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Ondine (La Motte-Fouqué)/IX

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Traduction par anonyme.
Hachette et Cie (p. 52-57).


IX

LE CHEVALIER PART AVEC SA JEUNE FEMME


HULDBRAND fut bien étonné, le lendemain matin, à son réveil, en constatant qu’Ondine n’était plus à ses côtés. Il se laissait déjà reprendre par cette idée que son mariage et la gracieuse fille des ondes elle-même n’étaient que rêve et illusion, quand Ondine reparut et lui dit :

— Je suis sortie de bonne heure pour aller voir mon oncle le ruisseau. Il a tenu parole et ses eaux ont tout à fait repris leur cours paisible d’autrefois. D’ailleurs toute la région a retrouvé son calme des beaux jours ; tu peux donc quand tu voudras reprendre le chemin de ton pays.

Quelques instants après, les deux époux se trouvaient sur le seuil de la chaumière, et, devant le beau paysage qui s’étendait devant eux, Huldbrand, songeant à ce berceau de son amour, ne put s’empêcher de dire :

— Pourquoi nous hâter de partir ? Cet endroit est charmant et nous ne connaîtrons peut-être plus, ailleurs, des jours de douce solitude comparables à ceux que nous passons ici. Qu’il nous soit donné au moins de revoir deux ou trois fois le soleil se coucher sur ce paysage ami.

— Que la volonté de mon seigneur et maître soit faite, répondit Ondine souriante. Mais je pense aux deux bons vieillards qui ont été ici mes parents nourriciers. Ils vont avoir beaucoup de peine en apprenant notre départ, et je ne saurais peut-être pas leur cacher suffisamment que mon amour en m’attachant à toi m’a bien détachée d’eux. J’aime mieux aussi qu’ils ignorent mon âme nouvelle ; le souvenir qu’ils garderont de moi sera plus léger, la séparation entre nous moins cruelle. Telle qu’ils m’ont connue, un oiseau, une fleur me remplaceront exactement… C’est pour toutes ces raisons que je serais heureuse de voir abréger le moment pénible du départ.

Le chevalier comprit ces raisons. Il alla trouver le vieux pêcheur et sa bonne femme et leur parla avec bonté. Puis Ondine et lui, accompagnés du moine, prirent congé d’eux. L’adieu fut marqué d’affection et de reconnaissance de la part de chacun. Ondine surtout embrassa ses parents adoptifs avec la plus grande tendresse et leur dit de bonnes paroles d’une voix pleine de larmes. Puis Huldbrand aida son épouse à se placer sur le cheval, dont il saisit la bride, tandis que le prêtre marchait de l’autre côté ; et l’on se mit en route.

Les deux bons vieillards, qui sanglotaient sur le seuil de leur maisonnette vide, répondirent aussi longtemps qu’ils purent aux gestes gracieux de leur Ondine, et puis un silence triste se mit à peser autour d’eux sur la presqu’île qui leur parut toute changée.

Les trois voyageurs arrivèrent bientôt sous les ombrages touffus de la forêt. Ondine était plus ravissante que jamais sur son noble coursier ; le prêtre paraissait grave, dans sa robe austère de moine ; Huldbrand, ceint de son épée, la plume hardiment plantée dans le chapeau, était le chevalier intrépide. Ondine et lui ne cessaient de se regarder, de s’admirer l’un l’autre. Au bout d’un certain temps, ils s’aperçurent avec surprise que le moine était en grande conversation avec un quatrième personnage, venu ils ne savaient d’où et qui s’était joint mystérieusement à eux. Ce personnage portait une longue robe blanche aux plis flottants ; son aspect était imposant quoique étrange. Au moment où les deux jeunes gens les remarquèrent, il disait au prêtre :

— Je vis depuis longtemps dans cette forêt, digne seigneur, sans être pourtant un ermite au sens où vous entendez ce mot. Je ne suis pas ici par esprit de pénitence. J’aime la forêt parce qu’elle me semble tout particulièrement belle et que j’ai plaisir à me promener, dans mes vêtements qui ondoient, sous les arceaux légers qui traversent, telles des flèches d’or, les rayons du soleil. Le soleil est de mes amis ; il joue volontiers parmi les reflets chatoyants de ma robe d’argent.

— Vous êtes un homme tout à fait étrange, répondit le moine.

— Mais vous-même, qui êtes-vous donc ? demanda l’étranger.

— Je suis le Père Heilmann, dit le prêtre, et je viens du couvent de la Salutation, qui est situé de l’autre côté du grand lac.

— Moi, répondit l’homme à la robe flottante, je m’appelle Kühleborn, le sire de Kühleborn, voire même le baron de Kühleborn, car si le mot baron signifie homme libre, il est vraiment fait pour moi, nul n’étant plus libre que moi sur cette terre… À propos, il faut que je dise un mot à cette jeune femme…

Et, brusquement, l’étranger se trouva à côté d’Ondine ; il parut quitter le sol pour atteindre au visage de la jeune femme et lui parler à l’oreille ; mais Ondine se détourna de lui, toute effrayée, en disant :

— Je n’ai plus rien de commun avec vous.

— Oh ! oh ! quelle grande dame vous faites, riposta en riant le sire de Kühleborn. Ne connaissez-vous plus vos parents ? Faut-il vous rappeler que c’est l’oncle Kühleborn qui vous a gentiment amenée dans cette contrée ?

— Je vous en prie, insista Ondine, éloignez-vous, mon oncle. Que pensera mon mari en me voyant en si singulière compagnie ?

— Ma chère petite nièce, répondit Kühleborn, vous savez bien que je suis ici pour votre défense ; sans moi, les gnomes malicieux pourraient vous jouer quelque vilain tour. Laissez-moi donc vous accompagner, vous servir de protecteur. Le vieux prêtre que voici m’a accueilli plus aimablement. Il m’a dit que mon visage ne lui était pas inconnu ; et, en effet, j’étais la vague qui l’entraîna dans le lac et le porta ensuite sous les arbres de la presqu’île, près de la chaumière, afin qu’il pût bénir ton mariage.

« Ma chère petite nièce, répondit Kühleborn, vous savez bien que je suis ici pour vous protéger »

Mais Ondine dit encore à Kühleborn :

— Je vous en prie, mon oncle, n’insistez pas, retirez-vous. Voici que j’aperçois la fin de la forêt : nous n’avons donc plus besoin de vous. Laissez-nous continuer en paix notre chemin.

Ces paroles eurent le don de déplaire à Maître Kühleborn qui ne cacha pas sa mauvaise humeur et lança à sa jeune nièce un coup d’œil significatif. Ondine, effrayée, poussa un cri et appela son époux à sa défense. Le chevalier s’élança aussitôt, l’épée haute, pour frapper Kühleborn. Mais l’arme en s’abaissant ne rencontra qu’une trombe d’eau qui s’abattit sur les voyageurs et les inonda de la tête aux pieds. En même temps, d’un rocher voisin une belle cascade se mit à jaillir dont les eaux, en bondissant gaiement sur la pierre, imitaient le bruit de petits rires ironiques.

Le moine, comme s’il sortait d’un rêve, dit alors :

— Il y avait un moment déjà que je voyais cette cascade près de nous. J’ai même cru tout d’abord que c’était un homme et que cet homme nous parlait.

Huldbrand allait répondre quand, de la cascade, lui parvinrent très nettement ces paroles :

         Beau chevalier
         Noble et courageux
         Tu fais ton devoir
Et je ne saurais t’en vouloir :
Protège toujours ainsi ton épouse,
Sois toujours son fidèle chevalier.

Encore quelques pas et les voyageurs se trouvèrent hors de la forêt. La ville leur apparut alors. Ses tours et ses clochers, dressés vers le ciel magnifique, étincelaient dans la lumière du soleil couchant.