On n’est pas des bœufs/Un homme modeste

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UN HOMME MODESTE


À propos de décorations, on m’a conté une histoire qui me semble valoir son pesant de ruban.

De plus, sachant ma manie d’exactitude, on a cru devoir me garantir la totale véracité de l’anecdote.

Il y avait une fois un député (ou un sénateur, je ne me souviens plus), dans les environs du centre de la France, qui possédait, comme grand électeur en son arrondissement, un brave homme de jardinier, nature simple et loyale.

En dehors de nombreux services suffrago-universels, notre parlementaire devait une infinité de petites sommes d’argent à l’excellent pépiniériste.

(Car, — triste à dire ! — on peut siéger au sein des assemblées délibératives et devoir de l’argent au monde.)

Appelons spirituellement, pour rendre plus cursif le conte, ce mandataire Amédée Duchèque, et poursuivons.

Duchèque, empêché de verser à son dévoué horticole le moindre acompte, eut l’idée de le dédommager, en honneurs.

Du dernier bien avec le gouvernement, comme le furent toujours les ennemis de la République, Duchèque implora pour son protégé le ruban du Mérite agricole, plus connu sous le nom de poireau.

— Comment donc, mon vieux Duchèque, c’est entendu ! fit le ministre d’alors, un garçon sur qui le parti comptait beaucoup mais qui a mal tourné depuis.

Duchèque sortit de chez le haut fonctionnaire, sur les deux oreilles, bien tranquille au sujet de sa demande.

Oui, mais voilà !

Duchèque s’était trompé d’établissement.

Il avait sollicité le Mérite agricole du ministre de l’instruction publique.

Et, au 14 Juillet suivant, ce qui devait arriver arriva : le jardinier fut, froidement, nommé officier d’Académie.

Oh ! mon dieu, la chose n’avait rien de grave en soi, et l’erreur n’était pas de celles qui chahutent le rythme des évolutions cosmiques !

Du vaudeville seulement devait en résulter.

Un soir que Duchèque rentrait chez lui, il trouva la carte de son fidèle jardinier, venu à Paris par train de plaisir :


VICTOR BONCHRÉTIEN
Jardinier-pépiniériste
Membre de l’Académie Française


Duchèque se releva plusieurs fois, la nuit, pour en rire.

Le lendemain, les propres explications de l’homme aux fleurs éclairèrent sa religion.

D’un doigt, il désignait le ruban violet, et de l’autre :

— Merci ! balbutiait-il simplement.

— Mais, cré nom d’un chien, se tordait Duchèque, vous vous trompez ! Vous êtes officier d’Académie, vous n’êtes pas membre de l’Académie Française !

L’autre hochait modestement la tête.

— Officier d’Académie ! Mais tout le monde me blaguerait dans le pays, moi, un humble jardinier !… Membre, simple membre, cela suffit !