de leur pays avoient un moins grand caractère, leur manière fut plus petite, elle arriva jusqu’au ridicule, et expira lorsqu’elle fit rire.

Les défauts reprochés, avec raison, aux tableaux du Cortone, sont beaucoup plus excusables, et semblent même souvent la source de beaucoup de beautés dans ses plafonds et ses grands travaux de décoration ; les objets qu’on ne voit que de loin n’ont pas besoin d’être bien terminés ; les détails y deviennent inutiles ; l’ordonnance générale, le choix heureux des principales lignes, les effets bien décidés de couleur et de lumière y sont seuls essentiels : il faut que les yeux soient séduits au premier aspect ; d’ailleurs, des figures en l’air, mêlées avec des ornemens de stuc, avec des paysages dans les nues ; cette foule d’objets créés pour amuser les yeux, sont des rêves de l’imagination ; et ce que l’on voit en rêvant, peut bien ne pas ressembler exactement à ce qui s’offre tous les jours à nos regards : la fausseté même devient là presqu’une vérité, puisque nous savons bien que nous devons n’y voir que des choses extraordinaires. Voilà pourquoi la célébrité de Pietre de Cortone vient particulièrement de ses grands travaux, du plafond du palais Pitti à Florence, et plus encore de cet immense ouvrage, si justement renommé, exécuté avec tant de facilité au palais Barberin à Rome ; c’est cette brûlante et rapide facilité avec laquelle y est présentée l’abondance de ses idées qui contribue beaucoup à entraîner l’étonnement et l’admiration.

Le balancement affecté de toutes les lignes, soit dans l’ensemble, soit dans les détails, et principalement dans les draperies, les lumières groupées partout de la même manière, prodiguées partout sans presque de sacrifices, produisent dans ses ouvrages cet éclat brillante qui en fait le caractère distinctif, et tout à la fois le vice et le charme puissant. Sa couleur tient de la décoration comme ses compositions ; éclatante et riche, lumineuse et forte, elle a séduit et devoit séduire particulièrement dans les plafonds, où, réunie à la hardiesse de l’exécution, à la poétique abondance des pensées, à la prodigieuse variété des formes, elle contribue beaucoup à donner à ces vastes conceptions la magie et l’air d’enchantement qui semblent répandre la vie sur la magnificence des palais.

Quoique ses tableaux de chevalet et ceux de moyenne grandeur soient, avec raison, bien moins estimés que ses plafonds, il en a fait cependant de très-beaux, et qui, sans avoir aucune partie de la peinture à un degré supérieur, ont un mérite très-séduisant. Le tableau de la Nativité de la Vierge, conservé au Musée Napoléon, est dans ce genre une de ses plus piquantes productions ; il séduit par un charme de couleur et de formes aimables ceux même qui lui font le plus de reproches : les expressions des têtes y plaisent, quoiqu’elles ne soient pas tout-à-fait justes ; et quelquefois elles font oublier ce qui leur manque.

Le Cortone a peint les femmes bien mieux que les hommes, et cela devoit être : pour les peindre, l’artifice est permis ; elles paroissent sans cesse environnées de tous les prestiges de l’art ; sans compter ceux qu’elles nous font connoître, on suppose qu’elles doivent en savoir d’autres, et qu’elles peuvent en imaginer de nouveaux ; quelque outré que soit le fard qu’on leur donne, il peut paroître vraisemblable, et il choque d’autant moins, qu’on n’ignore pas que, dans tout, elles savent toujours trouver de nouveaux moyens de plaire.

Pietre de Cortone fut bon architecte, et il a été regardé dans son siècle comme un des peintres les plus agréables de l’Italie. Malgré les différens goûts des Écoles, tyranniques quelques instans et oubliées bientôt après, cette réputation bien méritée n’a fait que s’accroître ; elle a été augmentée encore par ceux qui, après lui, ont suivi la même carrière ; et peut-être pourroit-on le nommer, sans injustice, le premier des peintres décorateurs.