Onze Chapitres sur Platon/Chapitre 3

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Paul Hartmann (p. 37-52).

III

PARMÉNIDE

J’ai approché l’homme, mot bien jeune et lui bien vieux ; il m’a paru avoir une profondeur de tout à fait grande race.
(Thééthète.)

Ce qu’il y a de plus beau dans le célèbre Parménide, c’est que Socrate y est jeune encore ; ainsi Platon n’est pas né ; quelque chose de la doctrine s’élabore avant lui, sans lui. Ce sont comme des pensées laissées à elles-mêmes, et qui préparent sa venue. Se chercher soi tel qu’on était avant de naître, c’est le mouvement humain ; car nous ne nous risquons à penser d’abord que sous le masque de nos prédécesseurs. Pensées météoriques. Un ciel orageux d’abord, où percent quelques rayons ; et puis tout rit, l’éther se creuse ; ce sont des pensées de ce pays-là.

D’abord, sur les idées, sur la participation des choses aux idées, sur le rapport des idées à Dieu, ce sont des échanges à demi-mot entre Socrate et les deux augures, Parménide, le philosophe de l’Un, et Zénon, le Zénon de la flèche et de la tortue. Toutefois ces deux illustres laissent un moment leur doctrine propre, comme s’ils en étaient rassasiés, et s’entretiennent des idées éternelles par allusion, comme d’un sujet cent fois débattu, et déjà tombé au lieu commun. C’est par les idées que les choses sont ceci ou cela, grandes ou petites, belles ou laides ; mais comment cela se peut-il, si les idées forment elles aussi comme un monde de choses éternelles et incorruptibles ? Comment chaque idée, étant unique, peut-elle se joindre à plusieurs choses ? N’est-ce point par la ressemblance que se fait cette union, et la ressemblance n’est-elle pas une autre idée, distincte de l’idée et de la chose ? Ou encore l’idée commune à l’idée et à la chose n’est-elle pas une idée, et ainsi sans fin ? Il y aurait donc idée d’idée, et alors quand penserons-nous ? Quel terme fixe, quel point de secours et de certitude, si nous nous laissons aller à penser ce que presque tous pensent, à savoir que les idées ressemblent aux choses, et sont comme des modèles dont les choses seraient d’imparfaites copies ? En vérité ce monde des idées est aussi fuyant que l’autre. On y soupçonnerait une sorte de mouvement et de génération. Mais quoi de plus absurde, en ces pensées de Dieu ? Au reste ce monde supérieur se suffit à lui-même, et il le faut bien. Ce qui a rapport à l’essence du maître, c’est l’essence de l’esclave, et non point l’esclave ; en revanche l’esclave ici n’est point l’esclave d’une idée, comme serait l’essence du maître ; mais il est l’esclave d’un maître de chair, soumis comme lui au changement de toutes les choses périssables. Par cette même raison l’idée de commandement suprême, qui est celle de Dieu, ne peut commander ici, de même que l’idée de savoir suprême, qui est encore celle de Dieu, ne peut savoir ici. Immenses difficultés, connues, éprouvées, épuisées par la plupart de ceux qui se sont risqués en ces chemins. Un Platonisme s’en va mourant, et Platon n’est pas né.

Là-dessus, que devons-nous comprendre, nous qui lisons ? Ces difficultés nous semblent lestement présentées, pour ne pas dire de peu de poids. Ce qui nous paraît difficile, c’est de soutenir en notre pensée ce monde des formes séparées, ce monde de modèles qui doit ressembler à notre monde, le refléter jusqu’au détail, donc engendrer en lui-même éternellement, (mais comment possible ?) jusqu’aux changements insaisissables, jusqu’aux choses éphémères et de peu que nous voyons ici-bas. Car enfin, il faut bien que ce monde des idées soit la vérité du nôtre. Et notre objection n’est pas : « Comment se joindra-t-il au nôtre » Mais plutôt : « Comment se distinguera-t-il du nôtre » Ajoutons à cela que s’il s’en distingue quoiqu’il y ressemble, l’idée même de ce rapport entre les deux mondes formera un troisième monde encore, égal à ces deux, mais plus riche qu’eux de leur différence. Parménide annonce à Socrate bien d’autres difficultés que celles qu’il énumère comme en courant. C’est donc à nous d’errer ici, chacun à notre manière, en ce Platonisme faux que l’on ne peut tuer. Il est bien plaisant de remarquer que c’est Platon lui-même qui nous avertit, et qui nous montre, en ce grand préambule, quelle est l’erreur que nous devons premièrement secouer de nous, si nous voulons savoir plus avant. Mais quelle erreur ?

En Platon la réponse se trouve toujours, et fort proche de la question, mais toujours aussi sans lien avec la question. Cet auteur sans cesse se délie, imitant de Socrate ces digressions, ces ruptures, ces fuites, ces soudains changements de prise qui contrastent si fort, en tous les Dialogues, avec la suite serrée des demandes et des réponses. L’avertissement se trouve au commencement de l’entretien, lorsque Parménide demande à Socrate, si curieux du bien en soi et de la vertu en soi, s’il croit qu’il y ait une idée aussi, une idée éternelle, de l’homme, du feu, de l’eau. Et quant aux choses viles, comme cheveu, boue et crasse, qu’il y en ait idée éternelle là-haut, Socrate n’ose pas le dire. « C’est que tu es jeune encore, Socrate ; c’est que la philosophie ne t’a point saisi, comme je crois qu’elle fera quelque jour, quand tu ne mépriseras plus aucune chose ». Énigme, si l’on s’attache à vouloir que l’essence de chaque chose soit éternellement et à part de la chose. Énigme, si l’on veut que chaque chose soit comme la copie d’une idée. Énigme, si l’on veut que l’idée ressemble à la chose, et, pour mieux dire, soit une autre chose. Que l’idée existe et soit objet, que les idées se limitent, se heurtent, se mélangent comme font les choses, se ressemblent ou diffèrent comme font les choses, et soient enfin juxtaposées, comme sont les choses, en un mot qu’elles existent comme les choses existent, ces suppositions définissent un idéalisme trop prompt, non assez délié des apparences, et, en un autre sens, trop pressé de mépriser l’apparence, et cherchant, au delà de l’apparence, quelque autre monde qui expliquerait terme pour terme l’apparence. Mais l’autre côté de la chose est encore chose, et l’autre monde est encore ce monde-ci. J’avertis le lecteur, par anticipation, de ceci, que les idées en Platon n’ont nullement forme de choses, ni fonction d’en donner la ressemblance ou le modèle.

Aristote, disciple ingrat, dit que Platon a changé seulement les mots dans le système de Pythagore. Pythagore disait que les choses imitent les nombres ; Platon dit que les choses participent aux idées. Quand on aura compris comment les choses telles qu’elles paraissent supposent le rapport, qui leur est substantiel, quoiqu’évidemment il ne soit point d’elles, on jugera que ce changement de mot n’était pas un petit changement. Et, d’après les exemples déjà tirés du Thééthète, on soupçonne que le rapport se montre dans la chose, et même s’en sépare, mais que, pris en soi autant que le discours permet cette abstraction, il ne garde rien de la chose, et se dérobe à l’imagination. Et l’erreur est ici d’imaginer au lieu de penser, d’imaginer un modèle de l’homme auquel l’homme ressemblerait plus ou moins. Métaphores. Mais il faut convenir aussi que l’erreur était difficile à éviter, puisqu’Aristote ne semble pas avoir saisi l’importante différence entre imitation et participation. Ce n’est pas que le second de ces mots soit par lui-même assez clair, mais c’était beaucoup d’écarter le premier, qui, lui, est trop clair. Cet aveuglement d’Aristote fait scandale dans l’histoire des idées. On voudrait dire qu’Aristote, écoutant Platon, suivait déjà en son esprit l’autre philosophie, qui est une philosophie de la nature, au regard de laquelle l’idée, aussi bien que le nombre, n’est qu’artifice de représentation. Revenant au Parménide, sachons bien que Platon ne nous en dit pas si long, ni dans ce dialogue, ni ailleurs. Nulle part il ne se laisse entourer ni lier. Il échappe comme l’idée toujours échappe. Du moins nous apprenons un mouvement de poursuite, qui est de l’esprit, non des mains.

Voici maintenant que tout change, et que le vieux Parménide consent à donner quelque idée, au jeune Socrate, des exercices auxquels on doit se livrer préliminairement, si l’on veut espérer de saisir, en leur précieuse vérité, le beau, le bon et le juste. Ici commence un jeu de discours, le plus abstrait et le plus facile, et qui semble le plus vain, le plus sophistiqué, le plus inutile, le plus creux qui soit. Pour conduire le disciple à prendre au sérieux ce jeu, juste assez, mais non point trop, il est utile de rappeler ce qu’était Parménide, et quels paradoxes il jeta dans le monde. Rien n’est plus aisé à comprendre dès que l’on s’en tient au discours. L’être est et le non-être n’est pas, tel est l’axiome initial. D’où l’on tire que l’être est un ; car s’il était deux, un des deux ne serait pas l’autre ; et n’être pas ne peut se dire de l’être. Indivisible aussi ; car par quoi divisé ? Par un autre être ? Même impossibilité. Un donc, sans semblable, sans parties, tel est l’être. Tout ce qui est, il l’est. Ce qui n’est pas n’est rien, et donc n’a aucune puissance d’être jamais ; ce qui n’est pas ne sera pas. L’être ne deviendra donc jamais ce qu’il n’est pas. Absolument il ne peut devenir, ni changer en aucun sens. Il est immuable, Immobile encore plus évidemment. Le mouvement des parties y est impossible puisqu’il n’a pas de parties ; le mouvement du tout na pas de sens, puisque l’être est sans rapports avec quoi que ce soit. Zénon, le disciple, est célèbre pour avoir prouvé directement, s’attaquant à l’apparence même, que le plusieurs n’est point et que le mouvement n’est point. Ces derniers arguments sont les mieux connus, et ne se laissent point mépriser ; c’est même par la flèche et l’Achille qu’on apercevra quelque résistance logique en ces aériennes constructions. De Parménide on sait bien ce qu’il concluait ; on tire aisément ses preuves de ce que Platon lui fait dire. Quel genre de preuves ? Logique au sens rigoureux du mot, c’est-à-dire fondé uniquement sur le discours. Que la loi du discours soit la loi des choses, c’est la supposition peut-être la plus téméraire qui soit ; mais il est difficile de la bannir tout à fait de nos pensées. Après les sévères leçons de Kant, nous nous posons maintenant de belles questions. « Quand je construis le triangle et que je le perçois, suis-je sur le chemin de l’idée ? Ne sont-ce pas plutôt mes discours invincibles, invincibles à partir d’une hypothèse, qui me rapprochent de l’idée ? » Il semble que la chose nue ne puisse porter la preuve, ni non plus le discours nu. On verra, on soupçonne déjà que Platon interrogeait de même le triangle, le carré, le cercle. Et il faut savoir que cette querelle de l’esprit avec lui-même n’est pas réglée. La pure logique se cherche toujours, et prétend toujours.

Il y eut sans aucun doute une ivresse de discours en ce monde Grec, où le principal pouvoir venait de persuader. Quelques-uns, qui usaient fort bien de ce jeu, le surmontaient par un autre jeu. Gorgias passe pour avoir soutenu, en des preuves alternées, que l’être est, puis que le non-être est ; qu’ainsi l’être n’est pas ; mais de nouveau que l’être est. C’était comme un pur art de plaider. Et la preuve en cette fragile dialectique était, autant que nous savons, celle-ci, que l’on retrouve aussi dans Platon, c’est qu’on ne peut pas dire de quoi que ce soit qu’il n’est pas s’il n’est absolument pas, car alors on n’en penserait rien du tout. On peut mépriser ce genre d’argument, qui étonne à peine, et qui n’éclaire point. Convenons pourtant que c’était une première réflexion. L’esprit se retire des choses et cherche ses propres lois. Il ne trouve rien de solide ; il se moque ; il rit. C’est quelque chose de rire ; et ce qui fait rire a paru digne encore de ce beau nom d’esprit. Si l’on veut se garder ici de trop de sérieux, il faut lire, avant le Parménide, l’Euthydème, qui est une bouffonnerie sans malice, où l’on trouve des raisonnements comme celui-ci : ta chienne a des petits ; elle est mère ; elle est tienne ; donc elle est ta mère. Socrate ne fait que rire devant ces grossières apparences ; on ne réfute point ce qui n’est que jeu de mots. Toutefois je soupçonne que l’art profond et toujours très caché de Platon veut ici nous faire entendre qu’en d’autres sujets, et quand la conclusion nous plaît, nous savons bien faire arme de raisonnements qui ne valent guère mieux que celui-là. On verra, par d’autres exemples, que Platon excelle à faire entendre, sous l’apparence d’un simple jeu, ce qu’il importe le plus de savoir. On se demande si Platon n’aurait point pesé et jugé cette logique du prétoire, qui prouve si aisément ce qui plaît, et enfin s’il n’a pas saisi, dans sa forme pure, cet art de plaider qui savait si bien se moquer de lui-même. Certes il ne faut pas oublier que c’est Platon qui a nommé dialectique cet autre art, sérieux et profond entre tous, qui permet de remonter aux pures idées et peut-être d’en redescendre. Mais tout nous dit qu’il n’a rien montré, en ses Dialogues, de la vraie dialectique. Sa constante méthode est, au contraire, de nous dessiner quelque tableau énigmatique où soudain nous nous reconnaissons, nous et nos pensées. Ainsi avertis, et libres à l’égard du discours, nous pouvons aborder la deuxième partie du Parménide. Donc, et sur le modèle de ces raisonnements que j’ai reproduits plus haut, on cherche, en posant que l’un est, ce qui en résulte et n’en résulte pas pour l’un et pour les autres choses. L’un est indivisible, sans parties, sans forme, sans mouvement, sans changement, sans âge, c’est-à-dire sans rapport au temps. On reconnaît la thèse de Parménide. Mais ici il prouve ensuite tout le contraire, d’après cette remarque que, si l’un est, on n’a plus seulement l’un, on a aussi l’être, qui est autre que l’un, et encore l’autre, qui fait, si l’on peut dire, un troisième personnage, et enfin tous les nombres, les parties, le changement, le mouvement, l’âge. Après quoi l’on revient, et l’on suppose que l’un n’est pas. Mais il importe de tout lire, puisque Parménide nous a avertis qu’il s’agit seulement d’un exercice. On remarquera que ce jeu est joué avec un sérieux étonnant. Il serait sans fin ; il cesse sans que l’on sache pourquoi. Encore une fois Platon nous laisse là.

Cette sorte de nébuleuse est-elle grosse d’un monde ? Faut-il voir ici les premières articulations d’un système où les idées de nombre, d’espace, et de temps naîtraient de l’un indéterminé, par une division intérieure, par une opposition et corrélation à la fois, qui serait la loi cachée de toutes nos pensées ? On peut le croire, malgré l’apparence de simple exercice, annoncée d’abord, et encore marquée dans la suite par le changement de l’hypothèse. Et, quoique Platon semble vouloir nous fatiguer d’une métaphysique qui prouve ce qu’elle veut, il est permis de chercher en ce dialogue comme le fantôme d’une doctrine secrète. Car la négligence de Platon est souvent étudiée. Il n’annonce jamais ce qui importe, et même nous détourne quelquefois de nous y jeter, comme s’il craignait par-dessus tout la prise brutale des mains. Mais quand le système y serait, quand on pourrait ici deviner, sous le jeu des contradictions, quelque chose de cette méditation pythagorique qu’Aristote rapporte de Platon, et qui faisait naître toutes les pensées et toutes les choses de l’un et du deux, il reste, de ces entretiens entre Platon et Socrate, qui sont tout notre Platon, une leçon cent fois redite, et qui a plus de prix que le système. Mais qu’est-ce que c’est donc ? Une légèreté de touche, une précaution devant la preuve, un retour au commencement, un art de tendre, et de détendre, de nouer et de dénouer le fil ténu ; une défiance à l’égard de cette pensée terrestre, qui tire de l’essence les propriétés comme d’un tonneau ; une attention, au contraire, à l’univers entier des relations, oppositions, répulsions, attractions, qui font un ciel mouvant de formes, d’impalpables et d’instables nuées, légères de secrets, d’aventures et de créations. N’y pas trop croire. N’a-t-il pas dit aussi qu’il faut toujours quelque contraire de Dieu ? Il nous contera d’autres mythes, ceux-là chargés de matière, et de vies sans commencement. Ici, à l’opposé, l’esprit sans mémoire, l’esprit neuf et trop libre, qui se refuse à continuer ; ici le mythe de l’entendement pur, peut-être.