On n’est pas des bœufs/Texte entier

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On n’est pas des bœufs
On n’est pas des bœufsOllendorff (p. 1-314).

ON N’EST PAS DES BŒUFS




UN EXCELLENT TRUC


Ce fut moins de la stupeur que du vertige qui s’empara de mes sens quand l’hôtelier me remit ma petite note.

Puis le sang-froid me revint :

— Cet imbécile, pensai-je, se trompe de facture et me donne celle d’une nombreuse famille installée chez lui depuis fort longtemps.

Mais non ! pas du tout, c’était bien ma petite note.

Comment diable, en deux jours, dans cet hôtel de troisième ordre, en pleine morte-saison, sans avoir fait l’ombre d’une petite fête, avions-nous pu, à deux, dépenser plus de cent francs.

Alors, j’épluchai mon compte, et, de nouveau, le vertige étreignit mon crâne.

— Pardon, monsieur l’hôtelier, commençai-je, vous nous comptez quatre jours de présence en votre établissement, alors que nous n’y demeurâmes même pas trois jours, puisque, arrivés lundi soir, à l’heure du coucher, nous filons aujourd’hui jeudi dès le matin.

— Lundi, mardi, mercredi et jeudi, ça fait quatre jours.

— Vous n’avez pas, pourtant, la prétention de nous compter la journée de lundi, où nous passâmes vingt minutes chez vous, ni celle d’aujourd’hui jeudi, que nous inaugurons à peine.

— C’est une habitude de la maison, monsieur, toute journée commencée est due intégralement.

— Alors, c’est différent… Mais m’expliquerez-vous pourquoi vous nous comptez deux francs d’éclairage électrique par jour !

— Nous comptons un franc de lumière électrique par personne et par jour !

— Mais, nom d’un chien, nous n’avons même pas aperçu le bout de la queue de votre électricité !

— L’électricité ne marche pas en ce moment, mais je vous ferai remarquer que vous n’en avez aucunement souffert, puisqu’on vous a donné la bougie à la place.

— On nous a donné… on nous a donné… vous en parlez à votre aise, car vous nous la comptez fichtre bien sur mon mémoire, votre bougie !

— Bien sûr que je vous la compte ! Si vous croyez qu’on m’en fait cadeau à moi, de la bougie !

— Alors, si vous nous comptez la bougie, ne nous comptez pas l’électricité !

— Impossible, monsieur, l’électricité c’est dans la dépense ordinaire, la bougie c’est de l’extra.

— Et cette fourniture de papeterie, 1 fr. ? Nous n’avons rien écrit chez vous.

— Vous, non. Mais on a écrit pour vous chaque jour.

— Qui ça ?

— Nous, à l’hôtel. Le soir que vous êtes arrivés, on vous a remis du papier, une plume, de l’encre, pour écrire votre état-civil. Chaque jour, à chaque repas on vous a donné un menu. C’est de la papeterie, ça !… Et encore maintenant, cette note que je vous remets, c’est encore de la papeterie !

Qu’auriez-vous répondu à cet homme ?

Je renonçais à poursuivre une discussion où j’étais battu d’avance.

Cependant, je crus devoir m’en tirer par l’ironie ; mais mon ironie glissa sur l’âme de cet industriel, sans plus l’incommoder que le ferait un bouchon de liège jeté par une petite fille sur la peau de l’hippopotame du Jardin zoologique d’Anvers.

J’arborai mon air le plus sardonique.

— Il n’y a qu’une chose que vous avez oublié de compter sur votre note : ce sont les punaises !

— Ah ! vraiment ! Vous avez eu des punaises ?

— Des tas !

— C’est très curieux, ce que vous me dites là !… Nous essayons souvent de les chasser ; quelquefois nous réussissons, mais toujours elles reviennent, les satanées petites bêtes !

— Ah ! elles reviennent ?

— Infailliblement !

— Eh bien ! voulez-vous que je vous donne un truc pour qu’elles ne reviennent pas ?

— Très volontiers !

— Voici : la prochaine fois que vous les apercevrez, montrez-leur une note dans le genre de celle-là, et je vous f… mon billet qu’elle ne reficheront jamais les pieds chez vous.

Je sortis le cœur un peu soulagé.


UTILITÉ À PARIS
DU
BOTTIN DES DÉPARTEMENTS


Vraiment, j’avais beau chercher au plus creux de mes souvenirs, il m’était impossible de me rappeler le monsieur qui me tendait si cordialement la main.

Ou plutôt, je me le rappelais vaguement, comme un monsieur qu’on peut avoir vu quelque part, mais où ? mais quand ? mais dans quelles circonstances ?

— Chacun son tour, alors, fit-il d’un ton enjoué. Il y a quelques années, c’est vous qui m’avez reconnu ; aujourd’hui, c’est moi !

Et il ajouta :

— Monsieur Ernest Duval-Housset, de Tréville-sur-Meuse.

Je jouais la confusion, la honte d’un tel oubli ! Comment avait-je pu ne point me rappeler la physionomie de M. Ernest Duval-Housset que j’avais connu à Tréville-sur-Meuse, puis revu par la suite à Paris ?…

Notez que, de ma vie, je n’ai mis les pieds à Tréville !

Cette histoire-là est toute une histoire !

. . . . . . . . . . . . . . .

Il y a quelques années, mon ami George Auriol et moi, nous arrêtâmes un jour à la terrasse du café d’Harcourt, et nous installâmes à une table voisine de celle où un monsieur buvait un bock.

Comme il faisait très chaud, le monsieur avait déposé, sur une chaise, son chapeau, au fond duquel mon ami George Auriol put apercevoir le nom et l’adresse du chapelier : P. Savigny, rue de la Halle, à Tréville-sur-Meuse.

Avec ce sérieux qu’il réserve exclusivement pour les entreprises de ce genre, Auriol fixa notre voisin ; puis, très poliment :

— Pardon, monsieur, est-ce que vous ne seriez pas de Tréville-sur-Meuse ?

— Parfaitement ! répondit le monsieur, cherchant lui-même à se remémorer le souvenir d’Auriol.

— Ah ! reprit ce dernier, j’étais bien sûr de ne pas me tromper. Je vais souvent à Tréville… J’y ai même un de mes bons amis que vous connaissez peut-être, un nommé Savigny, chapelier dans la rue de la Halle.

— Si je connais Savigny ! Mais je ne connais que lui !… Tenez c’est lui qui m’a vendu ce chapeau-là.

— Ah ! vraiment ?

— Si je connais Savigny !… Nous nous sommes connus tout gosses, nous avons été à la même école ensemble. Je l’appelle Paul, lui m’appelle Ernest.

Et voilà Auriol parti avec l’autre dans des conversations sans fin sur Tréville-sur-Meuse, localité dont mon ami George Auriol ignorait jusqu’au nom, il y a cinq minutes.

Mais moi, un peu jaloux des lauriers de mon camarade, je résolus de corser sa petite blague et de le faire pâlir d’envie.

Un rapide coup d’œil au fond du fameux chapeau me révéla les initiales : E. D.-H.

Deux minutes passées vers le Bottin du d’Harcourt me suffirent à connaître le nom complet du sieur E. D.-H.

Entrepositaires : Duval-Housset (Ernest), etc.

D’un air très calme, je revins m’asseoir et fixant à mon tour l’homme de Tréville :

— Excusez-moi si je me trompe, monsieur, mais ne seriez-vous pas M. Duval-Housset, entrepositaire ?

— Parfaitement, monsieur, Ernest Duval-Housset, pour vous servir.

Certes, M. Duval-Housset était épaté de se voir reconnu par deux lascars qu’il n’avait jamais rencontrés de son existence, mais c’est surtout la stupeur d’Auriol qui tenait de la frénésie :

Par quel sortilège avais-je pu deviner le nom et la profession de ce négociant en spiritueux ?

J’ajoutai :

— C’est toujours le père Roux qui est maire de Tréville ?

(J’avais à la hâte lu dans le Bottin cette mention : — Maire : M. le docteur Roux père.)

— Hélas ! non. Nous avons enterré le pauvre cher homme, il y a trois mois.

— Tiens, tiens, tiens ! C’était un bien brave homme, et, par-dessus le marché, un excellent médecin. Quand je tombai si gravement malade à Tréville, il me soigna et me remit sur pied en moins de quinze jours.

— On ne le remplacera pas de sitôt, cet homme-là !

Auriol avait fini, tout de même, par éventer mon stratagème.

Lui aussi s’absenta, revint bientôt, et notre conversation continua à rouler sur Tréville-sur-Meuse et ses habitants.

Duval-Housset n’en croyait pas ses oreilles.

— Nom d’un chien ! s’écria-t-il. Vous connaissez les gens de Tréville mieux que moi qui y suis né et qui l’habite depuis quarante-cinq ans !

Et nous continuions :

— Et Jobert, le coutelier, comment va-t-il ? Et Durandeau, est-il toujours vétérinaire ? Et la veuve Lebedel ? Est-ce toujours elle qui tient l’hôtel de la Poste ? etc., etc.

Bref, les deux feuilles du Bottin concernant Tréville y passèrent. (Auriol, moderne vandale, les avait obtenues d’un délicat coup de canif et, très généreusement, m’en avait passé une.)

Duval-Housset, enchanté, nous payait des bocks — oh ! bien vite absorbés ! — car il faisait chaud (l’ai-je dit plus haut ?) et rien n’altère comme de parler d’un pays qu’on n’a jamais vu.

La petite fête se termina par un excellent dîner que Duval-Housset tint absolument à nous offrir.

On porta la santé de tous les compatriotes de notre nouvel ami, et, le soir, vers minuit, si quelqu’un avait voulu nous prétendre, à Auriol et à moi, que nous n’étions pas au mieux avec toute la population de Tréville-sur-Meuse, ce quidam aurait passé un mauvais quart d’heure.


LE BOUCHON


Parmi toutes les désopilantes aventures survenues à mon ami Léon Dumachin, au cours de son voyage de noces, voici celle que je préfère :

— Après deux ou trois jours passés à Munich — c’est mon ami Léon Dumachin qui parle — après deux ou trois, dis-je, jours passés à Munich, nous annonçâmes notre départ pour ce délicieux pays de Kleinberg.

Un excellent homme, devant qui j’avais émis cette détermination, me regarda, regarda ma jeune femme, et, tout à coup, se mit à ressentir une allégresse muette, mais énorme, une allégresse qui secouait son bon gros ventre de Bavarois choucroutard.

— Quoi ? m’informai-je, qu’y a-t-il donc de si comique à ce que nous partions, ma femme et moi, pour Kleinberg ?

— Vous allez à Kleinberg, répondit le voleur de pendules (style patriote), et vous descendez sans doute à l’auberge des Trois-Rois ?

— C’est, en effet, celle qu’on nous a indiquée.

— Et, à l’auberge des Trois-Rois, on vous donnera certainement la belle grande chambre du premier ?

— Je ne sais pas.

— Moi, je sais… C’est la chambre qu’on réserve toujours aux jeunes ménages, en évident voyage de noces.

— Ah !

— Parfaitement !… Eh bien ! méfiez-vous du bouchon.

— Le bouchon !… Quel bouchon ?

— Comment, vous ne connaissez pas la petite plaisanterie du bouchon ?

— Je vous avoue…

Ce vieux excellent bourgeois de Munich — car il était excellent — me raconta le coup du bouchon.

La chambre en question, celle qu’à l’auberge des Trois-Rois on réserve aux jeunes ménages, est garnie d’un lit qui est précisément situé juste au-dessus d’une petite salle du rez-de-chaussée, laquelle sert d’estaminet privé où, le soir, viennent s’abreuver, toujours les mêmes, quelques braves commerçants de Kleinberg.

Au sommier du lit est attachée une ficelle qui, passant à travers un trou pratiqué dans le parquet, pend dans la petite salle du dessous.

Au bout de la ficelle, un bouchon.

Vous devinez la suite, n’est-ce pas ?

Le moindre mouvement du sommier agite la ficelle et se traduit, en bas, par une saltation plus ou moins désordonnée du bouchon.

Voyez-vous d’ici la tête des calmes bourgeois de Kleinberg, buvant et fumant toute la soirée, sans quitter des yeux le folâtre morceau de liège !

D’abord, petit mouvement, quand c’est le monsieur.

Et puis… le reste.

Des fois, paraît-il, le spectacle de ce bouchon gambilleur est tellement passionnant que les buveurs de bière des Trois-Rois ne s’en détachent qu’au petit jour.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je remerciai vivement mon obligeant vainqueur de sa révélation, et me promis d’échapper aux indiscrets constats des Kleinbergeois.

D’autre part, je ne me sentais pas le droit de priver ces braves gens d’une innocente distraction qui, en somme, ne fait de tort à personne.

Et j’imaginai un truc, un véritable truc d’azur, dont, à l’heure qu’il est, je me sens encore tout fier.

. . . . . . . . . . . . . . .

Les choses se passèrent comme il était prévu.

Arrivé à l’auberge des Trois-Rois, le soir, je m’aperçus, d’un rapide coup d’œil, que la chambre à nous donnée était bien la chambre au-dessus de la petite salle.

Un autre coup d’œil plus rapide encore me révéla la présence de la ficelle transmetteuse.

Je pensai au bouchon momentanément immobile, mais prêt aux plus fous chahuts.

Je vis, dans mon imagination, les bonnes têtes des gens de Kleinberg doublement réjouis à l’idée que c’étaient des Français qui allaient leur donner la comédie, ce soir.

À la grande stupeur d’Amélie, qui ne savait rien, je me mis à plat ventre, muni d’une paire de ciseaux et de notre réveille-matin de voyage.

Usant de mille précautions pour éviter tout mouvement intempestif à la ficelle, je la coupai, cette ficelle, et en attachai le bout à l’extrémité de l’aiguille des minutes de ma petite horloge, que je plaçai au bord du trou.

Et voilà !

Comprenez-vous ?

Et voyez-vous d’ici la tête de ces braves gens, en bas, avec leurs pots de grès et leurs pipes de porcelaine, assistant froidement à la montée et à la descente de leur bouchon !

Que se passa-t-il dans l’âme de ces Allemands ? je l’ignore.

À six heures du matin, paraît-il, tout Kleinberg, les yeux démesurément fixés sur le bouchon, était encore dans l’estaminet.

Peut-être, ajouta mon ami Léon Dumachin, conclurent-ils que la fameuse furia francese n’était plus qu’un vain mot.


INGÉNIOSITÉ
D’UN
JEUNE PEINTRE DE TALENT


Nous avons eu, la semaine dernière, des chaleurs de près de quarante degrés, ce qui est excessif pour un aussi petit pays que celui où je vis en ce moment.

Dès le matin, le soleil liquéfiait nos crânes, et la nuit n’apportait même pas le rafraîchissement sur lequel on aurait été en droit de compter.

Cette chaleur, due évidemment à une élévation de température, incommodait bêtes et gens.

Les messieurs et dames qui me font l’honneur de me lire ont dû constater, dans mes récentes petites productions, une dépression intellectuelle plus marquée encore que de coutume.

Tout en le regrettant vivement, je ne compte pas rentrer en forme avant la fin d’octobre, d’autant plus que, le 15 du mois prochain, je vais avoir mon déménagement, opération peu idoine à conférer du génie au pauvre monde.

Pour en revenir à la chaleur, je la considère comme un fléau plus difficile à combattre que le froid.

On peut endosser autant de pardessus qu’on le désire ; mais il est impossible, si peu de respect qu’on ait des convenances sociales et mondaines, de se présenter élégamment affublé d’un simple complet en mousseline légère.

On fait du feu dans les appartements, on ne peut y faire du frais (pratiquement).

Encore la banqueroute de la science ! n’est-ce pas, mon vieux Brunetière ?

Et pourtant, j’ai vu, cet été, un jeune homme qui luttait contre le soleil et la chaleur avec une ingéniosité vraiment stupéfiante.

C’est un peintre.

Un peintre de beaucoup de talent et qui a choisi comme spécialité les effets de soleil fulgurants, aveuglants, ophtalmisants !

Il est en quelque sorte le chef de l’École Éblouiste, chef d’autant plus incontesté qu’il ne compte pas encore d’élèves.

Tellement lumineuses, ses toiles, qu’auprès d’elles les becs Auer clignotent, tels de fuligineux lampions !

Ce peintre m’a donné, ces jours-ci, un magistral Tas de fumier à midi et demi (il précise), que j’ai immédiatement placé dans ma chambre à coucher.

Chaque soir, au moment de me mettre au lit, j’ai grand soin de couvrir mon tableau d’une toile opaque, sans quoi, le sommeil, chassé par tant de clarté, déserterait ma couche.

Or, ce jeune artiste travaille sans jamais s’abriter du grand parasol cher à ses congénères.

Le matin, en le voyant partir sans ombrelle, je ne manquais jamais de le blâmer :

— Vous verrez que vous attraperez un bon coup de soleil !

Mais, lui, de me répondre sommairement :

— N’ayez pas peur, j’ai un truc.

Un jour, la curiosité me prit de connaître son fameux truc.

Je le suivis jusque dans un champ, où il s’installa en plein soleil.

Son chevalet et son tabouret bien établis, il sortit d’une boîte une douzaine de chauves-souris qu’il embrassa sur le museau en leur disant, à chacune, des mignardes paroles d’amitié.

Il leur attacha à la patte un fil, sont l’autre extrémité était retenue au bout d’un long bâton fiché en terre.

Il se mit à travailler.

Aussitôt, les chauves-souris déployèrent leurs grandes ailes et voletèrent, s’interposant entre sa tête et le soleil.

C’était du même coup le parasol et le ventilateur.

Les chauves-souris, admirablement entraînées à cet exercice, semblaient y puiser plutôt du divertissement que de la fatigue.

Véritablement émerveillé de ce spectacle, je serrai la main du jeune peintre et pris congé de lui, non sans lui avoir fait mille compliments de son extrême ingéniosité.


DIVERTISSEMENT
DE
TABLE D’HÔTE


Il m’arrive souvent d’aller le matin à la ville voisine et de ne pas rentrer pour déjeuner. Dans ce cas, je vais m’alimenter en une excellente auberge que je connais et en laquelle, moyennant une belle pièce de deux francs cinquante, je puis m’envoyer une douzaine de plats, succulentes et copieuses victuailles accommodées selon les plus louables traditions (petit vin blanc du pays à discrétion).

La bonne chère n’est pas le seul agrément de ce lieu.

La conversation des habitués et celle aussi des hôtes de passage me délectent beaucoup.

Les habitués se recrutent surtout parmi les employés de l’État, célibataires.

Les hôtes de passage sont : ou des touristes (souvent anglais) ou des voyageurs de commerce.

Les touristes (quelle que soit leur nationalité) m’indiffèrent, portant que je suis tout mon intérêt aux fils de l’impérissable Gaudissart.

Pour vous prouver combien j’ai raison — oh ! combien ! — laissez-moi vous présenter deux petits échantillons de la gaieté bon enfant et réjouissante de nos amis les voyageurs.

Au cours de mon dernier repas de la susdécrite et plantureuse auberge, un de ces messieurs racontait qu’il avait fait, dans la journée, une centaine de lieues, et cela, sans avoir négligé un seul de ses clients.

Il détaillait complaisamment la ville d’où il était parti le matin, celle où il était arrivé pour coucher le soir, et toutes les cités intermédiaires qu’il avait honorées de sa présence.

Un vieux contrôleur de la régie n’en revenait pas : quatre cent kilomètres visités en si peu de temps !

— Sans indiscrétion, demanda le fonctionnaire, dans quel article voyagez-vous ?

Et l’autre de répondre, avec un vif sang-froid :

— Je vends des sifflets aux chefs de gare !

. . . . . . . . . . . . . . .

J’assistai, en outre, à une petite plaisanterie, en train, paraît-il, de devenir classique chez les voyageurs, mais encore peu connue, je crois, des lecteurs sédentaires.

Un voyageur entre dans la salle à manger avec, émergeant un peu de la poche de son veston, un bout de chapelet.

Il s’assoit à la table à côté d’un convive d’apparence bonne tête.

Clins d’œil d’un second voyageur à la bonne tête. Signes qui indiquent : Voyez donc ce calotin ! Chipez-lui son chapelet !

Une minute, et l’objet de dévotion se trouve escamoté.

Par un singulier hasard, la conversation arrive à tomber bientôt sur la religion.

La bonne tête affecte de tenir des propos anticléricaux devant l’homme au chapelet.

— Mon Dieu, fait doucement ce dernier, je ne suis pas plus dévot qu’un autre, mais il y a des choses que je n’aime pas qu’on blague !

— Ah ! vraiment ?

— Ainsi, j’ai sur moi un chapelet que ma mère m’a donné, quand j’ai quitté la maison… eh bien ! je ne consentirais pour rien au monde à me séparer de ce chapelet.

— Vous le portez toujours sur vous ?

— Toujours !… Il ne me quitte jamais !

— En ce moment, l’avez-vous sur vous ?

— Puisque je vous dis qu’il ne me quitte jamais !

La bonne tête ne se tient pas de joie.

Alors, un voisin de suggérer :

— Pariez donc deux bouteilles !

— Vous êtes sûr, insiste la bonne tête, vous êtes sûr d’avoir votre chapelet sur vous ?

— Absolument sûr !

— Eh bien ! je vous parie deux bouteilles de bon vin que vous ne l’avez pas !

— Tenu !

— Vous avez perdu !… Le voilà, votre chapelet !

Et le candide bonhomme exhibe le saint bibelot.

— C’est vous qui avez perdu ! riposte tranquillement le voyageur, car le chapelet que vous tenez là, c’est le chapelet de ma sœur, dont je me fiche comme d’une guigne. Le chapelet de ma mère, le voici !

Et il brandit triomphalement un second chapelet, sorti d’une autre poche.

Confusion de la bonne tête !

La bonne apporte les deux bouteilles de vieux vin, qu’on débouche et qu’on boit en trinquant à la reprise des affaires.

Est-ce que cela ne vaut pas mieux que d’aller au café ?


LA CÔTE OUEST D’AFRIQUE


Il y a quelques jours, me trouvant occasionnellement assis à la table d’hôte d’une excellente auberge tourangelle, j’eus l’occasion de rectifier les idées que se faisaient mes voisins au sujet de la situation réelle du Gabon sur la côte d’Afrique.

Du coup, les yeux de tous les déjeuneurs convergèrent vers ma documentée personne. Un murmure flatteur bourdonna autour de mes oreilles vaniteuses. Et cependant, je mangeai mes salsifis sans manifester plus de fierté que si je n’avais rien dit.

Du Gabon, la conversation sauta à Madagascar.

Devant le désaccord des interlocuteurs sur la géographie de l’île, un arbitrage s’imposait : le mien. Hélas ! ce fut piteux.

Sur Madagascar, mes notions sont confuses, vagues et mal aérées.

Je n’essayai même pas de parler : un branlement de tête indiqua mon intégrale nullité en la matière.

— Comment se fait-il, insista un gros négociant en grains, que vous connaissiez si bien le Gabon et que vous ignoriez Madagascar aussi complètement ?

— Pardon, répondis-je d’un air fin et avec énormément d’à-propos, on peut être du dernier bien avec Anastasie et pas même connaître Alexandrine de vue.

— C’est vrai, concéda le trafiquant.

Le repas avait pris fin.

Je commandai qu’on me servît mon moka sur une table de la terrasse.

Je n’allumai point un excellent panatellas, ainsi que pourraient croire les lecteurs de Georges Ohnet, et les volutes bleues de la fumée ne bercèrent point mes souvenirs.

Et pourtant, je me souvins.

Je me rappelai les temps — oh ! que lointains, déjà ! — où j’étais un petit jeune homme d’apparence assez comme il faut, mais de fond un peu rosse, et paresseux ! — oh ! mon Dieu ! — paresseux à battre les records établis par les loirs les plus flemmards du globe !

Je servais, en qualité d’externe, au collège communal de ma brave petite cité natale, et j’étais censé faire mes devoirs et apprendre mes leçons à la maison.

Extrêmement intelligent, à cette époque, — quantum mutatus ! — j’arrivais à perpétrer vaguement cette tâche en des laps fulgurants, et le reste de mon temps, je l’employais à lire les romans du père Dumas et du père Hugo, pour lesquels je professais une insondable admiration.

La pièce où je travaillais donnait, par une porte vitrée, sur un corridor assez fréquenté des miens, de sorte que j’étais la proie d’un contrôle incessant et des plus gênants.

Mais moi, malin, j’avais imaginé un truc qui mettait en déroute le regard vigilant de mon père et la surveillance indiscrète de ma mère.

Un énorme atlas, destiné à couvrir mes lectures prohibées, était placé là, à ma portée, toujours prêt.

Dès que j’entendais sonner le pas d’un de mes ascendants, v’lan ! j’ouvrais l’atlas protecteur ! Je m’appuyais sur le coude gauche, et j’avais, tout de suite, l’air d’un bon petit garçon bien studieux qui pioche sa géographie. Or, cet atlas s’ouvrait inexorablement, invariablement et de lui-même, à la carte d’Afrique.

L’Afrique, toujours l’Afrique !

Ah ! je peux me vanter de l’avoir contemplée, la carte d’Afrique, et surtout la portion gauche de la carte d’Afrique, celle qui représente la côte Ouest.

Aussi, il arriva que, à la longue, et sans que ma volonté y fût pour rien, l’image de la côte Ouest de l’Afrique s’incrusta dans mon œil.

Cela se passa aussi machinalement, mais aussi sûrement qu’une opération de cliché photographique.

Pas le plus léger promontoire, pas la plus insignifiante baie, depuis le Maroc jusqu’au Cap, pas le plus menu repli de cette côte ne m’échappa.

En matière de géographie, je ne connaissais que la côte Ouest de l’Afrique, mais je la connaissais bien !

Et plus je lisais l’Homme qui rit, mieux je la connaissais, cette Afrique, cette darkest Africa, comme dit Stanley !

L’heure de mon bachot arrivait tout doucement.

Je triomphai des épreuves écrites, et me présentai, un peu inquiet, à l’oral.

Les questions sur l’histoire et la géographie, notamment, me jetaient de vives appréhensions.

En histoire, à part quelques tuyaux imprécis sur les Valois, ramassés dans les romans du père Dumas, je gémissais dans une ignorance crasse (du latin crassus, épais).

Je savais aussi, à cause de l’histoire classique du parapluie, que c’était Pépin le Bref qui était le père de Charlemagne, et non pas Louis-Philippe !

Il n’y avait pas là, avouez-le, de quoi me rassurer sur l’issue de mon examen.

Les faits confirmèrent mes pronostics. L’examinateur me demanda d’une voix douce : — Parlez-moi, monsieur, du traité d’Utrecht !

À la rigueur, j’aurais pu lui parler du velours d’Utrecht, mais le traité de ce nom m’était inconnu dans les grandes largeurs.

L’examinateur, devant mon mutisme, redoubla de douceur :

— Parlez-moi, monsieur, de l’entrevue du camp du Drap d’or.

Pas plus documenté, hélas ! sur ce riche tissu que sur l’Utrecht.

L’examinateur mit un petit zéro au bout de mon nom, dans la colonne Histoire, et passa à la géographie.

Une sueur froide inondait l’ivoire de mon front d’adolescent.

Et, tout à coup, il me sembla qu’un ange me murmurait d’ineffables paroles :

— Parlez-moi, monsieur, de la côte Ouest de l’Afrique.

Je me saisis d’une feuille de papier blanc et d’un crayon qui traînaient sur la table.

En dix secondes, je lui avais dessiné la côte Ouest.

Et me voilà parti dans ma description, avec l’aisance et la volubilité d’un vieux bonhomme qui montre le même panorama depuis vingt ans.

L’examinateur ouvrait des yeux démesurés.

Quand j’eus fini mon boniment, il me félicita d’une voix plus douce encore :

— Monsieur, vous avez été nul en histoire, mais vous êtes tellement supérieur en géographie que je me vois forcé de vous donner une note exceptionnelle, avec tous mes compliments.

Et voici comment je passai un examen aussi brillant que si je l’avais passé au tripoli.

C’est égal, si la porte de mon cabinet de travail avait été tourné à droite, au lieu de l’être à gauche, c’est la géographie de Madagascar que je saurais, aussi bien peut-être que le général Metzinger lui-même !

À quoi tiennent les choses, pourtant !


TONTON DANS LE MONDE


Tonton, six ans, est en visite chez madame Durand, avec son père et sa mère. Parfaitement insupportable, d’ailleurs, il a découvert le bouton qui commande l’éclairage électrique du salon, et s’amuse, tour à tour, à faire l’ombre et la lumière.


Le papa. — Tonton, reste tranquille, ou je vais me fâcher.

Tonton, continuant son jeu. — Le jour… la nuit… le jour… la nuit. J’connais rien de plus rigolo que ce truc-là !

Le papa. — Tu trouveras peut-être moins rigolo les calottes que je vais t’envoyer, si tu continues.

Tonton. — Probable !… C’est rudement commode, tout de même, d’avoir qu’un petit bouton à tourner pour s’éclairer !… Pourquoi qu’y en a pas comme ça à la maison ?

Le papa. — Parce qu’il n’y a pas d’électricité dans la maison.

Tonton. — Eh ben ! on la met, parbleu, c’te malice ! Madame Durand l’a bien, pourquoi que nous ne l’aurions pas ?… Elle est pas plus maligne que nous, madame Durand…


Tonton est ramené par de vives réprimandes au sentiment des convenances ; mais la question de l’électricité continue à le passionner.


Tonton. — Alors, l’élé… l’élé…

Le papa. — L’électricité.

Tonton. — Oui, l’élétrixité, c’est donc pas un truc comme le gaz ? Ça vient pas dans des tuyaux.

Le papa. — Non, mon ami.

Tonton. — Dans quoi qu’ça vient, alors ?

Le papa. — Ça serait trop long à t’expliquer. Tu apprendras ça au collège.

Tonton. — On apprend ça au collège ? Est-ce qu’on apprend aussi à ramoner des cheminées ?

Le papa. — Comment… ramoner des cheminées ? Tu es fou !

Tonton. — Dame ! Puisqu’on apprend des machins d’éclairage, on pourrait bien apprendre aussi des trucs de chauffage !


Écrasé par cette logique infantile, le père ne trouve rien à répondre. Il consulte sa montre et opine pour le départ


Le papa, à la maman. — Si tu veux, chère amie, nous allons nous retirer. Nous dînons chez ta mère, et tu sais qu’au moindre retard, cette personne nous réserve un accueil plutôt grinçant.

Tonton. — Dis donc, papa ?

Le papa. — Quoi, mon ami ?

Tonton. — Quand grand’mère crie, pourquoi que tu lui mets pas une goutte d’huile ?

Le papa, ahuri. — Une goutte d’huile ?

Tonton. — Oui, comme t’as fait, l’autre jour, à la serrure. (il se tord.)


On prend congé de madame Durand. Tonton met à profit ce laps pour se livrer éperdument à des fouilles nasales du plus mauvais goût. Le papa s’en aperçoit.


Le papa, indigné. — Veux-tu que je t’aide, polisson ?

Tonton. — Tu pourrais pas, t’as les doigts trop gros.

Le papa. — C’est dégoûtant, mon ami, de se retirer ainsi les crottes du nez !

Tonton, froidement. — C’est bon, je vais les remettre !


CHROMOPATHIE
OU
L’ARC-EN-CIEL HUMAIN


Ils avaient formé une Société secrète composée de treize membres dont chacun s’était affublé, non seulement d’un sobriquet, mais encore d’un numéro d’ordre, afin d’éviter des confusions toujours désagréables.

Voici comment se désignaient entre eux les treize mystérieux lascars :

Kelk I, Douzaine II, Leudet III, Delhi IV, Toiturand V, Double VI, Lapin VII, Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII.

Pour que mon récit soit de quelque piquant, sept membres de l’association suffisent largement. Je dirai même que les six autres ne pourraient qu’encombrer cette histoire et la délotir de son passionnant intérêt.

Admettons donc que, pendant toute la durée de l’anecdote, MM. Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII, prennent l’air sur le wharf de Majunga.

Les sept premiers, un matin qu’ils se promenaient dans les bois de Vaucresson, rencontrèrent une jeune femme, belle comme le jour, dont ils devinrent éperdument amoureux.

Un des statuts de leur Société stipulait que chacun d’eux, et simultanément, pouvait viser la même proie. En cas de succès, la proie appartenait au seul conquérant, et les autres devaient se retirer avec la plus exquise discrétion.

Les choses se passèrent conformément aux statuts.

Tous, chacun de son côté, partirent pour la chasse au cœur.

La jeune personne, belle comme le jour, habitait une villa voisine, en compagnie de son mari, un sordide vieillard, enrichi dans le commerce des cercueils d’occasion.

Le choix de la jeune personne s’accomplit aussi rapidement que la décence le permet à une honnête femme : trois jours après la rencontre, notre ami Kelk I embrassait la jolie dame derrière l’oreille, à une petite place qu’elle avait très douce.

(Le baiser derrière l’oreille doit être pris ici dans un sens largement symbolique.)

Le soir, en arrivant au dîner, les six compagnons de Kelk I s’aperçurent sans peine que la flamme de ce dernier venait d’être couronnée.

Tous alors éprouvèrent des sentiments qui différaient selon leur complexion.

Et Kelk I, pourtant habitué à bien des surprises, poussa un cri d’ahurissement.

Ce n’étaient plus des faces humaines qu’il avait devant lui, mais un véritable arc-en-ciel.

Lapin VII, nature violente et coléreuse, était rouge de fureur.

Toiturand V, homme vil, sans cesse torturé par la plus basse envie, était devenu jaune.

Double VI lui, se sentait partagé entre ces deux sentiments, colère et envie. Le rouge de la colère se combinait avec le jaune de l’envie. De l’orange en résultait.

Le livide de la terreur teintait la physionomie de Delhi IV, le Persan poltron. Il en était vert.

(Disons tout de suite, pour expliquer cette terreur, que Delhi IV avait rencontré Kelk I dans les parages de la villa d’amour et qu’il avait vu luire le menaçant poignard du compagnon.)

Quant à Leudet III et Douzaine II, le sentiment qui dominait en leur âme, c’était la stupeur devant l’affaire si vite dans le sac, si j’ose m’exprimer ainsi.

Ils en étaient bleus !

Douzaine II, surtout, qui en était indigo !

Kelk I ne revenait pas de son admiration ! Les numéros d’ordre de ses amis s’arrangeaient précisément selon leurs nuances respectives.

— Mettez-vous sur un rang, leur dit-il.

Et longtemps, il prit plaisir à contempler ces faciès indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge.

— C’est vraiment dommage, déplora-t-il, que manque le violet.

Mais, s’apercevant dans une glace, il poussa un cri : il était violet, lui, et d’un violet épiscopal et superbe !

Comment était-il devenu violet ?

Oh ! mon Dieu, c’était bien simple.

En sortant de chez sa belle, la pourpre du triomphe éclatait sur son teint, et aussi l’écarlate du plaisir.

La vue de ses compagnons, si étrangement multicolores, lui procura une bien légitime stupeur.

Il en devint bleu…

Sans cesser, bien entendu, d’être rouge. De sorte qu’il était violet.

Et la série se trouva complète.


LES BALLONS HORO-CAPTIFS


C’est à vous dégoûter de quitter Paris !

On n’est pas plutôt rentré, qu’on constate que les gens ont profité de votre absence pour enlever mille de ces objets familiers dont chacun vous est un souvenir.

C’est ainsi que je me suis aperçu, hier, de la disparition de l’horloge pneumatique naguère sise en face de la Madeleine, en haut de la rue Royale.

Je chérissais cette horloge plus que bien des montres ancestrales, et jamais l’idée ne me hanta de la porter au clou, ce qui m’advint parfois à l’égard desdites bassinoires.

Pourquoi m’étais-je attaché à ce cadran public plutôt qu’à tout autre ? Saura-t-on jamais ?

Sait-on jamais pourquoi on aime les gens ?

Non. Eh bien ! Pour les objets, c’est la même chose.

Je me suis aperçu, d’ailleurs, que d’autres horloges pneumatiques ont disparu sous la pioche du démolisseur pour être remplacées par de grands serins de candélabres électriques.

Si on continue, bientôt, ce n’est pas seulement pour les braves qu’il n’y aura pas d’heure, mais aussi pour les natures timorées et incombatives.

Il y a bien un expédient orléaniste, comme dirait Clémenceau, c’est que chacun ait sa montre.

La thèse ne soutient pas une minute de discussion.

Exigeant de ses contribuables mille ponctualités administratives, la société (État ou Commune) doit auxdits lascars l’indication gratuite et publique de l’heure.

Elle-la-leur-doit !

Longtemps j’ai pâli, longtemps j’ai usé ma jeunesse, longtemps j’ai vigilé sur la recherche d’une solution pratique à l’accomplissement de ce devoir.

Le ciel a béni mes efforts et mes veilles. Merci, mon vieux ciel !

Édiles des cités populeuses, ouïssez pieusement mes dires, et aussi vous, grosses légumes de l’Observatoire !

Et vous allez voir comme c’est simple et bonmarcheux de faire assavoir l’heure à tous les citoyens.

Je fais construire (imaginons que j’ai l’entreprise de l’affaire), je fais construire douze ballons captifs affectant, chacun, la forme d’une bête différente, ainsi qu’on agit pour les divertissements forains.

Chaque bête représente une des heures du cadran.

En vue de faciliter la mnémotechnique, l’initiale de ces bêtes suit l’ordre alphabétique. Exemple :

1 heure : Antilope ;

2 heures : Bœuf ;

3 heures : Chameau ;

Etc., etc., jusqu’à :

11 heures : Kanguroo ;

12 heures : Lapin.

À chaque nouvelle heure de la journée, j’ascends la bête-aérostat qui y correspond et je la change chaque fois que change l’heure.

Alors, rien de plus simple pour se renseigner. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un chameau qui s’y balance avec grâce :

— Tiens, fait-il, il est trois heures (c = 3).

Pour l’indication des minutes, la chose est un peu plus compliquée, un tout petit peu plus.

Je divise le cadran en douze portions de cinq minutes, et j’indique chaque portion avec la même sorte d’animaux que pour les heures, mais de format plus petit. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un gros hérisson et un petit éléphant qui s’y balancent avec grâce.

— Tiens, fait-il, il est huit heures (h = 8) vingt-cinq minutes (e = 5, et 5 × 5 = 25).

Pour les minutes intermédiaires, j’en obtiens l’indication par des éclairages différents obtenus à l’aide d’une lampe de phare à feux tournants placée en une petite nacelle sous la grosse bête :

Violet, 1 minute.

Bleu, 2 minutes.

Jaune, 3 minutes.

Rouge, 4 minutes.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je passe sur les détails d’organisation, lesquels ne sauraient intéresser une clientèle aussi frivole que la mienne, et je termine par une gageure :

— Qu’est-ce que vous voulez parier que mon idée, pourtant si pratique, de ballons horo-captifs, sera appliquée à Chicago ou à Denver dix ans avant que la Ville-Lumière ait jeté dessus un pâle regard ?

Pauvre France !


JUGEMENT SÉVÈRE
DE
MON JEUNE AMI PIERRE SUR LA FONTAINE
EN PARTICULIER
ET SUR LE GRAND SIÈCLE EN GÉNÉRAL


Tout à coup, mon petit ami Pierre interrompit notre conversation pour écraser des insectes qui traversaient la route.

Il mettait à cette besogne une cruauté que je ne lui savais pas, et une âpreté de langage que ne me semblaient pas comporter d’aussi minuscules bestioles.

— Tiens, vache ! Tiens, salope ! Tiens, chameau !

Et chaque tiens s’accompagnait d’un écrasement rageur.

— Que fais-tu donc là, féroce petit Pierre ?

— Tu vois, j’écrase des fourmis. Ah ! les sales bêtes !

— Elles ont du poil aux pattes ?

— Non, elles n’ont pas de poil aux pattes, mais c’est tout de même des sales bêtes ! Tiens, charogne ! Tiens, crapule !

— Je t’assure que tu te trompes, Pierre : les fourmis sont de braves petites bêtes, très intelligentes, très travailleuses…

— Et très rosses ! Y a pas plus vache que les fourmis ! T’as donc pas lu les fables de La Fontaine ?

— Tu veux sans doute parler de l’histoire de la Cigale et la Fourmi ?

— Juste, Auguste ! Tu l’approuves, toi, cette sale fourmi, qui a plein ses magasins de provisions et qui refuse un malheureux grain de blé à la pauvre petite cigale ? Tu l’approuves ?

— Non, je ne l’approuve pas.

— Ah ! tu vois donc bien que c’est des rosses, les fourmis ! Aussi, depuis que j’ai lu cette fable de La Fontaine, je leur fais une guerre acharnée.

Et le manège reprit de plus belle.

— Tiens, fripouille ! Ah ! vous n’êtes pas prêteuse, c’est là votre moindre défaut ? Tiens, vieille bourgeoise ! Ah ! vous avez refusé un grain de blé à la pauvre petite cigale qui mourait de faim et qui vaut dix fois mieux que vous ? J’en suis fort aise, eh bien, crevez, maintenant ! Tas de saloperies ! Tiens ! tiens ! tiens !

Ce fut un vrai carnage !

— Quand je pense, reprit le jeune Pierre, qu’on nous fait apprendre des fables pour nous améliorer ! Eh bien ! ça serait du propre si, dans la vie, on faisait comme les bêtes du bon La Fontaine ! Dis donc, on l’appelait le bon La Fontaine pour se fiche de lui, j’espère !

— Mais pas du tout !

— Non ? Ah ben alors, zut ! Ce bonhomme qui prend parti pour la fourmi contre cette pauvre petite chanteuse de cigale, mais c’est un sale muff, ton bon La Fontaine !

— Tu vas un peu loin, Pierre.

— On ne va jamais trop loin avec des gens comme ça !… Et non seulement c’est un muff, mais encore c’est un imbécile !

— Pierre, la passion t’emporte.

— Oui, un imbécile ! et une andouille ! Je connais des fables de La Fontaine à faire hausser les épaules à un hippopotame… Tiens, te rappelles-tu la fable intitulée : le Satyre et le Passant ?

— Dis-moi la chose en deux mots.

— Voici. C’est une espèce de bonhomme à moitié sauvage qui est, avec sa femme et ses gosses, dans une caverne, en train de manger leur potage. Alors, tout d’un coup, il se met à tomber de l’eau, et voilà un type civilisé qui est sorti sans parapluie, et qui vient se mettre à l’abri dans la caverne au sauvage. Le sauvage l’invite à manger une assiettée de soupe avec eux. Le civilisé accepte ; mais comme il est gelé de froid, il se réchauffe d’abord les doigts en soufflant dessus. Ce truc-là commence à épater le sauvage. Et puis, comme le potage est trop chaud, le civilisé souffle dessus pour le faire refroidir. Du coup, v’la le sauvage tout à fait baba. Il ne comprend pas que le même souffle puisse d’abord réchauffer les mains et puis ensuite rafraîchir la soupe. Alors, il flanque le civilisé à la porte de sa caverne en lui disant :


Ne plaise aux Dieux que je couche
Avec vous sous le même toit :
Arrière, ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid !


— Et alors ?

— Alors, c’est tout ! Connais-tu quelque chose de plus idiot que ça ? Ce sauvage qui ne s’est jamais soufflé sur les doigts ni sur sa soupe ! Comme si c’étaient des trucs qu’on apprend à la Sorbonne ou au Collège de France !

— Je te concède que cette fable est d’une moralité plutôt contestable, mais il y en a tant d’autres si charmantes !…

— Charmantes !… Ah ! on voit bien que tu n’es pas forcé de les apprendre par cœur ! Et puis, il y a une chose qui me dégoûte de La Fontaine, c’est la Lettre à Monseigneur le Dauphin, qui est au commencement du bouquin, parce que, tu sais, il a écrit des fables exprès pour le gosse à Louis XIV. Il parle à ce moutard avec la platitude d’un larbin qui rince les pots de chambre et qui est encore bien content !… Ah ! je comprends qu’il n’aimait pas les cigales, ce type-là, les petites cigales qui se foutaient pas mal de Louis XIV et de ses perruques et de son sale gosse. Est-ce qu’il avait déjà une perruque, le gosse à Louis XIV ? Mon Dieu, mon Dieu, quelle époque de crétins !


LES CULS-DE-JATTE MILITAIRES


Une des causes — et non la moindre — du succès des troupes japonaises sur les armées chinoises, est dans l’utilisation faite par les Japonais des culs-de-jatte, considérés, jusqu’à présent, comme inaptes au combat.

En France, comme, d’ailleurs, dans tous les pays occidentaux, lorsqu’un cul-de-jatte se présente au conseil de révision, une vieille coutume veut qu’on ne lui mesure pas la largeur du thorax, qu’on ne le fasse même pas se redresser sous la toise. Le médecin, tout de suite, le déclare impropre au service militaire.

Cette façon d’agir fut consacrée, voilà deux ou trois ans, par une éloquente circulaire du général Poilloüe de Saint-Mars, commençant par ces mots :

« Le pied est un organe des plus utile au fonctionnement de tout bon fantassin. »

Au Japon, il en est tout autrement.

Les culs-de-jatte sont, au contraire, extrêmement recherchés par l’administration militaire.

On les incorpore dans un régiment qui porte un nom japonais assez compliqué dont je ne puis me souvenir. Cet oubli, que je compte bien réparer un de ces jours, est d’autant moins grave que je me rappelle la signification de ce nom japonais si compliqué. Il se traduit exactement ainsi : Régiment de culs-de-jatte.

Dans l’organisation militaire du Japon, le cul-de-jatte est doublement utilisé comme éclaireur et comme combattant.

Les services qu’un cul-de-jatte peut rendre comme éclaireur n’échapperont à personne. Sa petite taille lui permet de dissimuler sa présence à l’ennemi et de passer inaperçu dans des endroits où un brillant état-major à cheval, chamarré de dorures et de décorations, se ferait forcément remarquer de l’ennemi le moins perspicace.

Une disposition des plus ingénieuses ajoute encore à l’invisibilité de ces éclaireurs ; chaque cul-de-jatte est muni d’une série de légers costumes en podh-ball[1], affectant la forme de cache-poussière et teints en nuances différentes. Selon la couleur des milieux dans lesquels il évolue, l’éclaireur revêt un costume d’un ton analogue : gris sur les routes, verts dans la campagne, couleur caca dans les tableaux de Bonnat.

Le cul-de-jatte est installé, non point sur une selle de bois, comme en Europe, mais bien sur une sorte de tout petit véhicule automobile qui lui permet de garder la libre disposition de ses bras et de ses mains.

Rien de plus confortable que cette minuscule voiture fort bien suspendue, ma foi, sur d’excellents ressorts (système A. Boudin), et dont les roues sont garnies de ces fameux pneus gordiens dont Alexandre le Grand n’eut raison qu’à coups de sabre.

La machine adoptée est le moteur à gaz, système Armand Silvestre, si simple, et si pratique à la fois, puisque, en dehors de son rôle tracteur, il permet de remettre immédiatement le pneu en état, au cas où un accident l’aurait dégonflé.

Avec ce moteur, pas de combustible à emporter, pas de piles électriques ! Rien que cet accumulateur naturel qu’on nomme le haricot.

Au point de vue du combat, le cul-de-jatte n’est pas un auxiliaire moins précieux.

Dans les feux de salve, placé immédiatement devant la ligne des troupes, il évite aux premiers rangs la peine de se mettre à genoux. (Cette économie de fatigue permit souvent à l’armée japonaise de doubler les étapes et de tomber sur le poil des Chinois au moment où les fils du Ciel s’y attendaient le moins.)

En tirailleur, le cul-de-jatte devient un adversaire redoutable. Le moindre tronc d’arbre lui sert de rempart, la moindre taupinière de refuge.

De ces abris improvisés, il dirige sur l’ennemi un feu désastrifère et catastrophophore. Être frappé sans voir qui vous frappe ! Ô rage, ô désespoir !

Le bref espace dont je dispose me contraint malheureusement à écourter cette chronique militaire.

J’ai cru faire mon devoir en signalant à notre ministère de la guerre une innovation qui, bien comprise, pourrait faire de la France une nation prospère à l’intérieur, respectées au dehors.

Certes, je ne mets pas en doute le patriotisme du grand état-major ; mais osera-t-il secouer l’indolence légendaire des bureaux et prendre sur lui d’accomplir quelque chose de véritablement neuf ? Je ne le crois pas.

Pauvre France !



VÉRITABLE RÉVOLUTION
DANS LA
MOUSQUETERIE FRANÇAISE


À Nice, cet hiver, j’ai fait connaissance d’un ingénieux et téméraire lieutenant de chasseurs alpins qui s’appelait Élie Coïdal.

J’eus même l’occasion de parler de lui dernièrement au sujet de sa géniale bicyclette de montagne (dis-moi, lecteur dis-moi, t’en souviens-tu ?).

En se quittant, on s’était juré de s’écrire ; c’est lui qui a tenu parole.


« Camp de Châlons, 19 avril.
 » Mon cher Allais,

» Hélas ! oui, mon pauvre vieux, cette lettre est datée du Camp de Châlons ! Un port de mer dont tu ne peux pas te faire une idée, même approchante. Comme c’est loin, Nice et Monte-Carlo, et Beaulieu ! (Te rappelles-tu notre déjeuner à Beaulieu et la fureur de la dame quand, le soir, tu lui racontas qu’on avait déjeuné vis-à-vis de la Grande Bleue ? Elle la cherchait au Casino, cette Grande Bleue, pour lui crêper le chignon !)

» À parler sérieusement, je te dirai que je suis détaché jusqu’au 15 juillet à l’école de tir, ce qui ne comporte rien de spécialement récréatif.

» Loin des plaisirs mondains et frivoles, je me retrempe à l’étude des questions techniques susceptibles de rendre service à la France.

» Je ne me suis pas endormi sur les lauriers de ma bicyclette de montagne, j’ai travaillé le fusil et j’ai la prétention d’être arrivé à ce qu’on appelle quelque chose.

» Un article publié au commencement de ce mois dans les journaux parlait louangeusement d’une nouvelle balle évidée de calibre cinq millimètres.

» Si la réduction du calibre produit des résultats si merveilleux, pourquoi ne pas arriver carrément au calibre un millimètre ?

» Un millimètre ! vous récriez-vous. Une aiguille, alors ?

» Parfaitement, une aiguille !

» Et comme toute aiguille qui se respecte a un chas[2] et que tout chas est fait pour être enfilé, j’enfile dans le chas de mon aiguille un solide fil de 3 kilomètres de long, de telle sorte que mon aiguille traversant 15 ou 20 hommes, ces 15 ou 20 hommes se trouvent enfilés du même coup.

» Le chas de mon aiguille — j’oubliais ce détail — est placé au milieu (c’est le cas, d’ailleurs, de beaucoup de chas), de façon qu’après avoir traversé son dernier homme, l’aiguille se place d’elle-même en travers.

» Remarquez que le tireur conserve toujours le bon bout du fil.

» Et alors, en quelques secondes, les compagnies, les bataillons, les régiments ennemis se trouvent enfilés, ficelés, empaquetés, tout prêts à être envoyés vers des lieux de déportation.

» Le voilà bien, le fusil à aiguille, le voilà bien !

. . . . . . . . . . . . . . .

(Suivent quelques détails personnels non destinés à la publicité et des formules de courtoise sympathie qui n’apprendraient rien de nouveau au lecteur.)

. . . . . . . . . . . . . . .

» Élie Coïdal. »


Et dire que les Comités Supérieurs n’auront qu’un cri pour repousser l’idée, pourtant si simple et si définitive, de mon ami le lieutenant Élie Coïdal !

Et savez-vous pourquoi ?

Tout simplement parce que le lieutenant Élie Coïdal n’est pas de l’artillerie.

Il est défendu, paraît-il, à un chasseur alpin d’avoir du génie.

Voilà où nous en sommes après vingt-trois ans de République !



UNE NOUVELLE DÉCORATION


Paris est une drôle de ville, tout de même : les meilleurs amis restent quelquefois des années sans se rencontrer, et puis, tout à coup, dans la même semaine, on a l’occasion de se voir trois ou quatre fois et de se serrer la main dans les endroits les plus diffus de la capitale.

Je n’avais pas rencontré Félix Faure depuis cet été, à Montivilliers. Or, lundi, en entrant chez Jansen, rue Royale, je me cogne sur notre Président, qui venait se commander un nouveau mobilier pour sa villa du Havre.

Mercredi, remontant les Champs-Élysées, je m’entends héler par quelqu’un dans une voiture ; je me retourne et je reconnais le premier magistrat de notre République.

Hier soir, au Moulin-Rouge, où je n’avais pas mis les pieds depuis près d’un an, la première figure de connaissance qui frappe mes regards, vous l’avez deviné, c’est celle de notre très sympathique Félix.

Le Président m’invita à m’asseoir à sa table et me présenta à la personne qui l’accompagnait, une fort jolie brune, ma foi (sa nouvelle maîtresse, je pense).

La conversation, ainsi qu’il arrive souvent en cette saison, tomba sur les prochaines décorations.

Félix Faure, qui est, à ses moments, un fort spirituel causeur, me conta, avec un désespoir comique, l’incroyable tracasserie que peuvent procurer à un Président de la République les approches d’un 14 juillet ou d’un 1er janvier.

— Tous les Havrais, mon pauvre ami, tous les Havrais sans exception m’écrivent chaque jour une lettre pour me recommander leur décoration !… C’est à devenir fou !… Quelques-uns, petits commerçants ou humbles commis, se contenteraient, à la rigueur, du Mérite agricole ou des palmes académiques ! Les autres comptent fermement sur la Légion d’honneur… Ah ! tous ces gens-là seront bien stupéfaits à la fin du mois, quand ils consulteront l’Officiel !

— Quels titres invoquent-ils ?

— Aucun !… Les uns se disent mes anciens amis, mes anciens camarades, d’autres mes anciens clients, mes anciens fournisseurs… Il y en a même un qui invoque, comme seul mérite, d’avoir bu avec moi plus de deux cents bitter-groseille blanche.

(Le bitter-groseille blanche était jadis l’apéritif favori de notre Président. Aujourd’hui, il fait comme tout le monde et boit du quinquina Dubonnet.)

Félix Faure me confia, en outre, un projet qu’on étudie en ce moment et qui pourrait bien recevoir sa solution définitive, un de ces jours.

Ce serait de mettre une décoration à la disposition de chaque ministère.

Il y aurait ainsi l’Ordre du Mérite Postal et Télégraphique, l’Ordre du Mérite Maritime, l’Ordre du Mérite Religieux, l’Ordre du Mérite Artistique, l’Ordre du Mérite Financier, etc., etc.

Sans compter que, plus tard, si cela ne suffisait pas, rien n’empêcherait de créer des Sous-Ordres pour des Sous-Mérites spéciaux.

— Qu’en pensez-vous, mon cher Allais ?

— Mon Dieu, monsieur le Président, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que j’ai, à ce sujet, un projet tout prêt, excellent, je pense, et de nature à assouvir les plus terribles soifs d’honneurs.

— Parlez, fit Félix, intéressé.

— À votre place, je fonderais l’Ordre du Mérite Personnel, un Ordre que chacun s’attribuerait à soi-même, selon la valeur qu’il s’accorde. La couleur des rubans, rosettes, cordon, etc., de cet Ordre, serait laissée au choix et au goût des ces auto-décorés qui pourraient ainsi l’harmoniser au teint de leur physionomie et à la nuance de leurs vêtements. Mon projet a, en outre, cela d’excellent, qu’il supprime toute reconnaissance envers le Pouvoir.

— Excellente idée, excellente idée ! J’ai bien envie d’essayer votre projet au Havre… mais il n’y aura jamais assez de ruban dans les magasins de la ville.

Et le chef du Pouvoir exécutif eut un geste de découragement.


L’AVENTURE
DE
L’HOMME-ORCHESTRE


— Voulez-vous prendre un verre avec moi, mon brave ?

— Très volontiers ! fit l’homme.

Et l’homme s’assit à ma table, en face de ce merveilleux panorama du golfe Juan, devant l’escadre mollement balancée sur ses ancres.

C’était bien le moins que je régalasse cet homme, qui venait de me régaler moi tout seul, lui tout seul, d’un splendide concert à plusieurs instruments.

Je dis moi tout seul, parce que j’étais à ce moment l’unique client de la terrasse du café (ma jeune compagne terminait sa toilette).

Je dis lui tout seul, parce qu’il était un homme-orchestre.

Pour qu’il bût plus à son aise, je l’invitai à se débarrasser tout au moins de sa vielle et de sa flûte de Pan.

Il accepta, eut un léger sourire et dit :

— Vous n’êtes pas comme la comtesse russe, vous !

— Comme la comtesse russe ?… Quelle comtesse russe ?

— Oh ! rien… Une histoire qui m’est arrivée la semaine dernière.

— Contez-moi cela.

— Il était midi. J’avais grand’hâte d’arriver à Menton, car je commençais à crever de faim et de soif. Tout à coup, je m’entends appeler : « Hé ! monsieur le musicien, monsieur le musicien ! » Je me retourne et j’aperçois une jolie petite bonne tout essoufflée d’avoir tant couru : « Madame la comtesse, dit-elle, voudrait que vous veniez lui jouer quelque chose dans le jardin. »

Les affaires, ma foi, ne sont pas si brillantes cette année : je ne crus pas devoir refuser une commande probablement avantageuse et je suivis la petite bonne.

La comtesse, c’est une bonne femme qui n’est pas très vieille, très vieille, mais qui n’est pas non plus très jeune, très jeune. Et puis, elle n’est pas très laide, mais elle n’est pas non plus très belle. Elle n’a qu’une chose pour elle : des yeux gris épatants ! Et surtout une façon de s’en servir ! Avec elle on est fixé tout de suite.

Tout mon répertoire y passa, depuis le Trovatore jusqu’à Tararaboum de ay ! Et à chaque morceau, une pièce de cent sous qu’elle me faisait remettre par la petite bonne.

Quand j’eus égrené toute ma provision :

— Peut-être, dit la comtesse, voudriez-vous vous rafraîchir ?

— Ça ne serait pas de refus, noble dame ! Un verre d’absinthe, par exemple.

— Précisément j’en ai d’exquise. Carlotta, apporte la bouteille d’absinthe Cusenier !

Comme je me disposais à me mettre un peu à mon aise en me débarrassant de mon chapeau chinois, la comtesse prit un air désolé :

— Oh ! je vous en prie, mon ami, restez comme ça.

Je restai comme ça.

L’absinthe bue, la comtesse devint encore plus aimable :

— Voulez-vous me faire l’amitié de déjeuner avec moi, mon ami ?

Vous auriez accepté, n’est-ce pas ? Moi aussi.

Le déjeuner eût été tout à fait charmant, si cette diablesse de femme n’avait pas eu l’idée de me faire manger avec tout mon attirail sur le corps.

— Vous êtes bien plus joli comme ça ! Restez comme ça !

Après déjeuner :

— Venez vous laver les mains dans mon cabinet de toilette.

Nous montons, et, en moins d’une minute, voilà ma comtesse passée dans un peignoir des plus suggestifs.

Les bras étendus vers moi, elle crie :

— Viens !

Pour le coup, je me crois autorisé à enlever mes instruments de musique. C’était vraiment l’occasion, avouez-le !

Mais elle, se tordant comme une panthère :

— Non !… Tu es beau comme ça !… Je t’aime comme ça !… Viens comme ça !…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le récit de mon homme-orchestre m’avait charmé. Un joli cas de comtesse russe ! pensais-je.

Et comme il n’achevait pas :

— Alors, vous êtes venu comme ça !

— Dame ! il a bien fallu ! Mais voyez-vous comme c’est commode d’être galant envers une dame avec un chapeau chinois sur la tête, une grosse caisse sur le dos, une vielle sur le ventre, une flûte de Pan sur la bouche, etc !

— Ça s’est bien passé tout de même ?

— Avec des natures comme cette comtesse-là, ça se passe toujours bien !


LA BARBE


Mettons que cette barbe était une des cinq ou six jolies barbes de Paris, et n’en parlons plus !

Ou plutôt parlons-en, car tout mon récit va rouler sur cette barbe, une barbe comme il n’y en a pas (ou s’il y en a, il n’y en a pas des tas).

Longue, follement abondante, soyeuse (puisque n’ayant jamais subi l’offense du rasoir), brunement dorée, cette barbe était la barbe qui fait se retourner tous les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité, en disant : Dieu ! la belle barbe !

Cette barbe, d’ailleurs, ne suscitait chez son porteur aucune de ces vanités si fréquentes chez les porteurs de belles barbes.

Celui-là était un garçon simple ; au double sens qu’on donne ordinairement au mot simple.

Certes, il ne se désintéressait pas de sa barbe et même il y était fort attaché, mais pas jusqu’à écraser l’humanité d’un mépris de la trouver, en général, si mal poilue.

Un jour notre ami se trouva en joyeuse société.

Les dames étaient recrutées parmi les jeunes demoiselles impudiques qui parlent sans le moindre embarras à des messieurs qu’elles n’ont encore jamais vus et qui abordent avec eux, sans plus tarder, des sujets de toute intimité.

La plus délurée et aussi la plus jolie de ces provisoires compagnes fit, en apercevant la belle barbe du jeune homme, les gestes d’une qui suffoque.

— Nom d’un chien ! monseigneur, comme vous avez une belle barbe !

Il s’inclina, visiblement flatté.

— Vous couchez avec ? insista l’effrontée.

— Mais oui, mademoiselle !

— Vous n’avez pas peur de l’abîmer ?

Ne trouvant pas un mot spirituel, il rit bêtement, comme très amusé…

Suivirent quelques plaisanteries obscènes et de mauvais goût sur l’économie des différents systèmes pileux de l’humanité.

(On me saura gré de passer sous silence ces détestables gravelures.)

Redevenant presque convenable, la gentille courtisane s’informa, d’une voix hiératique :

— Dites-moi, monsieur, comment couchez-vous avec votre barbe ?

— Comment ?… Comment je couche avec ma barbe ?… Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Oui !… De quelle façon disposez-vous votre barbe pour dormir ?… L’étalez-vous sur votre couverture ? Ou bien, si vous la cachez sous vos draps ?

— Je vous avoue, mademoiselle, que je n’ai jamais fait attention à ce détail. Je couche… comme ça se trouve.

Ce fut, dans toute la joyeuse société, un cri général de stupeur.

— Comment ! Tu ne sais pas où tu mets ta barbe en dormant ?

Le pauvre garçon (j’ai dit plus haut l’âme simple qu’il était) fut troublé au plus creux de son être.

En effet, il n’avait jamais remarqué où il la mettait, sa barbe, pour dormir ! Dehors ? Dedans ?

Il rentra chez lui fort perplexe, et se coucha.

Il essaya de faire comme à l’ordinaire et de ne se préoccuper de rien.

Vainement !

Quand on est préoccupé de quelque chose, dit un proverbe arabe, on ne saurait point se préoccuper de rien (traduction littérale).

Tout d’abord, il se coucha sur le dos, disposa sa barbe soigneusement sur les draps, qu’il ramena jusqu’à son cou.

Le sommeil ne vint pas.

Alors, il prit sa barbe et l’enfouit, toute, sous les courtines.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le ventre.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le côté, divisant sa barbe en une moitié dehors et l’autre dedans.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur l’autre côté.

Le sommeil ne vint pas.

Ce fut une des nuits les plus atroces de la fin de ce siècle.

Les nuits qui suivirent furent aussi d’horribles nuits sans sommeil.

Et, le lendemain matin d’une de ces nuits, notre ami alla chez Lespès et fit raser, raser intégralement, sa barbe, sa belle barbe, qui ne fera plus jamais se retourner les passants, tous les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité !


DÉCENTRALISATION


Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps : mon cerveau, si fertile d’ordinaire en idées ingénieuses de toutes sortes, est plus fertile encore.

Où cela va-t-il s’arrêter, grand Dieu !

Impossible qu’on énonce devant moi une difficulté quelconque scientifique, industrielle, politique, sociale, religieuse, culinaire, etc., etc., sans qu’en mon cerveau affluent des troupeaux entiers de solutions définitives.

Si M. Félix Faure était au courant des infinies ressources de mon génie, son devoir strict serait de résigner ses fonctions entre mes mains. La France avant tout, n’est-ce pas ?

Mais M. Félix Faure tient au pouvoir. De plus, les Havrais n’aiment pas beaucoup les gens de Honfleur.

Tant pis pour la France !

Tenez, par exemple, voilà la question de la décentralisation, dont on s’occupe depuis quelque temps et qui passionne beaucoup de nos meilleurs esprits !

Les uns disent : Si on décentralisait la France, ça serait du propre !

Les autres : Si ce régime de centralisation continue, la France est fichue !

Ces derniers ont raison : il faut décentraliser !

Oui, décentraliser, mais comment ?

En donnant aux anciennes provinces une nouvelle autonomie ? Jamais de la vie !

La France retomberait alors dans je ne sais quelle moyenâgerie féodaleuse et périmée.

Mille fois non !

Ventilons, ventilons, aérons la France, fût-ce avec la bourrasque révolutionnaire !

Tout vaut mieux que le moisi.

Voulez-vous me permettre, mesdames et messieurs, de vous soumettre mon petit projet ?

Un joli projet qui, au mérite de décentraliser radicalement, joint l’avantage de centraliser à outrance !

Voici :

J’élabore sept programmes (j’ai adopté le nombre sept pour son incontesté fatidisme), sept programmes qui résument, chacun, un idéal politique et social, allant du pépin monarchique de Gamelle aux doctrines du trimardisme le plus éperdu.

J’affiche dans toutes les communes de France ces sept programmes soigneusement numérotés et imprimés — pour éviter toute confusion — sur des papiers de sept couleurs différentes.

Quand le peuple s’est bien pénétré de ces programmes variés, qu’il a bien réfléchi, qu’il a bien pesé le pour et le contre, je l’appelle à se prononcer en un solennel referendum.

Les électeurs n’ont qu’à déposer dans l’urne un bulletin portant le numéro du régime choisi.

On dépouille le scrutin.

On attribue à chaque programme un nombre de départements relatif au nombre de suffrages qu’il a obtenus.

(Une supposition, pour plus de clarté : le programme no 5 a obtenu le tiers des voix, on lui attribue le tiers des départements. C’est pourtant bien clair.)

Dans chacun de ces départements sera mis en vigueur le régime qui lui sera dévolu.

Les départements seront tirés au sort.

Certains programmes n’auront peut-être droit qu’à un département, alors que d’autres s’en verront attribuer trente ou quarante, davantage peut-être.

Le droit des minorités est ainsi soigneusement sauvegardé.

Et alors ce serait la fin des malentendus !

Les prétendants pourront, comme de juste, rentrer en France avec leur famille.

Gamelle aura peut-être un petit royaume de sept ou huit départements éparpillés çà et là sur le territoire de la France.

Victor aussi pourra monter sur une manière de tronicule.

Ah, dame ! ça ne sera pas l’empire de Charles-Quint, mais à la fin du dix-neuvième siècle, c’est encore très gentil, pour des jeunes gens.

Mon projet, c’est la fin des traditions abolies et le néant des creuses chimères.

Assez de discours, assez de théories, assez de brochures ; à nous la pratique, la vivifiante pratique !

Au bout de peu de temps, on sera fixé.

Chaque régime, intégralement appliqué sans discussion ni opposition possibles, donnera le résultat qu’il comporte.

Les citoyens jugeront par comparaison et iront habiter les territoires les plus conformes à leur idéal.

Une simple déclaration à la mairie et l’on obtiendra son voyage gratuit (et aussi pour sa famille et ses meubles), ainsi que l’exemption de tous droits pour la vente ou l’échange de ses biens.

Beaucoup de familles, avant de se fixer, tiendront à se rendre compte par elles-mêmes et de visu des avantages ou des ennuis de tel ou tel régime.

C’est dans ce cas que la maison démontable Duclos pourra rendre de réels services.

Tous les sept ans (je tiens beaucoup à ce sept) la France sera conviée à un nouveau referendum.

Certains partis gagneront quelques départements, d’autres en perdront. On verra peut-être, condamné par l’expérience, maint régime disparaître à jamais.

Et bientôt notre chère France sera tout près de la Justice, du Bonheur et de la Joie.

La voilà, la vraie décentralisation, la voilà bien !


AUTOMOBILOFUMISME


Ce fut un gamin, qui, le premier, sema l’alarme de la curiosité dans l’âme des villageois.

— Venez voir ! Venez voir ! Il y a une voiture qui monte la côte, une grosse voiture sans chevaux !

Quelques campagnards, tenus au courant de l’automobilisme par le Petit Journal, conclurent judicieusement que si cette voiture montait la côte sans l’aide d’un ou de plusieurs coursiers, ce devait être une de ces voitures sans chevaux, dont les entretient parfois notre vieux camarade Pierre Giffard.

Et ils s’en allèrent au devant du moderne véhicule, lequel grimpait allègrement la rude montée de Villeneuve.

C’était une grande, grosse, énorme voiture dans le genre de celles qu’on voit aux saltimbanques et aux marchands forains.

Fraîchement peinte en claires couleurs, les cuivres tout luisants, elle resplendissait au beau soleil comme un saint-sacrement.

Bientôt, elle fut presque au haut de la côte.

Et les habitants de Villeneuve frottèrent leurs yeux, éperdument, se croyant l’objet de quelque rêve.

Cette voiture, à la vérité, cette grosse voiture était bien une voiture sans chevaux, au sens strict du mot, mais elle n’était pas une voiture sans chevaux, comme on l’entend généralement.

Car elle était traînée par un chien. Un chien, un seul chien, et pas un très gros chien, encore !

Les gens de Villeneuve se sentirent les bras leur tomber du corps !

Ils se les ramassèrent mutuellement (avec un sens très vif de la solidarité), et, fatigués de s’être tant frotté les yeux, se contentèrent désormais de les écarquiller.

Un chien de moyenne taille remorquer une aussi formidable roulotte !

Eh ! parbleu, sans doute la roulotte était une roulotte pour rire, une roulotte en carton, destinée à quelque mascarade de la ville !

Hypothèse vite abolie, car on aperçut, sur la plate-forme de devant et aux fenêtres de la voiture, quatre personnes en chair et en os, deux messieurs et deux dames.

Alors, voilà ! Ce chien était un chien phénomène, un chien fort comme deux ou trois vigoureux percherons. Un sacré chien, tout de même !

Un sacré chien, oui, mais n’empêche qu’il fallait être de rudes feignants pour se faire traîner, à quatre, dans cette grosse guimbarde, par un pauvre malheureux toutou qui en crèverait sûrement !

Cependant, un vieux monsieur se détachait du groupe des villageois, s’avançait vers la voiture, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Je vous somme de vous arrêter ! commanda-t-il.

Docile, stoppa le véhicule.

— Membre de la Société protectrice des animaux, continua le vieux monsieur, j’ai pour devoir de faire cesser l’effroyable surmenage dont ce chien est la proie infortunée.

— Ce chien ! ricana l’un des jeunes gens de la voiture, mais ce chien nous traîne en se jouant… Il se délasse en nous remorquant. Savez-vous combien nous pesons, tout le tremblement, la roulotte, le matériel et les bonnes gens ?

— Plusieurs milliers de kilos.

— Oh ! la la ! Nous pesons quinze livres et demie, en tout et pour tout ! Quinze livres et demie ! Ça te la coupe, hein ! Il faut vous dire que mon ami et moi, nous sommes d’un caractère très léger ; ces dames sont de mœurs plus légères encore. Quant à notre matériel, sachez qu’il frise l’impondérabilité. Toutes nos assiettes, entre autres, sont des assiettes creuses !

— Messieurs, aggrava le vieux zoophile, vous êtes des plaisantins dont l’étourdissant et frivole bagout ne saurait abolir en moi le sens du devoir. Je vous somme de dételer ce chien !

— Ici, mon vieil Azor !

Azor, dételé, sauta gaiement sur la plate-forme de la voiture.

Et le plus étrange, c’est que la voiture, traînée désormais par nulle bête, continua sa route tout de même.

Les villageois comprirent alors que ces Parisiens s’étaient moqués d’eux, et ils en conçurent, contre les véhicules automobiles, un vif ressentiment, pas près de s’éteindre.


DRESSAGE


Dimanche dernier, aux courses d’Auteuil, je fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis, de cette circonstance, une joie d’autant plus vive que je croyais, pour le moment, notre sympathique navigateur en rade de Bilbao.

La journée de dimanche dernier n’est pas tellement effondrée dans les abîmes de l’Histoire qu’on ne puisse se rappeler l’abominable temps qui sévissait alors.

— Mouillé pour mouillé, conclut Cap après les salutations d’usage, j’aimerais mieux me mouiller au sein de l’Australian Wine Store de l’avenue d’Eylau. Est-ce point votre avis ?

— J’abonde dans votre sens, Captain.

— Alors, filons !

Et nous filâmes.

— Qu’est-ce qu’il faut servir à ces messieurs ? demanda la gracieuse petite patronne.

— Ah ! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien boire ?

— Pour moi, fis-je, il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver.

— C’est une idée ! Moi aussi, je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver. Préparez-nous, madame, deux bons petits corpse revivers, je vous prie.

À ce moment, pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu’il me présenta.

Son nom, je ne l’entendis pas bien ; mais sa fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches, je ne l’oublierai jamais.

L’ami de Cap s’intitulait modestement : chef de musique à bord du Goubet !

Notez que le Goubet est un bateau sous-marin qui doit jauger dans les dix tonneaux. Vous voyez d’ici l’embarquement de la fanfare !

Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore.

Il avait passé tout l’été, affirmait-il, à dresser des moules.

— La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la prendre par la douceur, car c’est un mollusque essentiellement timide. Avec de la mansuétude et de la musique, on en fait ce qu’on veut.

— Allons donc !

— Parole d’honneur ! Moi qui vous parle (et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la guitare, à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes.

— Voilà ce que j’appelle un joli résultat !

— Entendons-nous !… Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes ; mais par un petit choc répété de leurs deux valves, elles imitaient les castagnettes, et très en mesure, je vous prie de le croire. Et rien n’était plus drôle, messieurs, que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques !

— Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal.

Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet, Cap n’avait rien proféré, mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon.

Il éclata :

— En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des moules ! C’est un jeu d’enfant !… Moi, j’ai vu dix fois plus fort que ça !

Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut :

— Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ?

— Mille fois ! J’ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu’ils représentaient.

— Quelques explications supplémentaires ne seraient pas inutiles.

— Voici : mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils représentaient les portées d’une partition. Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut, un , un mi, etc. Pour ce qui est des temps, les oiseaux blancs représentaient les blanches, les oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les croches, et les encore plus petits oiseaux les doubles croches. Mon bonhomme n’allait pas plus loin.

— C’était déjà pas mal !

— Il procédait ainsi : accompagné d’immenses paniers recélant ses volatiles, il arrivait à l’endroit du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier spécial, il indiquait le ton dans lequel s’exécuterait le morceau. Une couleuvre sortait du petit panier spécial, s’enroulait autour du poteau télégraphique et grimpait jusqu’aux fils entre lesquels elle s’enroulait de façon à figurer une clef de fa ou une clef de sol. Puis l’homme commençait à jouer son morceau sur un trombone à coulisse en osier.

— Pardon, Cap, de vous interrompre. Un trombone à coulisse ?…

— En osier. Vous n’ignorez pas que les paysans californiens sont très experts en l’art de fabriquer des trombones à coulisse avec des brins d’osier ?

— Je n’ai fait que traverser la Californie sans avoir le loisir de m’attarder à ce détail ethnographique.

— Alors, à chaque note émise par l’instrument, un oiseau s’envolait et venait se placer à la place convenable. Quand tout ce petit monde était placé, le concert commençait, chaque volatile émettant sa note à son tour.

La petite patronne de l’Australian Wine Store semblait au comble de la joie d’entendre une si mirifique imagination, et comme nous manifestions une vague méfiance, elle se chargea de venir au secours de Cap avec ces mots qu’elle prononça gravement :

— Tout ce que vient de dire le Captain est tout à fait vrai. Moi, je les ai vus, ces oiseaux mélomanes. C’était, n’est-ce pas, Cap ? sur la ligne télégraphique qui va de Tahdblagtown à Loofock-Place.


LE PREMIER PARAPLUIE
DE
M. FRANCISQUE SARCEY


À mes Amis de l’École Normale Supérieure.


Nous avons la bonne fortune de pouvoir offrir à nos lecteurs quelques bonnes feuilles du prochain volume de notre éminent confrère, M. Francisque Sarcey : Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude.

M. Sarcey n’est pas seulement l’esthète au jugement sûr et toujours novateur ; il n’est pas seulement le chroniqueur à la plume étincelante, aux idées audacieuses et parfois même paradoxales : M. Sarcey est encore le conteur exquis, d’une bonne humeur bien française, bien gauloise, et d’une finesse qui tient le lecteur sous le charme.

Aussi, notre clientèle nous saura-t-elle gré de ce que nous n’avons reculé devant aucun sacrifice pour lui fournir cette primeur :


« MON PREMIER PARAPLUIE

… » Ce fut une de mes tantes, la veuve Michu, qui me fit cadeau de ce parapluie pour me récompenser d’avoir brillamment passé mon baccalauréat ès-lettres.

» Brave tante ! Pauvre chère femme ! On n’en fait plus comme ça, des veuve Michu !

» Je le vois encore, ce parapluie, avec un gros manche solide, de grosses baleines à la fois rigides et souples, et de la bonne grosse étoffe dont on ne connaissait pas la fin.

» Quelle différence entre ce robuste ustensile et les bibelots, car ce sont de véritables bibelots, dont on se sert maintenant pour s’abriter des intempéries.

» Les parapluies d’aujourd’hui ne sont pas plus gros que des anguilles et même des anguilles à tricoter, comme dit mon petit garçon, qui a la rage des calembours.

» Vous ne sauriez imaginer le plaisir que me causa la possession de mon pépin.

» D’abord, venant de la veuve Michu, ma tante, ce parapluie était sacré pour moi, et puis, c’était mon premier parapluie !

» Car, autrefois, on ne donnait pas de parapluies aux enfants, comme on fait aujourd’hui.

» Quand il pleuvait, les enfants s’abritaient sous le parapluie de leurs parents, ou alors ils couraient sous l’averse, et, mon Dieu, ils n’en mouraient pas.

» La race était-elle plus robuste que maintenant, ou bien est-ce des idées qu’on se forge ? Je n’en sais rien.

» Toujours est-il qu’on élève actuellement les enfants dans du coton et qu’ils sont loin d’être aussi vigoureux que les enfants de mon temps.

» Pour en revenir à mon parapluie, je le soignais comme la prunelle de mes yeux, et quand j’entrai à l’École normale, ce fut la main droite appuyée sur mon vieux riflard.

» La première année, tout se passa bien.

» Mais le troisième dimanche de la seconde année à l’École (je m’en souviens comme si c’était hier), il m’arriva de rentrer le soir sans mon parapluie.

» Je ne m’en aperçus que le lendemain matin.

» Mon désespoir, vous le voyez d’ici ! Et il était sincère, mon désespoir, si poignant que pas un de mes camarades ne songea à me blaguer.

» Au contraire, chacun s’ingéniait à se rappeler où j’aurais bien pu oublier mon parapluie.

» Il faut avouer que, ce dimanche-là, on avait un peu plus bu que ne le comportait notre soif. Sans être des ivrognes, les jeunes gens se laissent quelquefois entraîner.

» Edmond About, qui conservait toujours son sang-froid dans ces circonstances, m’affirma que j’avais laissé mon parapluie dans un petit café disparu depuis, mais qui était situé tout au haut de la rue Soufflot.

» Je ne fis qu’un bond chez ce limonadier.

» Sur l’affirmation du garçon qu’il n’avait rien trouvé, je rentrai, fort désolé et tout penaud, à l’École.

» Pour comble de malheur, le dimanche suivant, il pleuvait à verse ; je me résolus à acheter un nouveau parapluie.

» Précisément, tout près de l’École, rue de la Vieille-Estrapade, il y avait un marchand, disparu depuis, et remplacé par un ferblantier.

» Quelqu’un se trouvait dans la boutique quand j’entrai, et ce quelqu’un, en m’apercevant, devint rouge, vert, bleu, de toutes les couleurs !

» D’abord, je ne compris rien au trouble de cet homme ; mais bientôt, le mystère s’éclaircit.

» Cet individu si mal à son aise devant moi, n’était autre que le garçon de ce café de la rue Soufflot où j’avais réellement oublié mon parapluie.

» Pour que je ne reconnaisse pas mon pépin, il n’avait rien trouvé de mieux que de le faire recouvrir d’une autre étoffe, et je le surprenais juste au moment où il venait rechercher le fruit de son larcin.

» Le dénouement, vous le devinez : l’indélicat garçon me laissa entre les mains mon cher parasol.

» Il sortit en balbutiant de vagues excuses ; et le plus comique c’est qu’il avait payé d’avance son recouvrage.

» À l’École, nous rîmes beaucoup de cette aventure, mais elle me servit de leçon.

» Depuis ce temps-là, je n’ai plus jamais perdu de parapluie.

» Francisque Sarcey. »


Tout le volume, Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude est écrit sur ce ton.

Ce sera un des gros succès de librairie de la saison.


LES MISÈRES
DE
LA VIE CONJUGALE


Il y a des femmes qui sont comme le bâton enduit de confitures de roses dont parle le poète persan : on ne sait par quel bout le prendre.

(Les personnages qui, après la publication de ce petit alinéa, continueraient à faire courir le bruit de ma mauvaise éducation… personne ne les croirait !)

Dites bleu devant certaines dames, vite elles affirment rouge. Convenez rouge, pour leur faire plaisir : vert ! rugissent-elles sur l’heure.

La femme est un être ostiné entre tous, ostiné et contrariant.

La plus ostinée et la plus contrariante de toutes les femmes, c’est l’épouse légitime de mon inspecteur d’assurances, un brave garçon qui n’a d’autre tort que celui d’une excessive veulerie et d’une incoercible irrésistance.

Il me contait ses mésaventures ou plutôt sa mésaventure — car c’est toujours la même — et rien n’était plus comique que son désespoir ahuri.

Pour rendre plus saisissant son récit, je le diviserai en trois parties : Premier tableau, Deuxième tableau et Suite et fin.

Le curieux de cette histoire, c’est qu’on peut mettre le Deuxième tableau au lieu du Premier, et, au besoin, commencer par Suite et fin, sans que rien ne soit altéré dans la limpidité de la narration.

PREMIER TABLEAU

Monsieur rentre après une journée de fatigues et d’ennuis. Il s’est disputé avec des sinistrés. Ses chefs l’ont presque traité d’idiot.

Complètement esquinté, le pauvre homme n’a d’autre aspiration que celle du bon dodo où il va joncher son abrutissement.

Madame ne trouve pas naturelle cette dépression physique et morale.

D’un ton spécialement grincheux qui n’appartient qu’à elle :

— Qu’est-ce que tu as donc fait dans la journée, dit-elle pour être dans cet état-là ?

— Ma chère amie, j’ai beaucoup travaillé…

— Travaillé !… Je le connais, ce genre de travail : tu as passé la journée chez tes cocottes.

— Je te jure bien, ma pauvre amie…

— Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes ; ce n’est pas moi qui t’en empêcherai !

Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.

DEUXIÈME TABLEAU

Monsieur a fait une bonne journée. Tout a marché à souhait. Il croit pouvoir compter sur un avancement prochain.

Bref, il est content !

Avant de monter, il a pris, avec un de ses amis, une bonne petite absinthe qui lui a mis encore plus de joie dans le cœur.

À peine rentré, il se précipite sur sa femme, l’embrasse très tendrement, l’embrasse encore, lui prodigue mille caresses plus ardentes, peut-être, que ne le comporte l’austère décor de la salle à manger.

Mais Madame se dégage vivement. Son visage se renfrogne.

D’un ton spécialement grincheux, qui n’appartient qu’à elle :

— D’où sors-tu donc, pour être excité comme ça ?

— Ma chère amie, je sors du bureau…

— Du bureau !… Je le connais ce bureau-là !… Tu sors de chez tes cocottes.

— Je te jure bien, ma pauvre amie…

— Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes. Moi, je ne me charge pas d’éteindre les flammes allumées par ces demoiselles.

Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.

SUITE ET FIN

Et c’est tous les jours la même chose.


FASTE INFLUENCE
DU
SYSTÈME DÉCIMAL SUR LA QUESTION OUVRIÈRE


Une joie patriotique m’attendait à mon arrivée à Londres.

J’apprenais, de la source la plus autorisée, que le système décimal était enfin adopté dans tout le Royaume-Uni.

La décimalisation des poids et des mesures commencera incessamment ; après quoi, on verra s’il y a lieu d’en faire autant pour ce que les Anglais, gens pratiques, appellent si justement money.

On a beau être un sans-patrie et affronter en souriant le reproche en bronze du regard de la statue de Turenne, à Sedan (à toi, d’Esparbès !), tout de même, ça vous fait quelque chose, là (en prononçant le monosyllabe , je me frappe la poitrine à la place de ce muscle, abusivement nommé cœur).

Ça vous fait quelque chose , dis-je, quand vous constatez l’adoption par cette vieille Albion, moins perfide encore que têtue, d’une idée aussi française que le système décimal.

J’en arrive à oublier que j’avais (ou plutôt que je n’avais plus) un grand-grand-oncle tué à Waterloo.

Pauvre bon homme !

Ce petit triomphe national, coïncidant avec la température échevelée qui sévissait à Windsor ce jour-là, nous incita à boire deux ou trois bouteilles de champagne en sus de celles qu’on avait raisonnablement sablées au cours du repas.

Notre retour à Londres, le soir, s’effectua dans des conditions exceptionnelles de bonne humeur bien française et de turbulence éminemment parisienne.

Nos hurrah en l’honneur du système décimal réveillèrent bien des cottages endormis.

À peine débarqués à Calais, une autre joie m’attendait, relative aussi à ce système tant fêté.

Ces Messieurs de l’Observatoire de Paris et autres grosses légumes compétentes ont pris, assure-t-on, la mâle résolution d’appliquer le système décimal à la mesure des angles et du temps.

L’angle droit aura cent degrés, le degré cent minutes, etc.

De même pour le cadran, qui ne comptera plus désormais que dix heures, chaque heure ayant cent minutes, chaque minute cent secondes.

Bien qu’à la vérité ce chambardement dans l’ordre établi ne me paraisse pas très foisonneux en avantages de toutes sortes, je ne puis m’empêcher de tressaillir de joie à l’espoir de la mise en pratique de ce beau projet.

Un mauvais changement, ai-je coutume de répéter, vaut mieux qu’un bon piétinement sur place.

Le jeune ingénieur de Calais, qui me mettait au courant de ces choses, en semblait également fort joyeux.

— Sans compter, ajouta-t-il, que la mesure décimale du temps liquiderait une des plus grosses difficultés de la question ouvrière !

— Laquelle donc ?

— La question des huit heures.

— J’avoue que je ne vois pas clairement…

— C’est pourtant bien simple : les ouvriers réclament énergiquement la journée de travail de huit heures… Quand la journée totale ne comptera plus que vingt heures, rien n’empêchera les patrons de passer cette fantaisie à leurs hommes.

— Mais pardon…

— Ces braves gens ne s’apercevront pas que leurs huit heures nouvelles correspondent à neuf et demie des anciennes, et le tour sera joué.

— Êtes-vous bien sûr ?

— Mais oui, mais oui ! Les ouvriers ne sont pas si méchants qu’on croit…

Et le jeune ingénieur ajouta comme dans un rêve :

— Heureusement !


UN HOMME MODESTE


À propos de décorations, on m’a conté une histoire qui me semble valoir son pesant de ruban.

De plus, sachant ma manie d’exactitude, on a cru devoir me garantir la totale véracité de l’anecdote.

Il y avait une fois un député (ou un sénateur, je ne me souviens plus), dans les environs du centre de la France, qui possédait, comme grand électeur en son arrondissement, un brave homme de jardinier, nature simple et loyale.

En dehors de nombreux services suffrago-universels, notre parlementaire devait une infinité de petites sommes d’argent à l’excellent pépiniériste.

(Car, — triste à dire ! — on peut siéger au sein des assemblées délibératives et devoir de l’argent au monde.)

Appelons spirituellement, pour rendre plus cursif le conte, ce mandataire Amédée Duchèque, et poursuivons.

Duchèque, empêché de verser à son dévoué horticole le moindre acompte, eut l’idée de le dédommager, en honneurs.

Du dernier bien avec le gouvernement, comme le furent toujours les ennemis de la République, Duchèque implora pour son protégé le ruban du Mérite agricole, plus connu sous le nom de poireau.

— Comment donc, mon vieux Duchèque, c’est entendu ! fit le ministre d’alors, un garçon sur qui le parti comptait beaucoup mais qui a mal tourné depuis.

Duchèque sortit de chez le haut fonctionnaire, sur les deux oreilles, bien tranquille au sujet de sa demande.

Oui, mais voilà !

Duchèque s’était trompé d’établissement.

Il avait sollicité le Mérite agricole du ministre de l’instruction publique.

Et, au 14 Juillet suivant, ce qui devait arriver arriva : le jardinier fut, froidement, nommé officier d’Académie.

Oh ! mon dieu, la chose n’avait rien de grave en soi, et l’erreur n’était pas de celles qui chahutent le rythme des évolutions cosmiques !

Du vaudeville seulement devait en résulter.

Un soir que Duchèque rentrait chez lui, il trouva la carte de son fidèle jardinier, venu à Paris par train de plaisir :


VICTOR BONCHRÉTIEN
Jardinier-pépiniériste
Membre de l’Académie Française


Duchèque se releva plusieurs fois, la nuit, pour en rire.

Le lendemain, les propres explications de l’homme aux fleurs éclairèrent sa religion.

D’un doigt, il désignait le ruban violet, et de l’autre :

— Merci ! balbutiait-il simplement.

— Mais, cré nom d’un chien, se tordait Duchèque, vous vous trompez ! Vous êtes officier d’Académie, vous n’êtes pas membre de l’Académie Française !

L’autre hochait modestement la tête.

— Officier d’Académie ! Mais tout le monde me blaguerait dans le pays, moi, un humble jardinier !… Membre, simple membre, cela suffit !


COMME LE PRINCE
OU
UN MONSIEUR CHIC


Quand le duc Honneau de la Lunerie eut achevé la lecture de ses gazettes, il sonna son valet de chambre :

— Monsieur le duc ?

— Ah ! vous voilà, Jean !… Faites immédiatement prévenir le jardinier que j’ai à l’entretenir.

— Bien, monsieur le duc.

Quelques minutes se passèrent, utilisées par le duc Honneau à se lever et à passer son caleçon ; puis le jardinier se présenta :

— Monsieur le duc ?

— Ah ! vous voilà, Dominique !… Vous allez me faire l’amitié, et sans plus tarder, de flanquer par terre quatre cents arbres du parc.

Dominique eut, à ce moment, la perception, très rapide mais très nette, que son noble maître, le duc Honneau de la Lunerie, de simple idiot qu’il était, passait du coup au grade d’aliéné.

— Quatre cents arbres ? balbutia-t-il.

— Oui, mon ami, quatre cents arbres ! Vous allez m’arracher quatre cents arbres dans le parc !… Ça devrait déjà être fait !

Le jardinier, complètement abruti, répétait :

— Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Le duc, à la fin, s’impatienta :

— Eh ! oui, maraud ! quatre cents arbres !

— Mais… lesquels ?

— Oh ! pas des petits baliveaux de rien du tout ! Des arbres de belle venue ! Les plus chics arbres du parc, quoi !

— Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Devant la croissante stupeur de Dominique, le duc daigna sourire :

— Ce sont là des choses, mon pauvre ami, que vous ne saurez jamais comprendre. Connaissez-vous le Prince ?

— Lequel ?

— Le Prince, parbleu ! Il n’y a pas trente-six princes… Il y a le Prince !

— Ah ! bon.

— Eh bien, mon ami, le Prince n’est pas un prince ; il est un roi, il est un empereur ! Il est le Roi de la mode et l’Empereur du chic ! Ses fantaisies sont, pour nous autres, autant de décisions sans arrêt.

— Ah ! bon !

— Quand le Prince adopta le large ruban de moire pour attacher son monocle, que fis-je ?

— Je ne sais pas.

— J’adoptai le large ruban de moire pour attacher mon monocle… Et cette démarche fut d’autant plus méritoire que, de ma vie, je n’avais su tenir le monocle en mon arcade. Mais je voulais faire comme le Prince !

— Ah ! bon !

— Et quand le Prince se détermina à se livrer à la bicyclette, que fis-je ?

— Vous vous livrâtes à la bicyclette ?

— Précisément !… Et Dieu sait si, jusqu’à présent, j’avais eu le vélo en sainte horreur ! Mais je voulais faire comme le Prince !

— Je ne vois pas bien le rapport avec les quatre cents arbres.

— Je vais vous l’indiquer, mon cher Dominique. Le Prince vient de faire abattre quatre cents arbres dans le Bois de Boulogne. Moi aussi, je veux abattre quatre arbres dans mon parc, pour faire comme le Prince !

— Ah bon !… Alors, je vais prévenir les bûcherons.

Et le brave jardinier, roulant entre ses mains calleuses son humble casquette de travailleur, sortit à reculons de la chambre héraldique du duc Honneau de la Lunerie.

Il n’alla pas plus loin, car ce qu’on appelle l’esprit de l’escalier n’est point une vaine image.

Quelques secondes plus tard, Dominique toctocquait à la porte de son maître.

— Entrez !

— Monsieur le duc me permettrait-il de lui faire une petite observation ?

— Parlez, mon ami.

— Monsieur le duc désire faire comme le Prince ?

— Oui !

— Exactement comme le Prince ?

— Mais oui !

— Monsieur le duc me permettra de lui faire observer qu’en abattant des arbres dans son parc, il ne fera pas du tout comme le Prince, car le Prince a fait abattre dans un bois, qui n’est pas à lui, des arbres qui ne lui ont jamais appartenu, tandis que Monsieur le duc flanquera par terre, dans un domaine à lui, des arbres qui sont fichtre bien sa propriété !

— C’est pourtant vrai, mon brave Dominique ! Comment se tirer de ce pas ?

— En laissant vos arbres tranquilles.

— Mes arbres, oui !… Mais les arbres des autres ? Ah ! une idée !… Allez chercher vos bûcherons, et f…-moi en bas quatre cents arbres dans les bois de la commune.

— Croyez-vous que les gardes nous laisseront faire ?

— Vous prendrez tout sur vous, mon cher Dominique ! Vous écrirez au préfet une lettre que vous signerez Dominique, entrepreneur, dans laquelle vous prendrez tout sur vous, disant que vous avez agi sans ordre. Moi j’écrirai aussi au préfet, pour lui offrir de planter mille arbres, partout où il voudra… Comme ça, j’aurai fait comme le Prince.

Dominique, très philosophe, se retira en murmurant docilement :

— Faisons comme le Prince !


TROIS ÉTRANGES TYPES


J’y serais peut-être encore, dans ce délicieux petit pays, sans l’extrême maboulerie des gens qui lotissaient l’unique auberge de l’endroit.

Je ne déteste pas une pointe de démence chez mes commensaux ou interlocuteurs, mais quand cette simple pointe se mue en scie agressive, je m’envole à tire-d’aile vers d’autres cieux, tout de suite.

Le premier de ces raseurs était un homme qui était vêtu, tantôt d’une jaquette jaune citron, tantôt d’un veston rouge vermillon.

Alternativement aussi, il portait le ruban d’officier d’Académie et le ruban de chevalier du Mérite agricole.

Comme je suis un observateur excessivement avisé, je remarquai vite que mon bonhomme arborait le ruban violet concomitamment avec la jaquette citron et le ruban vert avec le veston pourpre.

Sans que je lui demandasse aucune explication à ce sujet, il éclaira ma religion de vive force en m’exposant la théorie des couleurs complémentaires, en ce sens, principalement, qu’un violet se faisait valoir au voisinage d’un jaune, et que le vert le plus pisseux devenait tout à fait présentable quand il s’enlevait sur un rouge.

Comment avait-il obtenu ces deux marques d’honneur, voilà encore une histoire dont je me fichais pas mal !

Pourtant, je dus apprendre que l’ordre du Mérite agricole lui avait été conféré à la suite de ses beaux travaux sur la transplantation du mildew (maladie de la vigne) sur la tomate.

Les palmes académiques s’accrochèrent à sa poitrine parce qu’il avait épousé la fille naturelle d’un ministre de l’Instruction Publique.

… Le second original était un Américain qui s’était arrêté dans cette auberge, l’année dernière, et qui y avait trouvé une eau-de-vie de marc extraordinaire, à son avis.

Il avait demandé au patron :

— Vous en avez beaucoup comme ça, des bouteilles ?

— Environ un mille.

— Je vous les achète.

Le patron eut la foudroyante vision qu’il y avait là une fortune pour lui.

— Elles ne sont pas à vendre, répondit-il avec l’accent blésois.

— Dix francs la bouteille.

— Pas à vendre, je vous dis.

— Vingt francs la bouteille.

— Même pas cent mille francs.

— C’est bon ! répondit froidement le neveu de l’oncle Sam avec l’accent de l’Américain vexé. Je les boirai ici !

Et il s’installa dans cette petite auberge, bien décidé à ne pas s’en aller tant que palpiterait une goutte du précieux marc au fond d’une fiole.

Quand il était gris (et, pour ma part, je ne le vis jamais à jeun), il prenait les gens par leur cravate et leur contait de force ses aventures dans les Cordillères des Andes.

Il avait exploré des pampas de lui seul connues, où, selon la forte expression du géographe, la main de l’homme n’a jamais mis le pied, des pampas double-vierges !

Pour dire quelque chose, je demandai :

— On pourrait aller par là, en bicyclette ?

— Impossible, mon pauvre garçon, il y a trop de tessons de bouteilles sur les routes !

… Nous terminerons, si vous voulez bien, messieurs et mesdames, par le troisième étrange type de cette galerie.

J’ai tenu à finir par celui-là, qui est incontestablement le plus dangereux des trois.

Pas un mot ne sort de sa bouche sans être farci d’un ou de plusieurs calembours.

Comment ai-je pu conserver mes méninges intactes à la suite des propos de cet homme ? Dieu seul le sait, et il ne serait peut-être même pas fichu de l’expliquer.

— Vous avez un joli vélo ! me dit-il un jour.

— J’t’écoute ! lui fis-je. C’est un Comiot !

— Ah ! un Comiot ? et comiot vous trouvez-vous là-dessus ?

Un matin, il me demande :

— Vous allez faire un tour ?

— Oui.

— À pied ou sur votre vache ?

— Sur ma vache ? Quelle vache ?

— C’est votre comiocipède que j’appelle une vache.

— ???

— Évidemment, puisque c’est une machine… comme Io !

Je me sentais déjà fort déprimé.

Il m’acheva d’un coup de massue :

— Et votre pneu, quelle marque ?

— Dunlop.

— Savez-vous quel est le contraire du pneu Dunlop ?

— Non, je ne sais pas.

— Eh bien, le contraire du pneu d’un lop, c’est le pneu d’un anti-lop !

D’un bond, je fus à la caisse, exigeai ma note, la soldai, et si je cours encore depuis ce moment-là, je suis rudement loin !


L’INATTENDUE FORTUNE


Tel que vous me voyez, mesdames et messieurs, je suis détenteur d’une somme de 10,000 francs (je dis dix mille) qui glissa dans les replis de mon portefeuille, par une bien inhabituelle trémie.

Cet or (d’ailleurs en papier) n’est pas le fruit d’un âpre et incessant labeur.

Il ne me fut donné par aucune âme compatissante.

Il ne me vient ni du jeu, ni d’un heureux pari, ni d’un habile chantage.

Je ne l’ai ni volé, ni emprunté, ni trouvé dans la rue.

Alors, quoi ?

Ah ! voilà !

… Il y a quelques semaines, j’ai dû me mettre en quête d’un appartement (celui que je possédais auparavant ne convenait plus à mon nouveau genre d’industrie).

Ah ! que j’ai gravi d’étages ! J’en ai descendu beaucoup aussi, avant de découvrir le sweet home idéal !

Un jour, je visitais un appartement dans la rue Jules-Renard, un joli petit appartement confortable, propre et coquet.

Elle-même, la maîtresse de la maison, guidait mes pas.

Je me trompai tout d’abord sur l’étiage social et mondain de cette dame.

Une cossue bonne petite bourgeoise, conjecturais-je.

Je ne me trompais pas de beaucoup ; mon éventuelle hôtesse était, en effet, une cossue bonne petite bourgeoise, mais — horrendum ! — pas mariée et de posture analogue à celle de madame Warner, que notre distingué Vandérem nous a si bien contée dans l’éminent Charlie.

Une demi-mondaine bien popote, bien sage et pratique au delà de toute prévision.

Comme son bail n’était pas tout à fait fini, la dame avait hâte de trouver un brave locataire qui prît l’appartement tout de suite, et je goûtais vive joie à l’entendre déployer tant d’éloquence à me persuader les innombrables charmes de son logement.

Toutes les pièces, disait-elle, se commandaient sans se commander.

Elle avait placé son lit comme ça, mais on pouvait le placer autrement, comme ça, par exemple, sans que rien n’eût à flancher dans l’harmonie de la pièce.

Jolie, avec ça, la mâtine ! Un peu replète, mais très fraîche encore, malgré la trentaine à coup sûr dépassée.

En retraversant la salle à manger :

— Vous prendrez bien un doigt de porto ? insinua-t-elle.

Une pas autrement déplaisante petite femme de chambre me débarrassa de mon chapeau, de mon pardessus, de ma canne, et servit le porto.

Nous en savourions le second verre, quand vibra la sonnerie de l’entrée.

— Qui est-ce ? s’enquit la dame.

— Monsieur Chicago, fit la désirable soubrette.

— Fais-le entrer au salon.

Correct, je me levai.

C’était entendu, patati, patata, l’appartement me convenait ; je reviendrais, demain ou après-demain, rendre réponse.

Une heure après, je croisais dans la rue un de mes cousins.

— Très chic, ton nouveau chapeau ! disait l’adolescent admiratif.

— Mon nouveau chapeau ?… Je n’ai pas de nouveau chapeau.

Instinctivement, j’enlevais mon couvre-chef et constatais qu’il n’était pas le mien.

Nul doute permis ! J’avais, par erreur, dans l’antichambre de la dame, coiffé le galurin du nommé Chicago.

Au fond du dit galurin, luisaient la marque d’or d’un chapelier de New-York et cinq ou six initiales, surtout des W et des K.

Je n’avais pas perdu au change : le chapeau du Yankee était un extraordinairement beau chapeau et qui m’allait comme un gant.

Une imperceptible boursouflure gonflait le cuir intérieur.

Grâce à une légère enquête, je constatai bientôt la présence clandestine, à cet endroit, de dix jolis billets de mille.

Oh ! la chose ne comportait aucun mystère !

Avant de monter chez sa bonne amie, M. Chicago avait prudemment carré une somme de cinq cents louis, destinée sans doute à un autre emploi.

… Et moi, je me trouvais là, stupide, devant ces dix ridicules mille francs.

L’indélicatesse de l’Américain (car, enfin, ce n’est pas chic de se méfier ainsi de sa maîtresse) me suggéra un instant l’idée de m’assimiler froidement cette galette fortuite.

Mon atavique probité reprit le dessus.

— Cet argent n’est pas le mien ! Je le rendrai à son légitime propriétaire.

Toutes mes démarches pour retrouver le méfiant Chicago demeurèrent vaines.

La dame ne voulut me fournir aucune indication.

La lettre à elle confiée pour être remise au monsieur resta sans réponse.

Je crois que je finirai par appliquer à des besoins personnels cet argent tombé du ciel.

Ça me rappellera une portion importante de ma jeunesse, où je vécus exclusivement des générosités de quelques braves courtisanes, qui m’aimaient bien parce que j’étais rigolo.


PATRIOTISME


Un autre jour, que je déjeunais à cette excellente auberge, je fus témoin d’une scène dont la solution, quelques heures plus tard, me combla d’une vive allégresse.

Les habitués parlaient entre eux d’une assez vilaine affaire, arrivée dans la ville et dont le héros était un général de brigade.

— Jamais, s’écria quelqu’un, jamais je ne croirai cela d’un général français !

Je contemplai le monsieur qui s’indignait ainsi : c’était une manière de vieux quidam moustachu de blanc, dont l’ancien métier devait être celui des armes, en général, et de la cavalerie, en particulier, comme qui dirait un ancien colonel de dragons.

La rosette rouge de sa boutonnière encourageait cette supposition.

— Jamais, accentua le supposé citrouillard, jamais je ne croirai cela d’un général français !

— Pourquoi donc ? demanda son voisin de table, un jeune employé des postes et télégraphes.

— Pourquoi ? Parce qu’on aura beau dire et beau faire, un général français sera toujours un général français !

— D’accord !… Mais donnez-moi une raison, une simple petite raison de rien, expliquant pourquoi un général français serait plus honorable qu’un étameur danois, par exemple.

— Comment, vous osez comparer un général français… !

Et, en prononçant ces deux mots : général français, l’homme aux moustaches blanches semblait se gargariser avec un drapeau tricolore : un général français !

La noble indignation du personnage, le sang-froid du jeune postier fournirent une piquante discussion.

— Parfaitement ! j’ose comparer… Les généraux, c’est absolument comme les ébénistes, les charcutiers et les vétérinaires — il s’en trouve d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon, cependant que d’autres ne sont ni plus ni moins que d’épaisses brutes et d’immondes fripouilles.

— Vous raisonnez comme un Prussien !

— Ainsi, voyez notre vieux Dreyfus ; si on ne l’avait pas nommé artilleur honoraire aux Îles du Salut, voici un garçon qui était en passe de devenir général dans une quinzaine d’années.

— Jamais Dreyfus ne serait devenu général !

— Pourquoi donc cela, je vous prie ? Dans vingt-cinq ans, l’État-major français sera uniquement composé d’officiers juifs.

— Je vous le répète, vous raisonnez comme un Prussien, comme un voleur de pendules !

— Comme Napoléon Ier, alors ?

— Napoléon Ier n’a jamais volé de pendules.

— Non, c’est le chat qui les a barbotées pour lui ! Avez-vous lu le testament de Napoléon Ier ?

— Peut-être, mais je ne m’en souviens pas.

— Eh bien, dans le testament de Napoléon Ier, il y a ceci, en toutes lettres : « Je lègue à mon fils la pendule ayant appartenu à Frédéric le Grand, et que j’ai prise moi-même dans son cabinet, à Potsdam. » (Textuel.) Vous voyez que le Petit Caporal ne négligeait pas de mettre la main à la pâte quand il le fallait.

— Napoléon a pris cette pendule comme souvenir.

Ici, le jeune postier devint tout à fait comique.

D’une main preste, il fit disparaître dans sa poche la belle montre en or du colonel, en disant : « Ne faites pas attention, c’est comme souvenir ! »

Le déjeuner était fini. La discussion prit fin avec cette affirmation du vieux soldat que la France serait toujours la France, et que les Français ne cesseraient pas une seconde d’être des Français.

Sur cette fière assurance, je me rendis à la gare où j’attendais mon ami, le peintre américain, Joë Moonfellow.

— Hello, Joë !

— Hello, Alphy ! How are you, old chappie ?

Sur le coup de cinq heures, après avoir visité la ville, nous songeâmes à gagner notre résidence d’été.

Un verre de quelque chose, avant de monter en voiture s’imposait.

— Mais, s’écria Joë en nous installant à la terrasse du café, mais, sacré mille diables ! je ne me trompe pas, c’est bien le père Auguste !

Et Joë me désignait, comme père Auguste probable, le monsieur assis près de moi.

Or, ce monsieur n’était autre que le vibrant colonel de dragons de tout à l’heure, celui qui ne croira jamais ça d’un général français !

— Mais non, mais non, je ne me trompe pas ! assura Joë. C’est bien le père Auguste.

Et, se levant, il alla tendre la main au monsieur, rondement, sans façons, en vieux camarade.

— Bonjour, père Auguste ! Je ne m’attendais, sacré mille diables ! pas à vous rencontrer ici.

La physionomie de l’interpellé se cramoisit aussitôt de superbes tons écarlates.

— Mais, monsieur… vous vous trompez… Je ne suis pas la personne que vous croyez.

— Vous n’êtes pas le père Auguste ?

— Je vous assure… monsieur… je vous assure que vous vous trompez.

— Eh bien, monsieur, c’est, sacré mille diables ! trop fort ! C’est épatant ce que vous ressemblez à un père Auguste que j’ai connu à Chicago pendant l’Exposition.

Juste à ce moment arrivait, devant le café, une grosse vieille dame blonde dans une petite charrette anglaise qu’elle conduisait elle-même.

La dame, aidée par un garçon, descendit, et la première personne qu’elle aperçut, ce fut mon ami Joë.

— Ah ! monsieur Joë ! s’écria-t-elle. Ce bon monsieur Joë ! Quelle bonne rencontre ! Et vous vous êtes toujours bien porté depuis le temps ?

Et patati et patata, tout ce que peut dire une grosse vieille dame blonde, bavarde, à un monsieur qu’elle n’a pas vu depuis trois ans !

Mais Joë affectait une vive surprise.

— Je vous assure, madame, vous vous trompez. Vous croyez sans doute avoir affaire à l’honorable M. Joë Moonfellow, vous vous trompez !

— Comment, vous n’êtes pas monsieur Joë Moonfellow ?

— Non, madame, je ne suis pas ce gentleman et je ne le serai pas, tant que ce bonhomme ne sera pas le père Auguste !

Le père Auguste car, décidément, c’était bien le père Auguste, consentit enfin à rentrer dans la peau dudit père Auguste.

Il tendit la main à Joë en lui recommandant, tout bas et en anglais, de ne point parler : Not a word !

Joë promit le plus sépulcral des silences, mais, à moi, il voulut bien tout dire.

Le père Auguste, ce patriote farouche, cet irréductible cocardier, le père Auguste était l’ancien patron d’une des maisons les mieux famées (du latin fama, femme), de Chicago.

En dix ans, dont une d’exposition universelle, il avait gagné son million, son joli petit million, qu’il était venu manger paisiblement et honorablement sur les bords fleuris du Beuvron.

La rosette rouge qui fleurissait sa boutonnière était bien une rosette rouge, mais une rosette rouge panachée d’un peu de vert symbolique.

Cet emblème constituait tout ce qu’il avait pu tirer d’un Président de République vaguement sud-américaine, lequel l’avait honoré de sa clientèle décorative, mais peu rémunératrice.

Et comme je racontais l’indignation ressentie par le personnage au récit qu’on faisait d’un général de brigade, amenant chez lui de jeunes fillettes, mon ami Joë conclut sagement :

— Probablement, il était furieux de ne pas les lui avoir procurées lui-même.

Et il ajouta plus sagement encore :

— Où, sacré mille diables, le patriotisme va-t-il se nicher ?


UNE INFÂME CALOMNIE
DU
PETIT JOURNAL


Nous recevons la lettre suivante, que, fidèle à notre vieille tradition d’impartialité, nous n’hésitons pas à insérer.

Nous insérerons de même, s’il y a lieu, la réponse de M. Francisque Sarcey ou de son fils Jean.


« Monsieur le raidacteur,

« Je vous écri asseulfain de protesté ôtement conte les imputacion calaumenieuse que M. Francisque Sarcey, mon patron, a mis dans le Petit Journal de hiere an datte du 6 sétambre 1895.

» Son artique dit que son fisse Jean a di à Royan, ouque nous somme an ce moman toute la fammille, que je ne me jenerait pas pour fère pacé des piaisses fosses au monde.

» Du raiste, Monsieur le Raidacteur, jugé par vousmaime. Je découpe avec des siso le passage ouqu’il ait cestion de moi et je le caule ici avec dais pin à cachté :


« J’étais ces jours derniers en villégiature à Royan. Vous n’ignorez pas qu’on y joue, comme dans tous les casinos de bains de mer, aux petits chevaux. Or, à Royan on est, je ne sais pourquoi, empoisonné de pièces papales, ou suisses, ou roumaines. J’en reçus une, sans y prendre garde, et naturellement la première fois que j’eus besoin de payer quelque chose, on me la refusa.

» — C’est bien ! dis-je ; voilà qui m’apprendra à faire attention.

» Et j’allais en faire cadeau à quelqu’un pour la vendre au poids de l’argent :

» — Oh ! donne-la-moi, me dit mon gamin de fils. Je la ferai bien passer, moi.

» — Et où cela ?

» — Aux petits chevaux. Comme les préposés ne peuvent pas examiner toutes les pièces, c’est là qu’on porte toutes celles qui ne sont pas bonnes.

» — Non, répondis-je, j’aime mieux la donner à la bonne pour qu’elle l’échange à son prix en argent.

» — Ah bien ! si tu crois qu’elle ne la fera pas passer, elle.

» — C’est une autre affaire ! Elle sera dans son tort ; mais l’ayant prévenue, je n’y serai pour rien.

» J’avoue qu’il n’eut pas l’air très convaincu. »

. . . . . . . . . . . . . . .

» Dabor, je pourais me pleindre que M. Sarcey socupe de ma vie privé et qu’il n’a pas le droi de me mette dan les journo san ma permisillon, mais je ne lui an veu pas de tro pour ça, rapor à tou les artique quil a afer et que ce povre omme ait bien forcé de prande des sujé ouquil les trouve, mais ce que je nademai pa sou socun prétaisque, cet quil dise publiqman que je sui une fame a fer pacé des piaisses fosse au monde.

» An noute, ça ma fé bocou de pène de voire que M. Jean, le fisse à monsieur, tenai des propo comme ça sure moi, car un gamain quon na vu naite pour insidir, ça fait toujoure de la pène de voire quit n’a pas une meilleure opinion sure vous.

» Dans tou les cas, je man raporte à vos colone, monsieur le raidacteur, poure dire publiqman que je ne sui pa une fame a fer pacé des piaisse fosse au monde.

» Joré bien écri au petit journal lui maime mé je sui sure que M. Poidatz moré mi des baton dans lé rou pour quon ninser pas ma lette, alaure cét à vou que jécri.

» Je vous remerci bocou, monsieur le raidacteur et recevé le salu de vote dévoué servante.

 » Signé : Françoise,
 » Bonne ché M. Sarcey depui biento
catorse ans. »


La protestation de Françoise nous paraît des plus légitimes. M. Sarcey a agi avec une impardonnable légèreté, en laissant supposer aux huit cent millions de lecteurs du Petit Journal que sa cuisinière est femme à faire passer des pièces fausses au monde, comme elle dit.

Quant à M. Jean Sarcey, il trouvera, je l’espère, dans sa conscience, le châtiment de sa jeune inconséquence.


IRRÉVÉRENCE


La jeunesse actuelle a bien des défauts, mais on ne saurait l’accuser de professer un respect excessif pour les aïeux illustres ou les grands aînés.

La jeunesse actuelle considère que la portion assez importante, en somme, de l’humanité, née avant la guerre, se compose uniquement de vieilles bêtes et de sordides crapules.

Je ne m’amuserai même pas à relever l’exagération d’un tel dire, et je passerai tout de suite à la partie anecdotique de mon machin.

Le jour des obsèques de Pasteur, le fils d’un de mes amis haussait ainsi les épaules :

— Pasteur ! Mais si nous avions un gouvernement sérieux, au lieu des fantoches qui nous régissent, c’est dans une maison centrale que serait mort ce vieux farceur qui empoisonne l’humanité avec ses sales vaccines !

Ce n’était déjà pas trop mal, dites ; mais il alla plus loin encore :

— Vous les trouvez bien, ces vers-là ? Mais c’est de la poésie complètement gâteuse !… On dirait du Hugo !

Tous les propos de mon jeune homme se tiennent dans cette tonalité.

M. de Monthyon, dont, pourtant, la mémoire est respectée de tous, savez-vous comment mon jeune homme le désigne ?

Il l’appelle ce vieux saligaud de Monthyon !

Parce que, dit-il, ce brave homme aurait donné son nom à une rue où les plaisirs d’amour sont éminemment variés et non exempts, paraît-il, d’un côté quasi-commercial.

Qu’est-ce que vous voulez répondre à une aussi évidente mauvaise foi ?

Connaissez-vous dans l’histoire de l’Art Industriel un exemple plus réellement beau, plus, tranchons le mot, héroïque que celui de Bernard de Palissy brûlant son mobilier et son plancher pour achever la cuisson de ses remarquables céramiques ?

Eh bien ! la grande ombre de Bernard Palissy n’a pas su trouver grâce devant l’irrespect de ce jeune homme, si moderne ; il l’appelle cette vieille andouille de Palissy.

— Pourquoi ? fais-je un peu interloqué.

— Parce qu’on est pas bête à ce point-là. Il faut être crétin comme l’était ce huguenot ! Brûler un admirable mobilier de l’époque, de superbes bahuts Henri II, des lits Charles IX de toute beauté, des fauteuils François Ier épatants, tout ça pour obtenir un plat comme on en trouve à 4 fr. 50, et tant qu’on veut, au Grand Dépôt de la rue Drouot !… On l’a f… à la Bastille où il est mort, votre Bernard : on a bien fait !

La conversation continua longtemps sur ce ton-là.

Je commençais à m’y faire.

Mais, vraiment, je ne pus me défendre d’un vif sursaut, en entendant mon jeune homme proférer :

— C’est encore comme cette vieille fripouille de saint Vincent de Paul !…

Certes, on ne saurait m’accuser d’être un ultramontain endurci : j’ai lu Voltaire, Diderot et tous les encyclopédistes ; mais j’ai gardé assez de liberté d’esprit pour reconnaître le mérite partout où il se trouve : j’éprouve, notamment, sans partager ses idées, une profonde estime pour la personnalité de saint Vincent de Paul.

Aussi, m’indignai-je :

— Ne touchez pas au souvenir de saint Vincent de Paul, car celui-là est un saint, un vrai saint dont le nom brille au martyrologe de l’humanité.

Mais le jeune homme de rire plus fort :

— Saint Vincent de Paul ! Dites-moi donc ce qu’il a fait de si chouette, votre ratichon ?

— Il a sauvé de la mort mille et mille orphelins.

Il sauva de la mort mille et mille orphelins ! Ça c’est un beau vers… Et les dits orphelins, où sont-ils à l’heure qu’il est ?

— Mais… ils sont morts.

— Ah ! vous voyez, je ne vous le fais pas dire ! Ils sont morts !… Il ne les a donc sauvés de rien du tout, ces fameux orphelins, de-rien-du-tout ! C’est un fumiste, et vous, vous êtes un pitoyable snob !

Je me tins fort heureux que ce jeune homme m’eût simplement qualifié snob, quand il aurait pu employer une expression moins courtoise.


L’OR MUSSIF


Tout d’abord, je tiens à remercier publiquement l’édilité parisienne de la délicate surprise qu’elle m’a faite pendant ma courte absence de Paris.

Elle a bien voulu remettre en place l’horloge pneumatique de la rue Royale, en face de la Madeleine, cette horloge dont la disparition m’avait fait pousser, ici même, d’étincelantes clameurs.

J’aimais déjà beaucoup l’édilité parisienne ; je l’aime plus encore, maintenant, — si cela est possible — pour sa charmante attention.

… Divers bruits ont couru, dans certaine presse, sur le but de mon voyage à Londres.

D’après les uns, j’aurais été chargé d’une mission assez louche auprès de personnages plutôt ténébreux, au sujet d’une très vilaine affaire sur laquelle il ne sied point de s’étendre pour le moment.

D’autres assurent froidement que j’allais tentativer un léger chantage auprès du nouveau Lord-Maire, qui aurait encouru, en 1872, une condamnation auprès du tribunal correctionnel de Rambouillet.

On va jusqu’à affirmer… Mais que n’affirme-t-on point ?

Bref, on a tout dit, sauf la vérité.

La vérité ! Mais je n’ai aucun intérêt à la cacher, la vérité !

Je suis allé à Londres organiser le lancement d’une nouvelle affaire bien parisienne, celle-là, et de tout repos.

Il s’agit des placers de Saint-Georges-Fountein, inépuisables à ce que m’a affirmé Paul Escudier, qui doit s’y connaître, puisqu’il est conseiller municipal de ce quartier[3].

Ce que vaut l’affaire, l’avenir le dira.

La parole est à l’avenir ; attendons en prenant un bock.

… Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’affaires d’or, avec succès.

Dans le temps (oh ! comme ça ne me rajeunit pas, tout ça !), je menais au Quartier Latin une vie d’étudiant d’autant plus douce que j’en avais soigneusement banni les formalités les plus ennuyeuses, entre autres : les cours à suivre et les examens à passer.

Quand il faisait beau, je vivais dans le Jardin du Luxembourg ou aux terrasses des cafés.

Quand il faisait vilain, je me décidais à pénétrer dans l’intérieur des brasseries.

(N’exagérons rien : très passionné, à cette époque, pour les sciences physiques, je hantai souvent divers laboratoires. Saluons en passant mon premier maître en chimie, M. Berthelot, pour qui j’ai conservé une inaltérable et sympathique admiration.)

Un soir, dans je ne sais plus quelle petite brasserie de la rue Monsieur-le-Prince, il nous arriva, à mon ami Charles Cros et à moi, d’avoir une de ces conversations qui nous amusaient tant.

J’annonçai gravement à Cros que j’avais fait dans l’après-midi une découverte comme on n’en fait pas deux dans un siècle.

La fortune ! c’était la fortune !

— Imagine-toi, mon vieux, que j’ai trouvé le moyen de démussifier l’or !

(Pour celles de mes lectrices qui pourraient l’avoir oublié, je dirai que l’or mussif est un bi-sulfure d’étain qui n’a du précieux métal que l’aspect.)

Et Cros, entrant dans la plaisanterie :

— Tous mes compliments, mon vieux ! En effet, c’est la fortune !

À la table à côté, un jeune homme fort bien mis, et sûrement pas du Quartier, ouvrait d’avides oreilles.

— Tu comprends, repris-je, l’or mussif coûte dans les 30 ou 40 fr. le kilogramme. La démussification me revient à 14 fr., pas plus.

— Oui, objectait Cros, mais il y a le déchet.

— Environ 25 pour 100… Ça me laisse encore un joli bénéfice, puisque j’obtiens de l’or pur qui vaut 3,000 francs le kilo.

À ce moment, le jeune homme bien mis ne put y tenir.

Avec mille courtoisies, il nous offrit une bouteille de champagne…

Nous consentîmes.

Et nous causâmes.

De son crayon, il avait fait sur le marbre un rapide calcul, établissant que l’or pur nous reviendrait, grâce à notre procédé, à moins de 50 francs le kilo.

Cros et moi, je le jure, nous n’eûmes pas la pensée, une minute, que ce jeune homme apportait la moindre créance à notre loufoquerie.

Un garçon spirituel, pensions-nous, qui trouvait drôle notre fantaisie, et qui s’en faisait, pour un instant, le joyeux complice.

Il n’en était rien.

Nous avions causé, Cros et moi, avec un tel sérieux (ainsi que cela nous était coutumier, même en les plus folâtres occurrences), que le bon jeune homme avait coupé dans le godant comme dans du beurre.

Cette opération de prendre l’or mussif et de le démussifier lui paraissait si simple qu’il se demandait comment l’idée n’en était déjà pas venue à de préalables chimistes.

La petite plaisanterie dura huit jours.

Le brave jeune homme riche tenait absolument à nous commanditer.

En attendant, il nous payait des déjeuners, des dîners, des soupers, que notre absence totale de dignité nous autorisait à accepter.

Et puis, un jour, il disparut brusquement.

Nous apprîmes, par la suite, qu’une petite femme de brasserie, extrêmement cupide, l’avait déconseillé de mettre un sou dans notre affaire.

Nous le regrettâmes peu, car il commençait à nous raser, cet imbécile, avec son or mussif.



UNE CURIEUSE INDUSTRIE
PHYSIOLOGIQUE


Lors de mon dernier tour en Belgique, on me conseilla fortement de pousser jusqu’aux environs de La Haye, où j’aurais à voir quelque chose de curieux.

J’écoutai les objurgations de mes amis. Bien m’en prit ; je ne regrettai pas mon voyage.

Je vis quelque chose de curieux, quelque chose de réellement curieux.

Dans quel ordre d’idée ? vous inquiétez-vous.

Une curiosité naturelle ? Non.

Un musée, une œuvre d’art quelconque ? Non.

Un très antique et très beau monument ? Non.

Une étrange cité ? Non.

Zut ! dites-vous.

Et vous avez bien raison de dire zut !

Donnez votre langue au chat (il adore ça) et ne cherchez plus.

Ce que je vis de si réellement curieux dans les environs de La Haye, c’est une industrie.

Une simple industrie. Oui, mais quelle industrie !

. . . . . . . . . . . . . . .

Tout d’abord, je supplie les âmes sensibles et les natures facilement impressionnables de ne point poursuivre la lecture de ce factum.

Il y a, en apparence, dans l’industrie que je vais décrire, un petit côté pénible et même cruel, très susceptible de déchaîner les plus douloureuses compatissances.

J’ai dit en apparence, car, dans la réalité, ce côté pénible et cruel n’existe pour ainsi dire pas du tout.

. . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut au mois de septembre dernier que l’industrie sus-indiquée vit le jour.

La petite Wilhelmine, la jeune reine de Hollande, était venue passer un mois dans l’île de Walcheren.

En ce pays, c’est une vieille coutume chez les enfants pauvres de galoper les routes et les grèves avec les pieds nus.

Il résulte de ce parti pris une économie de chaussures fort sensible dans les petits ménages où l’on ne roule pas sur les ducats.

La jeune reine prenait un vif plaisir à contempler les ébats des petits nécessiteux zélandais. Son plus âpre désir était d’en faire autant.

Mais sa gouvernante appartenait à cette vieille race de gouvernantes hollandaises qui ne veulent rien savoir.

Or, un jour, cette duègne, légèrement indisposée, fut remplacée momentanément par une jeune institutrice française qui accompagna dès lors Sa Petite Majesté dans ses promenades.

L’institutrice française en question appartenait à cette vieille race d’institutrices françaises qui, du prestige, n’ont qu’une notion rudimentaire.

Wilhelmine manifesta le désir de courir dans la dune avec ses pieds nus. L’institutrice française aida Sa Majesté à se déchausser.

Mais, hélas ! la charmante monarquette ne sut aller bien loin, la peau de ses pauvres et délicats petits pieds se refusant à un exercice aussi inhabituel.

— Que n’ai-je, ragea-t-elle, la rude peau des pieds de ces bébés indigents !

Un vieux courtisan qui passait par là entendit le royal propos et se jura d’exaucer, dans la mesure du possible, le vœu de sa jeune souveraine.

Il choisit, parmi les enfants du pays, une fillette dont la pointure était exactement celle de la reine, l’installa confortablement chez lui et fit venir un célèbre chirurgien de ses amis.

Si vous êtes un peu au courant des progrès de la chirurgie, vous savez que c’est maintenant un jeu d’enfant d’enlever la peau des gens en vie, aussi facilement, et sans plus de souffrance, qu’on dépiaute un lapin mort.

Ce fut l’opération qu’on fit à la petite pauvresse, préalablement nettoyée et blanchie.

On lui leva la peau des pieds jusqu’à la cheville, de façon à former deux mignonnes sandales.

Un léger tannage à l’alun et ça y était !

Quant à la petite opérée, grâce à d’habiles pansements antiseptiques, quinze jours après, elle était sur ses pieds… ses pieds garnis d’une peau toute neuve et toute rose.

La jeune reine, à la vue des sandales naturelles, manifesta une vive allégresse, et, tout de suite, elle voulut les chausser.

Fort heureusement, la vieille gouvernante hollandaise, toujours souffrante, était encore remplacée par l’institutrice française.

Sa Majesté s’amusa ce jour-là, avec ses sandales, comme elle ne s’était jamais amusée.

. . . . . . . . . . . . . . .

En dépit de la lenteur qu’on prête au tempérament hollandais, la vogue des sandales en peau de pauvre s’accrut rapidement dans la noblesse d’abord, dans la riche bourgeoisie ensuite.

Elle s’accrut au point de devenir une industrie des plus florissantes.

. . . . . . . . . . . . . . .

… La manufacture que j’ai visitée aux environs de La Haye se compose de deux bâtiments distincts.

Le premier ressemble beaucoup à une sorte d’hôpital.

C’est là qu’on enlève la peau des pieds aux pauvres.

Tous les pauvres décidés à l’opération y sont reçus, sans question d’âge, de sexe, de nationalité ou de religion. Il leur suffit de pouvoir établir qu’ils marchent pieds nus depuis un certain temps et que leur peau possède à la fois toute la souplesse et toute la fermeté désirables.

L’autre bâtiment sert à l’industrie proprement dite.

C’est là qu’on prépare et qu’on tanne légèrement les sandales ainsi obtenues.

Le peu de place dont je dispose ici me contraint à écourter des explications sur lesquelles j’aurais bien désiré m’étendre.

Terminons en apportant tous nos vœux à cette nouvelle industrie qui, si elle venait à s’acclimater chez nous, pourrait apporter une source de bénéfices aux déshérités français.


UNE MAISON PROLIFIQUE


Je feuilletais, la semaine dernière, quelques numéros du Petit Bourguignon, que j’avais mis de côté pour les lire à tête reposée.

(Le Petit Bourguignon exige qu’on le savoure loin des bruits du monde.)

Mes yeux tombèrent soudain en arrêt sur tout simplement ceci :

État civil de Dijon
Du 29 octobre 1895.
naissances

Henri Clerc, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucien-James Ferrand, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucienne-Jeanne Valter, rue Docteur-Chaussier, 7.

Alice Poisot, rue Docteur-Chaussier, 7.

Marcelle-Jeanne-Marguerite Perret, rue Saint-Philibert, 11.

Soit, pour cinq naissances dans tout Dijon, quatre dans cette seule maison.

Quatre naissances par jour dans une maison, cette maison fût-elle un vaste immeuble, voilà, je crois, un résultat fort capable de réjouir les patriotes les plus désespérés !

Et si toutes les maisons de France étaient aussi prolifiques, notre beau pays pourrait, dans vingt-cinq ans, mettre en rang une armée de première ligne, dont le cocardier, Auguste Germain, mourrait d’orgueil, sûrement.

Un doute planait, pourtant, sur mon âme.

Pourquoi quatre naissances, à ce 7 de la rue Docteur-Chaussier, et seulement une dans tout le reste de Dijon ?

Vous avez beau dire, la proportion ne me semblait pas équitable.

Je voulus en avoir le cœur net (j’ai la manie du cœur net, parfaitement net, jusqu’à, des fois, me le passer au tripoli).

Précisément, à Dijon même, sévit, en ce moment, un de mes bons amis, conseiller de préfecture.

Quand j’aurai ajouté que ce garçon pourrait bien passer sous-préfet plus tôt qu’on ne s’y attend, je croirai l’avoir suffisamment désigné.

« Mon ami, lui écrivis-je, sois assez bon pour m’expliquer, par retour du courrier, le mystère de la nativité du 29 octobre 1895, 7, rue Docteur-Chaussier, à Dijon (Côte-d’Or), etc., etc. »

Il est probable que le courrier de Dijon était un peu souffrant ces jours-ci, car ce matin seulement j’ai reçu la réponse.

Une touchante histoire que celle de ces quatre simultanées naissances dans la même maison :

Il y a un an, vivaient, dans l’immeuble situé au no 7 de la rue Docteur-Chaussier, quatre ménages parfaitement unis, s’entendant à merveille et vivant en paix.

Quelques lettres anonymes vinrent mettre bon ordre à tout cela, et bientôt l’harmonie fut rompue.

Rompue ? Que dis-je ! Elle fut cassée en mille miettes.

Non seulement les familles étaient fâchées entre elles, mais les femmes voulaient divorcer, les époux parlaient de tuer les femmes, et réciproquement.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, Mesdames et Messieurs, que toute cette discorde était le fruit de la calomnie, de cette lâche calomnie qu’on ne saurait trop comparer au serpent qui rampe, mord, bave et tue ?

Un des locataires du 7 de la rue Docteur-Chaussier (dont le procureur général de Dijon m’a prié de taire le nom) souffrait, en son âme de brave homme, de ce consternant état de choses.

Au moyen d’autres lettres anonymes plus habiles que les premières (guérir le mal par le mal !), il parvint à réconcilier tout notre petit monde.

Quand fut accomplie son œuvre de concorde, et pour la fêter, il invita les quatre familles, Clerc, Ferrand, Valter et Poisot, à un petit dîner comme on n’en avait pas vu, en Bourgogne, depuis Anne d’Autriche.

La chair fut succulente et copieuse.

Quant aux vins, je ne vous dis que ça ! Les plus fameux crus du pays y étaient représentés par leurs plus poudreux échantillons.

Cela — notez bien la date — se passait le 29 janvier.

Neuf mois après, jour pour jour, la France comptait quatre petits défenseurs de plus.

Ce qui prouve que si la concorde est une bonne chose, la réconciliation est meilleure.

. . . . . . . . . . . . . . .

Dernières nouvelles. — On m’avait indignement trompé. L’explication de ces faits est bien plus simple.

La maison sise au no 7 de la rue Docteur-Chaussier n’est pas autre chose qu’un hospice de Maternité.


UN SAINT CLOU
POUR
L’EXPOSITION DE 1900


À l’abbé Trave, futur cardinal
(comme l’indique son nom).


Un groupe de patriotes français vient d’avoir une idée à la fois touchante et ingénieuse : celle de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par le tsar de toutes les Russies.

Pour cela, le sympathique autocrate du Nord n’aura pas besoin de quitter Pétersbourg.

Un simple bouton électrique qu’il pousserait, et, crac ! voilà notre Exposition inaugurée.

Émile Gautier, dans un récent numéro du Figaro, s’est longuement étendu sur cette glorieuse proposition, en a décrit les divers développements et, finalement, a émis des doutes sur la réalisation possible de cette superbe entreprise, à cause, dit-il, du peu d’intensité des courants arrivant de si loin.

L’électricité permet de faire des coups de Bourse à distance, elle ne permet pas d’en tirer un de canon.

Il y a encore bien des progrès à exécuter dans cette branche.

Alors, moi, qui ne suis pas un patriote, mais un être profondément religieux, j’ai eu aussi ma petite idée, une idée dont je suis assez content, ma foi !

C’est de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par notre Saint-Père le Pape.

La faire inaugurer et la faire bénir du même coup ! (C’est le même prix.)

Dans ma combinaison, le Souverain Pontife ne serait pas forcé de quitter son vieux Vatican. On relierait ce palais au Champ-de-Mars par un courant électrique d’une certaine intensité.

Mon projet se complique de plusieurs annexes : d’abord, un vaste bénitier de 34,000 mètres cubes, placé au centre de l’Exposition.

Le plus vaste bénitier du monde !

Ce bénitier serait constamment rempli d’une eau que Sa Sainteté consentirait certainement à bénir Elle-même, téléphoniquement.

(On est arrivé à construire de téléphones qui transmettent la bénédiction, l’extrême-onction, etc., etc., le tout avec un déchet insignifiant.)

Le jour de l’inauguration, à l’heure dite, le successeur de saint Pierre appuiera sur un petit bouton électrique. Les courants déchaînés par le saint doigt actionneront d’énormes pompes aspirantes et foulantes qui projetteront en l’air, avec une vigueur surhumaine, l’eau du sacré réceptacle (préalablement bénite).

Et cette eau retombera en pluie bienfaisante sur toute la surface de le Paris-Exhibition.

Pendant ce temps, le téléphone, aidé de puissants microphones et de fantastiques porte-voix, redira les paroles rituelles venant de Rome, paroles saintes sans lesquelles nulle entreprise des hommes ne saurait prospérer.

Avouez que ce spectacle ne serait pas banal !

On dit que la foi disparaît des âmes françaises. Évidemment, elle disparaît, mais pourquoi ? Parce qu’on ne fait rien pour l’y retenir.

Il faut, bon gré mal gré, que la Religion se décide à faire comme les autres branches de l’industrie, qu’elle entre dans le mouvement !

Les affaires d’autrefois ne se faisaient pas comme celles de maintenant.

Aujourd’hui, impossible de rester debout sans ces deux béquilles : la Science, la Publicité.

Pour ce qui est de la Publicité, ça va bien, l’Église en joue comme une vieille virtuose. Mais la Science, ah dame ! La Science, il y a encore bien à faire dans cet ordre d’idées ! L’Exposition de 1900 est pour le catholicisme une occasion qui ne se représentera jamais !

Le comprendra-t-on à Rome ?

Reste la question des frais.

Un bénitier de 34,000 mètres cubes, l’installation électrique entre le Vatican et le Champ-de-Mars, les pompes aspirantes et foulantes, etc., etc., tout cela coûtera les yeux de la tête, m’objectait dernièrement Monseigneur d’Hulst.

Certes, on n’a rien pour rien ; mais qui empêche de couvrir les dépenses de cette entreprise et, au besoin, d’en tirer quelque profit au bénéfice du denier de saint Pierre ?

Un projet entre mille :

Vous connaissez ces petits appareils de distribution automatique qui vous remettent un objet quelconque contre le décime que vous insérez dans la fente ad hoc ?

Vous connaissez aussi, sans doute, ceux de ces appareils qui vous projettent à la face un peu de parfum pulvérisé ?

Vous les connaissez ? Bon !

Eh bien, pourquoi ne pas parsemer l’Exposition de 1900 d’appareils automatiques distribuant, pour deux sous, un peu d’eau bénite ?

De l’eau bénie par le pape lui-même, ça n’est pas de la petite bière, dites donc, mes amis !

Il faudrait véritablement ne pas avoir deux sous dans sa poche ou posséder un parti-pris farouche d’irréligion pour se refuser ce petit avantage.

. . . . . . . . . . . . . . .

Un de mes lecteurs m’a suggéré une autre idée très magnifique et bien humaine.

On construira sur la place de la Concorde une immense horloge, immense, immense, si immense qu’on pourra, au besoin, se servir de l’Obélisque comme balancier !

Cette immense horloge sera agrémentée d’une formidable sonnerie, avec d’énormes cloches, énormes !

Et toutes les nations réunies à Paris dans ces joutes du travail et de la peine pourront entendre — enfin ! — sonner l’heure de la Concorde.


UN MIRACLE INDISCUTABLE


Le tapis de l’actualité est encore encombré de la question toujours palpitante des pèlerinages et des miracles.

N’en déplaise à messieurs les libre-penseurs, le flambeau de la foi, rebelle à l’ouragan du doute, brûle encore au sein de notre vieille France, la France des Croisades, la France de saint Louis, cette vieille France, enfin, qui comptait plus de bénitiers que de cuvettes, au dire de la statistique (ô l’âme blanche du moyen âge, tant regrettée de Huysmans ! l’âme blanche et les pieds noirs !).

Ricanez, esprits forts ! Ricanez, lecteurs de Zola ! Vous ne ricanerez peut-être pas d’aussi bon cœur en goûtant personnellement les hautes températures du très achalandé Lucifer’s grill-room.

Élevé par une vieille tante extrêmement pieuse, j’ai toujours fait de la religion le pivot de ma vie. Toujours, je partageai mon temps entre la prière et l’étude, loin des cabarets et des maisons pires peut-être.

Mon corps se trouva bien de ce régime, mais c’est surtout mon âme qu’il faudrait voir. Une âme rose tendre tirant sur le bleu-clair !

Aussi, vous pensez bien qu’avec une âme de ce ton-là, je n’aime pas beaucoup qu’on blague les miracles devant moi.

Et M. Zola, tout Zola qu’il puisse être, entrerait dans cette chambre à cette heure, que je n’hésiterais pas à lui flanquer ma main sur la figure.

La semaine dernière, pas plus tard, je fus, moi qui vous parle, témoin d’un miracle, d’un miracle qui fera sourire messieurs les incrédules ; mais qu’importe !

Une dame d’un certain âge, revenant d’un pèlerinage à Lourdes, se trouvait dans un hôtel où j’étais moi-même descendu.

Cette dame occupait une chambre contiguë à la mienne.

Un matin, elle frappa à ma porte.

— Vous n’auriez pas, dit-elle, un peu d’esprit-de-vin à me prêter ?

— Je le regrette bien vivement, répondis-je, mais je ne possède point la moindre fiole de ce liquide.

— Ah ! c’est bien fâcheux, reprit la dame ; j’ai égaré le mien, et j’en ai le plus pressant besoin pour la petite lampe où je chauffe mon fer à friser.

— Demandez-en à la bonne de l’hôtel.

— La bonne n’en a pas, et le plus proche épicier du pays est à plus de deux kilomètres.

— C’est bien ennuyeux !

Après s’être excusée, la dame rentra chez elle et bientôt je l’entendis pousser un grand cri.

— Venez ! clamait-elle. Venez voir !

J’entrai dans la chambre et j’aperçus ma voisine dans une pose extatique, qui contemplait le flamboiement de sa petite lampe à alcool.

— Vous avez retrouvé votre esprit de vin ? fis-je.

— Non ! s’écria-t-elle. J’ai rempli ma lampe avec de l’eau de Lourdes, j’ai invoqué Notre-Dame et mon eau s’est enflammée.

— Spontanément ?

— Non, avec une allumette.

— Ça n’en est pas moins fort édifiant.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tel est le fait dans toute sa simplicité.

Osera-t-on nier, désormais, l’influence surnaturelle de notre bonne Dame de Lourdes ?

Et M. Zola viendra-t-il encore parler de suggestion, d’hystérie et de mille autres sornettes ?


Post-scriptum. — Au moment de mettre à la poste le récit de ce miracle, j’apprends un léger détail qui va peut-être en diminuer la portée.

Le liquide dont la brave dame s’est servi pour mettre dans la lampe à esprit-de-vin était réellement de l’esprit-de-vin.

Cette personne a retrouvé, depuis, sa vraie bouteille d’eau de Lourdes dans le fond de sa malle.

Le fait n’en demeure pas moins des plus curieux.


UN PÈLERINAGE


Ce que j’aime dans l’Église catholique, c’est son incontestable aptitude organisatrice.

Dans toutes les affaires qu’elle entreprend, depuis Lourdes (la plus florissante entreprise du siècle) jusqu’au plus humble pèlerinage régional, on retrouve cette maîtrise de l’art subtil de bien remplir la caisse et de ne laisser rien à l’imprévu.

Pas plus tard qu’aujourd’hui, je viens d’assister au pèlerinage qu’ont fait, à Notre-Dame-de-Grâce, plusieurs milliers de braves gens de Lisieux et des environs.

C’est une de mes meilleures et plus gaies journées de la saison.

Chaque pèlerin était muni d’une petite brochure, mi-indicateur, mi-recueil de cantiques, dont la lecture à froid dégage un comique assez analogue à celui des Poêles mobiles de ce pauvre Mac-Nab.

Quelques extraits pourront sans doute en donner une légère idée :

3e pèlerinage lexovien
à Notre-Dame-de-Grâce
le 29 août 1895
matin
1er train (départ). 6h. 10
2e train     —      6h. 27

Les billets de pèlerinage ne sont pas délivrés par les employés du chemin de fer, mais aux sacristies des paroisses de la ville, et par MM. les curés de campagne à leurs paroissiens.

Ne jamais chanter avant les départs ni pendant les arrêts.

En partant de Lisieux, on entonnera le cantique suivant :


AVE MARIA
(Air de Lourdes.)


Déjà de l’aurore
Les feux ont brillé
Et l’airain sonore
Annonce l’Ave.
Ave, Ave, Ave Maria (bis).
Franchissons l’espace, (42 kilom. !)
Heureux pèlerins ;
Allons tous à Grâce
Chanter nos refrains.

Devant l’église du Breuil, on chantera trois fois, en l’honneur du patron de la paroisse :

Sancte Germane, ora pro nobis.

Après la station du Breuil, prière du matin.

Avant la station de Pont-l’Évêque, on chantera trois fois :

Sancte Michaël, ora pro nobis.

(Bien que personne ne m’ait chargé de cette commission, je crois devoir déclarer que le Michaël de Pont-l’Évêque n’a rien de commun avec le jeune recordman anglais du même nom.)

En quittant Pont-l’Évêque, on chantera le cantique suivant :


LOUANGE À MARIE

Unis aux concert des anges,
Aimable reine des cieux,
Nous célébrons tes louanges
Par nos chants mélodieux. (Mélodieux !) etc., etc.


Après la station de Quetteville, chapelet. (Remarquez comme se fouille le patron de l’église de Quetteville. Est-ce que saint Machin aurait démérité ?)

Arrivée à Honfleur : Détacher et donner en sortant de la gare le coupon d’aller.

PROCESSION

La procession partira de la gare après l’arrivée du deuxième train et marchera lentement.

On se rangera dans l’ordre suivant et sans distinction de paroisse :

Suisses
Bannières paroissiales

Croix
Garçons Garçons
F
a
n
f
a
r
e
HommesHommes
Clergé
Filles Filles
B
a
n
n
i
è
r
e
s
Femmes Femmes

Nous demandons instamment à tous les pèlerins d’unir leurs voix pour que les chants s’exécutent avec entrain.

En face de l’église Saint-Léonard, on chantera trois fois :

Sancte Léonarde, ora pro nobis.

Et en passant près de l’église Sainte-Catherine, trois fois également :

Sancta Catharina, ora pro nobis.

Avant d’arriver à la chapelle, on commence le cantique suivant :


À NOTRE-DAME-DE-GRÂCE
(Air : Unis au concert des anges.)

Nous avons franchi l’espace, (42 kilom. !)
Qui nous séparait de vous,
Ô Notre-Dame-de-Grâce,
Pour nous mettre à vos genoux.
La jeunesse,
La vieillesse,
À vous tout âge a recours,
L’innocence,
La souffrance
Implorent votre secours.


(Forcé d’écourter, je cite seulement deux couplets de ce pimpant petit cantique.)


De son esquif il regarde
La chapelle des marins
Et dit : La Vierge nous garde,
Nous aurons des jours sereins.


(Enfoncé, le filage de l’huile !)

Etc., etc., etc.


Après la messe et la première communion, récitation de cinq « Pater » et de cinq « Ave » pour :

L’Église,

La France,

Le diocèse de Bayeux,

Les paroisses des deux cantons de Lisieux,

L’expédition de Madagascar.

Trois « Pater » et trois « Ave » aux intentions particulières des pèlerins, et le De Profundis pour les défunts, amis ou parents de pèlerins.

L’office du matin sera terminé par un allegro militaire, exécuté par la fanfare.

Après une matinée bien remplie, les pèlerins seront libres jusqu’à 3 h. 1/2. Les cantiques à la Vierge sont remplacés par des engouffrements de fricots énormes, de cidre torrentiels et de petits calvados sans nombre.

Après quoi, assemblée, sermon, nouveaux cantiques, magnificat, salut, etc.

Un léger extrait de ces chants :


Jadis, l’Anglais foula notre patrie,
Nous gémissions sous le joug étranger.
Le vieux Gaulois se lève et dit : « Marie,
Si vous voulez, notre sort peut changer. »
Jeanne paraît ! etc.


Étrange ! On appelle Marie et c’est Jeanne qui vient ! Manque d’organisation !

La fin de la petite brochure est consacrée à de menus détails extraordinairement pratiques.

Hein ! tout de même, si Pierre l’Ermite avait organisé sa croisade avec une fanfare et cette précision, croyez-vous que le tombeau du Christ

Serait encore aux mains des mécréants ? (Bis.)


ANECDOTE INÉDITE
SUR
M. JULES LEMAÎTRE


Sans doute, il est trop tard pour parler encor d’elle.


disait Musset à propos de la Malibran.

Le temps a donné raison au poète, car la grande artiste, tout en restant chérie de ceux qui l’entendirent et desquels le nombre tend à décroître chaque jour, a totalement disparu du tapis de l’actualité.

Non, ce n’est pas de la Malibran que je vais vous entretenir, mais bien de M. Jules Lemaître, le nouvel académicien.

D’autre plumes plus autorisées que la mienne ont examiné en M. Jules Lemaître le critique, le conférencier, l’auteur dramatique, le conteur, etc.

M’incombe la tâche, à moi, de vous présenter M. Jules Lemaître sous l’angle un peu spécial de professeur de rhétorique au lycée du Havre pendant les mois de juin et de juillet de chaque année, et sous l’angle, plus spécial encore, de charmeur d’insectes.

Je tiens les renseignements d’un ancien élève de M. Lemaître, actuellement chauffeur à bord du transatlantique l’Argenteuil (ligne des Antilles).

M. Jules Lemaître, au temps où la pédagogie était son fait, éprouvait une indicible horreur pour cette partie de son métier qui consiste à régenter les élèves, à les prier de se taire, à les inviter à se tenir, de préférence, leurs mains sur leur pupitre, etc., etc.

Les observations à propos de discipline scolaire, venant hacher ses ingénieux aperçus, le dégoûtaient profondément. Par exemple :

— Il est évident, messieurs, que Paul Verlaine… Balochard, n’attrapez pas toutes les mouches, il n’en restera plus dans la classe… Il est évident, vous disais-je, que Paul Verlaine… Leroux, vous roulerez votre cigarette après le cours, il en sera encore temps… Il est évident, disais-je, et j’avais tort de dire il est évident, car en somme rien n’est moins prouvé… Fauvel, vous n’êtes pas ici dans votre cabinet de toilette… Le même fait s’est présenté pour Jean Moréas, pour Jean Moréas dont le vrai nom, d’ailleurs, est Papadiamantopoulos…

Allez donc, dans ces conditions, enseigner la littérature à vos jeunes contemporains !

À la fin de l’année scolaire, surtout, la chaleur aidant, les cours devenaient de plus en plus pénibles pour notre sympathique professeur.

Beaucoup d’élèves sommeillaient ou affectaient des attitudes débraillées tout à fait incompatibles avec l’atticisme de l’enseignement du futur immortel.

C’est alors que Jules Lemaître eut l’idée de mettre à profit la connaissance profonde qu’il avait des insectes.

Tout jeune, en effet, dans son pays blésois, M. Lemaître avait manifesté un goût très vif pour l’entomologie.

Plus tard, à l’École normale, de préférence à ceux qui s’occupent de lettres, il préférait les élèves destinés à l’enseignement des sciences naturelles, principalement de la zoologie, et plus particulièrement encore de l’entomologie.

Les insectes, le fait est connu, aiment ceux qui les aiment : M. Lemaître arriva vite à obtenir de ces menus animaux des prodiges de bonne volonté et des travaux qu’on n’aurait jamais attendus d’aussi fragiles organismes, de cerveaux aussi frivoles.

Les taons, par exemple ! Qui ne connaît ces insupportables petits piqueurs, terreurs des hommes et des bêtes ?

Eh bien ! M. Lemaître en faisait ce qu’il voulait.

Il en avait dressé quelques-uns à se poser, et pas ailleurs, sur un personnage qu’il indiquait du doigt.

Rien n’était plus curieux que ce petit manège, et plus discret à la fois.

En arrivant à son cours, dans les mois d’été, M. Lemaître apportait ses pensionnaires ailés dans une petite boîte qu’il ouvrait bientôt.

Les taons sortaient, se répandaient sur la chaire, se gardant de voleter sans un signe du patron.

Un élève venait-il à sommeiller, ou à distraire ses camarades, ou à lire un livre obscène, alors, sans cesser de parler, M. Lemaître prenait un taon sur le bout de son doigt et le mettait dans la direction du coupable.

Une seconde après, un petit cri retentissait, un léger sursaut s’opérait, et M. Lemaître avait reconquis un auditeur.

Bientôt, la classe de rhétorique du lycée du Havre devint une des plus attentives de toute l’Université de France.

Des élèves d’élite en sortirent à flots, rehaussant l’éclat des Lettres Françaises.

Ajoutons, pour calmer l’inquiétude bien légitime des familles, que la piqûre disciplinaire de M. Lemaître était dépouillée de tout danger.

Avant chaque classe, le jeune universitaire faisait prendre à ses taons un petit bain antiseptique qui rendait leur dard aussi inoffensif que celui de l’agneau qui vient de naître.


SUPÉRIORITÉ
DE LA
VIE AMÉRICAINE SUR LA NÔTRE


De mon dernier séjour en Amérique (si j’en excepte les deux paradisiaques mois passés en Canada), le meilleur souvenir que j’aie gardé, c’est Hotcock-City.

Je n’eus pas plus tôt posé les pieds sur le quai de la gare que j’adorai ce pays.

Par la suite, plus je le connus et plus je l’aimai.

La première chose qui me frappa, c’est les trottoirs feutrés !

— Peste ! fis-je, que de luxe !

— N’allez pas croire à un faste frivole ! me répondit mon excellent hôte William H.-K. Canasson…

Avant de terminer cette affaire de trottoirs, laissez-moi vous présenter mon ami William H.-K. Canasson.

Un trait suffira à vous peindre ce vavasseur (pourquoi vavasseur ?)

William H.-K. Canasson prétend que son véritable nom est ainsi : Cana’s son, ce qui signifie : Fils de Cana.

Il descendrait de ce fameux Cana dont les noces, encore qu’elles remontent à une belle pièce de deux mille ans, sont présentes à toutes les mémoires.

Et puisque l’occasion me vient de parler de cette pénible histoire, je ne suis pas fâché de m’en expliquer très nettement et sans ambages (pour faire taire les bruits qui ont couru à mon sujet dans une certaine presse).

Jésus-Christ crut devoir accepter l’invitation de Cana : c’est son affaire et cela ne regarde que lui.

Mais l’attitude qu’il prit à table, les tours de passe-passe qu’il exécuta avec les breuvages, toutes — passez-moi le mot — galipettes auxquels il se livra pendant le repas, sont de la dernière incorrection et tout à fait indignes d’un Divin Sauveur.

Le fils de Dieu perdit là une belle occasion de rester tranquille.

Parlons d’autres choses, si vous voulez bien, parce que je sens que je me ficherais en colère !

… Mon ami William H.-K. Canasson me pilota dans Hotcock-City avec une bonne grâce digne du vieux monde.

— Les trottoirs feutrés ! reprit-il. Vous vous imaginez sans doute, pâle et ridicule Européen, que nous avons feutré nos trottoirs pour en faire comme qui dirait des instars de salons. Biffez cela de vos tablettes, goîtreux Français !… Ce feutre sur lequel vous appuyez mollement la plante de vos pieds recouvre tout un jeu ingénieux et charmant de ressorts. Chaque pas que vous faites, espèce d’imbécile du Vieux-Continent, se traduit par un travail qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd… Tout ce travail des pas humains (ou autres) est totalisé, centralisé, utilisé, sous forme d’électricité (accumulateurs qu’on charge)… Qu’est-ce que vous pensez de cela, imbécile de Parisien ?

— Je n’en pense que du bien, mais je trouve que vos propos ne perdraient rien à se dépouiller de quelques désobligeances nationaliteuses.

— C’est bon ! voulut bien Canasson. Je ne vous croyais pas l’entendement dans un état aussi voisin de la putréfaction. S’il n’y a que ça pour faire plaisir, je serai courtois comme un marquis.

— Je vous en prie, répliquai-je.

— Pas seulement les trottoirs enregistrent et accumulent le travail des passants. Aussi les chaussées. Chaque pavé de nos rues est monté sur ressort… Résultat : suppression de tressaut chez les voitures, travail gagné au profit de tout un chacun. Comprenez-vous, jeune et beau Celte ?

— Je comprends.

— Ah ! vous comprenez ? On est si subtil de l’autre côté de l’Atlantique !… Vous aimez les chevaux ?

— Ah ! les sales bêtes ! Elles ont du poil aux pattes !

— Ça tombe bien, parce que vous n’en verrez jamais la queue d’un à Hotcock-City.

— Il n’y a pas de chevaux à Hotcock-City ?

— Tous ceux précédemment en usage furent naguère rendus à leurs chères études. Automobilism ! Voilà de quel bois nous nous chauffons en matière de véhicule !… L’accumulateur est à l’œil à Hotcock-City ; on serait bien bon de se gêner !

— Gratuits, les accumulateurs ?

— Presque… On a 170,000 volts pour un sou.

— De bons volts ?

— Des volts épatants !… Alors, qu’arriva-t-il ! Il arriva que l’exclusive adoption des voitures électriques nous permit de doubler le nombre de nos rues.

— Je ne vois pas bien.

— Crétin !… Ah ! pardon… poète ! Vous ne voyez pas bien ?… C’est pourtant d’une simplicité biblique… Une voiture sans chevaux est de moitié moins longue qu’une voiture avec chevaux… Elle encombre de moitié moins la longueur des rues. Inutile donc d’avoir des rues si longues ! Alors, quoi !… D’une rue nous en avons fait deux. Et voilà !

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y penser.

D’autres choses nouvelles me frappèrent encore dans cette admirable ville américaine de Hotcock-City.

C’est surtout ces mille robinets dans les appartements qui m’intriguèrent beaucoup.

Robinet pour l’eau froide, robinet pour l’eau chaude, cela se trouve dans les plus sordides coins de la miasmatique et purineuse Europe.

Mais le robinet à air froid ! Voilà du nouveau. Avez-vous trop chaud dans votre chambre ? Un simple tour de clef, et un air frais vous inonde jusqu’à ce que vous ayez obtenu la température qui vous sied.

Tant que je n’en connus pas l’emploi, un petit robinet marqué J.-C. m’énigmatisa beaucoup.

J.-C. ! Jésus-Christ, pensai-je d’abord, un instant.

Mais non ! On a mis le Christ à bien des sauces plus ou moins à l’abbé Chamel, mais à propos de quoi songerait-on à le canaliser ?

J.-C. ! Jules Claretie, peut-être ? Serait-ce point le fameux robinet par où fluèrent tous les impérissables chefs-d’œuvre de Jules Claretie, empreints d’un cachet si personnel et tant inoubliable ?

J’en étais là de mes réflexions quand William H.-K. Canasson pénétra dans mon room.

— Ah ! vous avez envie d’un John Collins ! Excellente idée ! Prenons un John Collins ! Tout à fait fameux pour le… Wooden mouth ! Comment dites-vous en français ?

— Ça dépend ! Le docteur Héricourt dit xylostome, les voyous prononcent gueule de bois.

Pendant cette courte explication, Canasson, tournant le robinet J.-C., avait rempli deux grands verres d’un liquide gazeux fleurant le Old Tom Gin et le citron, lequel n’est autre que le fameux John Collins.

Et ce fait donne bien une idée de l’ingéniosité américaine et de la supériorité de leur initiative sur la nôtre.

Une Société s’est formée à Hotcock-City (The Central John Collins C°) pour la canalisation et la conduite à domicile de ce délicieux breuvage dont les Américains font une ample consommation chaque matin.

Pour que le liquide arrive très frais à destination, les tubes en argent qui le charroient sont insérés dans un plus gros tube en étain, sorte de gaine où circule une eau glycérinée toujours maintenue à la température 0°.

Inutile d’ajouter que The Central John Collins C° fait des affaires d’or.

Le lait est également l’objet d’une industrie pareille, ce qui permet à tout citoyen de Hotcock-City d’avoir, à n’importe quelle heure de jour et de nuit, une tasse de lait aussi exquis que celui qui sort du pis de la vache.

La société qui s’occupe de cette denrée (The Illimited Pneumatic Milk) possède dans toute la campagne périphérique de Hotcock-City une quantité énorme de vaches vivant à air libre ou dans des étables admirablement tenues au point de vue de l’hygiène.

À certaines heures, deux fois par jour, ces braves bêtes, averties par une sonnerie électrique à laquelle elles sont habituées, viennent se ranger dans un vaste hangar ad hoc et poser leurs mamelles sur des appareils en cristal, sorte de larges coupes communiquant à des tubes qui aboutissent eux-mêmes à une formidable machine pneumatique fonctionnant au centre de la ville.

En quelques coups de piston, les vaches sont débarrassées de leur lait. Ce dernier se trouve dirigé, par la force du vide, vers un immense réservoir central, où il est mis sous pression et envoyé vers les cent mille clients de The Illimited Pneumatic Milk.

Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, il n’y a dans cette opération rien de sorcier ni même de bien compliqué.

Qu’attend-on pour en faire autant à Paris ? Que M. Paul Leroy-Baulieu ait compris un mot à la question sociale ? Ce sera bien long !

J’ai parlé plus haut de Jésus-Christ avec une familiarité qui va peut-être offusquer quelques lectrices.

Cela m’amène à féliciter le clergé américain de l’entrain avec lequel il adopte, à peine parues, toutes les fantastiques applications de la science actuelle.

Ah ! ce n’est pas pour les prêtres de Hotcock-City que William Draper pourrait récrire ses Conflits de la Science et de la Religion !

Pas une maison qui ne soit munie d’un théophone, instrument analogue à notre théâtrophone, sauf qu’au lieu de s’appliquer à des spectacles mondains, il opère la transmission des sermons ou des chants sacrés.

Une nouvelle église (véritablement réformée celle-là) vient de se fonder, qui proclame légitimes et valables les derniers sacrements administrés par téléphone.

Le clergé catholique n’en est pas encore là ; mais, néanmoins, il faut lui savoir gré de s’être vaillamment aventuré dans la voie du progrès.

Quelques jours avant mon départ de Hotcock-City, je croisai sur la route un vertigineux tandem, monté par un digne ecclésiastique et son enfant de chœur, lesquels allaient porter l’extrême-onction à un vieux riche et moribond fermier des environs.


L’ENGRAISSEUR


— Chacun prend son plaisir où il le trouve…

— Dit un proverbe que j’approuve.

— Moi, j’ai un ami dont la suprême joie est d’aborder les passants (de préférence les messieurs décorés) et de leur dire sur le ton du mystère confidentiel : « Vous voyez bien cette dame ? — Oui, fait le monsieur interloqué. — Eh bien, elle est nue ! — Comment cela, nue ? — Toute nue, oui, monsieur, toute nue ! » Le bonhomme décoré commence à faire une tête inquiète ; mon ami insiste : « Complètement nue !… Les vêtements que vous lui voyez sur le corps sont là (baissant la voix) pour écarter les soupçons ; mais sous son manteau, sous sa robe, sous sa chemise, elle est nue, inexorablement nue ! » Il s’en va ravi. Voilà mon ami joyeux pour le restant de la journée !

— Ton ami n’est pas difficile à réjouir ; mais si ce passe-temps lui suffit, tant mieux pour lui ! L’Ecclésiaste a dit : Heureux ceux qui rigolent d’un rien !

— L’Ecclésiaste est un ouvrage recommandable entre tous.

— Moi, j’ai un ami dont la seule distraction est d’amener traîtreusement chez lui les chiens qu’il rencontre dans la rue et de ne les rendre à la circulation qu’après les avoir teints en vert, en rose, en bleu, en toutes les couleurs imaginables. Et même, aux environs du 14 juillet, il teint les pauvres bêtes en tricolore pour faire plaisir à Georges d’Esparbès…

— Qui se montre très sensible à cette attention…

— Jusqu’au larmes.

Plusieurs des convives citèrent encore des cas de ces divertissements baroques et monomaniaques, mais pourtant non attentatoires aux bonnes mœurs et à la sûreté de l’État.

Celui qui parla le dernier s’exprima ainsi :

— Moi, j’ai un ami qui s’amuse à engraisser des danseuses.

— À engraisser des danseuses ?

— À engraisser des danseuses ! Il en engraisse trois ou quatre par an et il est peut-être l’homme le plus heureux du globe.

— Des danseuses ?… De vraies danseuses ?

— Eh ! oui, de vraies danseuses, des petites danseuses du Moulin-Rouge !… Vous n’êtes pas sans avoir remarqué au Moulin-Rouge toute une race de jeunes petites danseuses, maigres comme des clous, parfois jolies, originaires, presque toutes, des flancs de Montmartre, la butte sacrée, ou du sein des Batignolles ?

— Nous connaissons l’espèce.

— Ces jeunes personnes mettant, — et on ne saurait trop les en louer, — le culte de la chorégraphie au-dessus du soin de leurs intérêts pécuniaires, ne trouvent que plus tard l’occasion de devenir de grosses dames. Leur danse gagne à cette combinaison une alertise, une rythmosité qu’on découvrirait difficilement dans les pas andalous de la vieille reine d’Ibérie. Souvent, on les voit sautiller seules des danses fantaisistes dans la manière de celle qui inaugura ce genre, une artiste qui portait un nom d’explosif dont le souvenir m’échappe.

— Picrate d’ammoniaque ?

— C’est bien cela, Picrate d’ammoniaque. Or, mon ami (car, si nous revenions un peu à mon ami) arrive au Moulin-Rouge, fait le tour de la salle et avise la jeune personne dont la gorge frise de plus près le néant et dont les jambes n’attendent qu’un mot pour se déguiser en tringles à rideaux. Il fait l’aimable auprès d’elle, lui offre quelque chose, lui prodigue mille compliments sur son incomparable maîtrise et finalement l’invite à souper. Neuf fois sur dix, la petite est libre de toute attache sérieuse et habite un hôtel garni. Mon ami lui loue un petit appartement qu’il meuble de palissandre. Éblouissement de l’enfant ! Ensuite, il lui donne une bonne, une bonne spéciale qui ne lui sert qu’à cet usage. Cette bonne se met à fabriquer des cuisines exquises, mais gaveuses. L’appétit de la petite est savamment aiguisé par de petites promenades sagement dosées et par des apéritifs spéciaux à base de liqueur de Fowler et de gouttes de Baumé. Bien entendu, pendant cette cure, pas le moindre Moulin-Rouge, pas le moindre Casino de Paris, pas la moindre polka ! Et puis, un beau soir, au bout de trois mois, quand le sujet est arrivé à peser pas loin de deux cents livres, mon ami, avec un petit air de rien, propose : « — Tiens, si on faisait un tour au Moulin, ce soir ? » La petite accepte, enchantée. Très rosse et fou de joie à l’avance, mon ami insinue : « Tu devrais bien danser ce joli pas que tu exécutais, toute seule, le jour où je t’ai vue pour la première fois. » L’infortunée, qui ne se doute pas de l’étendue du désastre, s’élance dans l’arène, et la cohue devient bientôt telle que l’orchestre s’arrête de jouer. Ce n’est plus une danseuse qui sautille, mais un tas de viande et de graisse qui se trémousse, irrésistiblement burlesque !… Mon ami en a environ pour un mois à être largement satisfait ; après quoi, il passe à une autre jeune personne.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve…

— Dit un proverbe que j’approuve.


LE PAUVRE RÉMOULEUR
RENDU À LA SANTÉ


Il y a longtemps que ce pauvre rémouleur excitait vivement ma pitié, avec sa figure minable et la veulerie évidemment anémique de son attitude.

— Pauvre rémouleur, lui répétais-je souvent, vous devriez vous soigner !

Mais le pauvre rémouleur haussait ses maigres et résignées épaules d’un air qui signifiait :

— Me soigner ? C’est bon pour les gens riches de se soigner ! Un pauvre rémouleur doit mourir à la peine.

Pourtant, je le décidai à voir un morticole, un stupide morticole qui ne trouva rien de mieux que de lui conseiller l’usage fréquent de la bicyclette.

Le pauvre rémouleur en fut quitte pour hausser à nouveau les épaules de tout à l’heure et pour s’éloigner, le cœur enflé du mépris des médecins.

— Faire de la bicyclette ! un pauvre rémouleur ! Idiot, va !

Quand le pauvre rémouleur me conta la chose, moi aussi je haussai les épaules et portai sur ce thérapeute un jugement des plus sévères.

Et puis, mon ingéniosité native reprenant le dessus, il me vint une idée à la fois simple et géniale.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je suis sûr, astucieux lecteurs, que vous avez déjà deviné.

Sans dire un mot de mon projet au pauvre rémouleur, je pris l’express de Paris, et, de la gare, je ne fis qu’un bond, rue Brunel, chez le jeune et intelligent Comiot, mon constructeur ordinaire.

Ce jour-là une nouvelle machine était inventée, le vélo-meule !

Imaginez-vous une bicyclette comme toutes les autres, avec cette différence que la roue de devant, au lieu d’être garnie d’un pneu, est habillée d’un revêtement en pierre meulière, la même qui sert à ces messieurs pour repasser les couteaux, les ciseaux, les rasoirs.

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y songer.

Elle tint du délire, la joie du rémouleur, quand il aperçut le nouvel engin que je lui offrais de grand cœur !

Aussitôt il enfourcha son stratagème, ramassa un certain nombre de pelles et bientôt conquit le sens précieux de l’équilibre.

Il était sauvé !

Maintenant, il exerce son métier tout en pédalant selon la prescription du médecin.

Un petit filet est suspendu de chaque côté de sa machine, ce qui le dispense de s’arrêter à chaque porte.

Les gens lui jettent leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs rasoirs.

Lui pédale, pédale à mort, utilisant la rotation de sa roue de devant pour affiler lesdits outils.

Une heure après, il les rapporte à tout un chacun. Et c’est un spectacle réellement très curieux que celui de ce brave homme exerçant de si nouvelle façon une des plus vieilles industries de l’humanité.

Sans compter qu’il se porte infiniment mieux qu’avant.


LA LANGUE
ET
L’ARMÉE FRANÇAISES


À la terrasse du mastroquet départemental où j’étanchais ma soif, vinrent s’asseoir près de moi deux caporaux de ligne. Deux caporaux blonds avec des taches de rousseur, comme on les a toujours dépeints dans les récits dits naturalistes.

La bouteille de vin blanc entamée, ils s’informèrent gentiment des nouvelles du pays, des familles respectives, et du bien-être qu’ils éprouvaient chacun dans leur compagnie.

Je constatai avec joie, bien que les affaires de ces guerriers ne me concernassent en rien, que tout allait au gré de leurs vœux.

Seulement, l’un éprouvait nonobstant un visible petit souci.

L’autre s’en aperçut :

— Qu’est-ce que t’as ? T’as l’air un peu embêté ?

— Non, je t’assure, j’ai rien.

— Mais si ! T’as quéq’chose.

— Eh ben, oui, j’ai quéq’chose ! j’ai qu’il y a le ratichon qui s’est payé ma poire ce matin, et que j’voudrais bien en être sûr, parce qu’il n’y couperait pas, c’t enfant de salaud-là !

— Un ratichon qui s’est payé ta poire ! Quel ratichon ?

— C’est un apprenti curé qu’on a dans la compagnie et qu’on appelle le ratichon. Y a pas plus rosse que lui ! Et tout le temps un air de se f… du monde !

— Et comment qu’il a fait pour se payer ta poire ?

— Je le commandais de corvée, ce matin, et lui ne voulait rien savoir. Il me donnait des explications qui n’en finissaient pas. Mais moi non plus, je ne voulais rien savoir. C’était à son tour de marcher, je voulais qu’il marche ! Je n’connais que ça, moi ! À la fin, impatienté, je lui dis : « Et puis, en v’là assez, vous pouvez romper ! »

(Explication pour les jeunes gens qui n’ont jamais fichu les pieds sous un drapeau : l’expression : Rompez ! est employée militairement pour désigner à un inférieur qu’on l’a assez vu et qu’il n’a plus qu’à se retirer.)

En prononçant : Vous pouvez romper ! le jeune caporal considéra attentivement son camarade pour juger de l’effet que produisaient ces mots sur lui.

Mais le camarade ne broncha pas.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Alors, reprit l’autre, le ratichon s’est mis à rigoler comme une baleine. Je lui ai demandé ce qu’il avait à rigoler, et il m’a dit : « Caporal, on ne dit pas : Vous pouvez romper ! on dit : Vous pouvez rompre ! »

— Rompre ? s’étonna l’autre caporal. Qu’est-ce que ça veut dire ça, rompre ?

— C’est ce que je me suis demandé. As-tu jamais entendu parler de ça, toi, rompre ? Ça veut rien dire.

— Eh ben ! tu peux être tranquille : ton ratichon s’est payé ta bobine !

Les caporaux se versèrent un nouveau verre de vin, qu’ils burent à la santé des bonnes amies du pays, et la conversation reprit sur la question : Vous pouvez romper ! ou : Vous pouvez rompre !

— Tiens ! s’écrit soudain le caporal du ratichon, v’là Brodin !… On va l’appeler. Il va nous renseigner, lui est qui bachelier !

— Te renseigner ! Oui, tu vas voir : il va t’envoyer aux p’lotes !

(Envoyer aux p’lotes : expression militaire pour inviter une personne à aller se faire fiche.)

— M’envoyer aux p’lotes, Brodin ! On voit bien que tu ne le connais pas. Je l’ai eu bleu dans mon escouade. C’est le meilleur gars de tout le régiment.

Pendant ce colloque, le dit Brodin s’approchait, le bras orné des deux galons de fourrier, la mine futée et imberbe d’un jeune rigolo à l’affût des joies de la vie.

— Hé ! Brodin !

— Tiens, Lenoir ! Comment ça va, mon vieux Noirot ?

— Ça s’maintient. Prends-tu quéque chose avec nous ?

— Volontiers ! Qu’est-ce que vous buvez là ?

— Tu vois, du vin blanc.

— Vous avez raison, c’est ce qu’on peut boire de meilleur de ce temps-là, d’autant plus qu’il est délicieux, ici. Un bon verre de vin blanc, ça vaut mieux que toutes ces cochonneries d’apéritifs qui vous démolissent la santé ! Garçon ! une absinthe pure !

— Je t’ai appelé, Brodin, pour te demander une petite consultation…

— Mais, je ne suis pas vétérinaire.

— Ça n’est pas rapport à la question de la santé, c’est pour un mot que je voudrais bien savoir si on le dit ou si on ne le dit pas.

— Quel mot ?

— Voilà l’affaire : est-ce qu’on dit Vous pouvez romper ou vous pouvez rompre ?…

Les yeux du fourrier Brodin s’allumèrent d’un petit feu intérieur.

Rompre ? s’écria-t-il. Qu’est-ce ça veut dire ? Je n’ai jamais entendu prononcer ce mot-là ! On doit dire : Vous pouvez romper ! Il n’y a pas d’erreur, parbleu !

— Ah ! je savais bien, moi !

— Une supposition, insista Brodin, que tu sois capitaine des pompiers et que tu veuilles dire à tes hommes de pomper, est-ce que tu leur diras : Vous pouvez pomper, ou vous pouvez pompre ?

— Je dirai : Vous pouvez pomper.

— Eh bien ! c’est exactement la même chose.

— Salaud de ratichon ! Crapule ! Crapule ! En v’là un qui ne va pas y couper, dès demain matin !


ESSAI
SUR LA
VIE DE L’ABBÉ CHAMEL

À PROPOS DE LA STATUE
QU’ON SE PROPOSE D’ÉRIGER
EN SOUVENIR DE CE DIGNE PRÉLAT


Rosalie Chamel était depuis plus de vingt ans au service de l’abbé Tumaine, et sa seule angoisse était de quitter cet ecclésiastique.

Femme de ménage de premier ordre, cuisinière hors pair, nature affective entre toutes, Rosalie Chamel s’attacha fortement à la cure de Hétu (près Monvieux) et à son titulaire.

Aussi, à chaque heure de la journée, l’entendait-on gémir :

— Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais si l’abbé mourait ?… Où irais-je si l’abbé mourait ?… Je n’aurais plus qu’à me jeter à l’eau si l’abbé mourait !

Si l’abbé mourait, par-ci. Si l’abbé mourait, par-là… Tout le diocèse retentissait de cette sempiternelle antienne.

Le nom en resta au pauvre serviteur de Dieu, et bientôt on ne l’appela plus que l’abbé Mouret.

Ainsi qu’il était facile de s’y attendre avec un tel sobriquet, l’abbé Mouret ne tarda pas à commettre une faute, la faute bien connue sous le nom de faute de l’abbé Mouret.

L’infortunée Rosalie Chamel n’y coupa point : neuf mois plus tard, la légion des Chamel comptait un petit membre de plus.

L’abbé Mouret (conservons-lui ce nom, n’est-ce pas, ce nom qui tout compte fait, ne dérange personne), l’abbé Mouret, dis-je, fut très chic dans cette affaire-là.

Plutôt que de perdre une tant irremplaçable cuisinière, il passa par-dessus toutes les convenances mondaines et sacerdotales, et conserva Rosalie Chamel à son service, en l’augmentant (ça, alors, est très chic) de trente mensuels francs pour les multiples dépenses occasionnées par le frais émoulu.

Tout de suite, l’enfant grandit en taille et en vertus.

Mais l’atavisme était là, qui veillait !

Atavisme, laissez-vous saluer en passant ! Vous êtes le grand veilleur ! À votre place, il y a belle lurette que je m’en serais allé coucher !

L’atavisme veillait pour insuffler, dans cette baudruche qu’est la destinée d’un enfant, la double et simultanée aptitude des parents, cuisine et saint-sacrement mêlés !

Et la chimère du petit Chamel oscilla longtemps entre l’art culinaire de sa maman et la profession ecclésiastique de son criminel à la fois et sacré papa.

Abrégeons : l’enfant, devenu jeune homme, se fit prêtre, non sans avoir jeté sur le Fourneau un long regard tenant plus de l’Au revoir que du définitif Adieu.

… Nous n’avons pas encore assez abrégé. Abrégeons davantage et brûlons les planches du Temps :

Nous retrouvons l’abbé Chamel à la tête de la florissante petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque.

Il pouvait bien être onze heures du matin, onze heures et demie même.

À la porte du presbytère, tintinnabula le grelot d’une bicyclette, et de cette bicyclette alertement sauta un homme, jeune encore, portant le costume ecclésiastique.

L’abbé Chamel n’eut pas grand-peine à reconnaître en ce véloceman son collègue, l’abbé Kahn, le secrétaire particulier de Monseigneur, prêtre, d’origine juive (comme l’indique son nom) et qui (comme l’indique encore son nom) passait les trois quart de sa vie en vélocipède (ces prêtres-là, vous avez beau dire, font énormément de tort à la religion).

— Mon cher Chamel, fit l’abbé Kahn avec une volubilité bien sémite, voici ce dont il s’agit : Monseigneur arrive ici dans quarante minutes ; il s’agit de lui fricoter un petit lunch qui ne soit pas dans une potiche !

— Ah ! riposta l’abbé Chamel, vous vous imaginez que ça s’organise comme ça, en cinq sec, un petit déjeuner pour un prélat ! Nous ne sommes pas dans le ghetto de Francfort, ici.

(L’abbé Chamel est un des premiers abonnés de la Libre Parole).

L’abbé Kahn se mordit les lèvres :

— Mais, mon cher collègue, un petit poulet, un petit canard, un petit lapin…

— Nous n’avons ici ni petit poulet, ni petit canard, ni petit lapin !

— On m’avait pourtant dit que la petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque était très riche…

— Précisément ! Les gens sont si riches ici qu’ils achètent tout ce qui est à vendre et qu’ils ne veulent rien vendre de ce qui leur appartient !

— Ah diable !

— Tout ce que j’ai chez moi, c’est du beurre, du lait, de la crème et des œufs… Je ne parle pas, bien entendu, d’un vieux restant de veau d’hier… Mais j’ai une idée !… si Monseigneur vient, priez-le de m’excuser : je vais lui composer un petit plat de ma composition…

Abrégeons encore :

On se mit à table.

Monseigneur prit des œufs. Il en reprit. Il en redemanda encore. Et ce manège dura tant que durèrent les œufs.

— Comment appelez-vous cette sauce ? s’informa le doux prélat.

— Cette sauce, Monseigneur, n’a aucun nom dans aucune langue. C’est moi qui vient de l’improviser.

— Eh bien ! tous mes compliments. Je me souviendrai longtemps des œufs à l’abbé Chamel !

. . . . . . . . . . . . . . .

Un comité vient de se former pour réunir les fonds destinés à élever une statue à l’excellent prêtre, au digne homme, à l’incomparable cuisinier que fut l’abbé Chamel.

Je m’inscris personnellement pour 350,000 francs.


OÙ L’IVROGNERIE
MÈNE LES LAPINS


Plusieurs de mes lecteurs s’adressent à moi et me consultent sur l’attitude qu’ils doivent prendre, dorénavant, devant les alcools.

« L’Académie de Médecine, me demandent-ils, est-elle une assemblée d’augustes savant ou bien un amas de vieux rigolos ? »

Cruelle énigme !

Beaucoup de bons esprits, en effet, à la lecture des comptes-rendus de l’A. de M., se prennent à douter du sérieux de ces morticoles.

La dernière séance n’est pas faite, hélas ! pour remettre le public en confiance.

Le docteur Daremberg y prit la parole et déclara froidement que, plus une eau-de-vie est antique, et même auth idem, plus elle est néfaste.

Au contraire, les pires tord-boyaux consommés sur les zincs innommables de faubouriens mastroquets à la veille de faire faillite, s’avalent tel le petit lait, et sans plus d’inconvénients.

Alors, quoi ?

Qui trompe-t-on, ici ?

(La première conclusion que je tire de la désinvolture de M. Daremberg, c’est que si ce savant possède des propriétés quelque part, ce n’est pas dans les Charentes. Voulez-vous parier ?)

Le docteur Daremberg ne parlait pas à la légère.

À l’appui de son dire, il exposa à l’Académie le récit des expériences auxquelles il avait procédé pour éclairer sa religion et qu’on peut résumer ainsi :

I. Sept lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cinq eaux-de-vie achetées au détail sur les comptoirs de cinq marchands de vins.

Aucun de ces animaux ne meurt.

(Ces lapins sont de rudes lapins !)

II. Six lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de vieux cognac ayant coûté 60 francs la bouteille.

Ces animaux meurent sur le coup.

(Je ne vois guère qu’Otero pour avoir le moyen de faire ainsi périr ses gibelottes.)

III. Deux lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cognac authentique ayant coûté 12 francs la bouteille.

Ils meurent sur le coup.

Et voilà !

Avant de tirer la désolante moralité de ces chiffres, écoutons la parole autorisée de deux autres académiciens, MM. Laborde et Magnan.

Ces deux princes de la science contestèrent la valeur des conclusions de l’honorable préopinant.

D’abord, le lapin n’est pas un homme.

(Non, le lapin n’est pas un homme, et rien n’est plus facile que de distinguer un lapin d’un homme : le lapin a du poil aux pattes — oh ! la sale bête ! — il court plus vite que l’homme, il bat du tambour beaucoup mieux que l’homme, et surtout, il est, infiniment, plus posé que l’homme).

Et puis, qu’est-ce que c’est que ce procédé pour déguster la fine-champagne ? Où a-t-on jamais vu les gens se verser un petit verre dans la veine de l’oreille, comme une confidence ! Non, non, mon vieux Daremberg, à d’autres !

Et pourtant…

Me voilà fort embarrassé, bons lecteurs, pour vous donner le conseil demandé.

Le mieux, je crois, est de prendre un moyen terme :

Donc, mes amis, lorsqu’il s’agira d’alcools bizarres à deux sous le petit verre, introduisez-les-vous délicatement dans la veine de l’oreille.

Ce petit exercice n’a pas fait de mal aux lapins du père Daremberg, pourquoi voulez-vous qu’il vous soit nocif ?

Mais quand vous serez en présence de vieille fine-champagne datant de la première moitié de ce siècle, employez de préférence l’ingestion bucco-stomacale, comme faisaient nos pères, qui ne s’en portaient pas plus mal.


UNE AFFAIRE
DE
TOUT PREMIER ORDRE


Cet homme, adorné d’une belle barbe blonde couleur de moisson mûre, était un homme entre deux âges, et, à ce qu’il me parut, entre deux vins, car la pourpre de son teint trahissait l’abus des boissons fermentées et des spiritueux.

Sa nationalité était celle du Lapon.

Je n’ai eu que peu d’occasions, en ma vie pourtant si diaprée, de hanter des Lapons ; aussi me ruai-je sur cette bonne fortune offerte.

Bien que d’une taille exiguë, ce Lapon avait de hautes visées et ne parlait rien moins que de placer la Laponie, sa chère Laponie, à la tête des nations civilisées, et cela dans pas très longtemps.

Il parlait un français très correct panaché, point désagréablement, d’un léger accent lapon, et scandait la plupart de ses phrases d’une petite lampée de swenska punch.

Moins l’accent lapon, j’imitais la conduite momentanée de cet homme du Nord : je sifflais, entre autres, le traître swenska punch avec un déplorable abus.

Sur ce que je m’informais pourquoi surtout il était venu en France, il dit :

— Pour peu que vous ayez voyagé sur les routes de France, vous avez remarqué, et principalement au bas des côtes, de gros piliers portant à leur sommet cette indication : Chevaux de renfort. Avez-vous remarqué ?

— Que de fois !

— Beaucoup de ces poteaux ne sont plus que les pâles vestiges d’une civilisation disparue. Il y a bien les piliers, mais les chevaux de renfort sont allés se rafraîchir dans les neiges d’antan. Ils ne servaient plus à rien, la grande route étant devenue veuve de rouliers.

— La faute aux chemins de fer ! Ceci tuera cela.

— Longtemps, en France, on la crut morte et bien morte, la belle route nationale que jalousaient les nations voisines et dont s’enorgueillissaient à bon droit mille départements français.

— Mille ! Vous exagérez, mon vieux Lapon !

— Non, elles n’étaient pas mortes, vos belles routes nationales, et, la preuve, c’est qu’à l’heure qu’il est, l’admirable réseau de ces chemins qui sillonnent votre patrie a repris une vie active, un air de joie et de prospérité…

— Grâce à la bécane !

— Grâce à la bécane, vous l’avez dit. Et les bonnes vieilles auberges campagnardes renaissent de leurs cendres ! À nous les omelettes au lard et les petits reginglards du pays !

— Le roulage est mort, vive le tourisme !

— Et vous, agents-voyers, comme dirait d’Esparbès, sortez de votre torpeur et entretenez-nous nos routes, si bien, mille tonnerres ! qu’on dirait des pistes !

— Malheureusement, les agents-voyers sont toujours au café… Tenez, les quatre messieurs qui jouent à la manille, à cette table, ce sont quatre agents-voyers.

— Ah ! vraiment !

— Et les deux qui jouent au billard, aussi !

— C’est bien triste. Mais il n’y a pas, pour le tourisme, que cet inconvénient de routes parfois mal entretenues : il y a aussi les côtes.

— Ah ! oui, les côtes !

— Pour un cycliste vigoureux et bien entraîné, une côte est un jeu d’enfant ; mais pour des personnes déjà âgées, pour de tout jeunes gens, pour de frêles petites femmes, une côte raide et longue constitue un épouvantail qui suffit souvent à dégoûter de la route bien des gens.

— On ne peut pourtant pas raboter la France… pour faire plaisir à des vieillards décrépits ou à des fillettes chlorotiques.

— Inutile de raboter la France ! J’ai un truc et, sans toucher aux côtes, j’en supprime l’inconvénient. C’est même pour lancer cette affaire-là que je suis venu en France.

Et mon petit homme sortit de sa poche un prospectus dont le titre était ainsi conçu :


SOCIÉTÉ FRANCO-LAPONE
pour le tirage,
au moyen de rennes,
des cyclistes aux montées.


— Ce que les chevaux de renfort, continua le Lapon, faisaient pour les grosses voitures des rouliers, mes rennes le feront pour les cyclistes. Un petit attelage fort ingénieux s’adapte à toutes les machines. Mes rennes sont dressés à donner juste la traction équivalente à l’effort de montée, de sorte que le cycliste, ainsi tiré, n’a qu’à continuer à pédaler comme s’il était sur une route absolument horizontale.

— Ce sera pittoresque.

— Et surtout pratique.

— Le renne s’acclimate-t-il bien chez vous ?

— Admirablement, sauf dans le Midi. Mais cela n’a aucun inconvénient, car, dans le Midi, les vélocipédistes sont si forts, si forts, qu’il sont obligés de mettre le frein pour monter les côtes !

. . . . . . . . . . . . . . .

La Société Franco-Lapone pour le tirage, au moyen de rennes, des cyclistes aux montées, va lancer une émission d’actions dans la seconde quinzaine de septembre.

C’est un placement absolument sûr, une occasion unique pour la petite épargne.

Ceux de nos lecteurs qui désireraient souscrire une ou plusieurs actions peuvent m’envoyer directement leur argent. (Se presser.)


LE MÉTICULEUX VIEILLARD


J’ai eu l’occasion, comme tout le monde, de rencontrer, dans ma vie, des gens propres et même des gens extraordinairement propres.

Mais d’aussi propres que ce petit bonhomme-là, jamais je n’en ai rencontré, jamais ! Dès qu’on l’aperçoit sur la route, tout de suite on s’écrie : « Mon Dieu, que ce petit bonhomme-là est propre ! » et il vous paraît si propre que, lorsqu’il est passé, on se retourne pour contempler, quelques instants encore, un tant propre petit vieillard.

Comment arrive-t-il à donner une sensation aussi vive de propreté ? Je ne sais pas au juste, mais il est probable que c’est en se lavant beaucoup et en revêtant du linge et des habits d’une irréprochable netteté.

Le boucher du pays, à qui je demandais des détails sur ce méticuleux personnage, sembla ravi de pouvoir exhaler une vieille rancune :

— Ce bonhomme-là ? grommela-t-il. S’il n’y avait que des gens comme ça dans la commune, tout le monde pourrait bien crever de faim !

Non pas que son cœur fût plus dur qu’un autre, mais c’était un homme qui ne faisait pas aller les affaires.

Depuis dix ans qu’il était fixé dans le pays, on ne l’avait vu acheter ni un kilo de pain, ni une livre de viande, ni une once de café, ni un clou de girofle, ni un grain d’ellébore, ni une barrique de vin, ni un arobe de madère, ni un gallon de whisky, ni une bouteille de cognac, ni un boujaron de rhum.

De quoi donc vivait cet homme ? pantelez-vous.

De rien, ou tout au moins, de fort peu de choses : cet homme s’était fait une règle de se nourrir uniquement d’œufs frais, et encore, ces œufs, les récoltait-il dans sa propre basse-cour.

L’eau pure étanchait sa soif.

Les gens du pays disaient de lui : « C’est un original. » Les gens du pays eussent été plus près de la vérité en proclamant : « C’est un sage ! »

Et peu s’en fallut que je ne fusse intégralement conquis aux pratiques de ce raisonnable individu.

Certes, il y avait, dans son cas, un peu de manie (ne cherchons pas à le dissimuler), mais on y pouvait constater surtout un grand bon sens et une intelligente application au vivre des leçons de la physiologie.

J’eus l’immense avantage de lui plaire tout d’abord : pas cinq minutes après la connaissance faite, il m’appelait son cher ami.

— Je ne vous invite pas à déjeuner, ajouta-t-il en souriant, car vous vous accommoderiez sans doute fort mal de mon régime.

J’ébauchai une vague grimace mi-acquiesceuse, mi-protestataire.

— Voyez-vous, continua le méticuleux bonhomme, les œufs, il n’y a que ça ! Les œufs, c’est propre, au moins ?

— C’est par propreté que vous vous nourrissez d’œufs ?

— Par hygiène, aussi, mais surtout par propreté. L’idée de manger de la viande tripotée par un boucher qui vient de mettre ses mains je ne sais pas où, pouah ! C’est comme le pain ! C’est comme les légumes ! Tandis que l’intérieur d’un œuf, parlez-moi de ça, comme propreté !

— Et cet aliment vous suffit ?

— Pourquoi ne me suffirait-il pas ? L’œuf est un aliment complet, puisqu’il est composé de toutes les molécules qui constituent le petit poulet, avec ses os, ses muscles, sa graisse, ses nerfs, tout quoi !… Il ne manque rien dans un œuf.

— Et vous buvez de l’eau ?

— Rien que de l’eau, et de l’eau sans microbes, je vous prie de le croire !

— Vous la filtrez ?

— Mieux que ça ! j’ai un truc à moi : je fais bouillir mon eau ; quand elle bout très fort, je la porte à la cave (une cave aussi fraîche qu’une glacière). Les microbes attrapent, à ce petit jeu-là, un chaud et froid dont ils ne se relèvent jamais. Pas un n’échappe au carnage. Je la filtre et je peux alors me vanter de boire de l’eau propre.

— Ne boire que de l’eau, c’est bien débilitant.

— Débilitant, l’eau ? Croyez-vous donc, jeune homme, que les taureaux s’abreuvent de malaga ? Et pourtant, quand ils vous flanquent un coup de corne, vous le sentez, dites ? Et les lions du désert, croyez-vous qu’ils sablent le champagne à tous leurs repas ? Allons donc, l’eau est le tonique par excellence, l’eau propre, bien entendu !

La maison de cet homme est assez particulière, en ce sens que pas un morceau de bois n’a contribué à sa construction.

— C’est sale, le bois, et ça ne peut pas se nettoyer !

Tout est en acier, en granit et en céramique.

Chaque matin, une énorme pompe à vapeur inonde la maison jusque dans ses plus petits replis.

Sauf le linge et les vêtements du bonhomme, pas une maille d’un tissu quelconque n’a mis les pieds dans cette maison.

Trois ou quatre fois par jour, notre vieil ami rentre chez lui, se nettoie de fond en comble et prend de nouveaux vêtements qui sortent d’une étuve aseptique fonctionnant sans trêve.

Mais ce qui me charma le plus dans cette maison, ce fut la façon dont l’homme propre peut se vanter de manger des œufs frais.

Sur un feu jamais éteint bout une casserole pleine d’eau.

Les poules, admirablement dressées à cet exercice, accourent dans la cuisine, dès qu’elles sentent l’œuf prêt à faire son entrée dans le monde.

Elles penchent sur la casserole leur orifice ouvert, et l’œuf tombe directement du cul de la poule dans l’eau bouillante.

Voilà, je pense, un record de l’œuf frais difficile à battre !


LÉGITIME REVENDICATION


Bornons-nous, pour aujourd’hui, à enregistrer une légitime réclamation.

Elle se passe de commentaires, et j’en suis ravi, car je m’en trouve complètement dénué en ce moment, et j’ai passé un marché avec une grande maison anglaise qui m’interdit de me servir de tout commentaire ne sortant pas de ses manufactures :


« Cher monsieur,

» À qui j’adresserais cette âpre réclamation, longtemps j’hésitais entre M. votre oncle Francisque Sarcey et vous-même.

» Je conclus pour vous-même, rapport au nommé Symbole auquel aurait pu croire votre digne parent, et dont le vieux bougre se serait méfié peut-être.

» Si vous n’avez rien de mieux à faire pour le moment, relevez le bas de votre pantalon et entrons dans le vif de la question.

» (Je serai obligé à messieurs les typographes d’employer les capitales pour les trois lignes suivantes, afin de les distinguer de la professionnelle et bafouilleuse littérature circonvoisine qui les enserre.)

» Plus il fait chaud, plus je me vois forcé de grimper haut dans le tube des thermomètres.

» Ces jours-ci, dans certains appareils dont il me serait pénible de désigner avec plus de précision les propriétaires, je fus contraint d’atteindre, en plein soleil et au moment le plus chaud du jour, des degrés sis pas loin du 45e centigrade.

» Par contre, quand viendra l’hiver, je n’aurais rien de mieux à faire que de stagner dans des bas-fonds de thermomètres, au risque d’y geler bêtement et sans plus de gloire que les pontonniers de la Bérésina (Honneur et Patrie !)

» Serait-ce pas plus simple, entre nous, de chavirer l’état des choses en question ?

» Plus il ferait froid, plus je grimperais haut à l’échelle, et ça me procurerait de l’exercice.

» Plus il ferait chaud, plus je me tiendrais tranquille, dans les environs de pas loin de zéro degrés, où j’attendrais patiemment la fraîcheur du soir.

» La science n’y perdrait rien ; l’humanité y trouverait son compte.

» C’est en vous que j’espère, cher monsieur, mollement, d’ailleurs.

» Veuillez, etc., etc., etc.

 » Signé : Le Mercure
des Thermomètres. »


Pas plus tôt cette lettre reçue, je fis un bond à l’Observatoire, où je ne pus me mettre en contact qu’avec un vague subalterne.

Je sortis entièrement découragé.

Du courage, Mercure des Thermomètres, du courage encore !

  1. Tissu extrêmement souple, dont plusieurs mètres tiendraient dans le creux de la main.
  2. Beaucoup de personnes, dévorées par le Démon de l’Analogie, disent le chat d’une aiguille. Ces personnes ont tort : on doit écrire le chas.

    Bescherelle, que je viens de consulter pour illuminer ma religion, ajoute une notice rétrospective et suggestive éminemment :

    « Se disait autrefois de la fente entre deux poutres. On dit maintenant travée. »

    Travée… J’aurais beaucoup de peine à me faire à ce mot-là.

  3. L’élection d’Escudier comme conseiller municipal du quartier Saint-Georges demeurera un des bons souvenirs de ma vie :

    George Auriol avait fait une chanson électorale qui obtint un vif succès. Le refrain en était :

    Tararaboum de hay !
    Votons pour Escudier !
    C’est l’plus plus chouett’ du quartier !
    Tararaboum de hay !