Odin

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 230-257).


Odin


 

ODIN


L’obscurité du Frêne immense m’enveloppe.
Mon noir Slepnir, depuis bien des heures, galope
Infatigablement de ses huit pieds d’airain
Sans que nous approchions du monde souterrain.
Pourtant j’éveillerai la rude prophétesse ;
Et, pour rendre plus âpre encore ma tristesse,
J’écouterai, devant les demeures de Hel,
La voyante arrachée à son rêve éternel.
Car il n’est plus, mon fils aux cheveux de lumière !
Il est mort dans sa grâce et dans sa fleur première,
Lui qui resplendissait sur le monde joyeux ;
Et nous ne verrons plus se rouvrir ses beaux yeux.
Or, l’ennemi subtil qui, suivant sa coutume,
A l’hydromel des dieux mêla cette amertume,

Celui qui put ravir le souffle à mon enfant,
Le sombre Feu, Loki, le malfaiteur savant
Qui, pour les façonner, se glisse au cœur des êtres,
Le prince de la fraude et l’exemple des traîtres,
Nous raille impudemment dans son supplice… Il rit,
Car il prévoit ma chute, et contemple en esprit
Un terrible avenir que rien ne me dévoile.
Ah ! puissé-je broyer ses os jusqu’à la moelle !
Les dieux vieillissent ; moi, j’ai perdu le sommeil.
Quoi ! verra-t-on crouler le ciel ? l’ardent soleil
Jettera-t-il au loin le bouclier de glace
Qui nous a jusqu’ici préservés de sa face ?
La lune, au battement de nos cœurs anxieux,
Va-t-elle donc rouler, morte, à travers les cieux ?
Pleuvra-t-il des torrents d’étoiles ? et le Frêne
Qui s’est épanoui dans sa beauté sereine
Des profondeurs de Hel aux sièges d’or des dieux,
Lui dont j’écoute, par les soirs mélodieux,
Palpiter les rameaux pleins de vie et sans nombre,
Yggdrasil, qui m’accable aujourd’hui de son ombre,
Vaste, immémorial, paisible entre les forts,
Doit-il, déraciné de la terre des morts,
Pourrir en peu de temps comme un cadavre ? Certes,
Un peuple d’étalons broute ses feuilles vertes ;
Les cerfs qui, grâce à lui, se sont multipliés
Dévorent les bourgeons qu’il jette par milliers ;

Sur Yggdrasil un aigle, un lugubre prophète
Plane, et j’ai vu cent fois, du pied de l’arbre au faîte,
Monter et redescendre, aussi vif que l’éclair,
Un écureuil chargé par le vieux roi de l’air
D’exciter une race impure et souterraine
A ronger nuit et jour les racines du Frêne.
Mais la sève, malgré les reptiles hideux,
L’empourpre ; son tranquille orgueil se raille d’eux ;
Et ses rameaux puissants, qui rompent les tempêtes,
Bercent la multitude innombrable des bêtes.
Les Nornes, bien que leur sourire soit amer,
Puisent à la fontaine où s’abreuve Mimer
Une eau qui me fit sage, et, de cette eau féconde,
Baignent pieusement l’immense arbre du monde.
Il remplit l’univers : comment donc mourrait-il,
Le vieux Frêne, l’aïeul vénérable, Yggdrasil ?
Et, tant qu’il survivra, quel péril nous menace ?
N’importe. L’ennemi dont la haine tenace
M’a frappé dans mon cœur de père est toujours là :
Enchaîné, mais terrible. Apparais donc, Vala,
Sombre vierge, gardienne affreuse des demeures
Où Balder, mon enfant, compte les tristes heures !…
Ah ! la voici couchée en travers du chemin.
Un dogue monstrueux, rouge de sang humain,
Hurle après moi. J’enfonce en un fleuve de boue…
Allons, réveille-toi ! faut-il qu’on te secoue,

Femme ? Sors de ton rêve, ou mon pesant Slepnir
Passera sur ton corps. Chante-moi l’avenir,
Prophétesse, vala, sorcière !


VALA


                                              Qui m’éveille ?


ODIN


Vegtam, que ta science infinie émerveille.
Je suis triste ; je n’ai plus de songes heureux.
Eternel vagabond, chercheur aventureux,
Je suis venu vers toi.


VALA



                                       Je dormais sur la terre
Humide et froide…


ODIN


                                  Parle !


VALA


                                                             Oh ! laisse-moi me taire !
Je suis lasse.


ODIN


                              A quoi bon tordre tes maigres bras ?
Quand tu m’auras instruit tu te rendormiras.


VALA

Malheur à qui connaît toute sa destinée !
Tu ne goûteras plus la joie, âme obstinée
Qui veux brutalement me ravir mes secrets !
Tu te consumeras en stériles regrets.
Vegtam (si c’est vraiment ainsi que l’on te nomme)
Retourne vers les tiens, fuis ! l’homme est fait pour l’homme ;
Son cœur s’épanouit lorsqu’il voit flamboyer
Le soleil ou le feu paisible du foyer.


ODIN


Tu parles aussi bien que ma prudente épouse.
Elle est d’une âpre humeur, rigide, et fort jalouse ;
Mais Vegtam ne s’en est jamais inquiété.
J’ai voyagé longtemps et j’ai beaucoup tenté :
Qui m’en blâmera ? L’homme oisif et sédentaire
Ne sait pas arracher aux êtres leur mystère.
Il languit dans le monde et ne le comprend pas.
Il ne sent point frémir la terre sous ses pas ;
La mer n’a pas chanté pour lui ! l’ennui le ronge,
Et, n’ayant rien à dire, il tisse le mensonge.


VALA


Ah ! tu n’es point Vegtam, et je pressens un dieu.


ODIN

Si tu m’as deviné, vierge, exauce mon vœu ;
Chante-moi le destin du monde !


VALA


                                               Patience.


ODIN


O femme, j’ai toujours désiré la science.
A l’aube des temps (vois quelle mémoire j’ai !)
Pour entendre parler l’abîme je plongeai
Jusqu’aux sources du vieil Océan : son langage
Me devint familier. Je dus laisser en gage
Un de mes yeux, Vala, pour boire avec Mimer.
Sur ce Frêne, durant neuf longues nuits d’hiver,
Je songeai gravement et j’inventai les runes.
Et la neige étoilait ma tête aux boucles brunes ;
Car j’étais jeune alors, moi, le vieux des chemins,
Dans l’univers à peine achevé par mes mains !


VALA


Odin (car c’est bien lui) veut que je le confonde.
Tu te vantes. Je sais les premiers jours du monde ;
Il fut bien avant toi. Point de large ciel bleu :
Le pays des frimas et l’empire du feu

Etaient, en ce temps-la, séparés par l’abîme.
Mais (me comprendras-tu ?) soudain l’Esprit sublime,
L’être inconnu, celui qui dispose de tout,
Secoua sa torpeur séculaire, et, debout
Sous une forme humaine au cœur de l’incendie,
Exhala vers la brume, aussitôt attiédie,
Un souffle qui remplit tout l’espace béant
Et qui, d’un bloc rigide et froid, fit un géant.
Puis naquit une vache, et la bonne femelle
Répandit par sa tiède et féconde mamelle
Quatre fleuves de lait qui nourrirent Ymer.
Point de forêts encor, de sables ni de mer :
La neige — où le géant vautrait sa masse informe.
« Je veux, pensa le maître inconnu, qu’il s’endorme. »
Le monstre s’assoupit, et les géants du froid
Sortirent par essaims du creux de son bras droit.
Alors l’être sans nom rentra dans le mystère
Afin d’y rêver comme un aigle solitaire,
Jusqu’à ce que le loup qui vous est odieux
D’un pâle crépuscule enveloppe les dieux.


ODIN


Ton langage est obscur, femme. Ce puissant maître,
Je ne le connais point.


VALA


                                       Penses-tu tout connaître ?


ODIN

Non, Vala. Mais je sais que la vache aux poils blonds
Pour assouvir sa faim léchait de froids grêlons,
Et qu’elle en vit surgir des cheveux, une tête,
Le corps d’un dieu. Son nom fut Bor. La douce bête
Veilla sur lui longtemps avec des soins exquis.
Mais Bor voulut avoir des fils ; et je naquis
D’une géante fraîche et robuste, pour être
L’ouvrier de ce monde, ô femme, et son vrai maître.
Ymer était stupide, inexorable, affreux.
Les jeunes fils de Bor, comme il marchait contre eux,
Lui lancèrent au front d’énormes blocs de glace,
Et le monstre, abattu, fut achevé sur place.
Puis mes frères et moi nous jetâmes son corps
En travers de l’abîme, après de longs efforts.
Son sang, qui ruisselait de blessures profondes,
Fit les fleuves bruyants, la mer aux vastes ondes ;
Sa chair devint le sol ; ses os furent les monts ;
Sa barbe et ses cheveux, les bois que nous aimons ;
Je fis de son cerveau répandu dans l’espace
Le brouillard du matin, le nuage qui passe ;
Et, pour être témoin de l’ordre universel,
Son crâne monstrueux fut la voûte du ciel…


VALA

Ainsi tu répondis au crime par le crime.
Quel sera le recours du faible qu’on opprime,
Si l’exemple de tous est un dieu meurtrier ?
Ton règne, dur vieillard, chef des peuples, guerrier
Qui jadis ébranlais la terre par ta lance,
Est fondé sur la force et sur la violence.


ODIN


Mais c’est pour le salut de tous que j’ai lutté !
Car, imposant aux dieux ma ferme volonté,
Attentif, protégeant la moindre créature,
J’ai fait fleurir la loi dans l’immense nature.
Tu n’as pas oublié les bienfaits qu’on me doit.
La terre vit surgir, au signe de mon doigt,
Deux robustes coursiers que ma parole guide.
L’un d’eux, en secouant sa crinière splendide,
Fit la lumière et mit la joie au cœur des dieux ;
La mer étincela, le ciel fut radieux.
A peine il eut fini sa course triomphale
Que l’on vit s’élancer une sombre cavale ;
Et lorsque revint l’aube, aux clameurs des aiglons,
L’écume de sa bouche argenta les vallons.
Tels, le Jour et la Nuit sortaient de ma pensée.
Me couchant sur la terre âpre, nue et glacée

Où dormaient de beaux fruits, de merveilleux trésors,
Je donnai la chaleur et la vie à son corps.
Un frêne altier croissait près d’un gracieux orme.
Je sus adroitement modifier leur forme ;
Ils eurent un visage et le beau sang vermeil ;
Je les tirai de leur mystérieux sommeil ;
Et, soufflant dans leur bouche une part de mon âme,
J’en fis le premier homme et la première femme.
Je créai le serment pour sceller leur amour.
Je veille. Mes corbeaux s’envolent chaque jour
Et reviennent, le soir, me contera voix basse
Tout ce qu’ils ont vu faire en traversant l’espace.
Je donne ma science ; et mes runes, souvent,
Endormirent la mer, firent tomber le vent ;
J’en sais pour arrêter en l’air le vol des flèches !
Dans un château magique au bord des vagues fraîches,
Je chante avec Saga les actes accomplis
Par ceux qui, dédaignant de mourir dans leurs lits,
Méritèrent qu’un dieu chantât leur rude histoire.
Je suis à tous. Je donne aux braves la victoire,
Aux scaldes le génie et la brise aux vaisseaux.
Qui me hait ? les méchants. Qui me raille ? les sots.


VALA


La guerre est éternelle entre les fils des hommes.

ODIN

Tant mieux ! laisse-nous vivre en vaillants que nous sommes.
Dieux ou mortels, le sang versé nous réjouit.
Quand de mâles guerriers luttent jusqu’à la nuit,
A nombre égal, le fort en face du robuste,
Je dis que la bataille est une chose juste !
Je me plais, lorsqu’ils vont en guerre par milliers,
A mugir dans le creux de leurs grands boucliers.
Ah ! qu’ils sont beaux, filant aux lueurs des étoiles,
Les hardis rois de mer, sur leurs chevaux à voiles !
Dans leurs âpres combats, quand se heurtent les nefs,
La hache retentit sur le crâne des chefs ;
La lueur de l’épée entre dans leurs prunelles.
Les oiseaux, convoitant les morts, battent des ailes ;
La mer s’enfle ; le ciel est plein de cris aigus ;
Et des bancs de poissons s’engraissent des vaincus.
J’ai moi-même, orgueilleux de ces luttes viriles,
Refoulé les géants vers leurs déserts stériles.
Thor leur serrait le cou comme dans un étau
Ou les frappait avec son agile marteau,
Bien qu’ils eussent le crâne aussi dur que des pierres.
Moi, sans pâlir, j’allais soulever leurs paupières
Pour éteindre l’éclair de leur regard cruel,
Et je lançais leurs yeux farouches vers le ciel !

Alors ce n’était pas comme lorsqu’une vierge,
Dans la maison du vieil ami qui vous héberge,
Sourit des yeux après qu’elle vous a versé
De l’hydromel nouveau fortement épicé…
Non, non, ce n’était pas comme lorsqu’on embrasse
La bien aimée afin d’éterniser sa race,
Et que, lui caressant les cheveux ou les seins,
On se livre à l’amour sur de moelleux coussins !


VALA


Tu ne hais pas non plus (je vois ton œil qui brille)
A te glisser, le soir, près d’une jeune fille.
Jadis tu dépassais la fureur des taureaux.


ODIN


Il fallait bien peupler la terre de héros !
Puis, pourquoi condamner l’amour ? Un frais visage,
O Vala, peut troubler même l’esprit du sage.
Je m’inquiète peu d’être en butte au moqueur
Quand le baiser de joie éclaire tout mon cœur.


VALA


Soit ; mais que me veux-tu ? Retourne à tes armées,
Ou va rire dans l’ombre avec tes bien aimées ;
Te recevoir est un fastidieux honneur.


ODIN

Femme, j’ai désappris le chemin du bonheur.
Balder est mort. Sa mère était pleine de craintes
Et le suivait partout à ses chères empreintes.
Tous les êtres l’aimaient. Ils firent le serment
De protéger mon fils, le dieu frêle et charmant.
Même la terre et l’eau, les pierres et les plantes
Furent pour lui des sœurs tendres et vigilantes.
Hélas ! on ne fit point jurer le faible gui.
Et tandis que Balder sommeillait, alangui
Par une nuit d’amour, de baisers, de beaux songes,
L’astucieux Loki, passé maître en mensonges,
Accabla le jeune homme, et, malgré son serment,
D’une branche de gui le frappa durement.
Notre fils en mourut. Celle qui lui fut chère
Rendit l’âme en tirant de sa harpe légère
Quelques mélodieux et suprêmes accords ;
Et le même bûcher consuma les deux corps.


VALA


Balder est descendu dans l’affreuse vallée ;
Aux morts les plus obscurs son âme fut mêlée ;
Il a vu le soleil disparaître et mourir ;
Et la porte de Hel, pour ne plus se rouvrir,

Avec un grincement sur lui s’est refermée…
Mais, du moins, il repose auprès de son aimée.
Leur lit d’or resplendit dans le séjour de Hel,
Et Ton brasse pour eux le plus pur hydromel.
Même, par la pitié que leur jeunesse inspire,
Ils pouvaient échapper à ce lugubre empire ;
Et tu les aurais vus s’aimer comme jadis,
Si la nature entière eut pleuré sur ton fils.


ODIN


Tout pleurait ! mais Loki versa des larmes sèches.
Une grêle d’éclairs et de rouges flammèches
Crépita dans ses yeux ; et, riant de plaisir,
Il m’arracha le fils que j’allais ressaisir.
Puis l’opprobre des dieux voulut fuir les supplices.
Transformé brusquement, monstre aux écailles lisses,
Il plonge dans l’eau vive, et ses bonds éperdus
Franchissent nos filets rapidement tendus ;
Mais Thor, le bon nageur, l’étreint comme une anguille
Malgré sa peau visqueuse et son corps qui frétille.
Le meurtrier reprend sa forme en gémissant.
De solides boyaux le serrent jusqu’au sang
Et je l’attache au pied d’un roc. Certain reptile,
A jamais suspendu sur sa tête, distille
Un horrible poison dans ses yeux grands ouverts…
Ah ! Loki peut chanter la fin de l’univers !

Mais il se tord d’angoisse au point que le sol tremble.
Le supplice est nouveau, sorcière ; que t’en semble ?


VALA


J’admire. Mais réponds aussi, père du chant.
Pourquoi caressais-tu naguère le méchant ?
Si ton esprit est fin, tu n’en fis rien paraître ;
Car tu mêlas ton sang avec le sang du traître,
Et, ta corne de buffle étant bue à moitié,
Tu lui cédas le reste en signe d’amitié.


ODIN


Savais-je quel destin me tisseraient les Nornes ?
Jouant aux dés, buvant la bière à pleines cornes,
En ce temps-là les dieux eurent l’esprit épais.
Mais nous avons perdu l’innocence et la paix !
Quand je veux revenir à ces heures sereines,
Je suis comme un boiteux qui poursuivrait des rennes.


VALA


Un funèbre avenir attend les dieux vieillis.
Que sont les défenseurs dont tu t’enorgueillis
Près des fils monstrueux engendrés par le fourbe ?
Midgard, dont le corps souple et gluant se recourbe
En millions d’anneaux au fond du gouffre amer,
Se dressera terrible au-dessus de la mer,

Et, brillant au soleil comme une bague bleue,
Enlacera la terre en se mordant la queue.
Fenris, le loup géant, brisera ses liens.
Alors, pauvre chasseur, trouveras-tu des chiens
Qui, sans peur, et taillés pour des luttes pareilles,
Aillent lui labourer la nuque et les oreilles ?
Sans hurler (car Fenris est un silencieux)
Il ouvrira sa gueule immense jusqu’aux cieux ;
Et les hommes, pleurant sur les montagnes noires,
Entendront le soleil crier sous ses mâchoires.


ODIN


Ah ! vienne la bataille ! Il est temps : je la veux.


VALA


Tu n’es plus le hardi jeune homme aux longs cheveux.
Ce chapeau dont le bord circulaire s’incline
Pour cacher un trou noir dans ta face divine,
Cette pique émoussée et qui ne brille pas,
Sont-ils faits pour celui qui se rue aux combats ?


ODIN


Eh bien ! je porterai le casque aux larges ailes.
Ma lance jettera de rouges étincelles.


VALA


Ton cheval est fourbu.


ODIN


                                     Non : vois ses yeux ardents !
En outre j’ai gravé des runes sur ses dents.


VALA


Pauvre fou ! Si mes yeux avaient encor des larmes,
Je pleurerais sur toi.


ODIN


                                      Thor est mon frère d’armes.


VALA


Thor est brave. Il remplit sa femme de terreur
En secouant sa barbe épaisse avec fureur.
Il oppose un hautain silence à toute injure.
Il absorbe sans joie et par simple gageure
Trois barils d’hydromel, un bœuf, douze saumons ;
Et, pour ronfler, il a de terribles poumons !


ODIN


Tu railles froidement, vierge austère et savante.
Oui, Thor est brave. Nul ne voit sans épouvante
Sa ceinture de force et son dur gantelet.
Il ne supporte pas longtemps qui lui déplaît.
Thor n’a jamais menti ; c’est une âme princière ;
Et moi, je te défends de l’insulter, sorcière !
Mes compagnons sont beaux et vaillants.


VALA


                                                         Quand le loup
Viendra pour t’étrangler, ne compte pas beaucoup
Sur Frej qui par amour livra sa large épée ;
Je crois que ton attente, ami, serait trompée.
Heimdall, gardien des dieux, dont les dents sont en or,
Est plein de vigilance et sonne bien du cor ;
Il dort moins qu’un oiseau ; retenant son haleine,
Dans la nuit il entend pousser l’herbe, et la laine
Croître sur les moutons ; c’est un esprit subtil…
Mais, vienne l’heure affreuse, à quoi servira-t-il
De si bien démêler la plainte faible et douce
Que fait dans la prairie un brin d’herbe qui pousse ?
Sur la glace, une fois, je vis glisser Uller.
Ses patins sont plus vifs que les souffles de l’air ;
Il n’en fuira que mieux au jour de la bataille.
Tyr pourrait à bon droit être fier de sa taille ;
Hélas ! il est manchot.


ODIN


                                     Ne ris pas, femme. Un jour
Nous jouâmes au loup Fenris un méchant tour.
Il dansait parmi nous. « Je ne veux pas qu’il meure,
Dis-je aux dieux, car le sang souillerait ma demeure ;
Mais il sera captif dans ce lien d’acier. »
Puis, flattant le museau du monstre carnassier :

« Laisse-toi faire, dis-je, et vois comme on s’amuse !
Viens ; tu m’enchaîneras après. » Lui, plein de ruse
Bien qu’il fût jeune encor, n’y voulut consentir
Que si l’un d’entre nous, Thor, ou moi-même, où Tyr,
Osait plonger son poing dans une gueule horrible
Dont il nous découvrait la denture terrible.
Tyr ayant étendu sa main, le loup fut pris,
Je ne le lâchai point, Vala, malgré ses cris,
Celui qui, parait-il, un jour doit me détruire !
Et les dieux pleins de joie éclatèrent de rire ;
Car, l’écume à la gueule et du sang plein les yeux,
La bête resserrait par ses bonds furieux
Le dur lien dont elle était enveloppée.
Mais Tyr, seul dans un coin, pleurait sa main coupée.


VALA


Cette main lui fera défaut cruellement.


ODIN


Il n’en sera pas moins fidèle à son serment !
Bien d’autres surgiront à l’appel de leur maître ;
Et les fils du parjure apprendront à connaître
La force des héros tués dans tous les temps
Qui me sont apportés, tièdes et palpitants,
A travers les forêts, les bruyères fleuries
Sur les chevaux ailés des blondes Valkyries.


VALA

Oui, dans la haute salle au toit de boucliers
Ils dévorent, muets, là chair des sangliers ;
Gonflés de bière, ils font d’interminables rêves
En regardant rougir des broussailles de glaives
Dans l’âtre qui projette une immense clarté ;
Sans doute qu’ils sont las de l’immortalité…
Ah ! les tristes héros ! La plus vaste des salles
Compte presque un millier de portes colossales,
Et, les siècles étant à la fin révolus,
Chacune vomira huit cents hommes et plus :
Mais, que le loup géant souffle sur cette armée,
Elle disparaîtra comme un peu de fumée.


ODIN


Crois-tu m’épouvanter, corneille de malheur ?
Ameute contre moi mes ennemis ; dis-leur
De ruiner mon œuvre et de hâter ma chute ;
Moi, vieillard, je suis prêt à soutenir la lutte,
Et s’il le faut, Vala, je me défendrai seul
À l’ombre d’Yggdrasil, le magnifique aïeul.


VALA


O le meilleur des dieux, Odin, je te salue !
Je connais maintenant ton âme résolue,

Et je déroulerai devant toi l’avenir,
Ton cheval en dût-il affreusement hennir.
Toi-même il faut t’armer d’un robuste courage
Pour voir entre tes mains s’effondrer ton ouvrage,
Patient ouvrier qui formas l’univers !
Contre les violents, les fourbes, les pervers
Tu batailles depuis l’origine des choses ;
L’angoisse étreint ton cœur ; jamais tu ne reposes ;
Et si partout le mal surgit auprès du bien,
C’est que la loi fut telle, et nul n’y pouvait rien.
Or, la vieille rancune et la tenace envie
Sauront déraciner le Frêne de la vie ;
Mais c’est après un vaste et suprême duel
Où l’on ne verra point fuir les héros du ciel
Que le saint Yggdrasil se tordra dans la flamme.
Pas une trahison n’affligera ton âme ;
Et, le mal ne devant jamais porter de fruit,
Nul n’aura la victoire et tout sera détruit.


ODIN


J’ai toujours souhaité qu’on me rendît justice.
Va, chante ; et que bientôt la mort anéantisse
Le vieil Odin lassé par d’éternels combats !
J’ai vécu pour l’honneur, et l’honneur ne meurt pas.


VALA


La nuit vient sur les dieux ; voici le soir des Ases.
Tout va finir. L’amour lui-même est sans extases.
L’adolescent n’a point d’ami qui lui soit cher.
Mais une âpre luxure aiguillonne la chair ;
L’homme n’a plus pitié de l’homme ; et l’on se cache
Pour enterrer les morts. C’est l’âge de la hache.
Pas une fleur n’éclot. Sur le triste univers
Silencieusement passent trois longs hivers ;
La neige monotone et stérile tournoie ;
Le soleil appauvri ne verse plus la joie.


ODIN


Hélas !


VALA


                     Mais tout à coup le grand aigle du Nord
Au-dessus d’Yggdrasil entonne un chant de mort ;
Et, tandis que l’oiseau crie avec véhémence,
Le Frêne retentit comme une harpe immense,
Car l’aigle, en secouant ses ailes, fait courir
Des frissons à travers l’arbre qui va mourir.
Au loin, dans la forêt, chante un coq écarlate ;
Un autre à crête d’or, dont la fanfare éclate
En haut du ciel, répond au sombre coq de fer
Qui sanglote parmi les brouillards de l’enfer.

Tous trois, glaçant les dieux d’une peur inconnue,
Annoncent l’incendie et l’heure enfin venue.
Fenris. rompt ses liens. Midgard sort de la mer.
Odin va consulter la tète de Mimer,
Et la tête répond en roulant ses yeux mornes :
« Tu n’éviteras point la dure loi des Nornes. »


ODIN


En sais-tu davantage ?


VALA


                                    Oui. Je vois s’avancer
Un vaisseau que la mer houleuse va lancer
Contre le saint palais des dieux. Plus de rivages ;
Devant le Walhalla hurlent les flots sauvages.
De la bruine et du froid, les géants sont venus.
Point d’armes ; des serpents ceignent leurs torses nus ;
Et les monstres de Hel encombrent le navire
Que Loki délivré guide avec un sourire.
Fenris vient d’égorger les hommes par milliers.
Les célestes héros, vainement suppliés,
N’ont pu porter secours aux peuples de la terre ;
Et le sang qui bouillonne et ne veut point se taire  :
Déferle jusqu’aux pieds des dieux pâles d’horreur.
Leurs femmes, sans crier, sont mortes de terreur.


ODIN

Quoi ! nos femmes aussi ? nos femmes mourront-elles ?
Pourtant n’a-t-elle point des grâces immortelles,
Freia dont les cheveux, le sourire ou les pleurs
Ont donné leurs doux noms aux plus suaves fleurs ?
O Vala, quand la grâce aura quitté le monde,
La terre ne pourra redevenir féconde ;
Rien ne fleurira plus.


VALA


                                     Heimdall sonne du cor.
Odin, qui resplendit dans une armure d’or,
Se précipite avec sa lance meurtrière.
Les dieux le suivent. Honte à qui reste en arrière !
Les durs géants du froid, les compagnons de Hel
Ont quitté leur navire et franchi l’arc-en-ciel ;
De rauques beuglements sortent de leurs poitrines.
Fenris jette un torrent de feu par ses narines.
Il te cherche ; tu lui fais signe de la main ;
Mais il mettra longtemps à frayer son chemin
A travers les grands ours, les louves affamées
Qui te montrent les dents, ô père des armées !
Midgard, auprès de qui Thor paraît comme un nain,
Le couvre tout entier de son mortel venin ;
Mais le marteau de Thor vibre dans l’air, et broie
Le crâne du serpent déjà sûr de sa proie.

Ils meurent tous deux. Frey, qui n’a point d’armes, mord
Cruellement Loki, chancelle, et tombe mort.
Tyr et le chien de Hel se sont tués l’un l’autre ;
Et dans le sang de tous le grand aigle se vautre.
Le chef des dieux faiblit. Il aperçoit soudain
L’énorme loup : Fenris se jette sur Odin,
L’étrangle, ouvre une gueule écumante, et dévore
Son ennemi muet, mais qui palpite encore.
Les narines du loup ronflent des jets de feu,
Tandis que sous ses dents craquent les os du dieu
Avec le casque d’or, la cuirasse et la lance ;
Et sur le monde plane un terrible silence.


ODIN


Puissé-je rester calme en face de la mort !


VALA


Vidarr sort de ses bois. Il est sauvage et fort.
Il a toujours vécu sous d’épaisses ramures
Que respectait la hache, et pleines de murmures ;
Mais l’homme aux yeux songeurs sait que tu l’engendras,
Et le loup va sentir la force de son bras.
Sur un étalon vierge et nu, sans mors ni rênes,
Vidarr, loin des bouleaux, des aulnes et des frênes,
Galope dans la boue et dans le sang. Ton fils
Saute de son cheval et va droit à Fenris,

Il ouvre sans effort la gueule de la bête
Qui frémit d’épouvante et dont le cœur halète.
Sa chaussure d’acier brise les dents du loup.
Il le déchire avec ses mains ; puis, d’un seul coup
De la masse de fer qui pend à sa ceinture,
Il abat sur le sol l’affreuse créature.


ODIN


Si je dois être ainsi vengé par mon enfant,
O femme, que me fait la mort ?


VALA


                                             Le ciel se fend,
Tombe, écrase la terre, et la terre s’abîme.
Seul, au-dessus des Ilots, surgit l’arbre sublime
Où s’engouffrait la voix des peuples et des dieux,
Le vieux Frêne, l’aïeul miséricordieux
Qui donnait leur pâture à des millions d’êtres,
Lui, déjà vénérable aux siècles des ancêtres !
Mais le feu destructeur hurle dans l’arbre saint ;
Et, tandis que la flamme implacable l’étreint,
Le Frêne tord ses bras, comme pris de démence.
Puis, lorsqu’est dévorée enfin la torche immense
Plus rouge sur la mer que le soleil levant,
Les cendres d’Yggdrasil s’éparpillent au vent.


ODIN

Est-ce la fin de tout, Vala ? Tu m’épouvantes.
Ni lumière, ni bruit ; plus de formes vivantes ;
Quoi donc ?


VALA


                       L’être inconnu, dont le souffle béni
Pénétra de chaleur tout l’espace infini,
Fera jaillir des flots une terre nouvelle.
Entends ce que l’esprit des siècles me révèle !
Je vois surgir un monde éternellement vert,
Beau, joyeux, diapré de fleurs et tout couvert
De splendides moissons que Ton n’a point semées.
Les jours sont clairs ; les nuits, tièdes et parfumées.
Avant d’être englouti, le soleil déjà vieux
Mit au monde une vierge aux doux et chastes yeux,
Et le ciel, qui la voit briller, salue en elle
Sa lumineuse amie et son âme éternelle.
La mer est toute bleue. Au-dessus de ses eaux
Volent des tourbillons de merveilleux oiseaux
Qui vivent de lumière et dédaignent la proie.
C’est une paix sacrée, une indicible joie.
Balder, sorti de Hel pour le bonheur sans fin,
Vit avec son aimée en un temple d’or fin,
Et, sage, prononçant des paroles augustes,
Il règne avec bonté sur un peuple de justes.


ODIN

Rendors-toi, vierge. Adieu. Mon plus ardent souhait
Fut d’arracher son âme au traître qui me hait ;
Mais, pour que le destin tout entier s’accomplisse,
Je ne tenterai pas d’abréger son supplice.
Bien trouble est l’avenir, et je le comprends peu.
Mais j’ai patiemment fait mon œuvre de dieu,
Femme ; et, puisque mon fils bien aimé doit revivre,
C’est d’un cœur résolu que je vais la poursuivre.
Pourquoi gémir ? la vie est bonne malgré tout ;
L’éternel voyageur marchera jusqu’au bout.


VALA


Père des dieux, sois fier de m’avoir éveillée !
Je vais me rendormir sur la terre mouillée ;
Et nul n’interrompra désormais mon sommeil
Jusqu’à ce que Fenris dévore le soleil.