Ombres de poésie/Le Coupable-Innocent

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P.-H. Krabbe (p. 31-33).







LE COUPABLE-INNOCENT



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« Je suis libre !… Et le jour m’inonde de son air…
« j’ai quitté de lieux noirs, l’humidité d’enfer,
« Où je me débattais seul avec ma pensée,
« Qui sur moi s’élançait accablante, embrasée !
« Je suis libre !… Et les fleurs, parfumant le Soleil,
« Me font doux l’odorat, après un lourd sommeil,

« Les oiseaux voltigeant chantant leur mélodie
« Et du Cœur lorsqu’il aime, et de l’Âme qui prie !
« Je parle allant partout, caressant le bonheur,
« Et rien ne me répond que la voix du malheur…
« Car je me sais coupable, et sur ma conscience
« S’étend le voile épais d’une horrible souffrance…
« Car j’ai commis un crime, et, la preuve manquant,
« Je suis réputé pur ainsi qu’un innocent.
« Mais la punition de la Faute sur terre,
« Et qu’inflige la loi, n’est pas la plus amère.
« Il faut sentir le fiel qu’apporte l’examen
« De soi-même, flétri par un brûlant venin…
« il faut passer des nuits, regardant sa victime
« Échevelée et pâle, et sanglante, et sublime
« De supplications, de douleur… à genoux…
« Et puis se rappeler qu’on frappait de grands coups,
« Sans pitié, comme un tigre assouvissant sa rage,
« Avec tout le sang-froid de ce lâche courage
« De l’Assassin maudit !… — Et l’on comprend alors
« La glace et les sueurs de l’Esprit et du Corps…
« On comprend les frissons, l’angoisse, la torture
« Qui s’aiguisent en nous pour creuser la figure…
« Y marquer à jamais l’empreinte du Damné
« Qui s’est au feu d’enfer lui-même condamné.

« En protestant toujours qu’il n’était point coupable,
« il s’est fait pour chaque heure une vie exécrable ;
« Car, d’abord, les vrais murs d’une affreuse prison
« Sont construits de remords, le plus subtil poison ;
« Et, pour en souffrir moins, on doit subir sa peine,
« Que le Criminel rive avec force sa chaîne,
« Quelque douceur est là !… Ne songe-t-il donc pas
« Au bruit lugubre et sûr de ce prompt coutelas
« Qui sépare peut-être une pensée avide
« De sagesse et de bien, — et la roule livide
« Aux pieds de qui l’aimait ?… Voir Innocent, Bourreau
« L’un à l’autre accolés comme fer et fourreau,
« Se peut-il que le Ciel, d’indulgente justice,
« Sous charge de la croix d’un semblable supplice !…
« Oh ! c’est vrai : je suis libre et de jour et de nuit ;
« Mais si l’Homme a parlé, mon Dieu ne m’a rien dit. »


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