Ode sur un prompt amour

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Ode sur un prompt amour
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 30-31).

II

Ode sur un prompt amour[1]


Ô Dieux ! qu’elle sait bien surprendre !
Mon cœur, adore ta prison,
Et n’écoute plus ta raison[2]
Qui fait mine de te défendre ;
Accepte une si douce loi. 5
Voir Amynte et rester à soi
Sont deux choses incompatibles :
Devant une telle beauté,
C’est à faire à des insensibles
De conserver leur liberté. 10

Ses yeux, d’un pouvoir plus suprême
Que n’est l’autorité des rois,
Interdisent à notre choix
De disposer plus de nous-même.
Ravi que j’en fus à l’abord, 15

Je ne pus[3] faire aucun effort
À me retenir en balance ;
Et je sentis un changement
Par une douce violence,
Que j’eusse fait par jugement. 20

Regards brillants, clartés divines,
Qui m’avez tellement surpris ;
Œillades qui sur les esprits
Exercez si bien vos rapines ;
Tyrans secrets, auteurs puissants 25
D’un esclavage où je consens ;
Chers ennemis de ma franchise,
Beaux yeux, mes aimables vainqueurs,
Dites-moi qui vous autorise
À dérober ainsi les cœurs. 30

Que ce larcin m’est favorable !
Que j’ai sujet d’appréhender,
La conjurant de le garder,
Qu’elle me soit inexorable !
Amour, si jamais ses dédains 35
La portent à ce que je crains,
Fais qu’elle se puisse méprendre ;
Et qu’aveuglée, au lieu du mien
Qu’elle aura dessein de me rendre,
Amynte me donne le sien ! 40


  1. Voyez ci-dessus, p. 25, la fin de la notice qui précède la pièce I.
  2. Boileau critique ces idées et ces expressions dans le second chant de l’Art poétique (vers 45-52), où il parle de ces « vains auteurs » qui
    … ne savent jamais que se charger de chaînes,
    Que bénir leur martyre, adorer leur prison,
    Et faire quereller les sens et la raison.
    Mais comme c’est là un lieu commun poétique fort rebattu, il n’est guère probable que ce soit Corneille que Boileau ait eu particulièrement en vue dans ce passage.
  3. Je ne peux, dans l’édition originale, mais c’est évidemment pour je ne peus, c’est-à-dire : je ne pus.