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On peut toujours ajouter un rayon au soleil Partie 5

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Dépassés par nos sentiments

Il ne fallait plus nous parler de Roumanie. Pour nous, c’était l’overdose ! L’adoption d’Esther-Julia nous en avait fait voir de toutes les couleurs. Nous avions subi un an de tension et de stress. Enfin, nous pouvions souffler.

Mais dans un coin de notre cœur, nous gardions le souvenir du petit Daniel-Alexandre. Nous espérions sincèrement qu’il trouve une famille. Un jour, nous avons téléphoné à Doïna et Panti, avec qui nous avons gardé des liens d’amitié. Nous leur avons demandé des nouvelles de Daniel-Alexandre. Nous voulions savoir s’il avait des chances d’être adopté. Il ne figurait toujours pas sur la liste des enfants adoptables. De plus, aucune adoption ne se faisait plus dans son orphelinat. Ça ne lui laissait plus aucune chance.

Le 8 mai 1993, un an jour pour jour après l’arrivée d’Esther-Julia, nous avons écrit au Comité roumain pour l’adoption. Nous avons demandé que cet enfant soit adopté, et nous nous sommes proposés pour le faire. Nous n’avons reçu aucune réponse. Alors, nous avons encore demandé à Doïna de nous aider. Il fallait constituer un dossier pour que Daniel-Alexandre devienne adoptable. Elle nous a dit « Mais vous n’allez jamais y arriver ! » Et moi, je lui ai répondu : « De toutes façons, si on ne tente pas, on n’y arrivera pas. Mais si on tente, on a peut-être une chance… »

Depuis l’adoption d’Esther-Julia, les lois roumaines avaient changé. Il fallait passer par l’intermédiaire d’une association pour adopter. Nous avons contacté un organisme parisien, leur expliquant le cas de Daniel-Alexandre. Nous voulions qu’il trouve une famille et proposions notre dossier.

Nous avons fait une demande d’agrément pour l’adoption. Une assistante sociale est venue nous voir. Elle s’est sentie complètement déroutée par notre cas. Elle ne comprenait pas ce qui nous poussait à adopter. Elle a parlé de « boulimie d’enfants », du « mal du petit », pensant que nous ne pouvions nous passer de tous petits enfants. Elle avait aussi l’impression que nous n’adoptions pas pour constituer une famille, mais d’abord pour des raisons humanitaires.

Ce qui m’a choquée, c’est qu’elle n’a même pas pris la peine de rencontrer nos enfants. Elle avait peur que nous démissionnions en cas de problèmes, à leur adolescence. Si elle les avait rencontrés, elle se serait rendu compte que les plus grands, déjà ados, allaient très bien, et que nous assumions jusqu’au bout notre rôle de parents.

Il a fallu attendre cinq mois pour obtenir son rapport. La conclusion était très ambigüe. Nous avons tout de même obtenu notre agrément en avril 94.

Or, l’association d’adoption avait rejeté notre dossier, et s’est proposé de trouver une autre famille pour Daniel-Alexandre. La nouvelle nous a effondrés. Nous avions été dépassés par nos sentiments. En nous battant pour que Daniel-Alexandre puisse un jour avoir des parents, nous nous étions investis affectivement. Il était devenu notre enfant, malgré nous.

En vérité, nous n’étions pas du tout neutres. Cet enfant, nous l’avions connu en même temps qu’Esther-Julia. Jamais nous n’aurions pu le donner à une autre famille. Daniel-Alexandre était venu spontanément à nous. C’est lui qui nous avait choisis. En plus, il avait un prénom composé, comme tous nos enfants. Vraiment, il était fait pour notre famille !

L’association l’a compris. Elle nous a laissé notre chance en se retirant. Un peu par miracle, nous avions trouvé une autre association, Païdia… à trois kilomètres de chez nous ! Nous étions ravis d’être soutenus dans notre démarche.

En un mois, notre dossier était sur les bureaux de Comité Roumain à l’adoption (C.R.A.), à Bucarest. Il est arrivé en même temps que celui de Daniel-Alexandre. Pour nous, c’était un signe !

Je me suis dit : « Cette fois-ci, ça va être une adoption reposante ! » Je m’étais trompé. Notre cas était tellement particulier qu’il a fallu que nous intervenions nous-même. L’association et notre avocat nous disaient régulièrement : « Ecoutez, là, c’est de votre énergie et de vos arguments qu’on a besoin. Jouez votre dernière carte ! » Une nouvelle fois, nous nous sommes retrouvés en première ligne. Bien malgré nous !

Chaque fois que j’appelais le Comité Roumain je voyais que rien n’avançait. Souvent, je raccrochais en larmes. Esther-Julia m’a demandé, un jour : « Pourquoi tu pleures toujours quand tu téléphones en Roumanie ? ». Je lui ai expliqué que c’était parce qu’il fallait encore attendre avant d’aller chercher Daniel-Alexandre, et que ça me faisait mal au cœur. Et pour elle, téléphoner en Roumanie était devenu le synonyme de pleurer !

Je crois que, de nos enfants, c’est elle qui l’attend avec le plus d’impatience. Je pense qu’elle se sent très solidaire de lui. « Quand j’étais en Roumanie, je pleurais », m’a-t-elle dit. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a dit que c’était parce qu’elle n’avait pas de maman et a ajouté : « Daniel-Alexandre aussi il pleure, parce qu’il attend toi… ».

« C’est mamica ! »

« Vous pleurez, madame Frappé ? » Au bout du fil, mon interlocutrice était intriguée par mon émotion. C’est vrai que je manquais de mots pour dire toute ma joie, tout mon soulagement. Nous venions enfin d’obtenir l’accord du C.R.A. pour adopter Daniel-Alexandre. C’était le 20 décembre 1994. Jean-Matthieu, tout ému, m’a dit comme pour s’excuser : « Maman, moi, je ne pleure pas, parce que pour un enfant, c’est dur de pleurer de joie… »

Nous sommes partis passer les fêtes de Noël chez mes parents. Pour eux, adopter Daniel-Alexandre, six ans et demi, c’était de la folie. Nous avions nos billets pour partir en Roumanie, le 1er janvier. Mais nous avions choisi de ne leur en parler qu’après les fêtes de Noël, pour ne pas trop les tracasser.

Nous sommes allés ensemble à la messe de Noël. Et voilà comment le prêtre a commencé son homélie : « Ceux qui portent le message de Noël, ce sont les plus petits, ce sont les Romanichels. » Éthymologiquement, Romanichel veut dire « qui vient de Roumanie ». C’était sa première phrase… Juste après la communion, un morceau de flûte roumaine est passé. Ça nous a tous bouleversés. Le lendemain matin, Pierre, mes parents et moi nous sommes retrouvés à la cuisine. Ma mère nous a dit : « J’ai rêvé qu’il fallait qu’on garde vos enfants, et que vous partiez pour la Roumanie ». Elle ne savait pas que nous devions effectivement nous envoler, quelques jours plus tard…

A notre retour de Roumanie, j’ai parlé à mes parents de notre rencontre avec Daniel-Alexandre. ans leur tête, c’était déjà leur petit-enfant. Ils l’attendent avec la même impatience que nous.

Le premier janvier, nous étions à Bucarest. En deux jours, nous avons réussi à boucler complètement le dossier. Notre avocat nous a vraiment bien aidés. Il ne restait plus qu’à faire le jugement. Si tout se passait bien, nous pourrions repartir avec Daniel-Alexandre !

Le cœur serré, nous sommes allés à l’orphelinat de Novaci. C’est là que se trouvait Daniel-Alexandre, que l’on avait changé d’établissement depuis peu.

Il nous restait quelques images fugitives de ce petit garçon. Des images vieilles de trois ans et demi… Jamais nous n’avions repris contact avec lui. Nous ne lui avions même pas écrit. Ça valait mieux, tant que nous n’étions sûrs de rien. Il n’aurait pas fallu qu’il nourrisse de faux espoirs…

La directrice a préféré attendre la fin de sa sieste pour aller le chercher. Nous sommes restés deux heures à tourner en rond ! Enfin, il est arrivé, tout seul, comme un grand. Il a ouvert la porte avec un large sourire, fier comme tout. Il est venu tout de suite contre moi. Je me suis dit : « Cet enfant, c’est ton fils ». La directrice lui a demandé : « Qui c’est ? » Et il a répondu : « Mamica, Mamica ». En roumain, ça veut dire « Petite maman ». Je n’avais pas l’habitude qu’on m’appelle comme ça. Mais je sentais tout ce que ce mot voulait dire pour Daniel-Alexandre. Ça m’a complètement remué le cœur.

Je suis resté un peu en retrait, comme toujours. Mais très vite, il est venu toucher ma barbe. Ça l’intriguait ! Il m’a appelé « Moscraciun » (Père Noël). Ça le faisait rire. Immédiatement, nous nous sommes sentis complices, tous les trois. C’était très chouette.

J’ai vraiment retrouvé le gamin qui était venu jouer avec nous, trois ans auparavant. La même bouille, les mêmes yeux en amande, avec des sourcils en accent circonflexe. Et puis cette même joie de vivre qui nous avait tant touchés.

La directrice nous l’a confié pour quelques jours. Tous, nous espérions que ce soit pour toujours. Marie-Christine a sorti l’anorak, les bottines et le chapeau qu’elle avait ramenés pour lui. C’était le plus heureux des petits garçons. J’étais attentif à tous ses gestes pour essayer de le connaître. Il prenait les manches de son pull dans la main pour l’enfiler, des petites choses comme ça. Il m’a semblé très débrouillard !

Nous nous sommes promenés en voiture. Daniel-Alexandre était aux anges ! Je l’ai mis sur mes genoux pour qu’il voit un peu mieux. La moindre chose l’émerveillait. Quand il a aperçu un mouton, il s’est écrié : « Une vache, une vache ! »

Il est resté dormir avec nous. Dans son lit, il a eu un petit moment de cafard. Alors, nous nous sommes assis tous les deux à côté de lui, à lui parler tout doucement, à lui faire des petites caresses. Et il a retrouvé sa gaieté.

Nous gagnerons !

L’avocat était sûr qu’on allait gagner le jugement. Mais moi, j’avais une peur terrible que ça ne marche pas. Tant que nous ne savions pas la réponse de son jugement, j’aurais préféré que Daniel-Alexandre reste à l’orphelinat. Les moments que nous passions avec lui étaient formidables. J’avais très peur que lui comme nous, on s’attache trop.

Quand le juge a reçu notre avocat et qu’il vu notre nom sur le dossier, son sang n’a fait qu’un tour. Il se souvenait trop bien de nous. C’est avec lui que nous avons eu tant d’ennuis pour Esther-Julia. Et perdu tant de temps ! Il a fallu que nous retombions sur lui. Tout ce que notre avocat a pu faire, c’est de le convaincre de confier le dossier à un autre juge. Cela voulait dire attendre encore. Nous ne savions pas combien de temps…

Nous ne repartirons pas avec Daniel-Alexandre. Alors, il m’était impossible de rester plus longtemps avec lui. C’était trop douloureux de savoir qu’il faudrait ensuite le ramener à l’orphelinat. Je ne voulais pas créer de rêves inutiles. Le temps de faire nos bagages, et nous retournions à l’orphelinat. Le trajet a été terrible. Nous ne savions pas comment expliquer à Daniel-Alexandre ce qui était en train de se passer. Il ne pouvait pas comprendre.

Je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer. Alors, il a pris mon bras en me disant : « Nu plinge, mamica, nu plinge. » (ne pleure pas, petite maman). Et puis, il a vu qu’on arrivait dans la rue de l’orphelinat. Là, il a compris. Il est devenu tout blême, et il a dit, d’une voix toute déçue : « Oh, casa de copii » (Oh, la maison d’enfants…). Son sourire, sa joie de vivre se sont effacés d’un seul coup. On avait donné à cet enfant un papa et une maman, pour la première fois de sa vie. Et au bout de 24 heures, on les lui retirait. C’était inhumain. Mais comment faire comprendre une telle chose à un juge ?

Nous sommes repartis en France, vraiment désemparés. Les enfants étaient très déçus que Daniel-Alexandre ne soit pas avec nous. Nous avons attendu la suite de événements. Le jugement était fixé au 19 janvier. Il n’a pas eu lieu. Le juge qui avait repris le dossier a voulu recommencer toutes les procédures à zéro.

On nous a fait revenir en Roumanie en mars, simplement pour redonner notre consentement oral. Nous sommes allés revoir Daniel-Alexandre, qui ne comprenait vraiment pas pourquoi nous ne l’emmenions pas en France. Il cherchait la voiture en disant : « On s’en va en France ? ». Et puis, quand nous sommes allés le reconduire à l’orphelinat, il est allé chercher les petits cadeaux que nous lui avions fait, il les a mis dans deux petits sacs en plastique. Il les a accrochés à son blouson en disant : « Ce sont mes bagages pour partir en France ! » Et nous, nous étions obligés de le laisser là. Dans l’incapacité de lui dire quand nous viendrons le chercher pour de bon.

Nous retournerons en Roumanie autant de fois qu’il le faudra. Nous ne baisserons jamais les bras. Parce que Daniel-Alexandre est devenu notre enfant. C’est pour cela que nous gagnerons le jugement !

Voilà ce qui nous révolte : c’est qu’il puisse exister dans le monde des enfants dont on a oublié complètement l’existence. Des enfants privés de famille. Ça ne devrait pas exister.

C’est cette révolte qui nous fait avancer. Et qui nous empêche de nous arrêter. Nous sommes des gens ordinaires. Simplement, nous nous sommes retrouvés sur un chemin qui, lui, était vraiment extraordinaire. Nous nous sommes battus, nous avons pleuré, nous avons douté parfois. Mais surtout, nous avons espéré, et nous espérons encore. Même si nous savons que nous connaîtrons encore des moments difficiles. Notre bonheur, nous l’avons trouvé dans cette vie-là, avec chacun de nos enfants.

Pour rien au monde, vraiment, nous n’échangerions notre vie d’aujourd’hui contre une autre…

Epilogue

16 mars 1995. Tension et attente. Notre avocat est à Tîrgu Jiu pour la quatrième tentative de jugement. Nous recevons le même jour la version définitive de notre livre. Coïncidence ?

« Allo ? Monsieur Frappé ! J’ai une bonne nouvelle. VOUS AVEZ GAGNÉ !  ! Maintenant, vous pouvez écrire la dernière page de votre livre ! »

Encore une fois, la Roumanie nous fait pleurer… de joie. Nos espoirs ont été si souvent déçus que nous n’osons y croire. Il faut toute la journée pour réaliser cette nouvelle annoncée par Viorel, notre avocat. A la maison, nous sommes tous graves, émus, à côté de nos pompes.

Le soir, nous distribuons à chaque enfant une copie du manuscrit. Chacun s’isole pour relire avidement son histoire, dans un coin de la maison, devenue exceptionnellement silencieuse. Quand enfin nous parvenons à rassembler tout le monde pour le repas, alors, c’est l’explosion de joie. Les rires fusent, les souvenirs, les anecdotes, les redécouvertes parfois. Et Daniel-Alexandre qui va venir !! Il y avait longtemps que la table familiale n’avait pas vu un tel chahut !

Ce soir, nous osons enfin accrocher au mur un grand prénom à colorier pour décompter les trente derniers jours !

Ce soir, à la prière, la petite flamme de bougie qui nous a toujours guidés, dansera.