Octave (Pontmartin)

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OCTAVE.

I.

Dans la partie la plus aride du département des Hautes-Alpes, à une demi-lieue de la route de Grenoble, on voit un château d’assez sombre apparence, dont les archéologues auraient peine à déterminer le style et la date. Ce château, appelé Blignieux, se compose d’un bâtiment carré, flanqué de deux tourelles décapitées pendant la révolution, et recouvertes d’une toiture en tuiles rouges. La grille fait face à une avenue d’ormeaux rabougris, aboutissant à un chemin frayé jusqu’à la grande route à travers des terres pierreuses. Une longue terrasse, parallèle à la façade, donne vue, à droite, sur un paysage terne et froid, qui n’a ni le caractère grandiose des montagnes du Dauphiné, ni la physionomie riante des plaines de la Provence. Ce sont des collines d’un dessin vulgaire, d’une teinte pâle et argileuse, se succédant, par mamelons inégaux, jusqu’aux premiers contreforts des Alpes. La végétation y est souffreteuse ; les habitans ont un air de pauvreté qui serre le cœur. Quand vient la saison des pluies, rien n’est plus triste que ces horizons écrasés par un ciel bas ou estompés par la brume. Il y avait, au moment où commence mon récit, bien des années que le bonheur et la joie semblaient exilés de ce château. Blignieux appartenait au comte Octave d’Esparon, qui l’avait quitté depuis long-temps en y laissant sa femme et son fils. Les détails de cette séparation à l’amiable n’étaient qu’imparfaitement connus : ces vieux murs en avaient gardé le secret.

Bien jeune encore. Octave d’Esparon s’était trouvé, par la mort de ses parens, à la tête de son patrimoine. Élevé à Paris, pendant ces années si riches en enthousiasme qui marquèrent la seconde période de la restauration, il était revenu dans sa province avec une foule de ces idées vagues, attrayantes, qui, colorées par le rayon de la jeunesse, forment tout un monde imaginaire, beaucoup plus séduisant que le nôtre. Aussi n’avait-il accepté de l’existence que le côté romanesque : des rêveries au lieu d’activité, des sentimens, des instincts au lieu de principes, voilà ce qu’il apportait dans cette vie où les luttes les plus ignorées ne sont pas toujours les moins honorables, où les vertus les plus obscures sont quelquefois les plus belles.

Obéissant à un de ces caprices d’imagination familiers aux natures mobiles et qui les poussent, en un instant, d’un extrême à l’autre. Octave, à vingt-quatre ans, avait cru trouver dans le mariage l’accomplissement ou l’oubli de ses rêves juvéniles : il avait épousé Mlle Marceline de Gureuil, fille d’un riche propriétaire fixé dans la vallée d’Ogerelles, près de Grenoble. Mlle de Gureuil avait dix-sept ans à peine, et tout ce qu’on savait d elle, c’est qu’elle était belle, grave et pieuse. Son père la maria sans appréhension : les goûts poétiques d’Octave d’Esparon l’avaient préservé de ce que les provinciaux appellent des sottises, et le vieux gentilhomme, élevé dans les idées de son temps, ne pouvait pas même soupçonner le genre de péril qu’apportent avec eux les caractères tels que celui-la. Quant à Marceline, son éducation austère, sa rigide piété, ne lui permettaient de préférer personne, et elle avait tendu la main à l’homme choisi par M. de Gureuil sans se douter qu’il lui fût possible de songer a un autre.

Bien près d’elle pourtant, dans une habitation du voisinage, il y avait un jeune homme qui, sans l’avouer à personne, n’avait pu se défendre d’un sentiment profond pour Mlle de Gureuil. George de Charvey, troisième fils d’une famille nombreuse, se savait destiné au métier des armes par nécessité et par goût, et l’inégalité des positions lui eût fait regarder comme une folie de prétendre à la main de Marceline. Il avait donc soigneusement renfermé dans son âme un penchant que condamnait sa raison sévère, et, grâce à son extrême réserve, nul ne l’avait deviné. George était de ceux qui pensent qu’on profane certaines affections en les laissant entrevoir. Dès que son âge et ses études le lui avaient permis, il était entré au service, et il était déjà en garnison lorsqu’il avait appris le mariage de Mlle de Gureuil avec Octave d’Esparon. Ce mariage ne fut pas heureux : au bout de quelques mois, Octave avait commencé à ressentir les premiers symptômes de ce malaise qui s’empare des imaginations ardentes, lorsqu’elles sont forcées de substituer les lignes inflexibles d’une vie tracée d’avance aux horizons lumineux et changeans qu’elles disposaient à leur gré. Ce ne fut d’abord que de l’inquiétude, un besoin de rêverie, un désir de produire au dehors les pensées qui l’agitaient. Octave n’avait point perdu de vue le mouvement poétique qui fut si remarquable à cette époque ; il s’y était associé pendant quelque temps, et, se voyant éloigné de Paris, se croyant condamné pour toujours à l’obscurité et à l’inaction, il éprouvait une sorte de mécontentement qui n’était pas encore de la révolte, mais qui ressemblait déjà à de l’ennui. Lorsqu’il songeait aux chances de célébrité qu’il avait perdues, il se disait bien, pour se consoler, qu’on n’est point vaincu lorsqu’on n’a pas lutté, et qu’en restant libre, il eût pu conquérir une place dans la littérature contemporaine ; mais plus son amour-propre s’accoutumait à cette idée, plus il souffrait d’être obligé de réduire à des conjectures ce dont il eût pu faire des réalités. Pour démêler et combattre ces symptômes, il eût fallu une femme clairvoyante, habile, qui sût feindre la passion si elle ne l’éprouvait pas, et traiter M. d’Esparon comme un malade dont on flatte les manies. La vanité a cela de remarquable, qu’elle est à la fois très difficile à assouvir et très facile à amuser. S’unir aux vagues aspirations d’Octave, devenir sa confidente et son public, lutter sans cesse dans ses bras contre ces deux ennemis des rêveurs inconnus, l’orgueil de ce qu’ils pourraient faire, et le regret de ce qu’ils ne font pas, voilà par quels légitimes artifices Mme  d’Esparon aurait pu arrêter les progrès du mal. Elle ne devina ni le danger, ni le moyen de le prévenir. Trop sérieuse et trop sincère pour paraître passionnée lorsqu’elle n’était qu’obéissante, rattachant toutes ses affections aux lois précises du devoir, dépourvue de cette vivacité expansive qui appelle la confiance, Marceline aurait eu besoin de rencontrer un cœur dévoué qui, à force d’attentions ingénieuses et de délicates prévenances, l’amenât insensiblement à moins douter d’elle même, à se livrer davantage, à ne plus se méfier de ce qu’elle pouvait ressentir ou inspirer. Octave, avec ses alternatives de transports et de sombre humeur, avec cette nuance d’exagération inséparable de certaines natures d’artiste, ne pouvait qu’effaroucher ce caractère contenu, ennemi de toute démonstration factice. Mme  d’Esparon acheva donc de se replier sur elle-même, peu soucieuse de suivre son mari dans ces voies inconnues où elle le laissa s’isoler.

Dès-lors, il s’éleva entre eux une mystérieuse barrière, une hostilité sourde qui devait s’aggraver chaque jour. Il en est du bonheur domestique comme de ces tissus précieux, mais frêles, que la moindre déchirure suffit pour mettre en lambeaux. Octave s’obstina de plus en plus dans cette conviction de sa valeur poétique, dont on eût pu le distraire en ayant l’air de la partager. Mme  d’Esparon s’habitua toujours davantage à sceller ce cœur qui se sentait méconnu avant même d’être offensé. L’année suivante, elle eut un fils, et, au lieu de faire de cette joie un sujet de rapprochement entre deux âmes déjà désunies par mille déchiremens secrets, elle eut l’imprudence de se retrancher dans sa maternité comme dans une forteresse imprenable. Absorbée par ses soins pour son fils, elle ne remarqua ms que M. d’Esparon s’accoutumait à vivre loin d’elle. Il sortait chaque jour pour faire de longues promenades, et ne rentrait que le soir, inquiet et agité. Sa journée s’était passée à poursuivre des fantômes, et son imagination, échauffée par l’oisiveté et la solitude, avait peuplé ce mélancolique paysage de ce qui manquait à sa vie. Gloire, plaisirs, éclat des fêtes, emploi de ses facultés inactives, il avait tout demandé aux brises qui glissaient sur ses tempes, aux nuages qui montaient dans l’espace, et le soir, rentré dans ce château, retrouvant une femme qui l’humiliait de sa résignation et de son silence, il retombait du haut de ses chimères dans l’aride réalité, et il faisait un douloureux parallèle.

Une pareille situation ne pouvait durer : bientôt s’élevèrent quelques orages d’un effet d’autant plus désastreux, que Mme  d’Esparon restait constamment, pendant ces crises, silencieuse et impassible. Son mari reprenait, à propos de quelque épisode vulgaire, ce thème toujours nouveau et toujours le même : cette glorification du poétique aux dépens du vrai, ces allusions perpétuelles à sa destinée manquée, à sa vocation méconnue. Mme  d’Esparon ne lui répondait pas. Octave, qui eût mieux aimé des reproches et des tempêtes, se débattait contre ce silence ; il s’irritait de jeter dans le vide ses déclamations éloquentes ; emporté par l’ardeur du moment, il devenait provoquant et hostile ; la verve de sa colère amenait sur ses lèvres quelques-unes de ces paroles incisives, irréparables, qui entrent dans le cœur comme une lame, et sur lesquelles le cœur se referme, gardant la lame et la plaie. Elle se levait alors, toujours calme ; elle sortait de l’appartement, sans que ses yeux trahissent aucune souffrance, et, un instant après, on l’eût retrouvée agenouillée à son prie-Dieu ou inclinée sur le berceau de son petit Albert.

Cette vie, agitée sans éclat, monotone sans sérénité, ne tarda pas à inspirer une profonde antipathie à M. d’Esparon ; ces tristes contradictions révoltaient, non pas sa raison et son cœur, mais la distinction de son esprit et la délicatesse de son goût. Seulement, au lieu de les amoindrir, en se résignant à n’être qu’honnête sans prétendre à être grand, il songea à leur échapper d’une façon plus conforme à ses préoccupations vaniteuses. Une idée qu’il traita d’abord de chimère, qui resta long-temps confuse et inavouée, se mêla peu à peu à ses rêveries : puisque, dans cette existence qu’il subissait, il ne pouvait ni goûter le bonheur ni le donner, il se dit qu’il pouvait s’y dérober sans crime, que, pour le repos, la dignité de tous les deux, une séparation était préférable à ces récriminations impuissantes qui ne remédiaient à rien et aigrissaient tout. Une fois que cette idée se fut emparée de lui, il perdit à se familiariser avec elle le temps qu’il aurait dû employer à s’en défendre, et bientôt il lui fut aussi difficile de la cacher que de la vaincre. Mme  d’Esparon la devina : découragée par de longues épreuve, entraînée par cette espèce de douloureux fatalisme qui pousse les cœurs blessés au-devant de nouvelles blessures, elle ne fit rien pour combattre ce projet coupable. Octave vit un consentement tacite, un secret désir peut-être dans cette résignation passive qui le rassurait et l’irritait tout ensemble ; il cessa de se contraindre, et chaque incident de leurs froides ou orageuses journées ne fit que les rapprocher davantage de ce dénoûment qui devenait inévitable, dès l’instant qu’ils ne le regardaient plus comme impossible.

Si réservée, si maîtresse d’elle-même que fût Mme  d’Esparon, sa situation devait forcément se refléter dans sa correspondance avec son père. Celui-ci comprit, entre deux accès de goutte, que sa fille n’était pas heureuse, et, en homme sûr de son fait, il écrivit à son gendre pour le tancer vertement. Dans le contact des âmes droites, mais communes, avec les esprits brillans et égarés, ce qui achève ordinairement de tout perdre, c’est que celles-ci mettent autant de rudesse à réparer le mal que ceux-là ont mis de délicatesse à le faire. La lettre de M. de Gureuil était tout simplement une sévère mercuriale, qui ne tenait aucun compte des prétentions d’Octave, et où l’irascible vieillard se montrait parfaitement étranger à nos raffinemens modernes. Il écrasait en outre M. d’Esparon du détail des perfections de sa fille, énumération intempestive, qui suffit pour nous rendre une femme antipathique et nous faire haïr toutes les vertus dont on nous reproche de n’être pas dignes.

Ce fut le coup de grâce : M. d’Esparon entra chez sa femme avec cet air sombre et résolu que prennent les hommes faibles quand ils veulent être violens. — Vos plaintes, dit-il, vos accusations, vos ressentimens, ont porté leurs fruits ; votre père, renseigné par vous sans doute, me traite comme on ne traiterait pas l’écolier le plus indocile, le visionnaire le plus insensé !

— Je puis vous assurer, monsieur, dit Mme  d’Esparon, que mon père peut avoir deviné, mais que je ne vous ai pas trahi.

— Votre père a raison, madame, reprit Octave d’un ton ironique qui déguisait mal sa colère. Non, je ne suis pas digne de vous ; non, je ne puis rester ici sans vous rendre malheureuse en étant moi-même malheureux. Pourquoi chercher à nous tromper plus long-temps ? Il n’y a qu’un moyen d’échapper à ces collisions pitoyables, d’alléger la chaîne à laquelle nous sommes rivés tous deux : il faut que je parte, que je vous quitte… au moins pour quelques années.

— Si vous jugez cette séparation nécessaire, si vous espérez y retrouver le bonheur, vous êtes le maître, lui dit-elle en palissant un peu, mais toujours calme.

— Vous le voyez, ce moyen ne vous effraie point ; vous l’aviez prévu, approuvé peut-être. Qu’il soit donc fait selon notre désir à tous deux ! Je vais partir pour Paris : je veux savoir enfin si je suis vraiment un fou, un enfant, un maniaque, si ces idées de gloire et de poésie qui me tourmentent sont des chimères comme vous le pensez, ou des pressentimens comme je le crois. Je vous laisse ce château, je vous laisse mon fils : vous conserverez ainsi tout ce que vous aimez, et sans doute, ajouta-t-il avec un sourire amer, votre cœur me saura autant de gré de ce qu’il perd que de ce qu’il garde !…

Nul ne sut ce qui se passa à Blignieux pendant les heures qui suivirent ce dernier entretien. Le lendemain, au point du jour, Octave était parti. Pour les domestiques et pour le monde, peut-être aussi pour se donner le change à lui-même, il affecta de dire que cette absence ne serait pas éternelle ; mais M. d’Esparon et sa femme comprirent en se quittant qu’ils se séparaient pour jamais.

À Paris, le comte se lança dans la vie littéraire ; il renoua d’anciennes relations, il devint à la fois écrivain et homme du monde, et, si le succès pouvait être une excuse, Octave fut promptement justifié. Il avait trop hâte de réussir, il était trop avide des jouissances de l’imagination et de l’amour-propre pour songer à lutter contre le courant, à se préserver de ces excès où se sont appauvries de nos jours tant de facultés éminentes. Seulement il y apporta une sorte de distinction et d’élégance suffisantes pour la plupart des lecteurs qui se croient délicats lorsqu’ils ne sont que frivoles. En un mot, M. d’Esparon, au bout de quelques années, avait à peu près réalisé le rêve de sa jeunesse. Il était arrivé à cette célébrité qui n’est pas précisément la gloire, mais qui lui ressemble, surtout pour les gens intéressés à s’y tromper. Quant à Mme  d’Esparon, elle poursuivait sans bruit, sans murmure, sa vie solitaire de Blignieux. Ses relations avec le voisinage, qui n’avaient jamais été très suivies, avaient cessé tout-à-fait. En général on la plaignait, on l’estimait, mais sans vive sympathie. Le monde n’est-il pas presque aussi sévère pour l’abus de certaines vertus que pour l’éclat de certaines fautes ? Il était facile de prendre pour de la fierté la réserve de Mme  d’Esparon, et son austérité pour de la raideur. Aussi avait-on trouvé presque naturel qu’Octave, dont on connaissait les goûts, n’eût pu s’accorder avec elle, et lorsque la rupture avait eu lieu, tout en blâmant un peu M. d’Esparon, on avait mis une affectation bienveillante à ne point paraître surpris.

Fort indifférente aux jugemens du monde, peu communicative avec les gens de sa maison, Mme  d’Esparon s’était exclusivement consacrée à l’éducation d’Albert ; mais là encore l’attendait une douleur plus intime et plus cruelle peut-être que toutes les autres.

Presque toujours seul avec sa mère, ne la quittant jamais, lui tenant lieu de tout, il semble qu’Albert ne pouvait aimer qu’elle, qu’il devait se former entre eux un de ces liens qui confondent deux âmes dans une âme, deux vies dans une vie. Il n’en fut pas tout-à-fait ainsi. Albert avait été, dès le berceau, une de ces créatures d’élite que Dieu, dans sa bonté, accorde quelquefois aux unions malheureuses, comme il permet aux arbres brisés par l’orage de renaître de leurs racines en un rejeton plus vert et plus beau. Il tenait à la fois de sa mère et d’Octave ; il avait de l’une la loyauté et la droiture, de l’autre l’organisation délicate et poétique. Malheureusement l’éducation que lui donnait sa mère fut, comme l’affection même de Mme  d’Esparon, plus austère qu’attrayante, plus sérieuse que tendre. Justement prévenue contre les écarts de l’esprit, la comtesse s’attacha surtout à prémunir son fils contre ces douces et dangereuses lueurs qui lui avaient coûté si cher ; mais elle manqua le but en le dépassant. Il y avait dans l’âme caressante d’Albert, à mesure qu’il grandissait, un besoin d’épanchement et de tendresse que Mme  d’Esparon ne satisfit pas. Alors, dans son ignorance de toutes choses, il s’était adressé, sur l’absence de son père, des questions timides. Il s’était élancé sur cette trace mystérieuse sans autre guide que sa curiosité inquiète. Lorsque Octave avait quitté Blignieux, Albert approchait de sa sixième année ; c’était assez pour qu’il conservât du comte une image douce et confuse comme les rêves de cet âge. Il y avait surtout un souvenir auquel il restait obstinément fidèle : c’était celui d’une nuit d automne pendant laquelle, à travers son sommeil, il avait cru entendre dans la maison un mouvement et un bruit inusités. Vers le matin, sa porte s’était ouverte tout à coup ; un homme s’était avancé précipitamment vers son lit. Un pâle visage, se penchant sur lui, avait promené un long baiser sur ses joues et sur son front ; puis tout avait disparu, et le jour même on avait dit à Albert que son père était parti.

Pendant quelque temps, il avait questionné sur ce départ Mme  d’Esparon, qui lui répondait vaguement que le comte voyageait ; mais les enfans ont pour certaines plaies de famille un instinct si sûr et si pénétrant, que bientôt Albert comprit qu’il ne devait plus interroger. C’est alors que Mme  d’Esparon, si elle avait su détourner à son profit ces premières inquiétudes, aurait aisément effacé dans l’âme d’Albert toute affection antérieure ; c’est alors aussi qu’attristé par la froide austérité de sa mère, il revint à ses premières impressions. Il retrouva dans sa mémoire cette vision matinale qui lui avait montré une dernière fois son père au moment du suprême adieu : il lui sembla que c’était de cette heure que datait pour lui la faculté de sentir et d’aimer, et il en fit profiter Octave. Bientôt à ces idées confuses vint s’ajouter un autre sentiment. Il n’y a plus aujourd’hui de pays, si arriéré qu’il soit, où les journaux ne pénètrent : on n’en recevait pourtant aucun à Blignieux : mais un jour Albert trouva par hasard sous sa main un numéro dépareillé où l’on parlait d’Octave d’Esparon comme d’un homme célèbre. Les mots de succès, de talent, de gloire, y étaient répétés à chaque ligne : c’est l’usage aujourd’hui, et l’on distribue sans compter ce genre de largesses, comme on prodiguait les assignats dans les derniers temps de la république. Albert en ressentit une joie si vive, qu’il en fut presque effrayé. Emporter ce journal dans sa chambre, lire et relire ces quelques lignes, les presser contre ses lèvres, se sentir saisi d’un respect superstitieux pour ces carrés de papier qui lui parurent ne pouvoir jamais mentir, tel fut pour lui le résultat de cette découverte. Dès-lors l’affection indécise et curieuse qu’il avait conçue pour son père devint un véritable enthousiasme, auquel se mêla l’orgueil de porter son nom et le désir de s’initier à sa vie.

Cependant Albert, s’il éprouvait trop de contrainte auprès de Mme  d’Esparon ou un penchant trop vif pour la séduisante et lointaine image, n’avait jamais pensé qu’il lui fût possible de quitter sa mère. Comme tout semble facile dans les premiers jours de la jeunesse, il aimait mieux se représenter dans une sorte de vague perspective un rapprochement entre M. et Mme  d’Esparon, rapprochement dont il serait peut-être l’heureux médiateur : là s’arrêtaient ses rêves et ses désirs ; mais la comtesse ne pouvait tenir compte de toutes ces nuances. Le seul mystère qu’elle eût pénétré, c’était cette partialité blessante qui déchirait les fibres les plus délicates de son cœur. Bien qu’elle n’en fît point un reproche à Albert et qu’elle ne parût pas même s’en être aperçue, cette cruelle découverte jetait une teinte plus sombre sur ses relations avec son fils, et cette vie à deux, que leur tendresse eût pu adoucir, se consumait, sans confiance et sans joie, sous ce ciel sans sourire et sans soleil.

Pendant que ces deux âmes souffrantes luttaient ainsi contre des douleurs cachées, des changemens graves s’étaient accomplis dans la destinée de George de Charvey : il avait perdu ses deux frères aînés, et s’était trouvé seul héritier de son nom. S’il ressentit alors un regret en songeant à la vallée d’Ogerelles, sa conduite n’en avait rien révélé. Toujours esclave de ce qu’il regardait comme son devoir, il avait fait un mariage de convenance ; sa femme était morte deux ans après en lui laissant une fille, et M. de Charvey, cédant de nouveau à sa vocation, avait confié cette enfant aux soins d’une de ses sœurs et repris du service. Parvenu au grade de colonel après un long et rude séjour en Afrique, il n’avait jamais perdu de vue, pendant ses campagnes ou ses courtes apparitions en France, ce pauvre coin des Hautes-Alpes qu’habitait Mme  d’Esparon. Il avait appris tour à tour les tristes orages de son intérieur, la naissance d’Albert, le départ du comte et ses succès à Paris ; mais il n’était plus revenu dans le Dauphiné : Mme  d’Esparon ne l’avait pas revu, et elle soupçonnait à peine l’existence de cet ami inconnu, malheureux de ne pouvoir ni adoucir ses souffrances passées, ni la protéger contre de nouveaux chagrins.

II.

Plus de douze ans s’étaient écoulés depuis le départ de M. d’Esparon. Albert venait d’accomplir sa dix-huitième année, et cet anniversaire, au lieu d’égayer Blignieux et ses habitans, plongeait Mme  d’Esparon dans de mélancoliques réflexions. Seule dans son grand salon, vaste pièce presque démeublée et tendue d’une étoffe brune, elle tournait de temps en temps ses regards du côté des fenêtres qui donnaient sur la terrasse. On apercevait par les épaisses embrasures une partie de ce froid paysage, encore assombri par les brouillards de novembre. Tous les objets extérieurs étaient en harmonie avec les pensées de Mme  d’Esparon, qui, en recueillant ses souvenirs, n’y trouvait que sujets de tristesse.

Tout à coup sa rêverie fut interrompue par une voix jeune et vibrante qui retentit au dehors, mêlée à de joyeux aboiemens. Un grand et beau jeune homme parut à l’extrémité de la terrasse, suivi de deux chiens anglais dont il avait peine à réprimer les transports. Mme  d’Esparon, à demi cachée derrière les rideaux d’une des fenêtres, le regardait sans qu’il la vît, et son âme tout entière semblait concentrée dans ce regard. En cet instant même un domestique entra, et lui remit une lettre que le facteur venait d’apporter. Un coup d’œil suffit à Mme  d’Esparon pour en reconnaître l’écriture : cette lettre était de son mari ; il lui redemandait Albert.

Les égoïstes ont un art merveilleux pour pardonner le mal qu’ils ont fait et s’envelopper dans l’amnistie qu’ils accordent à leurs victimes. À lire la lettre d’Octave, on eût dit qu’en se décidant à quitter Blignieux, il avait songé à assurer le repos de Mme  d’Esparon non moins qu’à satisfaire ses rêveries ambitieuses ; on eût dit que ces orages autrefois soulevés par l’inquiète vanité du poète étaient des torts réciproques ; on ne se fût pas douté surtout que les parts eussent été si inégales. M. d’Esparon, en constatant ses succès comme une sorte de justification et de revanche, trouvait tout simple de réclamer le seul bonheur qui lui manquât, cet Albert dont la présence serait pur lui cette source vive où se désaltère le cœur. « Ce n’est, ajoutait-il, ni un ordre que je vous adresse, ni une demande ; c’est une prière. Ce que je veux avant tout, si Albert vient me voir, c’est qu’il s’y décide de son plein gré. J’aime mieux renoncer à lui que le contraindre. » Et il terminait ainsi, en homme qui, se croyant parfaitement quitte, n’a plus qu’à jeter quelques fleurs sur la tombe du passé : Et maintenant, adieu, madame. Je vous demande grâce pour cette lettre et pour le sentiment qui l’a dictée. Si j’ai osé vous rappeler mon souvenir, c’est que, vous jugeant d’après moi-même, j’ai pensé que ce souvenir avait perdu son amertume. Pardonnons-nous ; le temps et l’absence, si tristes pour ceux qui s’aiment, sont consolans pour ceux qui n’ont pu s’entendre ; ils rident, mais ils cicatrisent ; ils affaiblissent les affections, mais ils effacent les rancunes. Soyons donc amis ; qu’en embrassant Albert, je puisse me dire que sa mère n’éprouve plus en songeant à moi ni regret, ni haine, et qu’elle ne maudit ni le jour où je l’ai connue, ni le jour où je l’ai quittée. »

Mme  d’Esparon lut deux fois cette lettre, comme si elle eût voulu en bien peser chaque phrase et chaque mot. Avec cette rapide clairvoyance que donne l’habitude de souffrir, elle mesura en un instant l’étendue de ce nouveau malheur. Ce qu’elle avait deviné dans le cœur d’Albert ne lui laissait aucun doute sur la détermination qu’il allait prendre, et lui rendait mille fois plus cruelle la demande de M. d’Esparon. Cependant elle eut assez de force pour contenir toute apparence d’émotion ; elle revint à la fenêtre, l’ouvrit et dit au jeune homme :

— Venez, Albert, j’ai à vous parler.

Albert obéit. Ils restèrent un moment silencieux, mais Mme  d’Esparon s’accommodait mal de toute hésitation ; ce fut elle qui entama l’entretien :

— Albert, dit-elle, vous venez d’avoir dix-huit ans, et vous n’avez jamais quitté Blignieux.

— Me suis-je plaint ? répondit-il doucement.

— Non, et je vous en sais gré ; mais il ne faudrait pas que cette soumission vous fût trop pénible. Si l’un de nous deux doit faire un sacrifice, ce n’est pas vous.

Albert regarda sa mère comme pour deviner le sens de ses paroles. Elle continua :

— Cette vie est triste, je le sens : je ne suis pas une compagne bien gaie. Vous n’avez ici ni camarades ni plaisirs de votre âge… excepté la chasse qui me fait peur sans que je vous l’aie jamais dit…

— Et pourquoi ne pas me le dire ?

— Parce qu’il y a des choses qu’il faut savoir supporter sans se plaindre, et celle-là n’est pas la plus douloureuse. Puis, comme il allait répliquer, elle reprit brusquement :

— Voilà bien long-temps, Albert, que vous ne m’avez parlé de M. d’Esparon ?

Il tressaillit : un éclair passa dans ses yeux.

— C’est qu’en commençant à réfléchir, dit-il, il m’a semblé que je ne devais plus vous parler de lui.

— C’est vrai, murmura-t-elle tout bas. Affreux châtiment des discordes de famille, que les noms les plus doux soient bannis de la bouche des enfans ! — Vous avez eu raison, Albert, reprit-elle à voix haute, et, si je vous parle aujourd’hui de M. d’Esparon, c’est que j’y suis forcée : il trouve que je vous ai gardé assez long-temps.

— Que dites-vous ? s’écria-t-il éperdu et sentant se réveiller, à ces mots, toutes ses tendresses filiales.

— Je dis que M. d’Esparon veut avoir son tour, et qu’il vous appelle auprès de lui.

— Et vous y consentez ? balbutia-t-il avec une émotion qu’il fut incapable de dissimuler.

— Ce n’est pas à moi de refuser ; ce serait à vous, dit-elle en le regardant fixement, car c’est vous qu’il laisse le maître… Le pauvre enfant n’eut pas le courage de répondre.

— Et vous ne refusez pas, n’est-il pas vrai ? Même silence.

— C’est bien, Albert, vous partirez demain. Maintenant je devrais peut-être vous parler de cette vie nouvelle, de ce monde où vous allez entrer, des périls qui vous y attendent… à quoi bon ? Que seraient pour une âme entraînée les conseils d’une pauvre femme, ignorante de toutes choses ? Un écho toujours le même, qu’on écoute par respect et qu’on oublie en l’écoutant… Oubliez-moi donc, s’il le faut, Albert ; mais pensez quelquefois à Dieu, qui juge les cœurs, et que je prierai pour vous. À présent, j’ai besoin d’être seule et de recueillir des forces contre cette séparation. Je vais envoyer un exprès pour arrêter votre place ; la diligence vous prendra sur la grande route, devant la grange des Aubiers.

Tout le reste de la journée, elle parut éviter une nouvelle explication. Pour deviner ce qui se cachait sous cette froideur apparente, il eût fallu un observateur plus habile qu’Albert. Tout concourait donc à maintenir entre sa mère et lui cette barrière de glace qu’un dernier entretien aurait pu faire tomber. Il eût voulu répandre au dehors les pensées tumultueuses qui débordaient en lui. Prêt à réaliser ce qui ne lui avait jamais paru qu’un songe, prêt à saisir ces deux brillantes visions, son père et Paris, il aurait payé de son sang une de ces douces causeries où deux cœurs, au moment de rompre par l’absence le lien visible qui les unissait, y substituent par la confiance et l’amour un lien mystérieux qui les console. Voilà ce qui manquait à Albert. Il s’en alla dans la campagne et courut longtemps comme pour se dérober à la fièvre qui le gagnait. À la fin, il s’assit sur le talus d’un chemin, au bord d’une prairie jaunie par l’automne. Il regarda ces collines qui avaient formé jusque-là tout son horizon, ces maisons éparses dans les champs et d’où s’échaappait un peu de fumée, ces Alpes lointanes qui profilaient sur un fond grisâtre leurs dentelures argentées, et palpitant à la fois de tristesse et d’espérance, seul au milieu de ce mélancolique paysage, il lui sembla que son cœur trop plein confiait à cette nature inanimée ce qu’il ne pouvait dire à personne.

Le lendemain. Albert et sa mère se dirigèrent vers la grande route où devait passer la voiture. Le mince bagage du jeune homme était porté par une vieille fille, nommée Marianne Bréchet, qui, après avoir successivement soigné dans leur première enfance Mme  d’Esparon et son fils, était restée auprès d’eux sans attribution déterminée. Marianne Bréchet offrait dans toute sa personne le type aujourd’hui presque effacé de cette race de vieux serviteurs, dont le roman a un peu trop abusé pour que j’y insiste : gens inutiles et nécessaires, précieux et insupportables, dont le dévouement revêche nous impatiente et nous attache, qui nous servent malgré nous, qui nous aiment et nous tourmentent, que nous envoyons vingt fois le jour à tous les diables, et qui n’en sont pas moins sûrs de mourir sous notre toit ou de pleurer sur notre cercueil. Marianne n’avait cessé, depuis la veille, de quereller ses maîtres au sujet de ce départ, et elle continuait sa litanie tout en portant la malle d’Albert, dont personne ne l’avait priée de se charger. Les deux chiens suivalent, l’oreille basse, comme s’ils pressentaient ce qui allait se passer. Le jeune homme n’osait se livrer à ses impressions, et Mme  d’Esparon recouvrait les siennes d’un voile impénétrable. Au bout d’une demi-heure, ils arrivèrent au grand chemin, en face de la grange des Aubiers, où la voiture devait prendre le voyageur. Ils n’avaient plus que quelques minutes à passer ensemble. Albert, tout tremblant d’émotion, se jeta dans les bras de sa mère, qui, pendant un instant, le pressa sur sa poitrine avec une force surhumaine ; mais ce moment fut trop court pour qu’Albert put en profiter, d’ailleurs la diligence arriva presque en même temps, il y eut encore une rapide étreinte, puis le jeune homme monta à sa place : les chevaux reprirent le galop ; une main et un mouchoir s’agitèrent à la portière. Vingt pas plus loin, la route tournait brusquement, et le lourd attelage disparut. Bientôt le bruit même des roues se perdit dans l’éloignement, et Mme  d’Esparon, restée immobile sur le chemin, n’entendit plus que les lamentations de Marianne et la voix plaintive des deux épagneuls qui gémissaient à ses côtés.

Alors elle regarda autour d’elle avec une morne douleur qu’elle n’avait plus besoin de cacher ; puis elle reprit à pas lents le chemin de Blignieux. Tous ses souvenirs lui revenaient en foule. Elle recueillait une à une les traces de ce passé dont elle avait enseveli les secrets dans son cœur résigné. Ce qu’elle avait souffert dans le contact de son âme chaste et noble avec l’imagination ardente et le cœur léger d’Octave lui semblait ravivé par le nouveau coup qui la frappait. Une seconde fois elle se voyait punie de torts qui n’étaient pas les siens, blessée dans des affections que n’avaient pas su reconnaître ceux-là même qui les inspiraient. Hélas ! Albert aussi, Albert s’y était mépris, lui dont elle avait espéré plus de justice ! Et maintenant il lui échappait, à jamais perdu peut-être. L’influence fatale, le fantôme décevant lui enlevait encore cette dernière consolation, comme il avait emporté le bonheur et le repos de sa vie !

Cependant elle ne murmura ni contre le ciel ni même contre Octave. À mesure qu’elle se rapprochait de Blignieux, elle renfermait peu à peu dans son ame ce nouveau trésor de résignation et de souffrance, lorsqu’elle arriva au château, elle marcha droit à la chambre d’Albert, et se jetant à genoux sur la dalle : — Mon Dieu ! dit-elle, ayez pitié de lui, car vous seul maintenant pouvez le protéger !


III

Ce fut avec un indicible battement de cœur qu’Albert, trois jours après, frappa à la porte de l’hôtel qu’occupait le comte d’Esparon au coin de l’avenue Marigny. En le demandant, sa voix tremblait si fort, que le concierge hésitait à lui répondre, lorsqu’un homme, qui se tenait sur le perron, se précipita à sa rencontre. Avant qu’Albert eût pu reconnaître un visage entrevu dans le plus lointain de ses rêves, Octave (car c’était lui) le pressait dans ses bras, le serrait sur son cœur, mêlant à ses étreintes plus de paroles tendres que le pauvre enfant n’en avait entendu dans toute sa vie.

Les transports de M. d’Esparon étaient d’autant plus vifs que cette heure d’émotion répondait admirablement à sa nature de poète. Revoir son fils, qu’il avait quitté presque au berceau et qu’il retrouvait au plus radieux moment de la jeunesse, le revoir dans des conditions exceptionnelles, romanesques, qui poétisaient sa paternité, et ajoutaient à cette entrevue tout le piquant de la nouveauté, tout le charme du souvenir, c’était là pour Octave une de ces bonnes fortunes de l’imagination et du cœur qui devaient le rendre tout-à-fait heureux. Aussi fut-il irrésistible ; il parla d’une façon vraiment attendrissante de sa joie, de son orgueil, de sa longue attente, indemnisée par ce seul moment. Albert, lorsqu’il osa regarder son père, fut étonné de le trouver si jeune. À dix-huit ans, on se figure volontiers que tout le monde est vieux à quarante, et Albert s’était représenté M. d’Esparon courbé par l’âge, le travail et les chagrins. Octave, au contraire, comme tous les hommes qui se sentent vieillir, mais qui se croient voués à une jeunesse éternelle par leurs succès dans la poésie et dans le monde, luttait de son mieux contre les années. Ses cheveux d’un chatain clair, soigneusement ramenéss, cachaient les rides qui comnençaient à courir sur ses tempes ; son regard vif, sa taille élégante, complétaient l’illusion. Albert, qui ne pouvait distinguer ce qu’il y avait de fatigue réelle sous cette jeunesse factice, fut frappé, en même temps que lui, d’une idée qui leur sourit à tous deux : c’est que M. d’Esparon semblait être le frère aîné de son fils, à qui, grâce à son air de vigueur et à l’expression réfléchie de ses traits, on eût pu réellement donner trois ou quatre ans de plus que son âge. Cette idée, qui autorisait entre eux plus de familiarité et d’abandon, rendait plus gracieuses encore les séductions que déployait Octave, et dont la coquetterie un peu féminine eût vaincu même des préventions ou des répugnances, si Albert en eût apporté ; c’est là ce que le comte avait craint. Aussi quelles ne furent pas sa surprise et sa joie, lorsque cinq minutes d’attention lui eurent fait comprendre que ce fils, dont il croyait avoir à reconquérir l’affection, ne demandait au contraire qu’à l’aimer !

— Cher enfant, disait-il, on ne t’a donc pas appris à me haïr ? Et, pour toute réponse, Albert encouragé lui sautait au cou. Lorsque les émotions de cette première entrevue se furent un peu calmées. Octave conduisit son fils dans l’appartement qu’il lui destinait. Albert, dont les yeux ne s’étaient jamais arrêtés que sur le maigre ameublement de Blignieux, se crut transporté dans le pays des fées, lorsque son père, après avoir traversé avec lui une galerie remplie de fleurs rares, le fit entrer dans un charmant petit pavillon indépendant du corps de logis. Il y avait rassemblé, non pas avec la profusion d’un financier, mais avec le tact d’un homme du monde et la recherche d’un artiste, tout ce qui pouvait flatter, chez Albert, un goût, un sentiment ou un souvenir. Ainsi de belles armes de toutes les époques y confondaient leurs entrelacemens pittoresques avec des touffes de camélias et d’orchidées. Au-dessus d’un joli piano de Roller, une étagère en ébène renfermait une centaine de volumes, choisis parmi les meilleurs de toutes les littératures, et un tableau de religion d’un vieux maître espagnol faisait face à une vue de Blignieux, peinte par Paul Huet, dont le poétique pinceau avait tiré un admirable parti de cette nature pauvre et attristée.

— Albert, dit M. d’Esparon, c’est ici que vous logerez. Depuis que j’ai l’espoir de vous revoir, j’ai pris plaisir à tout arranger moi-même ; il n’y a pas un meuble, pas un objet, que je n’aie choisi. Serai-je assez heureux pour que tout vous plaise, et pour que, vous trouvant bien ici, vous désiriez y rester long-temps ?…

— Ah ! dit Albert, vous êtes trop bon pour moi : j’aimerai toutes ces belles choses, parce qu’elles me viennent de vous ; mais je n’en avais pas besoin pour que cette heure fût la plus belle de ma vie.

— Vous m’aimez donc ?

— Oh ! mon père !… Il y avait dans ce cri, qui sembla dilater la poitrine d’Albert, tant de puissance et de jeunesse, qu’au milieu de sa joie Octave en fut troublé. En face d’un enthousiasme aussi ardent, il se sentit le cœur petit ; il éprouva comme un remords pour le passé, et peut-être de l’effroi pour l’avenir. Cependant il n’en fit rien paraître, et serrant dans ses mains les mains encore tremblantes de son fils :

— À présent, lui dit-il, vous avez besoin de repos ; que les premiers momens passés sous ce toit qui vous aime soient des momens de sérénité et de calme ! — Puis il ajouta plus bas : — Albert, je suis sûr que, malgré la fatigue du voyage, vous allez écrire à Blignieux ; remerciez en mon nom celle qui n’est pas ici…

Ainsi rien n’était oublié ; pas une fibre, dans le cœur d’Albert, qui n’eût été touchée tour à tour par cette habile main. — Hélas ! disait-il, il a même pensé à elle… Et moi, depuis une heure je l’avais oubliée !

— Et peu s’en fallut que, dans son admiration et son repentir, le pauvre enfant ne trouvât que, même à l’égard de Mme  d’Esparon, Octave valait mieux que lui.

C’en était trop pour cette imagination pure et exaltée ; ces heures décisives renfermaient la réalisation complète de ses rêves. C’était bien là l’homme inconnu, mais deviné, absent, mais chéri, qu’Albert avait paré de toutes les grâces de l’esprit, de tous les dons de l’intelligence. Trop agité pour pouvoir dormir, entouré, pour la première fois de sa vie, de ces exquises recherches dont sa distinction naturelle lui révélait le sens avant même qu’il en connût l’usage, respirant le parfum des fleurs qu’il avait souvent désirées, Albert éprouvait une sorte d’ivresse qui confondait pour lui les limites du réel et du possible. Déjà il croyait voir celui qui comprenait si bien toutes les délicatesses de l’ame achever son noble ouvrage, tourner vers Blignieux des regards remplis de tendresse et de pardon, et, grâce à une filiale entremise, faire cesser une séparation qui ne pouvait être que le résultat d’un malentendu. Heureux de cette pensée qui conciliait tout, rassuré par cette espérance sur toutes les émotions qui l’agitaient, Albert se mit alors à écrire à sa mère ; et s’il ne trouva pas dans cette causerie autant de charme qu’il l’aurait voulu, si le souvenir des manières froides et rigides de Mme  d’Esparon arrêta sous sa plume le libre essor de sa confiance et de son amour, Albert, pour s’en consoler, se dit tout bas qu’entre son père et lui cette contrainte n’existerait jamais : ce fut le dernier bonheur et la dernière injustice de sa journée.

Lorsqu’ils se retrouvèrent le lendemain, M. d’Esparon voulut profiter sur-le-champ de cette intimité fraternelle qu’il paraissait décidé à établir. — Voici, dit-il à Albert, comment nous vivrons : vous avez votre appartement séparé du mien ; vous serez, entièrement libre de l’emploi de vos heures. Que cette confiance, élément de toute affection heureuse, ne nous abandonne jamais ! soyons deux camarades, deux amis ! Le matin, je reçois ou je travaille ; c’est le moment que vous pourrez choisir pour votre correspondance et vos études. Après déjeuner, nous ferons ensemble quelque lecture, puis nous monterons à cheval. En rentrant, nous nous rendrons notre liberté jusqu’au dîner. Le soir, je vais aux Italiens ou dans le monde : quand vous le voudrez, ma soirée vous appartiendra, et vous ne sauriez me la demander assez souvent.

En établissant cette vie indépendante, bien qu’en commun, M. d’Esparon restait maître de la varier sans cesse par d’adroites alternatives : il pouvait ne montrer à son fils que ce qui devait lui plaire sans l’effaroucher. Octave en effet avait facilement pénétré le caractère de son fils, à la fois aimant et loyal, confiant et austère : il avait compris que plus Albert lui apportait d’enthousiasmes et d’illusions, plus il serait funeste qu’il rencontrât auprès de lui de quoi les altérer ou les flétrir. Cette clairvoyance, qui accompagne toujours l’affection dans les esprits un peu préoccupés d’eux-mêmes, faisait déjà deviner au comte qu’Albert lui appartenait pour jamais, s’il réussissait à lui faire traverser cette vie nouvelle sans qu’il se doutât des misères sociales qui, en froissant ses principes, affligeraient sa tendresse et pourraient seules lui donner le courage de repartir. Rendons cette justice à M. d’Esparon : il ne se méprit pas un instant sur la nature des sentimens de son fils. Au lieu d’y voir, comme un homme vulgaire n’y eût pas manqué, l’entraînement banal d’un échappé de province, il y vit la noble et naïve confiance d’une âme qui jugeait de tout d’après elle-même. Les intelligences élevées, lors même que la pratique de la vie ou l’influence des passions les a fait déchoir, demeurent juges intègres de ce qui réalise un certain idéal de beauté morale ; elles sont semblables à ces exilés qui tressaillent encore lorsqu’ils entendent parler la langue de leur ancienne patrie. Cette matinée fut charmante. Quelques heures après le déjeuner, Albert, qui montait admirablement à cheval, mais qui n’avait jamais eu entre les jambes que des chevaux de Gap, lourds, disgracieux et trapus, entendit piaffer dans la cour. Son père l’attira près de la fenêtre, et, lui montrant une jument arabe, à l’œil ardent et doux, aux jarrets fins et nerveux, tenue en main par un jockey, il lui dit en souriant :

— La voulez-vous ? — Le jeune homme bondit de joie, descendit l’escalier en courant, sauta sur cette belle bête ; puis, se souvenant tout à coup qu’il avait quelqu’un à remercier, il se cambra sur la selle, se retourna à demi vers la fenêtre d’où son père le regardait, et, par un geste plein de reconnaissance et de grâce, il l’appela auprès de lui. M. d’Esparon demanda son cheval ; Ils sortirent ensemble. La journée était belle, le temps, sec et claire ils prirent la grande avenue des Champs-Elysées. Albert, qui ne connaissait encore de Paris que ce qu’il en avait vu par la portière de la diligence, sentit passer dans tout son être un frisson de jeunesse et de vie, lorsque, respirant à pleins poumons cet air frais et piquant, il promena ses regards à travers les arbres effeuillés qui découpaient leurs massifs sur le ciel et le paysage. Il découvrait tantôt la pointe d’or du dôme des Invalides, tantôt la blanche silhouette de l’Arc-de-Triomphe, tantôt les détours lointains de la Seine, reflétant dans ses eaux tranquilles l’ombre immobile de ses ponts ou les aspects changeans de ses rives. Ces merveilles servaient de fond et de cadre à ce tableau vivant qui se renouvelle chaque beau jour d’hiver aux Champs-Elysées et au bois de Boulogne, et dont tous les détails étaient pour Albert de nouveaux sujets de surprise et de ravissement. Bientôt il put remarquer en outre qu’au milieu de la foule M. d’Esparon était l’objet d’une curiosité flatteuse et attentive : presque tous ceux qu’ils rencontraient semblaient non-seulement empressés de le saluer, mais surtout jaloux d’être salués par lui. Bien des femmes, après lui avoir fait un signe amical, se retournaient pour le voir encore ou pour se le montrer. Parmi les personnes dont il recevait ces marques de déférence, il y en avait d’illustres, dont le nom était parvenu jusque dans les Hautes-Alpes ; Octave les nommait à son fils sans affectation, et Albert éprouvait un sentiment d’orgueilleuse joie, analogue, à celui que Virgile, dans un beau vers, attribue à une heureuse mère. Leur promenade touchait à sa fin ; ils approchaient du rond-point des Champs-Elysées, lorsqu’ils virent venir un coupé très élégant. Au moment où il passait près d’eux, Albert, en se rangeant, jeta par hasard un coup d’œil dans la voiture, et vit une femme d’environ trente ans, d’une beauté remarquable, qui regarda Octave d’un air triste et doux. Comme M. d’Esparon l’avait saluée, Albert se tourna vers lui pour lui demander qui elle était ; mais un incident bizarre intercepta la question et la réponse. À peine la voiture les eut-elle croisés, que le cheval d’Octave fit tout à coup volte-face pour la suivre et rebroussa chemin pendant quelques secondes. Il fallut que le comte, pris au dépourvu, se raffermît en selle et réprimât d’un vigoureux coup d’éperon ce singulier caprice. Une fois le cheval corrigé et ramené dans le droit chemin, M. d’Esparon le lança au galop ; son fils le suivit, et ils arrivèrent au logis sans pouvoir échanger une parole.

Cet incident n’eut pas de suite. En rentrant. Octave avait bien l’air un peu préoccupé ; mais Albert ne le remarqua point. À dater de ce jour, ils commencèrent une existence bizarre, paradoxale, au demeurant charmantes pour tous deux. Comme tous les hommes légers M d’Esparon avait cet art de rendre la vie douce, que dédaignent trop les gens d’une inflexible vertu. En quelques semaines, il eut organisé les journées de son fils de manière à l’enlacer dans le double réseau de la variété et de l’habitude ; il s’adressait tour à tour à chacune de ses facultés, et la connaissance parfaite qu’il avait de cet invisible clavier qu’on appelle l’âme humaine l’aidait à frapper toujours juste. Après le thé, ils lisaient ensemble quelque beau livre du bon temps, et cette lecture, commentée par un homme supérieur, ouvrait à Albert tout un monde d’idées. Son intelligence peu cultivée, mais d’une admirable droiture, faisait des pas de géant dans ces études attrayantes où Octave avait soin de cacher son esprit derrière celui de son fils et de lui laisser l’initiative de chaque pensée qu’il lui suggérait. Puis, lorsqu’il voyait poindre la monotonie, cet écueil des belles choses, M. d’Esparon coupait court à l’entretien, et une heure après ils couraient à cheval, comme deux compagnons de folie et de jeunesse, à travers les environs de Paris, si beaux, si poétiques en hiver, lorsque le sable durci craque sous les pas et que la brume dessine au loin ses horizons fantastiques. Ils passèrent quelque temps ainsi. Peut-être Octave, en arrangeant cette mise en scène de sa vie pour l’usage de son fils, avait-il d’abord été guidé par cet intérêt, cet amour-propre d’auteur, curieux de résoudre une difficulté piquante, de débrouiller victorieusement les fils d’une intrigue délicate. Bientôt il s’étonna du sentiment nouveau qui le passionnait pour son œuvre et l’attachait à Albert par des nœuds chaque jour plus puissans. Usé par le monde, rompu aux luttes journalières, il renaissait à la vie morale dans l’intimité de cet enfant, en qui il se retrouvait purifié et rajeuni, riche de ce qu’il avait perdu, guéri de ce qu’il avait souffert. C’était là pour M. d’Esparon comme une seconde conscience ; c’était la source refoulée ou tarie qui reparaissait peu à peu, prête à laver les cicatrices et les souillures. S’il se fût rapproché d’Albert quelques années plus tôt, avant d’appauvrir son cœur dans cette existence factice où le cerveau règne seul, cette heureuse crise eût probablement été décisive ; mais il en est de certaines habitudes de l’esprit et de certains écarts romanesques comme de ces abus de vigueur physique qui, laissant au corps la faculté des tours de force, le rendent incapable d’un travail sain et continu. D’ailleurs, pour pratiquer dans toute leur étendue les affections légitimes, il faut s’être accoutumé de bonne heure à se sacrifier soi-même ; il faut savoir s’immoler sans cesse, et c’est ce qu’Octave ne savait pas. Au bout de trois mois, quelques symptômes imperceptibles parurent à la surface de cette existence comme ces légers plis qui glissent sur une eau tranquille et en rident le frais cristal, sans qu’on devine encore s’ils sont tracés par une brise amie ou s’ils présagent une tourmente. M. d’Esparon commença à s’absenter plus souvent. Un jour, Albert, entrant brusquement chez son père, le trouva causant avec deux ou trois inconnus auxquels il fit signe de se taire, et qui, après quelques mots de politesse, se retirèrent discrètement. Un autre jour, M. d’Esparon reçut devant son fils une lettre d’une forme mince et élégante ; il rougit, la lut rapidement et la chiffonna entre ses doigts : son agitation était visible, et un quart d’heure après il prit son chapeau sous un prétexte quelconque, et sortit. Tout cela n’était pas bien grave, surtout pour Albert qui ne pouvait en comprendre la portée, et qui était, dans ces occasions, plus surpris que mécontent, plus contrarié qu’attristé. S’il y avait dans ces courts épisodes quelque chose d’inquiétant pour sa rigoureuse droiture, Albert ne s’en doutait pas ; il marchait dans la vie avec la sécurité d’un voyageur qui a remis à son guide le soin de le protéger. Dans sa sublime ignorance, il ne soupçonnait pas le mal ; goûtant d’ailleurs auprès de son père un bonheur que rien ne troublait encore, il se préoccupait chaque jour davantage d’une pensée qui lui était chère, qui seule pouvait tranquilliser sa conscience lorsqu’il s’effrayait de se trouver si heureux. À mesure qu’il achevait de se laisser séduire par tout ce que le caractère d’Octave avait d’attrayant et de poétique, il se croyait plus sûr de réaliser l’espérance qui ne l’avait jamais abandonné, et qui lui montrait dans l’avenir M. et Mme  d’Esparon rapprochés par son influence. Alors il se rejetait avec une pieuse ardeur vers le souvenir de sa mère, alors aussi il lui écrivait de longues lettres auxquelles elle répondait toujours de la même manière, en lui rappelant ses devoirs, en l’engageant à se méfier des séductions du monde, et surtout sans jamais lui dire un mot d’elle-même. Cette réserve glaciale affligeait vivement Albert et désorientait de plus en plus cette âme partagée entre une affection lointaine qui parlait un si froid langage et une tendresse complaisante qui ne lui avait demandé que de s’associer à ses joies. Au milieu de ces incertitudes, le temps s’écoulait, et quiconque eût pu lire dans le cœur de M. d’Esparon et de son fils eût deviné sans peine que la destinée de l’un ou de l’autre, et peut-être de tous les deux, dépendait du premier incident qui viendrait troubler le calme apparent de cette vie.

IV.

Au moment où Albert arrivait à Paris, le colonel George de Charvey s’y trouvait depuis quelque temps. Il y était venu pour revoir sa fille, alors pensionnaire dans un couvent, et ce lien l’y retenait chaque jour avec plus de force. Ce cœur énergique, à qui la vie des camps avait laissé toute la fraîcheur de ses émotions paternelles, éprouvait un plaisir toujours nouveau à assister au développement juvénile de cette gracieuse enfant ; mais comme un colonel de cavalerie ne peut pas, après tout, rester coustamment auprès d’une élève du Sacré-Cœur, George de Charvey employait en observateur le temps qu’il ne passait pas auprès de sa fille.

L’intérêt affectueux qu’il avait voué à Mme  d’Esparon ne s’était point affaibli ; à Paris, il entendit beaucoup parler d’Octave, de sa célébrité, de son talent, et bientôt il apprit l’arrivée d’Albert auprès de son père. Tout cela lui inspira le désir de connaître enfin ce monde, cette vie d’artiste, à laquelle M. d’Esparon était mêlé. Les abords lui en furent faciles : riche, précédé d’une belle réputation militaire, bien né et n’ayant jamais rien écrit, double recommandation auprès des hommes de lettres, M. de Charvey fut accueilli avec empressement ; il put étudier, d’après nature, ces mœurs si antipathiques à son caractère et si nouvelles pour lui.

Ce fut une étude étrange et douloureuse pour cet homme franc et sévère, que la disciphne avait accoutumé à plier toutes ses actions aux lois précises du devoir. Il marchait de surprise en surprise à travers cette brillante Bohème où chacun, se croyant, par la grâce de Dieu et de ses œuvres, affranchi des règles ordinaires, substitue au code universel celui que lui dictent ses passions, ses dédains ou ses fantaisies ; monde bizarre, toujours plus prêt à idéaliser le bien qu’à le pratiquer ; hommnes singuliers qu’on appelle des artistes, faute de trouver pour eux un nom assez sévère ou assez beau ! Pourtant, chez tous ces hommes, il y avait eu un germe de grandeur et de bonté, de force et de dévouement ; mais le moi avait tout étouffée. Habitués à n’avoir foi qu’en eux-mêmes, s’imaginant que la société n’est faite que pour seconder les desseins de leur génie, oubliant que toute supériorité doit au contraire, sous peine de déchoir, concourir à la destinée commune, ils avaient brisé le faisceau des premières croyances pour s’isoler dans leur orgueil stérile. Les uns, après avoir chanté eu vers divins les joies de la famille, les saintes douceurs du foyer domestique, la religion des souvenirs, et cette couronne de poésie et d’innocence qui s’effeuille du front penché des mères sur le frais visage des enfans, n’avaient pu résister aux malsaines atteintes de ce midi de la vie aussi dangereux que celui du jour. Le tumulte des sens, les suggestions de la vanité, les conseils de l’ambition avaient fait taire dans leur âme les chastes voix de la Muse. D’autres, après s’être posés en prédicateurs d’un art nouveau, avaient démenti dans la pratique leurs théories spécieuses et imité ces sectaires qui compromettaient par leurs actions l’autorité de leur parole. D’autres encore, patriciens de l’intelligence, déshonoraient dans l’orgie leurs titres de noblesse. Il y en avait qui, au lieu de chasser les vendeurs du temple, y proclamaient de leur propre voix et y installaient de leurs propres mains la vente et le marché, l’agiotage et les enchères. Ceux-ci, par une commode méprise, confondant les inspirations de leur talent avec les désordres de leur vie, essayaient de faire de leurs ouvrages les pièces justificatives de leurs faiblesses et de contraindre le monde à s’incliner devant elles, à peu près comme Louis XIV forçait sa cour à reconnaître ses bâtards légitimés. Ceux-là, moins orgueilleux, mais plus coupables, se faisaient les courtisans des révoltes du cœur, pareils à ces flatteurs de l’insurrection qui trahissent l’intérêt du pays en caressant les passions du peuple. Les plus purs, ceux qu’environnait une auréole de gloire et de respect, n’avaient pas échappé aux maladies morales de notre époque. Sous des trésors apparens d’amour pour l’humanité se cachait un fonds immense de contentement d’eux-mêmes, une contemplation solitaire de leurs propres mérites. Se sachant supérieurs aux autres hommes, ils n’avaient pas cet égoïsme banal qui n’aime rien, mais cette sérénité olympienne qui se fait le centre de tout. Aussi, malgré l’éclat de leur esprit ou la beauté de leurs ouvrages, on sentait, en les approchant, qu’il y avait entre leur cœur et le reste du monde une ligne de démarcation que l’amitié ni l’amour ne dépasseraient jamais. ILs ne se préféraient pas, ils se suffisaient, et ce sentiment, peut-être involontaire, donnait quelque chose de factice à leur bienveillance et à leur vertu.

Tels furent les traits généraux qui s’offrirent aux regards de M. de Charvey. Dans le monde où il les recueillit, il lui fut aisé de connaître la vie et le caractère de M. d’Esparon sans avoir besoin de se lier avec lui. Il éprouvait en effet une répugnance invincible à rechercher la société d’un homme qu’il n’aimait pas et à épier ses sentiments et sa conduite, même dans l’espoir d’être utile à Albert, car c’est à lui qu’il songeait en observant ces tristes détails. Albert lui était cher, comme le sont d’ordinaire aux nobles cœurs ces jeunes têtes sur lesquelles ils peuvent transporter une autre affection, plus secrète et plus tendre, et s’unir, par un intérêt commun, avec la femme qu’il leur est interdit d’aimer. M. de Charvey fit même quelques tentatives pour arriver jusqu’à lui ; mais, dans les premiers temps, M. d’Esparon et son fils vécurent si retirés, que les amis les plus intimes du comte trouvèrent à peine accès dans sa maison. Un peu plus tard, lorsque Octave reprit quelques-unes de ses habitudes mondaines, M. de Charvey, en le revoyant, chercha vainement Albert à ses côtés ; le jeune homme, absorbé jusque-là par le bonheur d’être avec son père, ne lui demandait jamais de l’accompagner dans le monde, et ces dispositions sédentaires convenaient trop bien à M. d’Esparon pour qu’il essayât de les combattre. M. de Charvey n’avait donc pu réussir encore à voir Albert d’Esparon, et il se demandait souvent avec douleur par quel moyen il pourrait protéger ce jeune homme contre les séductions et les périls qui l’entouraient. Alors, pour se consoler, il retournait auprès de sa fille, et si, en la regardant, une pensée qui lui était douce lui revenait à l’esprit, s’il aimuit à entrevoir dans le lointain la possibilité d’une union entre ces deux enfans qu’il associait déjà dans sa tendresse, il se disait en soupirant que ce projet n’était qu’un rêve et que bien des événemens pouvaient encore le renverser.

Un matin, M. de Charvey se promenait au Musée : on était à la fin de mars ; le Salon venait de s’ouvrir, et le public commençait à arriver. Le colonel rencontra dans la foule un étudiant nommé Lucien Dalvèze, qui lui avait été récemment recommandé. Lucien était un de ces jeunes gens qui, sous prétexte de venir à Paris se préparer à une carrière sérieuse, y gaspillent leur temps et leur esprit dans toutes les futilités littéraires, et rapportent, quelques années plus tard dans leur province, une imagination découragée, une paresse railleuse, un fonds inépuisable de dédain et d’ennui.

M. de Charvey ignorait les habitudes et les tendances de Lucien ; quelques mots, échappés dans la conversation, le mirent sur la voie. Il lui tint alors un langage rude, austère, où il lui représenta, tel qu’il l’avait vu, ce monde si beau en perspective. Il lui fit une peinture sévère, mais vraie, de quelques-uns de ces honmmes que transfigure l’admiration lointaine. Il essaya de lui faire comprendre tout ce qu’il y avait de faux et de convenu dans ces natures de poètes, et de lui indiquer ces perpétuels contrastes entre ce qu’elles expriment et ce qu’elles sentent, entre ce qu’elles paraissent être et ce qu’elles sont. Le colonel s’échauffait peu à peu. En parlant à Lucien, il se souvenait d Albert ; il eût voulu que chacune de ses paroles put parvenir jusqu’à lui, et ce souvenir le rendait plus énergique et plus éloquent. Lucien, qui défendait son terrain pied à pied, citait quelques noms et quelques œuvres ; M. de Charvey le réfutait aussitôt et ne laissait debout aucune de ses idoles. Ils étaient entrés dans le salon carré. En face deux, ils aperçurent le portrait d’Octave d’Esparon. Involontairement M. de Charvey s’en approcha, comme pour invoquer cette image à l’appui des paroles amères qu’il adressait à Lucien. Il regarda un instant cette figure spirituelle, à laquelle le peintre n’avait pas manqué de donner une pose et une expression d’une poésie extatique : puis il dit à Lucien d’un ton bref :

— Tenez, voilà encore un de vos demi-dieux, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, répliqua l’étudiant.

En ce moment même, un jeune homme, qui se tenait depuis quelques minutes près du portrait de M. d’Esparon, s’approcha deux et les écouta ; ce jeune homme était Albert. Il s’était arrêté devant cette toile, retenu par un charme bien naturel, et que rendait plus puissant encore l’espoir de recueillir dans la foule quelques propos flatteurs pour celui qu’il aimait tant. Aussi, lorsqu’il entendit les dernières paroles échangées entre Lucien et M. de Charvey, éprouva-t-il une émotion violente ; dès-lors le colonel eut deux auditeurs au lieu d’un. — Ai-je donc tort d’admirer Octave d’Esparon ? avait repris Lucien, qui paraissait difficile à convaincre.

Au lieu de répondre, M. de Charvey lui dit en le regardant fixement :

— Vous souvenez-vous, monsieur, de votre enfance ? vous êtes encore assez jeune pour n’avoir pas à remonter bien haut…

— Oui, je m’en souviens, répondit l’étudiant assez étonné de la question.

— Et que vous retracent vos souvenirs ?

— Mais… des images communes à tous les enfans : mon père et ma mère veillant tous les deux auprès de moi, et plus tard se partageant le soin de guider mes premiers pas dans la vie.

— Et si, pendant ces années heureuses, vous n’aviez jamais aperçu votre père, si votre mère seule avait veillé sur vous, qu’auriez-vous pensé ?…

— J’aurais pensé que mon père était mort, répliqua Lucien ému malgré lui.

— Eh bien ! reprit le colonel en indiquant du doigt le portrait, si vous aviez été le fils de cet homme, vous vous seriez trompé, car il vit, et, pendant de longues années, il a abandonné sa femme et son fils… Albert frissonna à ces terribles paroles ; une sueur froide mouillait son front ; il eût voulu s’avancer jusqu’à cet inconnu, dont chaque mot lui déchirait le cœur, et lui jeter un sanglant démenti ; mais une force invincible le retint : il voulait tout entendre.

— Sa femme ? son fils ? et pourquoi ? demanda Lucien.

— Parce que les hommes qui se croient supérieurs à tout dédaignent ces devoirs trop simples pour qu’on puisse s’enorgueillir de les avoir accomplis, parce que, poussés par un funeste désir de poétiser la vie, ils s’aigrissent contre ce qui les entoure, et maudissent ce qui les arrête. Ces liens les froissent et les blessent d’autant plus qu’ils s’y débattent davantage ; puis vient le jour où, par un dernier et coupable effort, ils parviennent à les briser, et s’élancent vers cet horizon où les appellent deux fantômes : la passion et la renommée !…

— Et ces deux fantômes ?…

— Octave d’Esparon les a atteints : la renommée… je n’ai pas besoin de vous le dire…

— Et la passion ?…,

— La passion, reprit brusquement le colonel ; si vous tenez à le savoir, allez le demander à la duchesse de Dienne !… Après cette réponse, M. de Charvey entraîna Lucien comme s’il eut regretté d’en avoir trop dit. Albert resta un moment cloué à sa place ; il lui semblait qu’un abîme s’était ouvert devant ses pas. Rien de distinct ni de précis ne s’offrait encore à sa pensée mais il venait d’entendre de cruelles accusations contre l’homme qu’il avait déifié dans son cœur. Les derniers mots prononcés près de lui renfermaient surtout un sens dont il frémissait. Il fallait à tout prix sortir de cette incertitude. À l’age d’Albert, et dans les dispositions où il se trouvait, ce sont toujours les résolutions les plus violentes qui se présentent les premières ; son parti fut pris à l’instant.

M. de Charvey et son compagnon, après avoir regardé quelques tableaux, se disposaient à sortir du salon carré qu’ils traversaient dans toute sa longueur. Albert marcha droit à eux, et au moment où il passait près du colonel, trébuchant tout à coup comme s’il avait été poussé par la foule, il lui marcha sur le pied, et appuya de tout son poids.

— Prenez donc garde à ce que vous faites, dit M. de Charvey.

— Et vous, riposta Albert d’une voix sourde, prenez garde à ce que vous dites.

Le colonel comprit aussitôt qu’il y avait entre ce jeune homme et lui autre chose qu’une inadvertance ou une impolitesse. Se penchant rapidement à son oreille : — Monsieur, lui dit-il, on nous regarde ; passons dans la galerie.

Ils se dirigèrent vers ces solitaires asiles de la peinture malheureuse, que les artistes ont décorés du nom funèbre de catacombes. Arrivés là, le colonel s’arrêta, et dit à Albert :

— Voyons, jeune homme, expliquons-nous. Sans le vouloir, je vous ai offensé, n’est-ce pas ?

Albert fut tout-à-fait dérouté par cette façon d’entamer l’entretien : mais il n’était pas homme à s’arrêter. Pris au dépourvu par la question de M. de Charvey, trop agité pour calculer ses paroles, il répondit d’un air décidé :

— Non, monsieur, c’est moi qui vous ai offensé, et je suis prêt à en subir les conséquences ; je me nomme Albert d’Esparon. Le colonel bondit comme un lion à la première balle qui l’effleure ; il s’avança vers le jeune homme, et lui secouant les deux bras de ses mains nerveuses : — Vous ! dit-il ; vous !… vous êtes Albert d’Esparon, le fils de la comtesse d’Esparon ?…

— Je suis le fils du comte Octave d’Esparon, répondit Albert en regardant M. de Charvey avec une fixité provoquante. Celui-ci comprit tout ; il devina qu’il avait été écouté, et ce jeune homme si enthousiaste, si confiant, froissé dans ses sentimens les plus chers, lui inspira une vive affection, une ardente pitié.

— Et moi, monsieur, lui dit-il doucement, je suis le colonel Charvey. Je vous pardonne, ajouta-t-il avec un sourire, d’appuyer un peu trop fort sur le pied des gens ; qu’il n’en soit plus question, et soyons bons amis.

En prononçant ces paroles, M. de Charvey tendait la main à Albert ; celui-ci retira la sienne.

— Mais moi, monsieur, répliqua-t-il, je ne vous pardonne pas la façon dont vous avez parlé de mon père ; je veux savoir ce que signifiaient vos paroles. Si vous avez calomnié M. d’Esparon, avouez-le ; si vous avez dit vrai, expliquez-vous. Encore une fois, je suis son fils ; j’ai le droit de tout démentir ou de tout savoir !…

— Et si je ne veux rien ajouter à ce que le hasard seul vous a fait entendre ?

— Alors, monsieur, il faudra bien que vous m’en rendiez raison. La situation se compliquait. Cette énergie, cette loyale colère, enchantaient le colonel ; mais son embarras était grand : se faire auprès d’Albert le délateur de M. d’Esparon lui semblait une indignité ; terminer les choses à l’amiable devenait de plus en plus impossible ; l’attitude du jeune homme était celle de la menace, et, malgré lui, M. de Charvey se sentait remué par ce ton, ce langage, auquel il était peu accoutumé.

— Eh bien ! monsieur, j’attends ! ajouta Albert avec plus de force. Voulez-vous vous rétracter ? voulez-vous tout me dire ? voulez-vous vous battre ?… Il me semble que je parle clairement.

Le colonel hésitait encore, cherchant un moyen de se tirer de ce mauvais pas ; il n’en vit point. Se rapprochant alors d’Albert, il lui dit avec une sorte de rudesse affectueuse :

— Vous êtes donc bien décidé à me faire faire une folie !… Allons, monsieur… puisqu’il le faut absolument, je suis à vos ordres… Nous nous battrons.

Les conditions furent bientôt arrêtées : il fut convenu que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain matin au bois de Boulogne et qu’ils se battraient à l’épée. Le colonel semblait être sur son terrain ; il réglait tout avec la prévoyance et le calme d’un homme habitué à ces sortes d’affaires. De temps en temps il s’interrompait pour regarder avec un intérêt bizarre celui avec qui il devait se couper la gorge, et, tout en expliquant à Albert qu’il amènerait un chirurgien et qu’ils se placeraient à cinq pas pour se porter l’un sur l’autre, il se disait qu’il eût bien mieux aimé lui sauter au cou.

Cinq minutes après, lorsque Albert se retrouva seul dans la nie et qu’il ne fut plus soutenu par ce sentiment qui nous sert de cuirasse quand on nous regarde ou qu’on nous écoute, une tristesse affreuse s’empara de lui. Sans le savoir, sans se l’avouer, il était en proie à son premier doute ; il y avait dans le langage, dans l’accent, dans toute la personne du colonel un air d’autorité contre lequel il s’était raidi tant qu’ils avaient été face à face, mais qui, à mesure qu’il recouvrait son sang-froid, le frappait davantage. Un nom surtout, le nom de cette duchesse de Dienne, lui revenait sans cesse, et, par une injustice familière aux affections vives, il le chargeait de tout le poids de ses rancunes. Son imagination ne s’arrêtait pas à préciser le rôle qu’elle avait pu jouer dans la vie de son père ; mais il lui demandait compte de sa première souffrance, et c’était assez pour qu’il maudît cette image importune qui détruisait la paix de son cœur sans en altérer la pureté.

Les événemens de cette journée n’étaient pas finis pour Albert : lorsqu’il rentra, on lui remit une lettre dont la seule vue lui causa une vague frayeur. Quoique portant le timbre de Blignieux, cette lettre n’était pas de Mme  d’Esparon. La suscription, d’une grosse écriture à peu près illisible, faisait honneur à la science hiéroglyphique des bureaux de la poste. Aibert l’ouvrit d’une main tremblante, et, à travers mille caprices d’orthographe, voici ce qu’il lut :


« Monsieur Albert, je ne suis qu’une vieille servante, et vous trouverez peut-être que je me mêle de ce qui ne me regarde pas : mais, en conscience, je ne puis laisser aller les choses comme elles vont, et il n’est pas bien que vous les ignoriez. Je vous dirai donc que votre mère, la chère et sainte femme ! vous écrit tous les huit jours, et que vous croyez, par conséquent, recevoir exactement de ses nouvelles… Vous vous trompez. Dans ses lettres, elle ne fait que vous recommander d’être sage, de rester toujours bon chrétien, de vous méfier de cette grande ville où l’on dit qu’il y a tant de beaux habits et de mauvais cœurs, mais elle ne vous dit jamais rien d’elle-même. Eh bien ! la vérité est que depuis votre départ elle dépérit : voilà le grand mot lâché.

« Oui, monsieur Albert ; vous voilà bien étonné, n’est-ce pas ? elle qui a toujours été si froide, qui se laissait à peine embrasser !… Que voulez-vous ? elle est ainsi faite, nous ne pouvons pas la changer ; c’est un de ces caractères qui gardent tout en eux-mêmes, tout en dedans, jusqu’à ce que cela les étouffe. Votre mère ne vous a peut-être pas cajolé autant que vous l’auriez voulu, mais elle vous aime à faire compassion. Pendant ces treize ans, où d’autres qui ont la langue plus mielleuse se sont fort bien passés de vous, elle vous a soigné comme moi-même je n’aurais pas su le faire. Quand vous alliez à la chasse, il fallait la voir ! Toute la matinée elle priait Dieu ; puis, lorsqu’arrivait l’heure où elle espérait votre retour, elle s’acheminait, quelque temps qu’il fît, jusqu’à la chapelle de Sainte-Marthe-des-Neiges, d’où l’on découvre tout le revers de la montagne par où vous reveniez. Là elle restait immobile, jusqu’à ce qu’elle vous eût vu poindre en haut du sentier : alors elle rentrait à la hâte, comme si elle eût fait une mauvaise action et quelle eût craint d’être surprise ; voilà comme elle est.

« Et quand vous avez eu cette grosse fièvre maligne qui nous a tous tenus, pendant quarante jours, entre la vie et la mort, il ne faut pas croire qu’elle ait laissé approcher personne de votre lit, pas même moi, ni qu’elle ait consenti à se coucher une seule de ces quarante nuits : non, elle était toujours là, à votre chevet, goûtant les potions, touchant votre front et vos mains, puis murmurant tout bas, comme si elle eût parlé au bon Dieu, puis vous regardant avec ses grands yeux secs qui me faisaient plus de mal que si elle eût pleuré. Et cependant ce fut justement dans ce temps-là que, Jacques allant faire des emplettes chez le pharmacien de Briançon, celui-ci, qu’il trouva lisant la gazette, lui raconta que votre père venait de publier une bien belle… je ne sais plus comment cela s’appelle ; mais on dit qu’il en tira beaucoup d’honneur et de profit.

« Et depuis votre départ, monsieur Albert, comme je voudrais que vous pussiez la voir ! Il est vrai que, si vous pouviez la voir, c’est que vous seriez ici, et alors elle ne souffrirait plus. Les premiers jours, elle ne pouvait pas tenir en place ; elle allait et venait dans les chambres, comme une âme en peine : elle détachait les chiens, s’en amusait une minute, puis les renvoyait brusquement. Elle se promenait jusqu’à la chapelle de Sainte-Marthe, comme si elle espérait vous voir paraître au bout du sentier, ensuite elle revenait à la maison sans rien dire à personne ; mais, depuis quelques semaines, elle ne bouge presque plus, et elle ne m’inquiète que davantage à cause de son abattement et de cette obstination à ne se laisser distraire par rien. Vos lettres mêmes n’ont pas l’air de la consoler ; elle maigrit à vue d’œil, et ce n’est pas étonnant, car dans ces quatre mois elle n’a pas mangé de quoi nourrir une alouette.

« Voilà, monsieur Albert, ce que j’ai voulu vous apprendre ; si vous trouvez que j’ai eu tort, pardonnez-moi en songeant que depuis trente ans je mange votre pain, et que j’aime mieux vous manquer de respect que d’attachement. J’ai dû vous dire la vérité, vous ferez ensuite ce qui vous plaira ; ce n’est pas à une pauvre vieille comme moi de vous dicter votre conduite, mais je connais votre bon cœur et je suis bien tranquille. En attendant votre honorée réponse, et en vous priant d’excuser la liberté que j’ai prise, je suis votre bien humble et bien dévouée servante,

« Marianne Bréchet. »

Cette lettre fut pour Albert comme un de ces éclairs qui, sillonnant tout à coup une nuit d’orage, jettent pour un moment sur ce qui nous entoure une clarté plus vive que le jour. Il commença à réfléchir, à regarder dans le passé, et il y lut bien des souvenirs auxquels il n’avait jamais voulu songer. Il ne fit point encore descendre son père du piédestal où il l’avait placé, car les aines aimantes se hâtent d accroître leur affection pour ceux qu’elles ont méconnus, bien avant de la retirer à ceux qu’elles craignent d’avoir trop aimés ; mais, en quelques heures, il rendit à Mme  d’Esparon tout un arriéré de reconnaissance et de tendresse. Ce sentiment le ramena à de tristes réalités. Il était à deux cents lieues d’elle : elle souffrait horriblement de son absence, et il allait se battre ! Alors il lui sembla que la voix lointaine de la vieille Marianne s’était élevée comme un reproche terrible ou un sombre présage. Son duel du lendemain, qui jusque-là l’inquiétait peu, lui apparut comme un crime. Les chances de cette rencontre, auxquelles il n’avait pas même songé, devinrent pour son imagination exaltée une réponse écrite avec du sang à cette lettre écrite avec des larmes ; par malheur il n’était plus temps de reculer, et cette nécessité, qui le désespérait, devint son refuge contre son désespoir même. Demain, se dit-il, j’aurai tout expié ou je réparerai tout.

V.

Peut-être s’étonnera-t-on que le colonel Charvey eût si facilement consenti à se battre avec un jeune homme qu’il aimait et qu’il eût voulu protéger ; mais M. de Charvey avait toutes les idées comme toutes les vertus du soldat. Il lui semblait d’ailleurs impossible qu’Albert, alliant une telle rigidité de principes à une si aveugle confiance, ne rencontrât pas tôt ou tard sur son chemin quelque affaire de ce genre. Dès-lors il valait mieux que dans cette initiation cruelle, mais inévitable, il trouvât au bout de son épée un adversaire tel que le colonel ; car celui-ci, dont l’adresse égalait la bravoure, se croyait sûr de tenir entre ses mains toutes les chances du duel, et c’est là ce qui l’avait surtout décidé. Il comptait désarmer Albert, profiter de cet avantage pour prendre quelque ascendant sur ce jeune homme, et faire de cette rencontre une leçon décisive.

Ce fut avec cette résolution et cette espérance que le colonel arriva, accompagné d’un chirurgien et d’un témoin, au rendez-vous indiqué. Albert l’attendait depuis quelques minutes avec deux jeunes gens de sa connaissance qui avaient consenti à le suivre, non sans faire une légère grimace et lui expliquer, à sa très grande surprise, les mois de prison et les séances de cour d’assises auxquels ils s’exposaient pour lui rendre ce service.

Il était huit heures du matin. Une pluie froide qui tombait depuis le lever du jour avait rempli de grandes flaques d’eau les allées latérales du bois de Boulogne ; l’herbe était glissante ; les branches des taillis qu’ils traversaient pour trouver une place favorable leur renvoyaient au visage des gouttelettes glacées. Enfin ils arrivèrent à une clairière protégée contre les regards par un massif assez épais : le colonel proposa à Albert de s’arrêter là.

C’était évidemment un duel étrange ; les témoins l’avaient si bien compris, qu’ils ne disaient rien pour l’empêcher, et qu’ils laissaient M. de Charvey maître de tout diriger à son gré. Si les fleurets n’avaient pas été démouchetés, on eût dit un maître d’armes s’apprêtant à donner une leçon à son élève favori. Albert était si calme, un courage si déterminé brillait dans ses yeux, que le colonel se tenait à quatre pour ne pas l’embrasser. Il ôta son habit, Albert en fit autant ; il imitait tous ses mouvemens, tous ses gestes. M. de Charvey prit les fleurets des mains du témoin et en offrit un à son adversaire. Celui-ci se mit en garde, et le duel commença.

À peine eurent-ils échangé deux ou trois passes, que le colonel frémit d’épouvante. Il venait de reconnaître que le jeune homme était de sa force. En effet, pendant ses longues années de solitude, Albert avait acquis dans cet exercice une habileté assez grande pour lutter même avec les maîtres. Lui aussi s’était fié à son adresse pour épargner M. de Charvey, le forcer de s’avouer vaincu, et apprendre, au sujet de M. d’Esparon, quelque chose de précis. Ce fut donc avec une angoisse terrible que chacun d’eux reconnut qu’il n’était pas assez supérieur à son adversaire pour éviter de le blesser ; ils se battirent en silence pendant quelques minutes. Au bout de ce temps, le colonel poussa un cri d effroi, parce qu’il vit quelques gouttes de sang sur le bras blanc et nerveux d Albert. Celui-ci, trop échauffé par le combat pour sentir cette égratignure, arrivé d’ailleurs a ce moment où les jeunes têtes perdent toute prudence, se fendit avec un élan irrésistible. Il s’enferrait si M de Charvey eût tenu la pointe au corps ; mais le colonel avait prévu la botte. Il leva le bras, et, pendant que sa lame effleurait l’épaule d’Albert, il reçut le coup dans le côté. — Bien touché, dit-il en souriant. Le sang jaillit en abondance. Albert, qui n’avait pas sourcillé, pâlit tout à coup, 11 lança le fleuret loin de lui et se précipita vers M. de Charvey, que le chirurgien avait a l’instant soutenu dans ses bras. La blessure n’était pas grave, l’abondance même du sang rassura l’homme de l’art ; mais Albert était incapable de l’entendre : il prenait la main du colonel, il lui demandait pardon, il s’accusait de violence et d’injustice, il se traitait de meurtrière

— Calmez-vous, Albert, lui dit M. de Charvey ; ma blessure n’est rien, et vous, vous êtes un brave garçon !

Le regard languissant du colonel exprimait une affection si vraie, il venait de montrer tant de généreux courage, que pour Albert chacune de ses paroles devait avoir la solennité d’un oracle. Aussi le jeune homme lui prit de nouveau la main, et lui dit d’une voix à demi étouffée par les sanglots :

— Oh ! monsieur, vous me pardonnez donc ?

— Je fais plus, Albert, je vous aime.

— Eh bien ! si vous m’aimez, un mot, par pitié un mot qui m’éclaire dans les ténèbres où je marche, un mot qui m’arrache au doute affreux où m’ont jeté vos paroles d’hier. Ce que vous disiez de M. d’Esparon, ajouta-t-il plus bas, est-ce bien vrai ? en êtes-vous bien sûr ?

M. de Charvey ne répondit point. Il ne se résignait pas plus que la veille à se faire auprès d’Albert le délateur de son père. Plus il pensait que cet instant devait donner d’autorité à son langage, plus il lui répugnait de parler.

— Oh ! monsieur, un mot, par pitié un mot ! répétait Albert avec une insistance désespérée.

C’était trop d’émotion pour le colonel ; le sang qu’il perdait l’affaiblissait peu à peu ; ses dernières blessures n’étaient pas encore fermées ; la torture que lui causaient les questions d’Albert venant s’ajouter à ses souffrances, il chancela, et s’appuyant sur lui :

— Vous aussi, par pitié, reprit-il d’une voix éteinte, ne m’interrogez plus.

— Oh ! rien qu’un mot, un seul, et je vous bénirai toute ma vie, répéta le jeune homme, qui, dans son ardeur, ne s’apercevait de rien.

— Eh bien !… votre père est un poète, et votre mère est une sainte, murmura M. de Charvey : puis il s’évanouit.

Les témoins le transportèrent dans une voiture, aidés du chirurgien, qui, tout en maugréant contre les équipées et les mauvaises têtes, affirma de nouveau que ce n’était rien. Albert remonta seul dans le fiacre qui l’avait amené et reprit le chemin de la maison paternelle. La pluie avait recommencé ; les Champs-Élysées étaient encore solitaires. Albert, en suivant la grande avenue, comparait tristement ce retour à sa première promenade avec M. d’Esparon, si pleine d’enchantement, de confiance et de soleil ; il n’hésitait pas sur ce qu’il avait à faire : sa conduite était tracée, et il ne songeait ni à ajourner ni à marchander son obéissance au devoir. Seulement, lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de son père, il sentit qu’il lui restait encore là une affection et une espérance ; quelques instans après, il était auprès de M. d’Esparon. Sa pâleur, ses traits bouleversés, ses vêtemens en désordre, donnèrent bien vite l’éveil à Octave ; il devina qu’il venait de se passer quelque chose d’extraordinaire ; il interrogea vivement son fils, qui lui avoua tout.

L’agitation du comte fut si vraie, son désespoir si grand, ses angoisses si profondes, qu’Albert retomba dans ses incertitudes et se demanda de nouveau si l’homme qui parlait si bien le langage du cœur méritait les sévères paroles du colonel. M. d’Esparon commença par reprocher à son fils de n’avoir pas eu plus de ménagement pour sa tendresse, de s’être exposé, sans l’avertir, à un semblable péril ; mais Albert lui prouva sans peine qu’en pareille circonstance il n’y a rien de mieux que d’épargner à ceux qui nous aiment l’horrible douleur de savoir d’avance ce qu’il n’est plus temps de prévenir, ou la triste envie de mettre obstacle à ce qu’ils ne sauraient empêcher. M. d’Esparon, qui l’écoutait avec une sorte d’admiration inquiète, frémissant encore du danger passé, finit par convenir qu’il avait raison. Sa pensée prit alors un autre cours, et une question bien naturelle arriva sur ses lèvres :

— Quelle était, demanda-t-il, la cause de ce duel ? Le jeune homme regarda son père et se tut. Ses douleurs, un moment oubliées, recommençaient. M. d’Esparon répéta sa question avec plus de chaleur, et, à l’embarras des réponses d’Albert, il comprit bientôt qu’il s’agissait de lui-même.

— Et que disait-on de moi ? reprit-il après un moment d’hésitation.

— Ce que le fils de Mme  d’Esparon ne devait pas entendre ; ce que le fils de M. d’Esparon était forcé de relever.

Octave rougit et se mordit les lèvres ; mais il était en ce moment sous l’influence d’un sentiment trop sincère pour ne pas faire bon marché de lui-même, et, ne songeant qu’à son fils, il mesura d’un œil épouvanté les périls et les chagrins auxquels cette susceptibilité chevaleresque exposait Albert.

— Ah ! dit-il enfin, c’est moi qui suis coupable ; j’aurais dû le prévoir : j’aurais dû penser que ce que j’essayais était impossible, que vous étiez trop pur pour l’air que nous respirons ici !

Albert avait espéré que son père se défendrait avec indignation ; il attacha sur lui un regard de reproche, puis il ajouta :

— Ainsi donc vous me trompiez ?

— Et le sais-je moi-même ? N’avais-je pas oublié, en vous revoyant, tout ce qui n’est pas vous ? Avais-je un autre but que de vous retenir ? Et maintenant, que faire ? Chaque fois que je vous verrai sortir, chaque fois que vous passerez quelques heures loin de moi, je serai dans des transes mortelles… Albert ! Albert ! cher et cruel enfant, pourquoi n’avoir pas plus de pitié de votre père ?

— Rassurez-vous, répondit Albert en affermissant sa voix, cette inquiétude et ces périls ne seront pas de longue durée ; je viens vous demander la permission de retournera à Blignieux…

— Partir ! vous, me quitter ! s’écria le comte en pâlissant.

— Il le faut ; le charme que j’ai trouvé auprès de vous ne doit pas me faire oublier une autre affection, d’autres liens… M. d’Esparon resta un moment la tête appuyée dans ses mains ; quand il la releva, le regard qu’il fixa sur son fils était empreint d’une telle, tristesse, que le pauvre Albert sentit sa résolution chanceler.

— Oui, reprit Octave, je sais bien que je n’ai pas le droit de vous retenir malgré vous. J’avais espéré… il me semblait… cette vie était si douce !… votre présence me faisait tant de bien ! — En cet instant la voix lui manqua, et il se détourna brusquement.

Albert n’y put tenir ; il se rapprocha de son père et lui dit doucement : — Oh ! ne vous plaignez pas ! Laissez-moi, je vous en prie, le peu de courage qui me reste. À quel point je vous aimais, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? Aujourd’hui encore je donnerais ma vie pour vous épargner ce chagrin ; mais il le faut, ma mère n’a que moi au monde, mon absence la tue ; d’ailleurs, voici sa fête qui approche…

— C’est vrai, murmura Octave ; elle s’appelait Marceline.

— Et ce jour-là (hélas ! c’est la seule fois dans l’année où je la voie sourire !) j’attends son réveil pour lui offrir un beau bouquet de roses des Alpes.

— Les roses des Alpes !… reprit M. d’Esparon. Pâles et aimables fleurs que j’ai cueillies bien souvent sur la pointe de nos rochers !… J’étais jeune alors, jeune et pur comme vous, Albert ! Ah ! quel est donc ce charme que j’avais oublié depuis si long-temps ? — Et Octave se tut, comme accablé sous le poids de ses pensées.

Albert essaya quelques paroles consolatrices, mais son père ne l’entendait plus ; cette imagination mobile se reportait, à vingt ans de là, vers cet humble coin de terre qu’elle avait si long-temps dédaigné.

— Oui, disait-il, il me semble que c’est hier ; les plus fraîches de ces fleurs sauvages croissaient dans ce grand ravin qui sépare notre plateau de la première chaîne des Alpes, et qu’on nomme la Combe-aux-Loups. Oh ! je n’ai rien oublié. Un pont rustique traversait le ravin, il conduisait à un petit sentier tracé, à travers la montagne, par le pied des chasseurs, et qui se perdait, au bout d’une demi-lieue, dans un bois de mélèzes… C’est de la lisière de ce bois que la vue embrassait tout le paysage ; en se retournant pour mesurer le chemin parcouru, on apercevait, bien loin, les pauvres tourelles de Blignieux, et, un peu plus près, aux bords du ravin, cette petite chapelle dont le porche m’a si souvent servi d’abri…

— Sainte-Marthe-des-Neiges, interrompit Albert… ce lieu m’est doublement sacré, doublement cher : c’est là, lorsque j’allais à la chasse, que ma mère venait épier mon retour ; c’est de là quelle me voyait paraître quand je sortais du bois d’Estève, et ses inquiétudes se calmaient en me voyant.

iï — Elle vous aime donc, vous ? dit Octave d’une voix émue. Au fait, poursuit-il tout bas et comme se parlant à lui-même, le cœur de l’épouse peut rester fermé, celui de la mère, jamais !

— Oui, mon père, elle m’aime, je le sais maintenant, et cependant j’en avais douté jusqu’ici.

— Que dites-vous ?

— Comme elle n’est pas expansive, comme ses regards sévères, ses TOME XVII. 31 lèvres scellées, n’avaient jamais encouragé mes caresses, je l’ai accusée de froideur, j’ai cru qu’elle ne m’aimait pas.

— Vous aussi !… s’écria M. d’Esparon en tressaillant. Oh ! Albert, il me semble que j’entends ma propre histoire !…

— Oui, reprit le jeune homme, voilà ce que je croyais, voilà ce que j’ai souffert ; mais aujourd’hui j’ai la preuve que j’étais ingrat et injuste, que cette affection à laquelle je ne pouvais croire est réelle, immense comme le cœur qui la renferme.

Et il tendit à son père la lettre de Marianne, qui, depuis la veille, ne l’avait pas quitté. M. d’Esparon la lut ; mille pensées tumultueuses se reflétaient sur son front, sa poitrine se soulevait. À la fin il rendit la lettre à son fils, et, se promenant à grands pas dans la chambre :

— Hélas ! dit-il, qui sait s’il n’y a pas là une vérité qui m’accuse ! Doute poignant qui m’a souvent poursuivi, et dont je me croyais délivré ! Albert, c’est moi peut-être, moi seul qui me suis trompé ! je n’ai pas compris cette nature rigide et fière ; je n’ai pas su conserver vis-à-vis d’elle ce calme, cette dignité, qui m’eussent donné assez d’ascendant pour l’assouplir. J’ai voulu tout emporter d’assaut ; mécontent de n’être aimé que par devoir, j’ai voulu éveiller en elle une passion impossible. J’avais espéré du moins qu’elle accueillerait avec enthousiasme les premiers essais d’une imagination qui ne savait que faire de ses ardeurs… et je n’obtenais que sa méfiance ou ses dédains ! Alors ce livre où je ne pouvais pas lire, j’ai trouvé plus court de le déchirer ; j’ai eu des paroles amères, des sarcasmes imprudens, des colères puériles, et, après avoir tout compromis, faute de savoir attendre, j’ai achevé de tout perdre, faute de savoir pardonner !

— Pardonner !.. votre cœur a donc bien souffert !..

— Oui, répondit Octave en baissant la voix, mais il y a des choses que je n’ai avouées à personne, que je ne me suis jamais dites à moi-même… Et aujourd’hui l’idée de ce départ, les angoisses qui me déchirent, tout m’arrache ce triste secret. Albert, savez-vous quel a été entre nous le plus terrible grief, le plus insurmontable obstacle ? Mon orgueil.

— Ah ! c’est donc vrai ! balbutia Albert, qui, malgré lui, songea aux accusations du colonel.

— Oui, mon orgueil qui me soufflait à l’oreille que j’étais fait pour être adoré, que la femme qui ne m’aimait que par devoir ne méritait pas d’être ma compagne, et que, si je brisais ces chaînes, le monde me vengerait de son indifférence et de sa froideur !

— En cela du moins vous ne vous êtes pas trompé. Pendant que ma mère commençait à Blignieux sa vie d’isolement, vous veniez à Paris, où vous trouviez le succès, la gloire, le bonheur !

— Ah ! Albert, que vous me connaissez mal ! D’autres peuvent croire que j’ai touché le but, réalisé mes rêves, que je n’ai plus qu’à me reposer dans ce que tous appelez de si beaux noms : si vous saviez quel fonds immense de stérilité et d’amertume se cache sous ces jouissances factices, sous ces succès passagers ! L’imagination est une fée malfaisante qui se plaît à détruire son propre ouvrage ; l’idéal est une forme trompeuse qui cesse d’être dès qu’on y touche ! l’orgueil est un abîme où s’absorbe et se dessèche tout ce qu’on y jette pour le combler ! M. d’Esparon semblait s’enivrer de ses douloureuses confidences : Ah ! reprit-il en regardant son fils, pourquoi m’avez-vous donné, outre la joie de vous revoir, celle de me sentir aimé ? Pourquoi ce charme de plus, maintenant qu’il faut tout perdre ? Malheureux ! je ne puis accuser que moi-même ! C’est moi qui devais prévoir ce qui me frappe aujourd’hui : regrets inutiles, il est trop terd !

— Et s’il n’était pas trop tard ? dit Albert comme illuminé d’une idée soudaine ; s’il était temps encore d’obéir à la voix de Dieu, à la prière d’un fils, de rendre un peu de joie à celle qui est restée pendant tant d’années dans la solitude et l’oubli ?

— Quoi ! que dites-vous ? Croyez-vous donc que ce soit possible ?.…

— J’en suis sûr.

— Je pourrais encore reprendre ma place à ce foyer que j’ai fui, ma place dans ce cœur que jai blessé ?

— J’en réponds.

— Eh bien ! s’écria M. d’Esparon, qui semblait céder à un entraînement surhumain, eh bien ! vous l’emportez. Meure dans mon sein ce démon qui m’égare ! meurent ces ambitions que rien n’assouvit, ces rêves que rien ne réalise, ces éternelles inquiétudes qui se servent à elles-mêmes de pâture et de tourment ! Je m’attache à vous comme à mon sauveur : vous partez pour Blignieux ; Albert, partons ensemble !… Albert poussa un cri ; tous les doutes qu’il combattait depuis vingt-quatre heures tombèrent en un instant ; en un instant, il reprit plus de confiance et d’amour pour son père qu’il n’en avait jamais ressenti : — Ah ! dit-il l’œil rayonnant d’une joie divine, je savais bien qu’on vous calomniait ! je savais bien que vous étiez le plus noble, le plus généreux des hommes ! Et il ajoutait, tout en embrassant M. d’Esparon : — Quel bonheur que le colonel ne m’ait pas tué !… Il y eut encore là pour tous deux quelques belles et douces heures. Comme Albert voulait partir sans délai, ils commencèrent sur-le-champ leurs préparatifs de départ ; ils s’en occupèrent ensemble, Albert avec une joie et un entrain charmant, Octave avec tant de vivacité et de hâte, qu’on eût dit qu’il évitait de réfléchir ou qu’il craignait d’hésiter. Il fut convenu qu’ils partiraient le surlendemain, et que Louis, le valet de chambre du comte, resterait quelques jours de plus à Paris pour terminer les derniers arrangemens.

Ces préparatifs les occupèrent encore le lendemain une partie de la journée. Quand vint le soir, M. d’Esparon annonça à son fils que, pour dire un dernier adieu à la vie de Paris et saluer dignement ce monde qu’ils devaient quitter dans quelques heures, ils iraient aux Italiens. La saison allait finir, et les dernières représentations sont toujours les plus belles. Ce jour-là on donnait Otello. Si Albert avait eu trente ans, si l’expérience de la vie lui avait appris à se méfier de certaines épreuves, il eût cherché le moyen d’éviter cette soirée ; mais il était jeune, il était heureux, il se croyait sûr de M. d’Esparon comme de lui-même, il accepta donc avec empressement une offre qui lui promettait trois heures d’excellente musique, et il ne vit qu’un plaisir là où il y avait un péril.

VI.

M. d’Esparon et son fils arrivèrent au Théâtre-Italien un peu avant l’ouverture d’Otello ; ils prirent place au second rang des stalles : Octave, en se retrouvant dans son centre habituel, en revoyant cette salle où mille détails, inaperçus pour d’autres, le ramenaient aux fugitives impressions de la vie du monde, s’étonna d’y prendre plus d’intérêt qu’à l’ordinaire, et il ne put se défendre d’un peu de trouble lorsqu’il songea à son héroïque résolution.

Au moment où Otello commença, Albert entendit, presque au-dessus de sa tête, le bruit d’une loge d’avant-scène qui s’ouvrait. Une femme y entra ; Albert crut vaguement la reconnaître, et, comme il avait conservé précieusement tous les souvenirs qui se rattachaient à sa première promenade aux Champs-Elysées, il se rappela bientôt que c’était la femme qu’il avait rencontrée près du rond-point, dans cette voiture que le cheval de M. d’Esparon avait voulu suivre. Il la regarda alors avec plus d’attention, et la trouva admirablement belle : il lui fut d’autant plus facile de l’examiner, qu’elle se tournait fréquemment du côté où il était placé, tout en écoutant avec attention, ou du moins avec patience, les propos d’un beau jeune homme à figure fade, mais irréprochable, qui était entré dans sa loge, et qui paraissait se donner une peine infinie pour qu’on le crût au mieux avec elle. Albert avait fait peu d’attention à ce jeune homme ; il ne remarqua pas davantage que, depuis l’arrivée de cette femme, M. d’Esparon semblait mal à l’aise, qu’il la regardait à la dérobée avec une agitation singulière, tenant à peine sur sa stalle, et n’écoutant plus une note de l’opéra. Le motif de cette agitation était si puissant, qu’à la fin du premier acte M. d’Esparon quitta sa place sans mot dire. Un instant après, Albert le vit entrer dans cette avant-scène et s’asseoir auprès de la belle inconnue. Il n’en fut pas surpris : il se souvint que le jour de leur rencontre Octave l’avait saluée, et il était dès-lors fort naturel qu’il allât lui faire une visite ; mais cette visite se prolongea au-delà des limites ordinaires. Le coup de sonnette qui annonçait le second acte n’eut pas même le pouvoir de rappeler M. d’Esparon. Depuis son entrée, une révolution évidente s’était accomplie dans cette loge ; le bel élégant qui avait d’abord figuré en première ligne, passant tout à coup à l’état de comparse, cachait son désappointement à l’ombre de son large binocle. Albert, incapable d’apprécier ce symptôme, commençait cependant à se préoccuper de cette longue absence de son père. Ce ne fut au premier moment qu’un malaise vague, indéfini, une curiosité impatiente. Bientôt cette curiosité s’accrut, cette impatience devint plus vive. Le rideau s’était levé pour le second acte, et Octave ne revenait pas. Peu à peu Albert sentit naître au fond de son cœur quelque chose de pareil à ces pressentimens dont on a peur, à ces pensées dont on a honte. À mesure que le temps s’écoulait, il lui semblait que ce pressentiment absurde, cette pensée impossible, prenait une forme, un corps, un nom : le nom qu’il repoussait encore revenait sans cesse et entrait plus avant dans son âme. En épelant malgré lui, de ses lèvres frémissantes, ce nom prononcé une seule fois devant lui par le colonel Charvey, il avait la fièvre, il devenait fou, il eût voulu l’être. À la fin, il n’y put tenir. Se tournant vers un de ses voisins avec qui il avait échangé quelques remarques sur la musique et les acteurs, il lui dit en tremblant déjà :

— Monsieur, pourriez-vous me dire quelle est cette femme en robe de velours noir avec un camélia dans les cheveux ?

— Dans quelle loge ?

— Dans cette avant-scène de droite, balbutia Albert.

— Où nous voyons M. d’Esparon ? fit le voisin avec un sourire qu’il voulait rendre spirituel.

— Justement.

— Eh ! c’est la belle duchesse de Dienne, dit l’officieux d’un air qui signifiait : D’où sortez-vous ?

Ce nom suffisait. Albert sentit qu’il y avait là la ruine de ses dernières espérances. Jetant un regard désolé sur la duchesse de Dienne et sur M. d’Esparon, il rentra courageusement en lui-même, et comprit que l’arrêt qui condamnait Octave était cette fois irrévocable. Par une triste coïncidence, au moment où il cherchait à se familiariser avec sa douleur, semblable à ces blessés qui ont le courage de sonder eux-mêmes leur plaie, Desdemona, pâle, brisée, tout en pleurs, murmurait aux pieds de Brabantio : S’il padre m’ahbandona ! la salle entière applaudissait. Malgré lui, Albert s’appliqua ces paroles désespérées. Alors il sentit que les larmes montaient aux bords de ses paupières, et, s’accoudant sur sa stalle, il cacha son visage dans ses mains. Pendant ce temps, un drame plus vulgaire se passait dans la loge fatale. M. d’Esparon, en y montant, n’avait pas de but déterminé. Peut-être n’était-il poussé que par cette inconséquence bizarre, mais fréquente, qui rend insupportable l’idée d’être remplacé, même auprès de la femme que l’on n’aime plus, La vue du bel attentif avait contribué autant que celle de la duchesse à ramener près d’elle M. d’Esparon ; mais une fois installé, cédant à la pente de son caractère, le comte avait trouvé Mme  de Dienne plus ravissante que jamais, justement parce qu’il pensait à son départ et croyait la voir pour la dernière fois. Sous l’influence de cette idée, il avait été auprès de la duchesse ce qu’il savait être quand il croyait son cœur en jeu : spirituel avec sentiment, mélancolique avec grâce, séduisant enfin, même pour une femme qui ne pouvait plus guère s’abuser.

Depuis long-temps, en effet,Mme  de Dienne avait vu décroître son empire sur Octave. Elle aussi avait ressenti les effets de cette nature brillante, non moins incapable de dévouement et d’amour vrai dans le domaine de la passion que dans les limites du devoir. Alors, plus soucieuse de sa dignité que de son bonheur, elle avait accepté la situation, rendu au comte sa liberté, et posé elle-même les termes d’une rupture sans secousse et sans éclat. Je laisse au lecteur le soin de deviner si cette rupture et le vide qu’elle forma dans l’existence de M. d’Esparon n’étaient pas pour quelque chose dans ce réveil d’amour paternel qui lui avait fait appeler Albert. Ce sont là de ces mystères que ne s’avouent pas les cœurs où ils s’accomplissent, et il y aurait de la cniauté à être plus clairvoyant qu’eux-mêmes ; mais, depuis trois semaines, M. d’Esparon, à qui ce bonheur paternel ne suffisait peut-être plus, avait renoué quelques communications avec la duchesse. Elle l’avait accueilli avec une douceur résignée qui la rendait plus attrayante. Sans préméditation et sans emphase, elle s’était posée auprès d’Octave en femme qui regarde comme inévitables les mécomptes qui l’ont frappée, et qui, au lieu d’en faire un sujet de reproche, les attribue aux tristes conditions de la vie et à l’irrésistible courant des affections humaines. C’était assez pour qu’elle apparût aux yeux de M. d’Esparon sous un jour nouveau ; et, comme elle était très spirituelle, comme il y avait un charmant paradoxe dans ces conversations où, en plaidant pour le désenchantement qu’elle avait subi, elle forçait Octave à se faire l’avocat de la passion qu’il avait brisée, celui-ci, piqué au jeu, retourna chez elle assez souvent pour en reprendre l’habitude, et y trouva assez de plaisir pour s’imaginer qu’il redevenait amoureux.

C’est au milieu de ces circonstances qu’avaient eu lieu les derniers événcmens que je viens de raconter. M. d’Esparon en se décidant tout à coup à partir pour Blignieux, sous l’empire des émotions sincères que lui avait causées le duel d’Albert et l’entretien qui l’avait suivi, ne s’était plus préoccupé de Mme  de Dienne ; mais cette soirée, l’aspect de cette salle, la vue de la duchesse, celle de son nouvel adorateur, tout avait augmenté le danger, et nous venons de voir comment il y succombait.

La duchesse de Dienne fut-elle sa dupe ? Céda-t-elle une fois encore à ce charme posthume qui fait croire aux femmes que des paroles d’amour sur les lèvres de ceux qui les ont aimées ne sauraient être tout-à-fait menteuses ? Devina-t-elle vaguement qu’elle avait un rival à combattre dans la personne de ce jeune homme qu’elle voyait près de la stalle vide d’Octave ? Eut-elle quelque idée de ce départ, et un dernier retour de coquetterie ou de vanité l’engagea-t-il à essayer ce qu’elle avait encore de puissance ? Le fait est que leur conversation s’anima de plus en plus, et, sous des apparences de raillerie ou de malice, eut des échappées affectueuses et tendres. De temps en temps, Octave, qui sentait le péril, faisait mine de se lever : mais elle le retenait par quelque gracieuse câlinerie. Il resta donc, et tous deux crurent un moment à la possibilité de rallumer des cendres éteintes : folle chimère, dont le premier effet était de déchirer, à quelques pas de là, un noble et jeune cœur !

Otello allait finir. Albert, incapable de demeurer plus long-temps en face de cette loge, gouffre de soie et de velours où s’étaient abîmées en un instant toutes les joies de son âme, n’attendit pas la fin du troisième acte, et s’enfuit comme un faon blessé qui retourne à son gîte. M. d’Esparon vit sortir son fils, il fit un mouvement comme pour aller le rejoindre dans le corridor ; mais les femmes les plus loyales ont aussi leurs heures impitoyables : dans cette soirée, la duchesse de Dienne avait accepté la lutte ; dès-lors il fallait qu’elle la soutînt jusqu’au bout.

— Cher comte, dit-elle d’une voix plus douce que la romance de Desdemona, aurez-vous la complaisance de me donner le bras jusqu’à ma voiture ? — Il n’y avait pas moyen de résister à une prière modulée avec tant de grâce. Octave attendit donc la chute du rideau ; Mme  de Dienne et lui sortirent ensemble de la loge. On sait avec quelle majestueuse lenteur l’auditoire des Italiens descend le grand escalier. Une foule compacte arrêtait à chaque pas la marche de M. d’Esparon et de sa belle compagne. Tous les yeux se dirigeaient vers eux : « C’est la duchesse de Dienne et Octave d’Esparon, disait-on à demi voix. — Le poète et la muse ! — Dante et Béatrix ! »

Ils arrivèrent ainsi jusqu’au péristyle. Lorsque Mme  de Dienne fut montée dans sa voiture, Octave renvoya la sienne. Il avait besoin de respirer, de réfléchir, de compter avec lui-même. Le passage Choiseul était encore ouvert. Il y entra, alluma un cigare, et revint à pied chez lui par les boulevards. La nuit était froide, mais calme et sereine. Des milliers d’équipages se croisaient dans tous les sens ; des flots de lumières ruisselaient encore aux vitres des magasins et des cafés. M. d’Esparon croyait entendre des voix confuses lui répéter avec Mme  de Dienne : Restez ! « Quitter tout cela ! se disait-il ; abdiquer demain être oublié dans six mois Et pourquoi ? pour un semblant de vertu et de bonheur, qui ne peut plus être ni le bonheur ni la vertu ! » Il rentra, triste et indécis ; on lui dit que son fils l’avait précédé de quelques minutes et s’était brusquement enfermé. Octave ne sut trop s’il devait essayer de le voir et de lui parler ; il se dirigea furtivement jusqu’à sa porte : on apercevait au-dessous une raie lumineuse qui prouvait qu’Albert veillait encore. M. d’Esparon prêta l’oreille et crut entendre le cri d’une plume courant sur le papier ; il n’osa frapper. Trop mécontent de lui-même pour pousser plus loin sa tentative, il revint sur ses pas, plus agité, plus irrésolu que jamais. Le lendemain, à son réveil, il sonna et demanda son fils. On lui annonça qu’il était parti à la pointe du jour. M. d’Esparon ne comprit pas d’abord ; il sauta à bas de son lit, s’habilla à moitié, et courut à l’appartement d’Albert : il n’y avait plus personne. À mesure que la vérité se révélait à Octave, un tremblement nerveux s’emparait de lui ; il parcourait dans tous les sens les deux ou trois pièces dont se composait cet appartement. Tout le mobilier était intact ; chaque objet avait été soigneusement remis à sa place ; les habits qu’Albert, par ordre de son père, avait commandés à Paris, étaient exactement rangés dans les placards. Le jeune homme n’avait emporté que le mince et modeste bagage avec lequel il était venu.

En continuant ses recherches, M. d’Esparon aperçut enfin une lettre qu’Albert avait laissée sur sa table de travail ; il se jeta dessus, déchira l’enveloppe et lut ce qui suit :

« J’ai prié Dieu qu’il m’inspirât ce que j’avais à faire ; je le prie maintenant d’écarter de ma plume tout ce qui ne serait pas d’un fils respectueux et soumis. Pardonnez-moi donc si je pars sans vous ; pardonnez moi si cette lettre conserve quelque trace de sentimens que je repousse et que je renie.

« Je pars ; j’ai craint que votre résolution d’avant-hier ne fût le résultat d’une exaltation factice, et par conséquent passagère. J’ai craint qu’il ne vous fût trop pénible, à cause de moi, de revenir sur une décision dont vous vous repentiriez plus tard. J’ai pensé que mon départ vous épargnerait à la fois l’embarras d’un instant et les regrets de toute la vie.

« Comment avais-je pu m’abuser à ce point ? Renoncer pour nous aux succès, aux plaisirs, à tout ce qui rend voire vie si brillante, si enviée, c’eût été trop. Dans une heure d’entraînement que je regarde aujourd’hui comme un rêve, j’ai pu croire ce sacrifice possible ; maintenant je comprends tout ce qu’il vous coûtait, et je m’en veux de l’avoir espéré.

« Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi pour une personne que je ne vous nommerai plus. Elle est fière, vous le savez : si elle se fût livrée avec confiance à cette consolation tardive, et qu’ensuite… non, non ; mieux valent certaines souffrances que certaines humiliations ; mieux vaut un malheur dont on a cessé de se plaindre qu’un bonheur qui serait à charge à quelqu’un.

« Je ne sais ce que je vous écris ; j’ai déchiré vingt lettres, et j’ai peur encore que celle-ci n’exprime pas assez tout ce que je voudrais dire, ou dise trop ce que je veux taire. Que Dieu me protège donc et qu’il me soutienne !… Il y a des momens où je regrette de vous avoir connu. Mes rêves étaient si purs et si doux !… Puis est venue notre réunion plus douce encore, et cette vie dont il faudrait savourer les délices sans en connaître les secrets. Ah ! j’ai goûté tout cela avec trop d’ardeur ; j’ai mérité d’être puni ; j’ai été trop heureux, trop crédule, et je sais aujourd’hui… non, je ne sais rien, sinon que je pars et que je pleure. « Je vais reprendre ma vie de Blignieux avec la pauvre délaissée. Il est temps que je revienne à celle qui a besoin de moi, à celle qui n’a que son fils à aimer. J’ai beaucoup à réparer, bien des chimères et des injustices à abjurer à ses genoux. J’espère que mes forces ne me trahiront pas, et, si je retrouve auprès d’elle tout ce que je perds ici, il me semble que je serai presque consolé.

« Demain, à votre réveil, nous serons loin l’un de l’autre… hélas ! comme nous l’étions déjà ce soir, moins loin peut-être… Oh ! pardon ! pardon ! Je voudrais effacer avec mes larmes cette cruelle image ; je n’ai rien vu, rien su ; j’étouffe dans mon sein, dussé-je en mourir, tout ce qui n’est pas résignation et respect. À Blignieux, je sens que je vous aimerai encore ; à Paris, je ne vous reverrais jamais. »

M. d’Esparon lut et relut cette lettre ; chaque mot, chaque réticence le déchirait de honte et de douleur ; puis il promena un dernier regard sur cette chambre vide, et il en sortit comme un exilé. S’il y avait eu là des chevaux de poste, nul doute que dans ce premier moment de désespoir il ne fût parti sur les traces de son fils : il songea même à en demander ; mais il hésita, et une partie de la journée s’écoula avant qu’il se fût décidé. Quatre heures arrivèrent ; c’était l’heure où il avait coutume d’aller chez Mme  de Dienne. Machinalement il sonna. Sa voiture était prête, et, sans qu’il dît un mot, son cocher le conduisit à l’hôtel de la duchesse. Tous ceux qui connaissent l’histoire des passions, tous ceux qui savent à quel point il est difficile de les arrêter quand elles naissent et de les ranimer quand elles meurent comprendront sans peine combien fut courte cette dernière illusion qu’Octave et Mme de Dienne essayaient de ressaisir.

En partant de Paris, Albert n’avait pas éprouvé un moment d’hésitation, mais la confiance et l’enthousiasme étaient éteints dans son cœur. Dans les premiers jours de la jeunesse, on croit toutes les épreuves décisives : les joies comme les douleurs paraissent sans appel. Dépouillé en un jour des songes dorés de son adolescence, Albert s’imaginait que son âme était dévastée pour jamais, et que pas une fleur ne pourrait croître sur ces débris. Cependant, à mesure qu’il approchait du terme de son voyage, sa tristesse, sans s’effacer tout-à-fait, prit un caractère de mélancolie plus douce. Lorsqu’en jetant les yeux par la portière de la voiture, il aperçut dans le lointain les premières cimes du Dauphiné, il se sentit saisi de cette émotion que causent, après les crises de la vie, l’aspect de la campagne et le retour au pays natal. Quelques lieues avant Blignieux, il reconnaissait déjà chaque buisson de la route, chaque bouquet de bois, chaque accident de terrain ; il lui semblait alors que sa vie se rattachait au fil qu’il avait rompu quatre mois auparavant, et il se demandait si ces quatre mois n’étaient pas un rêve.

En arrivant à la grange des Aubiers, à l’endroit même où le chemin de Blignieux s’embranche sur la grande route, Albert sauta à bas de la diligence, laissa ses paquets à la ferme, et, le cœur palpitant, se dirigea vers le château au pas de course. En entrant dans la longue avenue d’ormeaux, il vit accourir ses deux chiens, qui avaient flairé son approche et qui se précipitèrent sur lui comme une trombe. Derrière eux marchait d’un pas plus lent la vieille Marianne, qui, depuis qu’elle avait écrit sa lettre à Albert, s’attendait sans cesse à le voir arriver, et venait tous les jours à sa rencontre. Le jeune homme se dégagea de ces premières étreintes : il courut jusqu’à la porte du salon et l’ouvrit d’une main tremblante. Sa mère était assise à sa place ordinaire. Rien n’était changé autour d’elle. N’eût été la pâleur de ses joues et l’amaigrissement de son visage, Albert aurait pu croire qu’il ne l’avait quittée que la veille. Lorsqu’elle le vit entrer, elle changea de couleur, elle se souleva à demi sur son fauteuil, puis s’y laissa retomber ; il se jeta à ses genoux, et, pendant un instant, ce ne furent, entre elle et lui, que murmures confus et paroles entrecoupées.

— Ma mère ! dit enfin Albert, c’est bien moi, me voici de retour, et pour ne plus repartir.

— Merci, mon enfant ! répondit-elle ; puisque Dieu vous ramène ici, c’est qu’il permet que je vive, et me pardonne de vous trop aimer ! Comme si cette épreuve eût enfin vaincu la froide et rigide enveloppe dont Mme d’Esparon recouvrait tous ses sentimens, ce fut le signal d’un changement visible dans ses manières à l’égard de son fils. Il lui apportait d’ailleurs tant de dévouement, de reconnaissance et d’amour, qu’il ne se méprenait plus sur la réserve apparente qu’elle gardait quelquefois encore en répondant à ses caresses. Les natures contenues, lorsqu’on a l’art de les deviner, ont au moins cet avantage, qu’on leur sait gré d’une foule de demi-teintes et de nuances qui, chez les caractères expansifs, passeraient inaperçues, Albert, pendant les premières semaines qui suivirent son retour à Blignieux, éprouva une jouissance délicate à ces découvertes qu’il faisait chaque jour dans le cœur de sa mère, et qui, par le léger effort qu’elles lui coûtaient, lui devenaient plus précieuses.

Cependant il ne retrouvait pas le calme. Sa pensée, violemment détournée des objets trop chers qui l’avaient si long-temps attirée, essayait vainement de se reposer, à l’ombre de cette affection, dans cette vie dont il acceptait d’avance la paisible uniformité. Il sentait s’élever en lui-même de secrètes agitations dont il ne pouvait déterminer ni la cause ni le but. Tout en se disant qu’il était heureux, il se surprenait encore regardant à l’horizon et interrogeant l’avenir avec d’indéfinissables inquiétudes. Il croyait apaiser ces inquiétudes en revenant à sa mère avec plus d’entraînement et de transports ; mais Mme  d’Esparon quoique heureuse de posséder enfin le cœur de son fils, était incapable d’y lire : son mariage, sa vie solitaire, l’avaient laissée si ignorante, que ces vagues symptomes, ce secret malaise qui perçait à travers les tendres démonstrations d’Albert, n’avaient aucun sens pour elle, et que cette nouvelle phase aurait pu se prolonger sans qu’elle s’en aperçût. Un jour, vers la fin de l’été, Albert se promenait sur la terrasse de Blignieux, lorsqu’un petit pâtre des environs vint lui dire que quelqu’un l’attendait à la grange des Aubiers. Albert, à ces mots, ressentit un grand trouble : bien que, depuis son retour, il n’eût pas une seule fois parlé de son père, il ne pouvait s’empêcher de penser à lui. Dans cet inconnu qui l’attendait, et qui lui envoyait ce mystérieux message, il ne sut s’il devait espérer ou craindre de reconnaître M. d’Esparon : mais, à moitié chemin entre Blignieux et la grande route, cette incertitude fut dissipée : il aperçut, venant à sa rencontre, l’homme qui l’avait fait demander ; ce n’était pas Octave, c’était le colonel George de Charvey. Du plus loin qu’il vit Albert, le colonel lui tendit les bras ; Albert s’élança vers lui aussi ému qu’un coupable, et bégaya quelques paroles sans suite. M. de Charvey lui dit en l’embrassant :

— Monsieur, lorsque deux, hommes ont loyalement croisé le fer, il est d’usage que le vaincu fasse après sa guérison, une visite à son adversaire. Je n’ai pas voulu y manquer, et me voici : me pardonnez-vous ?

— Oh ! monsieur, dit Albert les larmes aux yeux ; c’est moi, moi seul qui veux, toute ma vie, vous demander pardon ! — Non, Albert, reprit M. de Charvey avec une dignité affectueuse ; vous vous êtes bravement conduit. M’en eût-il coûté dix palettes de sang, je me réjouirais de vous avoir vu enflammé d’un si beau courroux. J’ai su, depuis, que vous aviez quitté Paris le surlendemain pour venir retrouver votre mère. Albert, vous êtes un noble cœur. Le jeune homme remercia M. de Charvey du regard, puis il lui demanda timidement ce qui l’amenait dans les Hautes-Alpes.

— Je pourrais vous dire, répliqua le colonel, que c’est le désir de vous revoir, mais ce motif n’est pas le seul. Il s’interrompit un moment, puis il ajouta :

— Si j’avais écouté tout ce qu’on me disait là-bas, il ne tenait qu’à moi de me croire à la veille d’une grande fortune militaire ; mais j’avais payé ma dette au pays, le reste n’était plus qu’affaire de vanité ; d’ailleurs, je n’ai pas eu le courage de me séparer de ma fille ; j’ai quitté le service, et je reviens, avec ma chère Alice, m’établir dans vos montagnes.

— Vous !

— Oui ; j’ai racheté, à huit lieues d’ici, dans la vallée d’Ogerelles, la terre de Rouvre, qui avait appartenu à ma famille : il y a un joli château, un grand parc, beaucoup de gibier ; vous viendrez nous y voir souvent… bien souvent, n’est-ce pas ?

Albert s’inclina ; ils marchèrent quelques minutes en silence. Le jeune homme brûlait d’adresser au colonel une question qui expirait sur ses lèvres. Celui-ci le prévint et lui dit d’un ton qui excluait toute idée d’offense :

— Albert, vous ne me parlez point de votre père ?

— Je n’osais pas, murmura-t-il.

— M. d’Esparon n’est pas heureux, il ne peut plus l’être. Votre départ a produit sur lui une impression douloureuse. Ensuite… les liens qui le retenaient à Paris ont achevé de se briser.

— Que dites-vous ? balbutia le jeune homme.

— Oui ; la personne qui l’avait aimé n’a pu se faire plus long-temps illusion. Il y avait désormais dans cette affection quelque chose de factice qui les a révoltés tous deux. Ils se sont quittés, et cette fois c’est pour toujours. Elle est partie pour l’Italie, où l’on dit qu’elle compte se fixer.

— Et lui ? demanda Albert le cœur serré.

— Il a cherché dans le travail une réhabilitation et une revanche mais là encore ses forces l’ont trahi. M. d’Esparon est de son siècle. Pressé de jouir, il n’a pas creusé ces mines sûres et profondes qui donnent le filon d’or pur. Son imagination s’est épuisée en prodigalités brillantes. Aujourd’hui il a passé quarante ans, l’âge où l’on fait de grandes choses quand on a patiemment fécondé sa pensée, l’âge où l’on succombe à la peine quand on a préféré les succès hâtifs à la gloire véritable. Aussi ce dernier effort ne l’a conduit qu’au sentiment douloureux de sa lassitude. Il ne se l’avoue pas encore, mais il en souffre déjà. Je connais quelques-uns de ses amis ; ils m’ont raconté que M. d’Esparon n’était plus le même homme. En quelques mois, il a vieilli de dix ans. Il sent que sa renommée lui échappe, que de nouveaux noms font pâlir le sien, que ce terrain tant de fois exploité commence à sonner creux sous ses pas. Alors il s’irrite contre le monde, contre ses amis, contre lui-même. Tantôt il essaie de résister à l’évidence ; il se rattache avec emportement à ces derniers lambeaux de talent et de gloire qui se déchirent entre ses mains. Tantôt il prend une sorte de plaisir fébrile à proclamer lui-même sa déchéance, à maudire les illusions de sa jeunesse qui l’ont poussé hors des voies heureuses, à s’accuser, non pas de ses fautes, mais de ses mécomptes et de ses chagrins.

— Hélas ! que va-t-il devenir ? murmura Albert.

M. de Charvey sourit avec plus de mélancolie que d’amertume. — Je crois pouvoir vous le prédire, reprit-il ; lorsqu’il sera en face d’une réalité trop inexorable pour pouvoir être méconnue, lorsqu’il se trouvera trop malheureux de son isolement et de son déclin, les souvenirs de son fils et de Blignieux l’assailliront avec plus de force. Alors, Albert, vous verrez M. d’Esparon venir frapper à votre porte et s’abriter sous votre toit, comme un pèlerin lassé du voyage. S’il en est ainsi, accueillez-le ; il sera digne de pitié ; il aura perdu tour à tour tout ce qu’il demandait à la vie !

Albert, à ces révélations douloureuses, sentit redoubler sa tristesse.

— C’est donc ainsi, dit-il, que doit finir tout ce qui sourit à l’imagination et au cœur ! Rêverie, confiance, amour, visions chéries de nos jeunes années, vous n’êtes que péril et mensonge !

Tout en parlant, ils approchaient de la grande route. Déjà ils apercevaient la grange des Aubiers, dont le soleil couchant faisait reluire la treille poudreuse. La voiture de M. de Charvey était venue l’attendre à l’angle du chemin, que protégeaient contre la chaleur d’épaisses touffes de pruniers sauvages, suspendues aux fentes des rochers. Le postillon avait mis pied à terre et fumait paisiblement sa pipe. À droite, sur un tertre dont l’herbe, verte encore, contrastait avec les tons grisâtres d’alentour, une jeune fille était assise, respirant avec délices l’air des montagnes, et regardant sans cesse du côté de Blignieux. Lorsqu’elle vit M. de Charvey, son premier mouvement fut de se lever et de courir à lui avec une vivacité presque enfantine mais, quand elle s’aperçut qu’il n’était pas seul, sa course se ralentit peu à peu, si bien que le colonel et Albert firent les derniers pas pour arriver jusqu’à elle.

— Alice, dit alors M. de Charvey, je vous présente un ami, M. le vicomte Albert d’Esparon.

Alice fit une gracieuse révérence, et devint rouge comme une cerise. Albert n’était pas moins troublé qu’elle. Le regard du colonel allait de l’un à l’autre avec une complaisance qui ne laissait aucun doute sur ses desseins.

— Ma fille, dit-il enfin, il faut partir. Nous avons encore huit bonnes lieues d’ici à Rouvre ; un autre jour, quand nous serons dans une tenue plus convenable, nous reviendrons à Blignieux ; j’aurai l’honneur de vous présenter à Mme la comtesse d’Esparon. Alice sauta lestement dans la voiture, non sans avoir jeté sur Albert un regard timide qui acheva de le bouleverser. — Allons donc, conscrit, lui dit à voix basse le colonel avec un joyeux sourire ; vous étiez moins ému sur le terrain en face de mon fleuret. Puis il ajouta tout haut : Albert, vous savez le chemin de Rouvre ; deux relais d’ici aux Souchons, puis on tourne à gauche dans la plaine. Vous voilà renseigné ; maintenant, en route !

M. de Charvey monta en voiture, le postillon se remit en selle, et l’attelage repartit.

Une heure après, Albert était de retour à Blignieux. Tout s’y passait comme d’habitude : ses chiens jouaient auprès de lui ; Mme d’Esparon, assise dans son grand fauteuil, ne rompait le silence qu’à de rares intervalles ; on entendait dans l’escalier la voix grondeuse de la vieille Marianne. Et cependant Albert comprit que pour lui tout était changé, qu’un rayon charmant avait pénétré dans son cœur, et que désormais *il pourrait mêler à l’accomplissement de son devoir un sentiment nouveau, une nouvelle espérance,

Armand de Pontmartin.