Opéra et Drame, I (Wagner, trad. Charnacé)

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Opéra et Drame
première partie
Traduction : Guy Charnacé


OPÉRA ET DRAME
INTRODUCTION

Aucun phénomène ne peut être entièrement compris dans son essence même, s’il n’est complètement réalisé. Une erreur ne se dégage tout à fait que lorsqu’elle a passé par toutes ses transformations et qu’elle a parcouru toutes les voies nécessaires à son existence.

On ne pouvait comprendre la vanité et le caractère anti national de l’opéra, que lorsque cette vanité et ce caractère étaient arrivés à leur manifestation la plus complète et la plus révoltante. L’erreur qui sert de base au développement de cette forme de l’art musical, ne se manifesta que lorsque les plus nobles génies eurent dépensé toute leur activité artistique à explorer le labyrinthe de cette erreur, sans en trouver l’issue, revenant toujours à son point de départ, et qu’enfin ce labyrinthe fut devenu une sorte d’asile d’aliénés pour toutes les vanités de ce monde.

L’opéra moderne, apprécié aujourd’hui du public, est, depuis longtemps, pour les artistes honnêtes, un objet du plus vif dégoût. Mais ceux-ci n’accusent que la corruption du goût et la frivolité de ceux qui l’exploitent, sans considérer que cette corruption tout à fait naturelle et cette frivolité sont inévitables. Si la critique était ce qu’elle s’imagine d’être, elle eût déjà résolu le problème de l’erreur où se meut l’opéra et pleinement justifié le dégoût des artistes honnêtes. Au lieu de cela, elle n’a montré que l’instinct de çe dégoût, elle n’a fait que tourner autour du problème, éprouvant à la résoudre le même embarras que l’artiste à se frayer une issue hors de l’erreur.

Le grand mal, pour le critique, réside dans sa nature même. Le critique ne sent pas la nécessité pressante qui pousse l’artiste à la persévérance et qui arrive à lui faire dire : « La chose est ainsi et non autrement. » Si le critique veut imiter en cela l’artiste, il tombe infailliblement dans le vilain défaut de la présomption, il se prononce avec suffisance sur des choses qu’il ne sent pas d’instinct, qu’il juge d’après les principes arbitraires de l’esthétique et au point de vue de la science abstraite. Si, au contraire, le critique connaît sa vraie position dans le monde artistique, il devient prudent et timide, se contente de rassembler des phénomènes pour les soumettre à une étude nouvelle, mais n’ose jamais prononcer le mot décisif avec la sûreté de l’enthousiasme.

La critique vit, de la sorte du progrès continu, en d’autres termes, de l’entretien perpétuel de l’erreur ; elle sent que, si l’erreur venait à être écartée, la réalité, la vraie et nue réalité, entrerait en scène, la réalité qui peut vous réjouir, mais qui n’est plus matière à critique, — de même que l’amant, quand la passion l’emporte, ne s’avise pas de méditer sur la nature et l’objet de son amour. Il manquera toujours à la critique, tant qu’elle existera, d’être entièrement pénétrée de l’essence même de l’art ; hors de là, elle ne pourra jamais être entièrement à son objet. La critique vit de si et de mais. Si elle se plongeait complètement dans le fond des phénomènes, elle ne pourrait exprimer nettement qu’une chose, qui est précisément ce fond même, — à supposer que le critique puisse avoir l’aptitude nécessaire, — c’est-à-dire l’amour du sujet. Mais ce fond est tel qu’exprimé nettement, il rendrait toute critique impossible. Il y va donc de l’existence même de la critique, d’être prudente, de se tenir à la surface des phénomènes, d’en conjecturer les effets, et, grâce aux si circonspects et aux mais impuissants, elle peut se tenir dans le vague et prolonger ainsi son existence.

Et cependant il faut que nous mettions tous la main à la critique ; c’est par elle seule que nous pouvons avoir conscience de l’erreur que les phénomènes mettent en évidence dans une tendance artistique ; le seul moyen de se défaire d’une erreur est de la connaître. Il faut que les artistes qui ont, sans le savoir, entretenu l’erreur et l’ont poussée à des hauteurs telles qu’elle est désormais devenue intolérable, fassent maintenant, pour la vaincre complètement, un dernier et viril effort en s’occupant eux-mêmes de critique ; de cette façon ils anéantiront l’erreur et supprimeront en même temps la critique pour redevenir de nouveau et sérieusement des artistes pouvant s’abandonner sans crainte à leur inspiration, sans souci de la définition esthétique de leurs desseins. Le moment est venu où cet effort est impérieusement nécessaire ; il faut que nous fassions ce que nous devons pour permettre que d’autres le fassent, si nous ne voulons pas sombrer dans une méprisable imbécilité.

Quelle est donc cette erreur dont tous ont le sentiment, mais dont personne n’a la parfaite connaissance ?

J’ai sous les yeux le travail d’un critique d’art capable et expérimenté. C’est un article assez long de la Gegenwart, intitulé l’Opéra moderne. L’auteur y groupe de la façon la plus intelligente tous les faits marquants de l’histoire de l’opéra moderne et en déduit clairement l’erreur sur laquelle il repose. Cette erreur, il met presque le doigt dessus, il la montre à nos yeux ; mais il se sent si impuissant à en indiquer la source, qu’au lieu de se prononcer sur ce point, il préfère se perdre dans l’exposition la plus erronée des faits eux-mêmes, troublant en quelque sorte le miroir qu’il avait éclairé d’une si vive lumière.

Il sait que l’opéra n’a pas d’origine historique, je veux dire naturelle, qu’il n’est pas né du peuple, mais bien de l’arbitraire artistique. Il en devine très-bien le caractère funeste, lorsqu’il fait cette déclaration : « c’est une grave méprise chez la plupart des compositeurs contemporains, tant allemands que français, de chercher à atteindre par la voie de la caractéristique musicale, des effets qu’on ne peut obtenir que par le langage intelligible de la poésie dramatique. »

Cet écrivain arrive à se demander si l’opéra n’est pas une forme de l’art contradictoire en soi et contre, nature ; il la montre, et cette fois sans trop s’en rendre compte, poussée jusqu’au dévergondage dans les œuvres de Meyerbeer. Mais au lieu, de dire franchement et brièvement la chose nécessaire, celle que presque tout le monde sait, il cherche à prolonger indéfiniment la critique, en exprimant ses regrets de ce que la mort de Mendelssohn a ajourné la solution du problème !

Que veut donc montrer le critique par ces regrets ?

Il prétend prouver de deux choses l’une : ou que Mendelssohn, grâce à la finesse de son intelligence et à ses aptitudes extraordinaires pour la musique, eût écrit un opéra d’où les contradictions, signalées dans cette forme de l’art, eussent disparu ; ou bien que, malgré cette intelligence et ces aptitudes, il n’eût pas été en état de créer cet opéra, condamnant ainsi le genre.

Le critique croit donc que cette démonstration dépendait uniquement de la volonté d’une personnalité particulièrement douée au point de vue musical ? Mais Mozart était-il donc un musicien moins considérable que Mendelssohn ? Est-il possible de trouver quelque chose de plus achevé que chaque morceau de Don Juan. Mendelssohn eût-il pu faire mieux que de composer des morceaux égalant ceux de Mozart ? Voici en réalité ce qu’il veut : il veut le grand et harmonieux édifice du drame tout entier il veut, à proprement parler, le drame dans toute aa plénitude et dans toute sa puissance. Et à qui adresse-t-il ces exigences ? Au musicien.

Le résultat de son étude sur l’opéra, dans laquelle il avait réuni de sa main habile toutes les données de la science, il le laisse ainsi s’échapper et rejette le tout dans l’antique chaos ! Il veut se faire construire une maison, et s’adresse au sculpteur et au tapissier ! Quant à l’architecte, qui comprend aussi le sculpteur et le tapissier, ainsi que tous les autres auxiliaires nécessaires à l’érection du bâtiment, puisqu’il donne à l’activité commune un but et une règle, il n’y pense même pas ! Il avait résolu le problème, mais ce n’était pas la clarté du jour qui lui avait montré la solution, c’était un éclair dans la nuit obscure. Aussi, après sa disparition, le chemin lui devient-il subitement plus difficile à trouver qu’auparavant.

C’est ainsi qu’il tâtonne finalement en pleines ténèbres. Là où, comme dans les opéras de Meyerbeer, Terreur devient saisissable dans son horrible nudité ; mais que, frappé d’un complet aveuglement, il croit soudain voir le chemin, il trébuche et chancelle à chaque instant sur les pierres de la route ; tout objet qu’il touche lui cause une impression de dégoût, sa respiration est gênée par l’air empesté qu’il est obligé d’absorber ; et cependant il se croit sur le vrai chemin du salut, se donnant toutes les peines du monde pour s’abuser sur ce qui lui fait obstacle.

Eh ! bien, oui, il marche, mais sans en avoir conscience, dans le chemin du salut, celui par lequel il doit sortir de l’erreur, au moment où elle arrive k son plus haut degré d’intensité ; et cette sorte d’anéantissement, c’est la mort même de l’opéra, mort rendue définitive par le bon ange de Mendelssohn, venu à temps pour lui fermer les yeux.

La solution du problème est sous nos yeux, clairement exprimée dans les faits ; mais les critiques, de même que les artistes se refusent encore volontairement à la reconnaître ; et c’est précisément là ce qu’il y a de vraiment déplorable dans notre époque. Quelque sincères que soient nos efforts pour ne nous occuper que de la vraie substance de l’art ; quelque énergique que soit l’indignation avec laquelle nous nous mettons en campagne contre le mensonge, cependant nous nous abusons sur cette question, au point de devenir impuissants à combattre l’erreur, car nous conservons de parti pris sur la nature de la musique, la plus frappante de toutes les formes de l’art, des idées erronées auxquelles il faut attribuer la ruine évidente de l’opéra.

Il semble qu’il faille un grand courage et presque de la témérité pour confesser cette erreur et la signaler ouvertement. On s’imagine, en prononçant la sentence nécessaire, montrer l’inutilité de la production musicale contemporaine ; il faut donc, pour s’y résoudre, une très grande abnégation. Je m’y résignerai cependant, comme s’il ne coûtait aucune peine, comme s’il ne fallait pas la moindre hardiesse pour reconnaître simplement et sans manifester aucune surprise des choses qui sont depuis longtemps senties, mais qui aujourd’hui sont devenues incontestables.

J’hésite presque à prononcer solennellement la formule de l’erreur, car j’ai honte d’attacher l’importance d’une nouveauté considérable à une vérité si claire, si simple, si certaine, et qui semble devoir être connue de tout le monde. Si pourtant j’exprime cette formule sur un ton un peu prétentieux : si je déclare que l’erreur dans l’opéra consiste en ce qu’on a fait d’un moyen de l’expression (la musique) le but, et du but de l’expression (le drame) un moyen, ce n’est pas que je me targue d’avoir trouvé quelque chose de nouveau, c’est pour rendre l’erreur saisissable, afin de pouvoir mieux combattre la médiocrité qui s’est propagée chez nous dans la critique, et dans l’art.

Éclairons à la lueur de la vérité, renfermée dans la découverte de cette erreur les productions de l’opéra, et de la critique, et nous reconnaîtrons dans quel labyrinthe la composition et la critique se sont mues jusqu’ici; nous nous expliquerons comment, lorsqu’il s’agissait de créer, l’inspiration s’est brisée aux écueils de l’impossibilité, comment, lorsqu’il fallait juger, les têtes les mieux organisées sont tombées dans le radotage et la divagation.

Est-il nécessaire de démontrer la réalité de l’erreur que nous signalons dans l’opéra ? Douterait-on que dans l’opéra, la musique est le but, et le drame seulement le moyen ? Non assurément. La coup-d’œil le plus sommaire sur le développement historique de l’opéra nous fixe complètement sur ce point. Tous ceux qui ont raconté ce développement ont mis involontairement la vérité en évidence, et cela par le seul exposé des faits.

L’opéra n’est pas sorti des scènes populaires du moyen âge, scènes dans lesquelles nous reconnaissons une trace de l’alliance naturelle de la musique avec l’art dramatique.

Dans les cours somptueuses de l’Italie (seul pays de l’Europe civilisée où l’art dramatique n’a jamais atteint un développement tant soit peu considérable), des gens riches, las de la musique sacrée de Palestrina, avaient eu l’idée de demander à des chanteurs qui les divertissaient dans les fêtes, des ariettes, c’est-à-dire des airs populaires, dépouillés de leur véi’ité et de leur naïveté, et qu’on associait à des vers, formant tant bien que mal un ensemble dramatique.

Cette cantate dramatique, qui visait à tout, sauf au drame, est la mère de notre opéra ; elle est l’opéra lui-même. Et pendant qu’il se développait conformément à son principe, il devenait clair pour le poëte, utilisé comme auxiliaire pour ces divertissements musicaux, que son rôle consistait dans une forme poétique, qui devait uniquement se borner à fournir les mots réclamés par les besoins du chanteur et la forme musicale de l’ariette. La grande réputation de Métastase provenait de ce qu’il ne créait jamais le moindre embarras au musicien, qu’il ne lui montra jamais, au point de vue purement dramatique, d’exigences inaccoutumées, et se faisait le serviteur le plus humble et le plus dévoué des musiciens.

Ces rapports entre le poète et le musicien se sont-ils modifiés le moins du monde de nos jours ? Oui, si l’on considère ce qui, au point de vue musical, est appelé dramatique, mais aucunement en ce qui concerne ces rapports eux-mêmes. Aujourd’hui, comme il y a cent cinquante ans, le poète reçoit les inspirations du musicien, suit les fantaisies de la musique, se plie à l’humeur du musicien, choisit sa matière au gré du musicien et ses caractères suivant la voix du chanteur, créant les situations dramatiques en vue de certaines formes musicales. Bref, il se subordonne au musicien, et construit le drame d’après des considérations purement musicales, sous peine de passer pour un librettiste incapable. Cela est vrai, et je doute qu’on puisse accuser en rien la peinture que je viens de faire.

Le but de l’opéra, jusqu’ici, a toujours été la musique. Quand le drame a un but, c’est uniquement pour permettre à la musique de se développer et ce but ne supprime pas celui de la musique, il ne fait que le servir. Cela est reconnu de tout le monde ; personne ne s’avise de nier que la position du drame vis-à-vis de la musique soit telle que nous l’avons indiquée. C’est le développement extraordinaire de l’opéra qui fait que l’on s’est familiarisé avec ce monstrueux phénomène et qu’on est arrivé à croire à la possibilité de construire le drame réel sur la base de la musique absolue.

Comme je me propose de démontrer dans cette étude que l’alliance de notre [1] musique avec la poésie dramatique peut donner au drame une grandeur qui n’a jamais été soupçonnée, il faut que je commence par exposer l’erreur de ceux qui attendent cette forme suprême du drame de l’opéra actuel, où contrairement à la nature des choses, la poésie est subordonnée à la musique.

Commençons par nous occuper exclusivement de la nature de cet opéra.

R. WAGNER.
(Traduit de l’allemand.)

Si le lecteur a lu jusqu’au bout avec attention cette Introduction critique de M. Wagner, peut-être, aura-t-il pu, dans ce fatras de doctrines fausses, d’assertions hasardées, de syllogismes contradictoires où l’ithos vient en aide au pathos pour la plus grande, confusion des esprits raisonnables, démêler ses véritables pensées. Nous en aborderons l’ensemble et l’appréciation lorsque nous aurons dit quelle est l’impression première qui pour nous s’est dégagée de l’étude de ces quelques pages.

Évidemment, si M. Wagner écrit, c’est non point pour éclairer ses contemporains sur les questions délicates d’esthétique et de philosophie artistique qu’il aborde avec une égale désinvolture, mais en vue de sa glorification personnelle. À lui se rapportent toutes ses visées ; à la démonstration de l’excellence de ses propres œuvres tendent tous ses laisonnements. On n’accusera jamais M. Wagner d’avoir sacrifié si peu que ce soit à l’esprit de secte ou de camaraderie. Sa secte est toute en lui ; tous ses amis sont en lui-même. C’est l’application à la musique du mot classique de Médée :


Moi, dis-je, et c’est assez !


Le caractère de tout ce qu’il écrit est ainsi rendu totalement indélébile. Sa folle vanité, les présomptions monstrueuses d’une iriiagination délirante donnent à tout ce qu’il fait sa marque originelle. Il pousse la folie de l’orgueil jusqu’à ce genre de dépravation dont l’histoire de nos derniers troubles civils nous a fourni un exemple notable en la personne d’un peintre connu et qui consiste à vouloir tout détruire pour rapporter à soi tout ce qui s’édifiera.

Ainsi marchant à son but — sa propre apothéose — avec la confiance, la sérénité d’un aveugle ivre de haschich, il est naturel qu’il ne s’inquiète point des contradictions, des erreurs de fait, qu’il sème à chaque pas sur sa route, des flagrants délits d’ignorance qu’un enfant quelque peu disert pourrait aisément relever dans ses livres. L’autorité de la critique est nulle à ses yeux, et sans s’apercevoir qu’il instruit et juge, par là, un procès contre lui-même, contre ses écrits et contre ses doctrines, il tient pour nulles et non avenues toutes les opinions que ses devanciers dans notre ingrate carrière, ont émises avec une respectueuse ou virile fermeté sur les manifestations de l’art ou du goût musical.

Nous ne voulons point lui rendre mépris pour dédain et le traiter avec la superbe insolence dont il use à l’endroit d’esprits respectables s’il en fut jamais. Mais qu’on avoue, et qu’il avoue lui-même, que nul procédé ne serait plus légitime.

M. Wagner veut donc prouver qu’avant de se détourner de sa profession première pour venir annoncer au monde, comme un précurseur messiaque, le nouvel évangile musical, les maîtres de la musique dramatique avaient été des travailleurs inconscients, plus ou moins inspirés, plus ou moins heureux, plus ou moins habiles, mais absolument dépourvus de la faculté de généralisation qui permet seule de donner une œuvre comme le type définitif du genre adopté. II veut prouver qu’avant que sa plume féconde ne laissât tomber sur le papier les assonances et les dissonances du Tannhauser, de Tristan et Iseult des Niebelungen et des Maîtres chanteurs, la musique dramatique était un art enfantin cultivé sans doute avec un certain succès par des hommes bien doués, mais qu’aucune intelligence géniale n’avait porté jusqu’à son summum l’intensité créatrice. Et pour atteindre à ce but, il commence par déclarer, avec une olympienne sécurité, a que l’opéra moderne est depuis longtemps, pour les artistes honnêtes, un objet du plus vif dégoût ! »

Il pourrait nous convenir d’établir ici une distinction entre les dégoûtés et les œuvres qui dégoûtent, et de demander à M. Wagner quels sont les opéras qui le dégoûtent pour connaître par élimination ceux qui ne le dégoûtent pas. Il pourrait être utile de savoir, une fois pour toutes, que les œuvres dégoûtantes sont, suivant le jugement de M. Wagner, celles que les autres hommes ont considérées comme autant de créations immortelles. Mais nous ne voulons point pousser la malice jusqu’à ce degré de férocité. Nous voulons même bannir de ce débat purement esthétique jusqu’à l’apparence de l’esprit ; M. Wagner nous ayant, sur ce point, d’ailleurs, fort prudemment devancé.

Suivant lui donc, l’opéra moderne est non-seulement le résultat d’une erreur, ce qu’on pourrait littéralement comprendre en usant d’une extrême complaisance, mais il est lui-même une erreur flagrante ; et notre fougueux critique veut que cette erreur disparaisse « si nous ne voulons point sombrer dans une méprisable imbécilité. »

Ce sont là ses expressions propres. Il a jeté cette injure inepte et grossière à la face de toutes les majestés de l’art classique ; il a barbouillé de cette lie tudesque les bustes de marbre pur qui ornent les frontons de tous les monuments élevés à la gloire de la musique et qui peuplent, comme autrefois les dieux de l’Olympe, ce paisible et rayonnant empire de l’idéal parfait et de l’inspiration candide dont jamais il n’approchera lui-même et qu’il ne saurait même entrevoir. Il a écrit ces lignes, et les souvenirs de son éducation musicale ne sont point revenus un à un, paisibles mais éloquents fantômes, témoigner qu’il niait l’évidence qu’il niait le soleil, qu’il niait la lumière et que l’évidence, le soleil et la lumière se vengeaient en emplissant ses yeux d’étincelles, au point de les aveugler.

Mais il a compris qu’il ne pouvait produire cette monstrueuse assertion qu’en essayant de l’étayer sur des preuves ? la finesse germaine, dont il est imbu profondément, lui a révélé que s’il ne donnait point à ce paradoxe une sorte de sanction probante ou tout au moins démonstrative, sa violence même empêcherait ses lecteurs de lui accorder la moindre attention et par conséquent le plus mince crédit. Il s’est donc drapé avec gravité dans sa toge doctorale et a fait suivre immédiatement sa proposition de cette explication mirifique : « L’erreur de l’opéra consiste en ce qu’on a fait d’un moyen de l’expressionla musique — le but, et du but de l’expressionle drameun moyen. »

Ô grand Molière, qui expliquais si logiquement pourquoi le cœur était à droite et la rate à gauche, que n’aurais-tu découvert en d’aussi profondes et d’aussi graves paroles ! M. Wagner définit le drame, le but de l’expression — comme si le dramaturge se proposait simplement de faire un drame et non point de manifester certaines sensations, certaines idées, certains sentiments qui débordent de son âme — et il définit aussi la musique le moyen de l’expression. Or, comme ses devanciers ont confondu, selon lui, le but et l’expression… voilà pourquoi votre fille est muette. Voilà pourquoi Don Juan ne vaut pas le Vaisseau-Fantôme et comment il se fait que M. Wagner est le plus grand musicien, théoricien, praticien et esthétitien des temps passés, présents et futurs.

En langage omins pédantesque, M. Wagner signifie au monde musical que de telles audaces laissent assez froid, du reste, que dans Topera le drame n’a été jusqu’ici qu’un prétexte à musique et que la musique n’a pas été l’expression véritable des drames qu’elle était destinée à rendre sensibles.

Ainsi Lulli, Rameau, Gluck, Mozart, Beethoven Weber, Spontini, Chérubini, Meyerbeer ont tous versé lamentablement dans l’erreur ; et chez Meyerbeer principalement, l’auteur des Huguenots, cette œuvre où la musique vit du drame comme l’écorce de l’arbre, au dire de M. Wagner, l’erreur devient plus saisissable encore dans son horrible nudité. Ainsi pour tous ces grands musiciens la production de la musique, suivant la théorie que nous venons d’exposer plus haut, n’a été que le but et le drame que le moyen.

Naturellement M. Wagner, ce docteur qui a diagnostiqué les causes et pronostiqué les phases de la maladie, tient le remède en réserve. Le remède est dans ses œuvres. Hélas ! bien des gens le trouveront peu de leur goût. Il affirme encore une fois qu’il est le révélateur messiaque du drame lyrique. À de telles naïvetés, à de pareilles prétentions on ne saurait opposer utilement ni raisonnements, ni railleries. Aussi ne saurions-nous mieux faire, pour les réduire à leur néant que de placer en regard des affirmations de M. Wagner l’admirable préface que Gluck plaça en tête d’Alceste :

« Lorsque j’entrepris de mettre en musique l’opéra d’Alceste, dit-il, je me proposai d’éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l’opéra italien, et qui du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule. Je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations sans interrompre l’action ni la refroidir par des ornements superflus. Je crois que la musique devait ajouter à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans altérer les couleurs.

« L’imitation de la nature est le but que doivent se proposer les arts, c’est celui auquel je tâche d’atteindre. Toujours simple et naturelle autant qu’il m’est possible, ma musique ne tend qu’à la plus grande expression, et au renforcement de la déclamation de la poésie ; c’est la raison pour laquelle je n’emploie point les trilles, les passages ni les cadences qwe prodiguent les Italiens.

« Je me suis bien gardé d’interrompre un acteur dans la chaleur du dialogue pour lui faire entendre une ennuyeuse ritournelle, ou de l’arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer dans un long passage l’agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l’orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine pour faire un point d’orgue.

« Je n’ai pas cru non plus devoir passer rapidement sur la seconde partie d’un air, lorsque cette seconde partie était la plus passionnée et la plus importante, afin de répéter régulièrement quatre fois les paroles de l’air ; ni finir l’air où le sens ne finit pas, pour donner au chanteur la facilité de faire voir qu’il peut varier de plusieurs manières un passage.

« Enfin, j’ai voulu proscrire tous les abus contre lesquels depuis longtemps se récriaient en vain le bon sens et le bon goût.

« J’ai imaginé que l’ouverture devait prévenir les spectateurs sur le caractère de l’action qu’on allait mettre sous leurs yeux, et leur en indiquer le sujet ; que les instruments ne devaient être mis en action qu’en proportion du degré d’intérêt et de passion, et qu’il fallait éviter surtout de laisser dans le dialogue une disparate trop tranchante entre l’air et le récitatif, afin de ne pas tronquer à contre-sens la période et de ne pas interrompre mal à propos le mouvement et la chaleur de la scène.

« J’ai cru encore que la plus grande partie démon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté ; je n’ai attaché aucun prix à la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à l’expression, enfin il n’y a aucune règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l’effet.

« Voilà mes principes. Heureusement ce poëme se prêtait à merveille à mon dessein ; le célèbre auteur de l’Alceste ayant conçu un nouveau plan de drame lyrique, avait substitué aux descriptions fleuries, aux comparaisons inutiles, aux froides et sentencieuses moralités de passions fortes, des situations intéressantes, et un spectacle toujours varié. Le succès a justifié mes idées, et l’approbation universelle dans une ville aussi éclairée, m’a démonttré que la simplicité et la vérité sont les grandi principes du beau dans les productions des arts. »

Le lecteur doit être maintenant convaincu que M. Wagner n’est qu’un faux prophète et que l’auteur d’Iphigenie en Tauride avait, près d’un siècle avant que ce bel esprit souabe s’occupât et se préoccupât de l’avenir du drame lyrique, déterminé des règles d’esthétique musicale dont l’expérience a démontré l’irréfragable souveraineté !

Le litige principal est donc vidé et l’arrêt prononcé par le bons sens et le bon goût public ; il est démontré que M. Wagner ne considère la critique que comme un moyen d’exalter sa personne et de glorifier ses œuvres. Pourrait-on rester surpris, après cela de cette déclaration que la « critique vit de l’entretien perpétuel de l’erreur ? » Il atteste d’ailleurs au même endroit que l’erreur « est le progrès. » Nous serions assez volontiers de son avis s’il consacre ses théories musicales et esthétiques comme une des formes du progrès.


L’OPÉRA ET LE DRAME[2]
I

Toute chose vit et existe en vertu des nécessités, des exigences de son être. Il était dans la nature de la musique de se prêter à l’expression la plus variée et la plus exquise ; et jamais elle n’eût acquis cette puissance si elle ne se fût trouvée, en face de la poésie, dans une situation qui l’obligeait à répondre à toutes ses exigences, alors même que ces exigences avaient l’impossible pour objet. L’art musical doit ses formes à la danse et à la chanson. Quant le poëte voulut se servir de la musique pour renforcer l’expression du drame, il la trouva sous cette forme limitée de la danse et de la chanson, forme qui n’était que l’expression rudimentaire de ce qu’elle devait donner un jour. Si la musique était restée, vis-à-vis de la poésie, dans la situation qu’occupe aujourd’hui le poëte vis-à-vis du musicien, elle n’eût pu être employée par lui que dans une mesure fort limitée et ne fût jamais parvenue à la puissance d’expression qu’on lui reconnaît à présent. Il fallait donc que le musicien crût possible la réalisation de desseins irréalisables ; il fallait que la musique tombât dans cette erreur, — elle qui n’est qu’un simple mode d’expression — de vouloir déterminer d’une façon claire et complète certaines idées, de s’engager dans la téméraire entreprise de concevoir des plans, d’exprimer des pensées absolues, lorsqu’en réalité elle doit se renfermer dans un rôle secondaire.

La musique dans l’opéra s’est en conséquence développée en deux sens bien différents : dans le genre sérieux, grâce à tous les musiciens qui croyaient que leur art assumerait, sur lui, la reponsabilité de réaliser le but du drame ; dans le sens frivole, grâce aux musiciens qui, sentant d’instinct l’impossibilité de résoudre un problème contraire à la nature des choses, tournèrent le dos à ce problème, et préoccupés exclusivement de jouir des avantages que sa grande extension avait faits à la musique, s’adonnèrent sans réserve à une sorte d’empirisme musical. Il est nécessaire d’envisager d’abord le premier côté, le côté sérieux.

Nous savons déjà que la base musicale de l’opéra est l’air ; mais l’air à son tour n’est autre chose que la chanson populaire chantée par l’artiste devant le public aristocratique, — chanson dont on avait supprimé les paroles pour les remplacer par celles du poète requis pour cet office. La transformation du lied populaire en air d’opéra fut donc l’œuvre du chanteur auquel il importait moins de donner à l’air son expression vraie que de manifester ses facultés artistiques ; il déterminait les pauses qui lui étaient nécessaires, l’alternance de l’expression musicale, tour à tour émue ou calme, les passages qui lui permettaient de s’affranchir de toute contrainte rhythmique ou mélodique, déployait toute sa fantaisie, toute son habileté. Le chanteur recevait du compositeur comme le compositeur l’avait reçue du poêle la matière sur laquelle le premier exerçait sa virtuosité.

Il faut bien nous pénétrer de ces rapports originels entre les facteurs artistiques de l’opéra pour comprendre comment, dans la suite, tous les efforts faits pour les rétablir dans leur vérité ne purent que les troubler davantage.

À la cantate dramatique vint bientôt s’ajouter le ballet, grâce au désir des hommes riches de varier leurs plaisirs. La danse et les airs de danse furent empruntés à la danse populaire aussi arbitrairement que l’air d’opéra avait été emprunté à la chanson populaire ; la danse vint se juxtaposer au chant sans pouvoir s’y marier, et ainsi naquit pour le poète la tâche contraire à la nature des choses de relier, dans un ensemble quelconque, les manifestations des talents qu’il avait à faire valoir. Un enchaînement dramatique devenu de plus en plus nécessaire, devait réunir ce qui en réalité n’exigeait aucune liaison, de telle sorte que les intentions du drame furent dominées par des influences purement extérieures. Le chant et la danse restèrent complètement séparés, n’ayant d’autre but que de mettre en relief le talent du danseur ou du chanteur ; c’est dans le récitatif seul qui, par nécessité, leur servait de lien, que le poëte pouvait exercer son activité purement secondaire et que le drame pouvait donner signe d’existence.

Mais le récitatif, lui-même, n’était pas une invention nouvelle destinée à introduire le drame dans l’opéra ; longtemps avant que cette façon musicale de parler fût introduite dans l’opéra, l’Eglise chrétienne en avait fait usage pour les versets bibliques. Cette cadence que les prescriptions rituelles eurent bientôt rendue banale, qui avait ainsi perdu toute expression, passa dans l’opéra où l’arbitraire musical lui imposa toutes sortes de transformations ; de ih, sortit avec l’air, le ballet et le récitatif, tout le matériel du drame musical, tel qu’il s’est conservé jusqu’à nos jours. Les combinaisons dramatiques qui servaient de soutien à cette machine, devinrent également des clichés. Empruntées le plus souvent à la mythologie grecque qu’on comprenait mal, elles formèrent bientôt un appareil théâtral entièrement incapable d’éveiller l’intérêt, mais qui en revanche possédait la qualité de se prêter, à volonté, à la fantaisie des compositeurs ; c’est ainsi que les musiciens les plus dissemblables composèrent successivement des partitions sur les mêmes textes.

La révolution si célèbre opérée par Gluck, et que beaucoup d’ignorants considèrent comme ayant amené un changement radical dans la manière de comprendre l’opéra, n’eut en réalité d’autre effet que d’affranchir le compositeur du caprice du chanteur. Le compositeur qui, après le chanteur, avait le plus attiré sur lui l’attention du public — car c’était lui qui fournissait au talent du chanteur une matière toujours nouvelle — sentit que le chanteur lui faisait tort et voulut façonner cette matière à sa propre guise, de manière que le public appréciât aussi son œuvre. Deux voies étaient ouvertes au compositeur pour atteindre son but ambitieux. Il pouvait développer le sens purement matériel de l’air, en mettant à profit tous les moyens musicaux qui existaient, et même en inventer. Ou bien, — et c’est la voie où nous allons entrer maintenant, — il pouvait limiter l’arbitraire dans le débit de l’air en cherchant à lui donner une expression répondant au sens des paroles. Si ce texte, par sa nature, devait éveiller des sentiments, il y avait longtemps que les chanteurs et les compositeurs avaient eu spontanément l’idée de donner à leur virtuosité le caractère de la chaleur. Gluck n’était certes pas le premier qui eût écrit des airs où le sentiment se fit jour, par plus que ses chanteurs n’étaient les premiers qui les eussent dits avec expression.

Ce qui fait de Gluck l’initiateur d’un changement complet dans la position respective des facteurs artistiques de l’opéra, c’est la forme voulue et raisonnée qu’il indique comme une nécessité aussi bien pour l’air que pour le récitatif auxquels il faut donner une expression conforme au sens du texte. À partir de ce moment, le droit de dessiner le plan d’un opéra passe définitivement au compositeur ; le chanteur devient l’organe de l’intention du compositeur. Cette intention consiste en ce qu’une expression vraie devait répondre désormais au sens dramatique du texte. On mit ainsi obstacle au stupide amour-propre du virtuose, mais quant à l’organisme de l’opéra, rien ne fut changé à cet égard. L’air, le récitatif et le ballet restaient isolés l’un de l’autre dans l’opéra de Gluck, comme ils le furent auparavant et comme ils le sont encore de nos jours.

La position du poëte à l’égard du compositeur ne fut modifiée en rien ; au contraire, le compositeur devint un maître plus tyrannique depuis le jour où, ayant conscience de sa haute mission, il eut à décider du plan général de l’opéra. Le poëte ne songea même pas à se mêler de la conception de ce plan ; il n’envisageait la musique que dans les formes étroites et précises qu’il avait devant lui et qui liaient le musicien lui-même. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de tirer prétexte des nécessités dramatiques pour modifier ces formes de façon à ce qu’elles cessassent de mettre obstacle au libre développement de la vérité dramatique, car ces formes sacrées pour le musicien lui-même, étaient à ses yeux l’essence même de la musique. Lors donc qu’il eut à s’occuper de la composition d’un texte d’opéra, il devait plus soigneusement encore que le musicien, veiller à observer ces formes et tout au plus s’en remettre au musicien pour les élargissements et les développements qu’il pouvait subir, mais non imposer. C’est ainsi que le poëte, pénétré d’un saint respect pour le musicien, loin de contester à celui-ci la dictature dans l’opéra, ne fit que la lui assurer davantage.

La pensée de tirer parti de la position qu’on venait de conquérir pour agrandir réellement les formes connues alors, ne vint qu’aux successeurs de Gluck. Ces successeurs (parmi lesquels nous rangeons les compositeurs d’origine française et italienne qui à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci écrivaient pour les théâtres parisiens), en mettant encore plus de chaleur et de vérité dans l’expression, donnèrent à leurs morceaux de chant une base de plus en plus étendue. Les coupures primitives de l’air, quoique maintenues au fond, furent présentées d’une manière plus variée, les morceaux de transition furent eux-mêmes soumis à l’expression ; le récitatif se rattacha d’une manière moins arbitraire à l’air, y pénétra même comme expression nécessaire.

Mais lextension la plus considérable de l’air consiste en ce que plus d’un personnage fut appelé à participer à son débit, quand les besoins dramatiques l’exigeaient. Ainsi disparut avantageusement le caractère essentiellement monologique de l’ancien opéra. Les duos et les trios étaient connus depuis longtemps ; le caractère de l’air ne fut, au fond, modifié en rien par ce fait que deux ou trois personnages chantèrent dans le même morceau ; l’air, au point de vue de la mélodie et du ton thématique, resta semblable à lui-même, qu’il fût débité sous forme de monologue ou de duo ; les seuls changements qu’il subit furent des changements matériels, consistant en ce que les phrases musicales furent chantées par plusieurs voix, alternativement ou en chœur.

Rendre la musique susceptible d’expression vive, variée et individuelle, telle fut la tâche et l’œuvre de ces compositeurs, telle que cette œuvre se montre dans l’ensemble du drame-lyrique. Le fond musical de cet ensemble, ce furent toujours l’air, le récitatif et le ballet ; seulement, comme on avait reconnu la nécessité de donner à cet air et à ce récitatif une expression musicale en harmonie avec le texte, il fallait logiquement étendre la vérité de cette expression à tout ee qui, dans ce texte, se rattachait à l’ensemble dramatique. De l’effort sérieux qu’on fit pour réaliser cette conséquence nécessaire, naquit l’extension des vieilles formes musicales de l’opéra, telle que nous l’observons dans les opéras sérieux de Gherubini, de Méhul et de Spontini. On peut dire que ces œuvres ont accompli tout ce que Gluck voulait ou pouvait vouloir accomplir; elles ont atteint définitivement tout ce qui se pouvait dans la forme primitive de l’opéra, se créer de naturel, c’est-à-dire de conforme à la logique.

Le plusjeune de ces trois maître, — Spontini, était si pleinement persuadé d’avoir réalisé tout ce qu’il est possible d’atteindre dans le genre de l’opéra ; il croyait si fermement à l’impossibilité de dépasser ses propres œuvres, que, dans toutes les productions artistiques qui suivirent les œuvres de sa grande période parisienne, il ne fit pas la moindre tentative de dépasser, en forme ou en importance, le point de vue auquel il se plaçait dans ces œuvres. Il se refusa opiniâtrement à voir dans le développement romantique de l’opéra autre chose qu’une décadence manifeste de l’opéra. Il dut faire, à ceux auxquels depuis il s’ouvrait là-dessus, l’effet d’un homme entiché, jusqu’à la folie, de ses propres œuvres, et cependant il ne faisait qu’exprimer une conviction basée sur une appréciation très-saine de la nature de l’opéra. Spontini pouvait dire, à bon droit, à propos de la naissance du nouvel opéra :

« Avez-vous donné à la forme essentielle des éléments musicaux de l’opéra un développement plus large ? Ou bien, quand vous avez voulu dépasser cette forme, avez-vous pu faire quelque chose de passable et de sain ? Les parties mauvaises de vos œuvres ne sont-elles pas mauvaises parce que vous avez voulu sortir de ces formes, et quand vous avez fait quoi que ce soit de bon, l’avez-vous pu faire autrement qu’en vous maintenant dans ces formes ? Et cette forme, où se montre-t-elle plus grandiose, plus large et plus élendue que dans mes trois grands opéras parisiens ? Qui oserait dire qu’il a réalisé cette forme plus brillamment et plus énergiquement que je ne l’ai fait moi-même ? »

Il serait difficile de donner à Spontini une réponse qui puisse le confondre ; plus difficile encore de lui prouver que lorsqu’il nous tient pour fous, il est fou lui-même. C’est que dans Spontini c’est la voix honnête et convaincue du musicien qui parle et qui s’exprime ainsi : « Si le musicien doit rester maître du plan de son opéra, il lui est impossible, s’il ne veut pas mettre à jour toute son impuissance, d’aller plus loin que je ne suis allé moi-même. » Cela veut dire involontairement : « Si vous voulez davantage, il faut que vous vous adressiez non au musicien, mais au poëte. »

Mais comment se comporta le poète à l’égard de Spontini et de ses contemporains ? La forme musicale de l’opéra eut beau s’agrandir, la faculté d’expression, contenue en elle, eut beau se développer, la position du poëte ne fut modifiée en rien. Il resta toujours le simple préparateur du canevas qu’il remettait au compositeur. Quand celui-ci, grâce aux succès obtenus, sentit grandir sa puissance pour se mouvoir librement dans ses formes, il en vint à recommander au poëte d’être moins craintif et moins embarrassé ; il lui dit en quelque sorte : « Vois ce que je puis ! ne te gêne pas, fie-toi en ma capacité de résoudre en musique les combinaisons dramatiques les plus osées ! » C’est ainsi que le poëte fut entraîné à la suite du musicien ; il eut honte de présenter à son maître un cheval de bois, quand il le savait en état de monter un vrai cheval et de tenir les rênes avec vigueur — les rênes qui devaient guider le cheval dans la carrière aplanie de l’opéra, et sans lesquelles ni musicien, ni poëte n’osaient le monter, de peur que s’élançant par-dessus les barrières il ne retournât dans sa patrie naturelle, sauvage et splendide.

Le poëte gagnait sans doute en importance ; mais il ne faisait que suivre le musicien et ne s’élevait que dans la mesure où celui-ci s’élevait lui-même. Le poëte n’eut à se régler dans la disposition de la matière et même dans le choix du sujet, que sur les possibilités purement musicales que lui indiquait le compositeur ; et en dépit de la gloire qu’il commençait, lui aussi, à récolter, il resta simplement un homme habile, capable de servir utilement le compositeur dramatique. Puisque celui-ci n’envisageait pas autrement lui-même la position du poëte, il était obligé de se considérer comme le véritable auteur responsable de l’opéra et en rester légitimement au point de vue de Spontini, convaincu que ce point de vue lui permettait de réaliser tout ce qu’il est possible au musicien de réaliser.

Mais que le drame lui-même renfermât des possibilités auxquelles l’opéra ne pouvait aucunement se prêter, c’est ce qui ressort maintenant clairement pour nous, mais c’est ce que les compositeurs et les musiciens de cette époque ne pouvaient pas soupçonner.

De toutes les possibilités dramatiques, ils ne pouvaient songer qu’à celles qu’on pouvait réaliser dans la forme musicale de l’opéra, laquelle est absolument limitée. Les larges développements, l’excessive longueur des motifs, dont le musicien avait besoin pour s’exprimer dans sa langue, d’une façon intelligible, les moyens purement musicaux qui lui étaient nécessaires pour mettre en quelque sorte sa cloche en branle, de manière à lui faire rendre un son répondant clairement à un caractère déterminé, tout cela créait au poète le devoir de ne s’occuper que d’une espèce particulière de conceptions dramatiques, de celles qui eussent assez d’espace pour laisser libre carrière à l’invention du musicien. La rhétorique, le cliché étaient pour le poète un devoir, car c’est sur ce terrain seul que le musicien pouvait trouver la latitude qu’il réclamait, mais qui, en réalité, était tout à fait anti-dramatique.

Si le poëte avait fait parler ses héros d’une façon serrée et précise, il n’aurait obtenu d’autre résultat que de s’attirer le reproche d’avoir rendu son poème impraticable pour le compositeur. Le poète, forcé de mettre dans la bouche de ses héros des phrases banales et vides, n’aurait pas pu, avec la meilleure volonté du monde, donner à ses personnages un caractère réel et imprimer à l’ensemble de leurs actions le cachet de la pleine vérité dramatique. Son drame était tout au plus un prétexte de drame ; quant à songer à tirer les conséquences de son vrai but cela ne pouvait même pas lui venir à l’idée. Il ne faisait, à proprement parler, que traduire le drame dans la langue de l’opéra, de telle sorte que, le plus souvent, il mettait en œuvre pour l’opéra des pièces représentées jusqu’à satiété sur les scènes ordinaires, comme c’était le cas à Paris pour les tragédies du Théâtre-Français.

Le drame, condamné au néant et au vide, consiste, dès lors, dans les intentions du compositeur ; c’est de lui qu’on attendait ce à quoi le poëte avait d’avance renoncé. C’est à lui, au compositeur, qu’échut le travail de remédier, s’il y avait lieu, au néant et au vide de l’œuvre prise dans son ensemble ; la tâche lui échut de concevoir lui-même et d’appeler le drame à la vie en se plaçant à son propre point de vue, c’est-à-dire au point de vue de l’expression dont il dispose. À vrai dire, le musicien avait à imaginer lui-même le drame, à faire de sa musique non-seulement l’expression, mais le fond ; et ce fond devait, conformément à la nature des choses, être le drame même.

C’est ici que commence de la façon la plus manifeste la singulière confusion des idées sur la nature de la musique, confusion qui se manifeste par l’adjectif « dramatique » . La musique, qui est un art d’expression, ne peut être vraie que dans cette expression, ne doit avoir d’autre objectif que ce qu’elle doit exprimer. Tel est son unique but. Mais une musique qui veut être plus que cela, qui ne veut plus exprimer exclusivement un sujet donné mais qui veut remplir elle-même le tout n’est plus au fond la musique, mais un monstre d’abstraction, produit incestueux de la musique et de la poésie, et qui ne peut se réaliser que comme caricature. Malgré toutes les tendances opposées, la musique, la musique vraiment efficace, est restée une expression, et les efforts qu’on a faits pour en faire la substance même du drame, n’ont abouti qu’à amener forcément la décadence de l’opéra, et, par suite, à mettre en relief le caractère anti-naturel de cette branche de l’art.

Mais si la base et le fond de l’opéra chez Spontini sont le vide et le néant, si la forme musicale dont ce fond se revêt est bornée et pédantesque, elle n’en était pas moins une sincère manifestation de ce qu’il est possible de réaliser, sans violer la nature des choses jusqu’à la démence. L’opéra moderne est, au contraire, la claire manifestation de la démence. Pour en approfondir la nature, il faut que nous nous occupions maintenant d’une autre question, je veux parler du développement de l’opéra, dans le genre que nous avons appelé frivole et qui en se combinant avec la direction sérieuse dont nous venons de nous occuper, a produit ce monstre étrange que beaucoup de gens sensés, en apparence, nomment souvent « l’opéra dramatique moderne. »

II

Revenons maintenant à la nature de l’air :

Aussi longtemps qu’on composera des airs, le caractère fondamental de cette forme artistique restera absolument musical. La chanson populaire sortit de l’action combinée et simultanée de la poésie et de l’art musical, par opposition à l’art, s’il nous est permis à nous, qui presque seul [3], en comprenons la signification vraie, de le décorer du nom d’art et que nous ferions peut-être mieux d’appeler : la manifestation involontaire de l’esprit populaire par les facultés artistiques. Ici, poésie et musique ne font qu’un. Le peuple ne s’avise jamais de chanter ses chansons sans texte ; il n’y a pas d’air pour le peuple s’il n’y a pas de vers. Si l’air varie avec le cours du temps et les transformations de la race, le vers varie également, le peuple ne concevant pas de séparation. Pour lui ces deux choses forment un tout indivisible, comme l’homme et la femme. L’homme riche entendait de loin cette chanson populaire ; du fond de son palais il écoutait les moissonneurs. La mélodie seule arrivait jusqu’à lui, le texte se perdait dans le lointain.

Cet air, c’était le parfum enchanteur de la fleur ; le texte, c’était le corps même de cette fleur avec tous ses organes délicats. Or, l’homme de luxe, qui voulait jouir seulement par son odorat et non par ses yeux, détacha le parfum de la fleur, le distilla, le versa dans des flacons pour pouvoir le porter sur lui à volonté, pour en parfumer ses habits quand fantaisie lui en prenait. Pour qu’il eût pu se réjouir également de l’aspect de la fleur, il lui aurait fallu en approcher, descendre de son palais dans les prés, se frayer un passage à travers les branches et les feuilles, et l’homme riche n’en avait aucune envie.

C’est avec cette essence odorante qu’il distrayait l’ennui de sa vie, le néant de son cœur, et le produit artistique qui naquit de cette fécondation contre nature, ce fut l’air de l’opéra. Cet air resta, quelque variées que fussent les combinaisons arbitraires qu’il dut subir, éternellement stérile ; il resta ce qu’il était et ce qu’il ne pouvait pas ne pas être : une pure abstraction musicale. Toute la partie vocale de l’air s’envola dans la mélodie ; celle-ci fut chantée, raclée et sifflée, sans qu’on se doutât qu’elle dût reposer sur un texte. Mais, plus les expériences de toute sorte, auxquelles on soumit ce parfum pour lui donner un corps quelconque, jusqu’à en faire le prétexte sérieux du drame, étaient nombreuses plus on sentait qu’à force de se mêler avec des éléments étrangers il perdait de sa force et de sa grâce voluptueuse. Or, celui qui rendit à ce parfum si peu naturel, un corps factice, il est vrai, mais imitant à s’y méprendre le corps naturel d’où jadis on avait tiré ce parfum, pour le lancer de la plénitude de sa nature dans les airs ; ce fabricant extraordinairement habile de fleurs artificielles qu’il formait de velours et de soie, les revêtant de couleurs variées ; celui qui humectait leur calice desséché de ce parfum distillé, et avec tant d’art que ce produit trompeur ressemblait presque à une vraie fleur ; ce grand artiste fut Giaccomo Rossini.

Ce parfum mélodique avait trouvé dans Mozart une nature humaine, vigoureuse, entière, artistique, un terrain si fertile, que la belle fleur de l’art vrai s’épanouit en plongeant notre âme dans le ravissement. Mais chez Mozart même il ne trouva cet aliment que lorsque sa nature entièrement musicale put s’unir avec une poésie saine et humaine, et ce ne fut qu’un heureux hasard lorsque ce phénomène se rencontra. Quand cet esprit fécondant abandonnait Mozart, ce qu’il y avait d’artificiel dans ce parfum ne pouvait se conserver qu’artificiellement, c’est-à-dire péniblement et sans vie véritable et nécessaire ; la mélodie, quelque soin qu’on mît à la cultiver, végéta dans un formalisme froid, seul héritage que le défunt pouvait laisser à ses héritiers[4].

Ce que Rossini, aux premières heures de sa jeunesse exubérante, observa autour de lui, ne fut que la moisson de la mort. S’il jetait les yeux sur l’opéra sérieux français, sur l’opéra prétendu dramatique, il ne voyait avec toute la pénétration de la jeunesse qu’un cadavre fastueux, que Spontini ne réussissait pas à ranimer, puisque lui-même, comme pour une apothéose solennelle, était en train de s’embaumer tout vivant. Rossini arracha au visage de ce cadavre son masque trompeur, comme pour scruter le fond de sa vie d’autrefois. À travers son gplendide suaire, il découvrit le vrai fond de cette vie : la mélodie. S’il considérait l’opéra italien et l’œuvre des héritiers de Mozart, il ne rencontrait encore que la mort seule, — la mort dans des formes vides. La vie se révéla à lui dans la mélodie pure et simple, sans aucun de ces prétextes de caractère qui devaient lui paraître trompeurs, quand il considérait ce qu’ils avaient engendré de violent et de médiocre.

Mais Rossini voulait vivre, et il comprit très-bien qu’il devait vivre avec ceux qui avaient des oreilles pour l’entendre. La mélodie lui était apparue comme la seule chose vivante dans l’opéra ; il avait donc seulement à se demander de quel genre de mélodie il devait se servir pour être entendu. Dédaignant le commun des pédants, il écoutait là où l’on chantait sans notes écrites, et ce qu’il entendait restait involontairement dans son oreille comme une mélodie agréable à l’ouïe, absolument mélodique, c’est-à-dire la mélodie qui n’est que mélodie, qui pénètre dans l’oreille on ne sait pas pourquoi, qu’on répète en chantant on ne sait pas davantage pourquoi, qu’on échange aujourd’hui avec celle d’hier et qu’on oubliera demain sans savoir pourquoi, qui résonne mélancoliquement quand nous sommes tristes, qui résonne gaîment quand nous sommes gais, et que nous chantonnons cependant toujours sans savoir pourquoi.

C’est à cette mélodie que s’attaquait Rossini, et c’est ainsi, ô merveille, que le secret de l’opéra fut découvert ! Ce que la réflexion et la spéculation esthétique avaient édifié, les mélodies de Rossini le démolirent aussi aisément qu’une toile d’araignée. Le sort de l’opéra « dramatique » fut analogue à celui de ces problèmes scientifiques qui reposent sur une conception fausse et que les études les plus profondes ne peuvent que rendre plus insolubles, jusqu’à ce qu’enfin l’épée d’Alexandre accomplisse son œuvre, qu’elle tranche le nœud par le milieu, qu’elle en disperse les fragments en tous sens. Cette épée d’Alexandre fut précisément celle dont Rossini se servit ; il trancha, lui aussi, le nœud, quand il rendit le public du monde entier témoin de cette vérité évidente : que les gens voulaient simplement entendre de « jolies mélodies » et que les artistes qui avaient l’idée d’exprimer et d’expliquer le but du drame par l’expression musicale n’étaient que des égarés.

Tout le monde acclama Rossini qui avec un art particulier s’entendait à meneille à mettre en relief les mélodies. Il laissa de côté toute organisation de la forme. Il remplit le moule le plus simple, le plus sec et le plus superficiel qu’il put trouver, du seul élément entièrement conséquent dont il eût besoin ; — de la mélodie qui enivre à la façon d’un narcotique. Sans se soucier de la forme, qu’il laissait absolument de côté, il consacra tout son génie aux jongleries les plus amusantes qu’il put exécuter dans le genre. Aux chanteurs qui, auparavant, étaient obligés de s’étudier à exprimer dramatiquement un texte ennuyeux et insignifiant, il disait : « Faites des paroles ce que vous voudrez, mais n’oubliez pas de vous faire applaudir par des roulades amusantes et des entrechats méthodiques. » Et les chanteurs lui obéissaient volontiers.

Aux instrumentistes, qui auparavant étaient dressés à accompagner avec ensemble des phrases pathétiques de chant, il disait : « Prenez-en à votre aise ; mais que chacun de vous n’oublie pas de se faire applaudir pour son talent particulier, toutes les fois qu’un solo en fournit l’occasion. » Les instrumentistes lui en eurent une profonde reconnaissance. Au librettiste, qui auparavant suait sang et eau pour seconder les vues capricieuses et embarrassées du compositeur dramatique, il disait : « Cher ami, fais ce que bon te semblera, car je n’ai plus du tout besoin de toi. « Et le librettiste lui sut un gré infini pour l’avoir débarrassé d’une tâche amère et ingrate[5].

Mais le monde civilisé tout entier divinisa Rossini pour tous ses bienfaits, et il avait pour cela d’excellentes raisons. Qui, en effet, avec autant de talent eut pour le monde autant de complaisances que Rossini ? S’il apprenait que le public de telle ville aimait particulièrement entendre les roulades des chanteuses et que le public de telle autre ville préférait le chant langoureux, il donnait à ses chanteurs exclusivement des roulades pour la première ville et exclusivement du langoureux pour la seconde. Savait-il qu’ici on aimait le tambour dans l’orchestre, immédiatement il faisait commencer l’ouverture d’un opéra champêtre par un roulement de tambour ; lui disait-on que on avait une passion folle pour le crescendo dans les phrases d’ensemble, sans retard il donnait à son opéra la forme d’un crescendo revenant sans cesse. Il lui arriva une seule fois d’avoir à se repentir de sa complaisance : on lui conseilla, pour Naples, de travailler avec plus de soin, de soigner davantage sa phrase. Son opéra, solidement travaillé, ne réussit pas, et Rossini se promit bien de ne plus jamais rien soigner, même quand on le lui demanderait.

Il n’y avait chez Rossini ni vanité, ni outrecuidance, lorsque, considérant le succès immense de sa musique d’opéra, il disait en riant à la figure des gens qu’il avait trouvé le vrai secret de l’opéra, secret après lequel ses prédécesseurs avaient couru en vain. Quand il affirmait qu’il lui serait facile de faire oublier les ouvrages de ses plus grands devanciers, sans excepter le Don Juan de Mozart, et rien qu’en les refaisant à sa manière, ce n’était pas par arrogance qu’il s’exprimait ainsi, mais parce qu’il avait le sûr instinct de ce que le public demande à l’opéra. Et, de fait, il n’est pas douteux que l’apparition d’un Don Juan rossinien eût confondu les fervents de la musique ; car on peut admettre avec certitude, que celui de Mozart devant le vrai public des théâtres, devant celui qui décide des succès, eût été obligé de céder le pas, sinon pour toujours, du moins pour très-longtemps, au Don Juan de Rossini. Car le véritable résultat obtenu par Rossini dans la tjuestion de la musique fut celui-ci : il fit du public, avec ses désirs et ses penchants, un vrai « facteur » de l’opéra.

Si le public d’opéra avait le caractère et l’importance du peuple, dans le vrai sens de ce mot, Rossini nous apparaîtrait comme un révolutionnaire radical dans le domaine de l’art. En face d’une société qui n’est qu’une excroissance anormale du peuple, qui, dans son inutilité sociale, ne peut être considérée que comme un nid de chenilles rongeant les feuilles saines et nutritives de l’arbre populaire, afin d’en tirer tout au plus la force nécessaire pour passer, comme un essaim de papillons, une existence éphémère et luxueuse, en face d’une classe capable de s’élever à une élégance vicieuse, mais non à une culture vraie et humaine, en face de notre public d’opéra enfin, Rossini n’était pourtant qu’un réactionnaire, tandis que nous devons considérer Gluck et ses successeurs comme des révolutionnaires, impuissants à obtenir des résultats essentiels, mais néanmoins comme des hommes méthodiques et obéissant à des principes[6].

Giaccomo Rossini réagit, avec ses tendances luxueuses et dans le sens logique de sa nature, contre les maximes révolutionnaires de Gluck avec le même succès que le prince de Metternich, son grand protecteur, avait réagi, au nom de la politique inhumaine de l’Europe, contre les maximes des révolutionnaires libéraux qui voulaient, du sein même de cette politique, supprimer complètement les formes antinaturclles et rétablir ce qui est humain et raisonnable. De même que Metternich pouvait, à bon droit, ne comprendre l’Etat qu’avec la monarchie absolue, de même Rossiui ne comprit l’opéra qu’avec la mélodie absolue [7].

Avec Rossini finit, à proprement parler, l’histoire de l’opéra. Cette histoire fut terminée quand sa nature inconsciente eut atteint la plénitude absolue et consciente de son développement, lorsque le musicien fut reconnu comme le facteur absolu et tout-puissant de cette œuvre d’art, lorsque le goût du public des théâtres fut devenu sa règle. Cette histoire fut terminée, lorsque toute idée de drame fut complètement écartée, lorsqu’on eut reconnu que la seule tâche des chanteurs était de plaire à l’oreille et d’exercer leur virtuosité, et qu’il était de leur droit de poser à ce point de vue des exigences au compositeur.

Elle fut terminée, lorsque le grand public musical vit dans la mélodie absolue le caractère, le seul but de la musique, dans la succession sans liens entre eux des morceaux de musique d’opéra la seule contexture de la forme musicale, dans l’effet enivrant d’une soirée d’opéra l’essence même de la musique. Elle fut terminée le jour où Rossini, déifié par l’Europe, vivant heureux dans le sein du plus grand luxe, crut convenable de faire à Beethoven, morose, caché chez lui et tenu presque pour fou, une visite de politesse, que celui-ci ne rendit pas. Que pouvait bien apercevoir l’œil lascif du fils voluptueux de l’Italie, lorsqu’il se plongea dans l’éclat singulier du regard éteint par la douleur, mais encore plein d’aspirations et de hardiesse, de son adversaire incompréhensible pour lui ? Peut-être crut-il avoir devant lui la tête de Méduse, que personne ne pouvait regarder sans en mourir ? Ce qui est certain, c’est que l’opéra mourut avec Rossini.

Serait-ce dans la grande ville de Paris que les connaisseurs et les critiques les plus cultivés ne pourraient comprendre quelle différence existe entre deux compositeurs célèbres comme Beethoven et Rossini, si ce n’est que l’un appliquait son divin génie à la composition d’opéras, tandis que l’autre l’a consacré à la symphonie ? Oui, c’est dans ce séjour splendide de la moderne sagesse musicale que l’opéra devrait recevoir un singulier prolongement d’existence, parce que tout ce qui a commencé d’être se cramponne puissamment à l’existence. Oa peut comparer l’opéra à l’empire byzantin ; comme celui-ci il continuera d’exister, quoique mort intérieurement, tant que subsisteront les conditions antinaturelles qui le maintiennent en vie, jusqu’à ce que viennent les Turcs, qui déjà une fois ont mis fin à l’empire byzantin, barbares assez grossiers pour abreuver leurs chevaux sauvages dans la magnifique église de Sainte-Sophie.

Quand Spontini crut que l’opéra devait mourir avec lui, il se trompait, parce qu’il prenait la « direction dramatique » de l’opéra pour sa nature même ; il ne croyait pas possible qu’un Rossini lui démontrât le contraire. Quand ce dernier, à plus juste titre, considérait l’opéra comme ne devant pas lui survivre, il se trompait moins, parce qu’il savait avoir donné au genre sa plus brillante manifestation, parce que l’opéra lui avait donné une influence universelle et qu’il pouvait admettre ainsi qu’on pourrait l’imiter et non pas le surpasser. Cependant, il se trompait également, en pensant que de toutes les tendances antérieures de l’opéra on ne pourrait pas composer une caricature qui serait acceptée, non-seulement par le public, mais par des critiques d’art, comme une forme nouvelle et essentielle de l’opéra ; car, au temps oii il florissait, il ne savait pas encore que les banquiers pour lesquels il avait fait jusqu’alors de la musique s’aviseraient d’en composer eux-mêmes[8].

Oh ! comme il se fâcha, lui, le maître d’ordinaire si léger, comme il devint méchant et moqueur, quand il se vit dépassé, sinon en ingéniosité, du moins en habileté à exploiter la frivolité artistique du public. En se considérant comme un dissoluto punito, comme une courtisane supplantée, de quelle honte, de quelle colère ne fut-il pas rempli quand il répondit au directeur de l’Opéra parisien, qui l’invitait à faire de nouveau quelque chose pour les Parisiens : « Je ne reviendrai que lorsque les juifs auront terminé leur sabbat ! » Il fut obligé de reconnaître que, la sagesse de Dieu régissant ce monde, toutes choses trouvent leur châtiment, même la sincérité avec laquelle il avait dit aux gens ce qui en était de l’opéra. Et pour expier sa faute et comme une peine bien méritée, il se fit marchand de poissons et compositeur d’église !

Maintenant, nous avons besoin de faire un nouveau détour pour montrer d’une façon intelligible[9] quelle est la nature de l’opéra dans le présent.

III

À partir de Rossini, l’histoire de l’opéra n’est plus autre chose, au fond, que l’histoire de la mélodie et de son interprétation au point de vue artistique spéculatif.

Le succès inouï qui couronna le procédé de Rossini, éloigna involontairement les compositeurs à la recherche de la vérité dramatique dans l’air, de la tentative d’imaginer, pour cet air, une signification logiquement dramatique. La mélodie, elle-même, sur laquelle on l’avait greffé, s’empara désormais de l’instinct comme de la méditation du compositeur. On sentit que le public n’avait pris plaisir à l’air de Gluck et de ses successeurs que dans la mesure où le sentiment général indiqué par le texte, avait reçu dans la partie purement mélodique de cet air, une expression qui, dans sa généralité même, ne se manifestait que comme un motif agréable à l’oreille. Si ou le remarque déjà chez Gluck, cela devient plus sensible encore chez le dernier de ses successeurs, Spontini [10].

Tous ces sérieux dramaturges musicaux s’étaient plus ou moins trompés eux-mêmes, en attribuant l’effet de leur musique moins à l’essence purement mélodique de leurs airs qu’à l’intention dramatique qu’ils leur avaient donnée. Les théâtres lyriques étaient, de leur temps et surtout à Paris, le lieu de réunion de beaux esprits esthétiques et d’un beau monde qui s’efforçait à être également esthétique et bel esprit. L’intention esthétique sérieuse des maîtres fut accueillie par le public avec respect ; toute la gloire du législateur artistique rayonna autour du musicien, qui entreprenait d’écrire le drame en notes, et son public s’imaginait volontiers être saisi par la déclamation dramatique, quand en réalité il était tout simplement entraîné par le charme de la mélodie de l’air. Lorsque le public, émancipé par Rossini, put enfin s’avouer cela franchement et sans détour, il confirma, par là, une vérité tout-à-fait incontestable. Il justifia ce phénomène entièrement logique et naturel : que là, où non-seulement suivant l’opinion extérieure, mais aussi suivant le plan artistique de l’œuvre d’art, la musique est la chose principale, toute la poésie, réduite à l’état de simple auxiliaire et toute intention dramatique indiquée par elle, doivent rester nulles et sans effet. tandis que la musique doit, par son propre pouvoir, produire tout l’effet.

L’intention de vouloir se donner soi-même comme dramatique et caractéristique, ne pouvait que défigurer la musique dans sa nature réelle, et du moment que la musique ne veut pas seulement concourir à atteindre on but élevé, mais agir seule, cette nature ne pouvait se manifester que dans la mélodie qui est l’expression d’un sentiment général.

Les succès indéniables de Rossini durent faire comprendre cela à tout le monde. Si quelques musiciens avaient encore une objection, cette objection consisterait uniquement à considérer le caractère de la mélodie, non-seulement comme superficiel, mais comme n’épuisant pas l’essence de la mélodie en général. À ces musiciens revenaient la tâche artistique de donner à la toute-puissante mélodie l’expression du sentiment humain, qui lui appartient en propre, et à résoudre ce problème. Ils remontèrent jusqu’à la source où l’air avait puisé son existence artificielle, et restaurèrent la musique primitive de la chanson populaire[11].

Longtemps avant Gluck, — nous l’avons déjà dit, — des compositeurs et des chanteurs doués d’un beau talent et pleins de sentiment, ont réussi par eux-mêmes à donner à l’interprétation des airs d’opéra le charme d’une expression profonde, par la perfection du chant. Malgré la bravoura des virtuoses, partout où la contexture du texte le permettait et même lorsque rien ne faisait obstacle à cette expression, ceux-ci parvenaient à agir sur leurs auditeurs en leur communiquant le sentiment vrai et la véritable passion. Ce fait dépendait entièrement de l’heureuse disposition individuelle des musiciens compositeurs d’opéras, et le véritable caractère de la musique s’y montrait supérieur à toute espèce de formule en tant que cet art, par sa nature, se révèle comme le langage immédiat du cœur.

Si dans les développements de l’opéra nous voulons considérer comme la plus réfléchie cette tendance dans laquelle Gluck et ses successeurs ont élevé cette propriété si noble de la musique au rang d’ordonnatrice fondamentale du drame, nous devons par contre appeler tendance naïve celle dans laquelle — à savoir dans les théâtres d’opéras italiens — cette propriété se révélait d’elle-même et d’une manière inconsciente chez des musiciens heureusement doués. La première tendance se caractérise par ce fait qu’elle s’est développée à Paris, comme produit importé devant un public qui, peu musicien par lui-même, estime davantage l’ordonnance et le brillant du discours que le sentiment, tandis que la tendance naïve appartient en propre aux fils de la patrie de la musique moderne, l’Italie.

Bien que celui qui donna le plus brillant éclat à cette tendance fût un Allemand, cependant sa haute vocation vint de ce que sa nature artistique avait la limpidité sans trouble et sans tache d’une eau limpide vers laquelle la belle fleur de la musique italienne se penchait comme pour s’y mirer et s’y reconnaître. Mais ce miroir n’était que la surface d’une mer profonde et infinie de désirs et d’espérances qui…[12].

Voir dans Mozart, un maître qui passe d’une tentative à l’autre pour résoudre le problème de l’ opéra, c’est une erreur qui, pour être bien jugée, a besoin d’être placée à côté de cette autre erreur qui consiste à attribuer à Mendelssohn de la naïveté. Ce dernier, tout au contraire, se défiant de ses propres forces, ne s’approcha de l’opéra que peu à peu et avec une sorte d’hésitation craintive. L’artiste naïf et véritablement inspiré agit autrement et se plonge dans son œuvre avec insouciance et enthousiasme, et ce n’est que lorsque cette œuvre est terminée, lorsqu’elle se présente à lui réalisée, qu’il tire de ses expériences la force de la réflexion qui, sans doute, le préserve des illusions. Mais lorsque l’enthousiasme le pousse de nouveau vers l’accomplissement d’une œuvre d’art, cette expérience perd de nouveau tout pouvoir sur lui.

Rien ne caractérise mieux la carrière de Mozart comme compositeur d’opéras que son indifférence dans le choix de son sujet. II songeait si peu k méditer les principes esthétiques sur lesquels se fonde l’opéra, qu’il n’éprouvait pas le moindre embarras à composer sur n’importe quel texte d’opéra, sans se soucier si ce texte était fécond pour lui, musicien. Si nous groupons toutes ses observations esthétiques, nous trouverons que ses réflexions ne le conduisent pas à voir plus loin là-dessus que le bout de son nez. Il était si complètement et si exclusivement musicien, que c’est par lui que nous pouvons comprendre aussi de la façon la plus certaine et la plus convaincante la vraie et seule situation du musicien vis-à-vis du poëte.

Ses productions les plus importantes et les plus décisives pour la musique appartiennent incontestablement au genre de l’opéra, de l’opéra sur la formation duquel il ne songea pas le moins du monde à agir ; de l’opéra où il ne montra précisément que ses facultés purement musicales, mais où en revanche il développa fidèlement et sans réserve l’intention poétique, quelle qu’elle fût, et ses facultés poétiques à un tel degré de plénitude que dans aucune de ses compositions ni même dans ses œuvres instrumentales, il n’a poussé aussi loin l’art musical.

La grande et noble simplicité de son instinct purement musical, de son sentiment inné de l’essence de son art, lui permettait de produire, comme compositeur, des effets ravissants et enivrants, quand le poëme était plat et insignifiant. Il connaissait bien moins encore, lui le mieux doué de tous les musiciens, l’art de nos musiciens modernes de construire sur une base insipide des édifices musicaux étincelants d’or et de jouer l’inspiré et l’enthousiaste, quand le poëme est vide et creux, afin de bien montrer ainsi que le musicien est le personnage principal capable de tout faire, même de créer quelque chose avec le néant, — absolument comme le bon Dieu !

Oh ! que j’admire Mozart de n’avoir pu trouver, pour le Titus et pour Cosi fan tutte, une musique comme celle de Don Juan ou celle du Figaro. Il était impossible à Mozart d’écrire de la belle musique lorsqu’il n’était pas inspiré. Bien que cette inspiration dût venir de lui et de ses propres facultés, cependant elle n’était chez lui claire et lumineuse, que lorsqu’elle était allumée par une cause extérieure, que lorsque le génie du divin amour qui était en lui rencontrait un objet assez attachant pour qu’il pût s’y donner tout entier en s’oubliant lui-même. Et c’est ainsi que le plus absolu de tous les musiciens, Mozart, eût été l’homme qui depuis longtemps eût résolu le problème de l’opéra, en coopérant à la création du drame dans toute sa beauté, dans toute sa vérité. Mais il lui fallait rencontrer un poëte que lui, musicien, n’eût eu qu’à aider ; Et il ne rencontra pas ce poëte. Un faiseur de livrets d’opéras, tantôt pédantesqiie et ennuyeux, tantôt frivole et léger, lui présentait des sujets d’airs, de duos et de morceaux d’ensemble qu’il mettait ensuite en musique suivant le degré de chaleur qu’ils éveillaient en lui et de façon à leur donner une expression aussi exacte que le comportait leur texte.

Mozart avait ainsi mis en évidence cette inépuisable faculté de la musique, de répondre pleinement à toutes les exigences du poëte. Malgré sa manière si peu réfléchie de procéder, le brillant musicien, par la vérité de l’expression dramatique, par l’infinie variété de ses motifs, révéla le don de la musique bien mieux que Gluck et ses successeurs. Mais son œuvre fut si loin de présenter quelque chose qui ressemblât à un principe, que toutes les puissantes manifestations de son génie avaient laissé entièrement intact l’échafaudage formel de l’opéra ; il s’était contenté de verser dans les formes de l’opéra le torrent de feu de sa musique ; mais ces formes étaient trop faibles pour retenir le torrent ; il s’en échappa pour se diriger là où il pouvait s’étendre librement et sans entraves, jusqu’à ce que nous le retrouvions dans les symphonies de Beethoven, devenu alors une mer immense.

Tandis que dans la musique purement instrumentale les facultés propres de la musique acquéraient une puissance illimitée, les formes de l’opéra, semblables à des murailles calcinées, restèrent nues et glaciales dans leur vieil aspect, attendant l’hôte nouveau qui dût établir en elles son domicile passager. L’importance de Mozart est très-considérable dans l’histoire de la musique en général, mais elle est moindre dans l’opéra, considéré en lui-même comme un genre artistique spécial. L’opéra qui, dans sa forme antinaturelle, n’était lié à aucune loi nécessaire à son existence, pouvait devenir la proie du premier aventurier musical venu.

Nous pouvons, sans inconvénient, laisser de côté l’aspect fort peu agréable que présentent les créations artistiques des prétendus successeurs de Mozart. Un nombre assez grand de compositeurs s’imagina que l’opéra de Mozart pouvait être imité par la forme : ils ne virent pas que cette forme n’était rien, et que le génie musical de Mozart avait tout fait. Personne, en effet, n’a encore réussi à refaire des œuvres de génie ; pour cela, les règles ne suffisent pas.

Une seule chose restait à exprimer dans ces formes. Mozart, avec une parfaite naïveté, avait poussé leur contexture purement musicale jusqu’à dernière perfection ; mais il y avait encore à mettre en pleine lumière le fondement véritable de l’opéra, tel qu’il apparaît dans sa source et à sa naissance ; il fallait qu’il fût dit au monde, clairement et sans équivoque, à quelles vues et à quelles exigences l’opéra devait son origine et son existence ; il fallait montrer que ses tendances avaient pour objet non pas le drame réel, mais une jouissance que l’attirail de la scène ne faisait qu’assaisonner, une jouissance qui, au lieu de saisir et de vivifier l’esprit, ne pouvait qu’étourdir et donner des plaisirs superficiels. C’est en Italie que ces inspirations — inconscientes encore — avaient donné naissance à l’opéra, là qu’il reçut enfin la vie d’une façon consciente.

Mais il fallait en outre que le musicien remplit La tâche à laquelle il était prédestiné. Il devait faire présent à la critique, pour laquelle il a été créé par la Providence divine, d’une « musique historique ». Sa haute mission l’inspirant, il trouva bientôt le vrai.

Comment cette musique historique devait-elle être faite pour arriver à son but ? D’une autre façon assurément qu’une musique non historique. Mais en quoi consistait la différence ? En cela, sans doute, que la « musique historique » se distingue de la musique ordinaire, comme le costume du vieux temps diffère du costume actuel. Et puisqu’on imitait le costume de telle ou telle époque, le plus sage n’était-il pas d’en emprunter également la musique ? Malheureusement, cela n’était pas aussi facile, car ces époques si remarquables par le costume étaient trop barbares pour avoir des opéras : on ne pouvait donc pas leur emprunter une langue générale de l’opéra.

En revanche, on chantait alors dans les églises ; et, effectivement ces chants sacrés, quand aujourd’hui on les écoute, présentent quelque chose d’original qui vous surprend. Très-bien ! En avant donc les chants d’église ! La religion va émigrer au théâtre ! C’est ainsi que l’immixtion des costumes historiques dans la musique devint dans l’opéra une vertu religieuse et chrétienne. On avait commis le crime de ravir au peuple la mélodie, et l’on se faisait donner l’absolution catholique et romaine, protestante et évangélitiue. Pour se servir de l’expression de la critique allemande, on allait émanciper la religion par l’opéra, comme on avait émancipé les masses.

C’est ainsi que le compositeur devint véritablement le sauveur du monde. Dans cet homme, profondément inspiré, irrésistiblement entraîné, dans l’enthousiaste qu’on appelle Meyerbeer, nous avons à reconnaître le rédempteur moderne, l’agneau de Dieu destiné à porter les péchés du monde.

Ce n’est pas pourtant sans conditions que le musicien pouvait accomplir « l’émancipation de l’Église. » Si la religion voulait recevoir son salut de l’opéra, il fallait qu’elle se résignât à n’occuper parmi les autres émancipés, qu’une certaine place bien déterminée. C’était à l’opéra, libérateur du monde, à dominer la religion et non pas à la religion à dominer l’opéra. Et s’il devait entrer dans l’église, la religion n’eût pas été émancipée par lui mais bien l’opéra par la religion. En se plaçant au point de vue de la pureté du costume musicalement historique, il eût été désirable pour l’opéra de n’avoir affaire qu’à l’Église, car la seule musique historique qu’on pût utiliser, c’était la musique religieuse. Mais n’avoir affaire qu’à des moines et à des prêtres eût pu nuire sensiblement à la gaieté de l’opéra, car l’émancipation de la religion ne devait glorifier autre cbose que l’air, ce germe de tout opéra, germe qui s’était si largement développé et qui prenait ses racines non pas dans le besoin de recueillement, mais dans la recherche des distractions. Tout bien considéré, la religion ne pouvait être employée que comme hors-d œuvre, sur la scène comme dans les États bien ordonnés. Le motif principal était toujours « le prince et la princesse, » avec les ingrédients voulus : traîtres, chœurs de seigneurs, chœurs populaires, coulisses et costumes.

Comment maintenant s’y prit-on pour transporter dans la musique historique cette vénérable école d’opéra ?

Ici s’ouvrit pour le musicien le champ brumeux de l’invention pure et absolue : l’incitation à créer avec rien. Et voyez comme il s’est rapidement entendu avec lui-même ! Il avait tout simplement à veiller à ce que la musique sonnât un peu autrement que d’habitude. Ainsi comprise, la musique ne devait plus souhaiter qu’un costumier théâtral pour être acceptée comme tout à fait historique.

Cette musique, considérée comme la plus riche faculté d’expression, reçut, dès lors, une mission nouvelle et extraordinairement piquante, celle de détruire elle-même l’expression qu’elle avait cherché à réaliser, expression qui, sans objet digne d’être exprimé, ne pouvait être que le néant. À force de chercher à dominer, cette expression fut de nouveau anéantie, et de telle sorte que le résultat des théories cosmogoniques qui tend à produire quelque chose avec deux négations, a été complètement atteint par le compositeur d’opéra. Nous recommandons le style d’opéra qui en est résulté à la critique allemande comme métaphysique émancipée.

Considérons d’un peu plus près cette façon de procéder. Le compositeur voulait-il se contenter d’une expression simple de sa pensée ? Il ne pouvait, avec la meilleure volonté, arriver à la formuler que par un langage musical intelligible et en usage aujourd’hui. Se proposait-il de donner à cette expression un coloris historique, et ne considérait-il cela comme possihle qu’en lui donnant un son étrange et inaccoutumé ? Il avait tout d’abord à sa disposition le langage musical d’une époque, antérieure, qu’il pouvait imiter à son gré et à laquelle il pouvait, à volonté, faire des emprunts. En procédant ainsi, le compositeur s’est fait de toutes les singularités de style des différentes époques un jargon composite qui ne répondait pas mal à son désir d’avoir des choses originales et inaccoutumées. Mais la langue musicale, dès quelle se détache de l’objet digne d’être exprimé et que sans raison elle veut garder pour elle seule la parole, en obéissant à l’arbitraire des airs d’opéra, c’est-à-dire au bavardage, en chantant et en sifflant, elle se subordonne si complètement à la simple mode, qu’elle n’est plus elle-même qu’une affaire de mode, ou, en mettant les choses au mieux, qu’elle ne peut donner que la mode la plus nouvelle.

Quand ce jargon inventé par le compositeur, pour parler d’une façon originale en vue de l’intention historique, présente quelque forme heureuse, il devient momentanément la mode, laquelle alors cesse de paraître étrange, mais devient l’habit que tous nous portons, la langue que tous nous parlons. Le compositeur qui désespère alors de pouvoir par ses propres inventions, arriver à l’originalité se voit obligé, s’il veut obéir à sa vocation pour la musique historique, de recourir à un moyen à l’aide duquel il puisse, une fois pour toutes, paraître original. Il prend alors le parti de défigurer encore l’expression la plus défigurée, une fois que, grâce à lui, elle est devenue de mode ; il est obligé, à proprement parler, de se proposer de dire non, quand en réalité il veut dire oui ; de grimacer la joie, quand il veut exprimer la douleur, de se lamenter quand il devrait s’abandonner au plaisir. C’est ainsi seulement qu’il peut paraître étrange, singulier ; il est obligé de simuler la foi pour paraître « historiquement caractéristique. » De la sorte, on a acquis un élément entièrement nouveau. L’impulsion « historique » a conduit à la folie mystérieuse, et cette folie, regardée de près, n’est rien autre chose que le néoromantisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom[13].

Ce fut un Allemand qui, le premier, avec un succès extraordinaire, opéra cette transformation die la mélodie. Karl Maria von Weber arrivait à sa maturité artistique, à une époque de développemeiit historique oii l’instinct ressuscité de la liberté se manifestait moins encore dans l’homme, en tant qu’homme, que dans les masses populaires. Le sentiment de l’indépendance qui, dans la politique, ne se rapportait pas encore à ce qui est purement humain, et qui ne se reconnaissait pas encore un caractère absolu, cherchait à se justifier, comme s’il ne se connaissait pas bien lui-même et comme si le hasard plutôt que la nécessité l’avait éveillé ; sa justification, il croyait la trouver dans l’origine nationale des peuples. Le mouvement qui naquit de là ressemblait plutôt à une restauration qu’à une révolution ; dans ses aberrations les plus extrêmes, il se manifestait comme tendant à rétablir ce qui est vieux et usé. Dans les derniers temps seulement, nous reconnaîtrons que cette erreur n’a pu que créer

de nouvelles chaînes à notre liberté, et nous montrer que nous avons été poussés, avec une violence douloureuse, mais salutaire, dans les voies de la vérité.

Je ne me propose pas de montrer ici une analogie entre l’opéra et notre développement politique ; l’arbitraire et la fantaisie peuvent, en pareille matière, se donner une trop libre carrière et prêter aux hypothèses les plus absurbes et les plus aventurées, et c’est précisément ce qui est arrivé déjà et de la façon la plus édifiante.

Je préfère m’en tenir à l’explication de ce genre artistique, de son caractère antinaturel et contradictoire, ainsi que de son incapacité manifeste d’atteindre réellement le but qu’il se propose. Mais la tendance nationale, dans laquelle on s’engagea pour traiter la mélodie, avait, dans sa signification et dans son égarement, et enfin dans son éparpillement et sa Stérilité devenus de plus en plus manifestes, trop d’analogie avec les erreurs de notre développement politique, depuis quarante ans, pour qu’il nous fût permis de passer ces rapports entièrement sous silence.

En art, comme en politique, ce qui caractérise cette tendance, c’est que l’erreur qui en fait le fond se montra, pendant sa première période spontanée, dans une séduisante beauté, et que, plus tard, dans sa période d’entêtement, elle l’ut d’une laideur repoussante. Elle fut belle aussi longtemps que l’esprit de liberté s’exprima en elle quoique timidement ; elle est repoussante maintenant que l’esprit de liberté l’a depuis longtemps brisée, et quelle ne se maintient que par l’égoïsme le plus vulgaire.

Dans la musique, la tendance nationale eut à son début une beauté d’autant plus réelle que le caractère de la musique s’exprime plutôt par les sentiments généraux que par les sentiments spéciaux. Ce qui chez nos poètes romantiques ne fut qu’une dévotion mystique catholique et romaine, une adoration de chevalier féodal, produisit une musique empreinte d’un sentiment intime, profond et large, une musique s’épanouissant dans une noble grâce, une musique oîi l’on sent comme un dernier souffle du naïf esprit populaire expirant.

Les mélodies voluptueuses de Rossini, dont tout le monde raffolait, durent produire une impression douloureuse au cœur sensible du très aimable musicien du Freischütz. Il ne pouvait admettre qu’en elles résidât la source de la vraie mélodie ; il fallait qu’il prouvât au monde qu’elles n’étaient qu’un émanation impure de cette source ; mais que la source elle-même, si on savait la trouver, coulait encore avec une limpide clarté. Si les fondateurs aristocratiques de l’opéra, dont nous avons parlé, ne faisaient que prêter l’oreille à la chanson populaire, Weber, au contraire, l’écoutait avec l’attention la plus soutenue. Si le parfum de la belle fleur populaire monta du pré jusque dans les appartements les plus somptueux du monde privilégié, pour y être distillé en essence portative, Weber voulut voir la fleur elle-même, et pressé par ce désir, il descendit des riches salons dans le pré même.

Là, il aperçut la fleur à la source du ruisseau, murmurant dans Iherbe odorante, sous les branches agitées des vieux arbres. Comme le divin artiste se sentit le cœur transporté à cet aspect, en respirant le parfum dans toute sa plénitude !

Il ne put résister au désir de présenter à l’humanité énervée ce parfum salutaire et vivifiant pour la délivrer de sa démence, et voulut arracher aussi la fleur elle-même à son séjour céleste pour la présenter comme une chose sacrée aux mondains dissolus.

Il la brisa le malheureux ! Il porta la fleur pudique dans le palais somptueux, et la plaça dans un vase précieux ; chaque jour il l’arrosa d’une eau fraîche puisée à la source de la forêt. Mais voici que les pétales rigides et chastement repliés s’ouvrent avec une molle volupté ; la fleur développe ses nobles organes générateurs et les présente avec une horrible indifférence au premier libertin venu ! « Qu’as-tu, ô fleur ? s’écrie le maître, l’angoisse dans l’âme. Oublies-tu les belles prairies, les bois où tu croissais si chastement ? » La fleur laisse alors tomber, l’un après l’autre, ses pétales flétris et fanés ; ils se dispersent sur le tapis, et un dernier soupir parfumé dit au maître : « Je ne meurs que parce que tu m’as brisée ! »

Et le maître mourut avec elle. Elle avait été l’âme de son art, et cet art devenait son propre arrêt de mort. Dans la prairie sauvage, il ne poussa plus de fleurs. Des chanteurs tyroliens vinrent des Alpes, et chantèrent devant le prince de Metternich ; celui-ci leur donna de bonnes lettres de recommandation pour toutes les Cours, pour tous les lords, pour tous les banquiers qui s’amusèrent, dans leurs salons voluptueux, aux gais refrains des enfants des Alpes, quand ils chantèrent leur dierndel. Les jeunes gens marchèrent, au son des airs de Bellini, au meurtre de leurs frères, chantant aussi leur dierndel, et les mélodies des opéras de Donizetti, car la fleur ne reparut plus !

C’est un trait caractéristique de la mélodie populaire allemande, qu’elle se manifeste à nous moins dans des rhythmes courts, vifs et singulièrement mouvementés dans des traits de longue haleine, tantôt gais, tantôt pleins de sentiment. Une chanson allemande, dépourvue d’harmonie, est chose que nous ne pouvons concevoir ; partout, nous l’entendons chanter au moins à deux voix. L’artiste l’imite lui-même, provoqué à faire une basse ; et la seconde partie vient compléter la mélodie harmonique. Cette mélodie est la base de l’opéra populaire de Weber ; affranchie de toute particularité locale et nationale, elle exprime les sentiments d’une façon large et générale ; elle n’a pas d’autre parure que le sourire du sentiment intime le plus doux et le plus naturel, et parle ainsi, par l’effet de la grâce la moins affectée, au cœur des homes, à quelque nationalité qu’ils appartiennent. Puissions-nous mieux reconnaître l’esprit allemand et sa mission dans l’action universelle de la mélodie de Weber que nous ne connaissons dans le mensonge de ses qualités spécifiques !

Weber, tout rempli de cette mélodie, y subordonna toute sa méthode. Dans tout ce qu’il veut rendre, dans tout l’échafaudage de ses opéras, dans tout ce qu’il sait capable d’être exprimé par cette mélodie, ne fût-ce qu’en la touchant de son souffle, ne fût-ce qu’en répandant d’une goutte de la rosée tombée du calice de la fleur, il réussit à produire des effets vrais et saisissants. Et c’est avec cette mélodie que Weber fit le véritable facteur de son opéra ; l’intention du drame trouve sa réalisation dans cette mélodie, en ce sens que tout le drame aspirait d’avance à être absorbé en elle, à être consumé par elle, à y trouver sa justification.

Si nous considérons à ce point de vue le Freischütz en tant que drame, il faut que nous assignions à son poëme la même position vis-à-vis de la musique de Weber, qu’au poëme de Tancrède vis-à-vis de la musique de Rossini. La mélodie de Rossini détermina le caractère du poëme de Tancrède, absolument comme la mélodie de Weber détermina le Freischütz de Kind, et Weber ne fut ici que ce que Rossini était là, avec cette différence que l’un se montra noble et sensé, tandis que l’autre resta frivole et sensuel[14]. Seulement Weber, pour accueillir le drame, avait les bras d’autant plus grands ouverts, que sa mélodie était la langue du cœur, vraie et sincère ; tout ce qui se réfugiait en elle était bien gardé et à labri de toute altération. Mais ce que cette langue, malgré toute sa vérité et à cause de son caractère limité, ne pouvait exprimer, Weber s’efforça vainement de le produire. Son bégayement constitue l’aveu sincère de l’impossibilité où se trouve la musique d’absorber en elle le drame, le drame réel, même le drame fabriqué pour elle. Car c’est, au contraire, la musique qui doit raisonnablement se fondre dans le drame.

Mais continuons l’histoire de la mélodie.

Weber, en revenant au peuple pour trouver la mélodie et en rencontrant dans la nation allemande l’heureuse qualité du sentiment naïf sans restriction d’aucun caractère particulier et national, avait indiqué, aux compositeurs dopera, en général, une source qu’ils cherchèrent partout où leurs yeux pouvaient pénétrer, comme une fontaine presque inépuisable.

Ce furent d’abord les compositeurs français qui songèrent à cultiver le chou (sic), plante indigène de leur pays. Depuis longtemps le eouplet spirituel ou sentimental régnait chez eux sur les scènes populaires. Le couplet est gai de sa nature. S’il se prête quelquefois à l’expression sentimentale, il ne se prête jamais au sentiment tragique ou passionné. Il avait donc imprimé son caractère au genre dramatique dans lequel il fut employé d’une manière prédominante. Le Français n’est pas en état de faire passer entièrement ses impressions dans la musique. Lorsque son excitation s’élève jusqu’à lui faire concevoir une expression musicale, il faut cependant encore qu’il puisse, en même temps, parler ou au moins danser. Où le couplet cesse, la contredanse commence. En dehors de ces conditions, il n’y a plus pour lui de musique.

Les paroles sont pour le Français le point important dans le couplet, et si bien qu’il ne veut le chanter que lui seul et jamais « en partie », car, de cette manière, on ne comprendrait pas les paroles. Même dans la contredanse, les danseurs se tiennent le plus souvent isolés les uns des autres ; chacun exécute seul ce qu’il doit faire et les couplets ne s’enlacent que lorsque le caractère de la danse ne permet plus d’agir autrement. De même dans le vaudeville français, tous les éléments de l’appareil musical se trouvent séparés les uns des autres, et quand par hasard le couplet est chanté par plusieurs voix à la fois, c’est avec la concordance musicale la plus pénible du monde. L’opéra français, c’est le vaudeville agrandi. L’élément musical est emprunté pour la forme au prétendu opéra dramatique, mais pour le fond à cette virtuosité à laquelle Rossini a donné une importance si considérable.

Le caractère propre de cet opéra consiste et consistera toujours dans le couplet plutôt parlé que chanté, et son essence musicale c’est la mélodie rhythmique de la contredanse. Quand les compositeurs se furent rendu compte d’une part, de la mort de l’opéra de Spontini, quand d’autre part ils eurent remarqué l’action étourdissante de Rossini sur le public, ainsi que l’émotion causée par la mélodie de Weber, ils revinrent intentionnellement à cette source nationale dirigée et conduite parallèlement au drame sans jamais l’absorber réellement. Mais ce qu’il y avait de vivant au fond de ce produit national avait depuis longtemps disparu. Le vaudeville et l’opéra-comique y puisaient depuis si longtemps que la source en était tarie. Les artistes, amants de la nature, écoutaient le murmure du ruisseau, mais ils ne pouvaient l’entendre à cause du tic-tac prosaïque du moulin, dont ils faisaient eux-mêmes tourner la roue avec l’eau qu’ils y avaient dirigée par un conduit en bois, après l’avoir fait dévier de son lit naturel. Quand ils voulaient ouïr le peuple chanter, ils n’entendaient que le bruit banal et agaçant des machines du vaudeville.

Alors commença la grande chasse aux mélodies populaires dans les pays étrangers. Déjà Weber lui-même, pour lequel la fleur indigène s’était flétrie, avait feuilleté assidûment les descriptions de la musique arabe par Forkel et leur avait emprunté la marche des gardiens du harem. Les Français furent plus agiles des jambes ; feuilletant les manuels du touriste, ils se mirent en route pour aller s’enquérir de près, partout où il y avait encore un peu de naïveté populaire, quelle forme et quel aspect elle revêtait. Notre vieille civilisation retomba en enfance, et les vieillards tombés en enfance meurent vite !

En Italie, dans ce beau pays si souvent souillé et auquel Rossini avait pris si facilement sa graisse (sic) musicale en faveur d’un monde artistique amaigri ; en Italie, dis-je, le maître insouciant et exubérant regarda, avec un sourire étonné, les galants chasseurs de Paris mardi ant à quatre pattes pour trouver des mélodies populaires. Un de ces chasseurs était un bon cavalier et quand, après une course précipitée, il descendait de cheval, on était certain qu’il avait trouvé une mélodie grosse de promesses en argent. Celui-ci galopa, comme un enragé, à travers le marché de poissons et de légumes de Naples, si bien que renversant tout sur son passage il fut poursuivi par les cris et les malédictions, que des poings menaçants se dressèrent vers lui. Son instinct comprit et conçut assitôt et avec la rapidité de l’éclair une révolution magnifique de marchands de poissons et de légumes !

Mais le cavalier parisien ne s’arrêta pas là ! II courut jusqu’à Portici, vers les barques et les filets des pêcheurs naïfs. Il les entend chanter, prendre des poissons, dormir, se quereller, badiner avec femme et enfant, jouer du couteau, assassiner, et avec cela, chantant toujours. Maître Auber ! il faut l’avouer, ce fut là une fameuse course, et plus fructueuse que celle qu’on fournit sur l’hippogriffe à travers les airs où, en somme, on ne gagne que des rhumes de cerveau et des refroidissements ! Le cavalier s’en retourna, descendit de cheval, fit à Rossini un compliment extraordinairement aimable (il savait bien pourquoi), prit l’extra-poste pour Paris, et ce qu’il fabriqua là en un tour de main, ce fut la Muette de Portici[15]

Cette muette, c’était la muse désormais silencieuse du drame, qui s’en allait seule, triste, le cœur brisé à travers la foule chantante et bruyante, et qui, dégoûtée de la vie, voulut disparaître et étouffer son irrémédiable douleur dans le tourbillon artificiel du volcan théâtral.

Rossini, assista de loin à ce brillant spectacle ; mais en revenant à Paris il trouva bon de se reposer un peu sous les Alpes neigeuses de la Suisse, et même d’écouter comment les rudes et vigoureux gars avaient coutume de s’entretenir musicalement avec leurs montagnes et leurs vaches. Arrivé à Paris, il fit à Auber son compliment le plus aimable (il savait bien pourquoi), et plein d’une grande joie paternelle, il présenta au monde son plus jeune enfant que, dans une heureuse inspiration, il avait baptisé du nom de Guillaume Tell.

La Muette de Portici et Guillaume Tell devinrent dès lors les deux axes autour desquels tourna le monde spéculatif de la musique d’opéra. Un nouveau secret, la galvanisation du corps semi-animé de l’opéra, était découvert. Celui-ci ne pouvait vivre que tant qu’on trouverait des originalités nationales à exploiter. Tous les pays du continent furent donc explorés, toutes les provinces pillées, toutes les races populaires sucées jusqu’à leur dernière goutte de sang musical ; et du spiritus ainsi obtenu on fit de brillantsfeux d’artifice pour la récréation du grand monde. Mais la critique d’art allemande reconnaît que l’opéra s’était considérablement rapproché de son but, en prenant « la direction nationale et même, si l’on veut, la direction historique. » Quand le monde entier devient fou, c’est alors que les Allemands se réjouissent, car ils peuvent alors interpréter, deviner, méditer et enfin — pour que leur bonheur soit complet — classer tout à leur aise.

Examinons en quoi consista l’influence du caractère national sur la mélodie, et indirectement sur la mélodie, et indirectement sur l’opéra.

Le peuple a été de tout temps la source féconde de tout art. La société aussi bien que l’art, ne se sont nourris que du peuple. Séparés de lui, nous avons pris le fruit dont nous vivions comme une manne tombée des cieux pour nous privilégiés, élus de Dieu, êtres riches et pensants. Mais quand nous eiàmes gaspillé cette manne céleste, nous cherchâmes les fruits de la terre, et comme de véritables brigands, par la grâce de Dieu, nous les arrachâmes de l’arbre, sans nous soucier si nous l’avions planté, ou cultivé. Bien plus, nous abattîmes les arbres eux-mêmes jusqu’aux racines, pour voir s’il ne serait pas possible, par une préparation artificielle, de les rendre agréables au goût ou du moins susceptibles d’être utilisés. C’est ainsi que nous avons dévasté toute cette belle forêt naturelle du peuple de façon que maintenant nous ressemblons à des mendiants nus et affamés.

Il en fut de même de la musique d’opéra ; quand elle devint incapable d’engendrer et que toute sa sève fut desséchée, elle se précipita sur la chanson populaire et la suça jusque dans ses racines. Maintenant elle abreuve le peuple dépouillé de ses mélodies viciées, nourriture misérable et malsaine. La mélodie ne sait plus où trouver sa subsistance ; ne pouvant plus être fécondée de nouveau, elle meurt stérile, épuisée ; elle se ronge elle-même : c’est ce que les critiques allemands appellent « aspirer vers une caractéristique élevée », après avoir d’abord baptisé le renversement des arbres populaires dépouillés, du nom « d’émancipation des masses ». Le compositeur d’opéra ne pouvait pas saisir ce qui est vraiment populaire ; pour être en état de la comprendre, il lui aurait fallu travailler selon l’esprit et les vues du peuple, c’est-à-dire être, au fond, peuple. Il ne pouvait comprendre son caractère propre, ce qui fait l’originalité des choses populaires, ce qui est national. La couleur nationale, depuis longtemps effacée dans les classes élevées, ne vivait plus que dans certaines parties du peuple, qui, retenues aux travaux des champs, sur les rivages ou dans le fond des vallées, avaient vécu éloignées de tout changement. Aussi ce qui tomba sous la main des exploiteurs ne fut qu’une chose froide et stéréotypée. Et comme ils étaient obligés, pour l’utiliser et la faire servir à un but frivole, de lui arracher encore ses derniers traits particuliers et féconds, cette chose ne pouvait devenir qu’une curiosité à la mode. Il en fut comme des costumes populaires étrangers, jusque là dédaignés, et que la mode convertit en attifements bizarres. Dans l’opéra, quelques traits mélodiques et rhytmiques furent détachés de la vie de nationalités inconnues pour être adaptés à un appareil multicolore, de forme vieillie et vide.

Cette manière de procéder influa considérablement sur la naissance de l’opéra qu’il nous reste maintenant à considérer de plus près. De là, le changement survenu dans les rapports réciproques des facteurs représentatifs de l’opéra, évolution qui, nous l’avons dit, a été appelée « l’émancipation des masses. »

Toute tendance artistique n’approche de sa floraison que lorsqu’elle acquiert la faculté de prendre une forme concise, claire et sûre. Le peuple qui, au début, manifeste l’étonnement que lui inspirent les merveilles de la nature par les exclamations de l’emportement lyrique, transforme bientôt, afin de vaincre l’objet de sa surprise, le phénomène naturel en dieu et le dieu en héros. Dans ce héros, image concentrée de son propre être, il se reconnaît et célèbre ses actions dans l’épopée ; mais dans le drame, il se représente lui-même. Le héros tragique des Grecs sortait du chœur et se retournant vers lui, disait : « Voyez, c’est ainsi qu’agit l’homme ; les opinions et les discours que vous louez, je vous les représente comme irréfutables, comme vrais et comme nécessaires. »

La tragédie grecque se faisait à la fois public et œuvre d’art dans le chœur et les héros : l’œuvre d’art s’offrait au peuple comme image poétisée de lui-même, et le drame ne s’augmentait que dans la mesure précise où le jugement à prononcer par le chœur s’exprimait dans les actions des héros eux-mêmes d’une façon si irréfutable que le chœur pouvait retourner de la scène dans le peuple et prendre à l’action une part vivante et réelle.

La tragédie de Shakespeare surpasse incontestablement la tragédie grecque, en ce sens qu’elle a fait accepter par les lois techniques la supression du chœur. Chez Shakespeare, le chœur s’est transformé en individus tous personnellement intéressés à l’action, agissant en vertu des mêmes nécessités d’opinion et de position que le héros principal.

Leur apparent effacement dans le cadre artistique résulte des points de contact qu’il y a entre eux et le héros, et nullement d’un mépris technique et systématique des rôles secondaires ; car toutes les fois que le personnage le moins important doit prendre part à l’action principale, il s’exprime d’après ses vues personnelles, libres et caractéristiques.

Si les personnalités si sûrement et si franchement esquissées par Shakespeare ont de plus en plus, dans l’art dramatique moderne, perdu de leur individualité plastique et en sont venues à n’être que des masques, invariables dans leur caractère, sans aucune individualité, il faut l’attribuer à l’influence de l’État, nivelant tout en politique et opprimant le droit de la libre personnalité avec une violence de plus en plus funeste. Les ombres cbinoises, ces masques intérieurement creux et dépourvus de toute individualité, furent la base dramatique de l’opéra. Plus la personnalité que ce masque cachait était nulle, plus on la jugea propre à chanter l’air dopera. « Prince et princesse », — tel est l’axe dramatique autour duquel tourna l’opéra et tourne encore quand on y regarde de près.

Ces masques ne pouvaient recevoir un caractère individuel que d’une peinture extérieure, et il fallut à la fin que la couleur locale vint suppléer à ce qui leur manquait intérieurement. Quand les compositeurs eurent épuisé toute la partie mélodique de leur art et pris au peuple la mélodie locale, on prit finalement aussi le lieu lui-même, les décors et les costumes.

Tous ces accessoires devinrent enfin la chose principale, l’opéra même, qui devait jeter de tous côtés sa lumière vacillante sur « le prince et la princesse, » pour maintenir dans une vie colorée les pauvres et malheureux chanteurs.

Ainsi fut fermé, à sa honte mortelle, le cercle du drame : les personnalités individuelles, en qui le chœur du peuple s’était jadis condensé, fut noyé dans un entourage bigarré, confus et sans centre d’action. Cet accessoire, cet immense attirail scénique, machines, toile peinte et habits multicolores, nous crie : C’est moi qui suis moi, et en dehors de moi, il n’y a pas d’opéra.

Il est vrai qu’autrefois déjà, de nobles artistes avaient fait de la couleur locale ; mais cela ne pouvait produire un charme réel qu’en servant occasionnellement de parure à une matière dramatique animée par une action caractéristique, et qu’en se produisant sans aucune ostentation. Avec quel art Mozart sut donner de la couleur locale à son Osmin et à Figaro, sans pour cela chercher les couleurs en Turquie et en Espagne, ou même dans les livres. ]Iais cet Osmin et ce Figaro étaient des caractères individuels, réels, heureusement conçus par le poëte, doués par le musicien d’une expression vraie, que ne pouvait pas altérer un bon acteur. Les éléments nationaux employés par nos compositeurs modernes ne sont pas appliqués à des caractères de ce genre ; ils sont destinés, au contraire, à donner à une chose, entièrement dépourvue de caractère, une base caractéristique, afin d’animer et de justifier une existence indifférente en soi et sans couleur. Tout ce qui est sainement populaire et purement humain, est employé dans notre opéra comme un masque incolore et insignifiant, à l’usage des chanteurs d’airs, et ce masque, à son tour, doit être artificiellement éclairé par le reflet de la couleur environnante ; c’est pourquoi cette couleur est présentée avec les tons les plus criards.

Afin d’animer la scène déserte autour du chanteur, on a finalement amené sur la scène le peuple, auquel on avait déjà pris sa mélodie ; mais, naturellement, ce ne pouvait pas être ce peuple auquel on avait emprunté la mélodie, mais une masse artificiellement dressée à marcher sur la mesure des airs d’opéra. Ce n’est pas le peuple qu’on employa, mais une masse, une sorte de chose matérielle qu’on ne pouvait plus appeler le peuple, puisqu’on lui avait enlevé le souffle de la vie. Le fond de l’opéra moderne ne repose guère que sur les machines décoratives du théâtre, que sur la pompe muette des décors, le tout transformé en tapage mouvementé. « Le prince et la princesse, » avec la meilleure volonté, n-avaient donc plus autre chose à dire que leurs airs mille fois entendus. On chercha à varier le thème, en faisant chanter cet air par tout le personnel, depuis le héros jusqu’au dernier choriste, non plus seulement à plusieurs voix, mais dans un bruyant unisson afin de produire un plus grand effet. Dans l’unisson, devenu si célèbre de nos jours, se dévoile le vrai but de l’emploi des masses, car, dans le sens de l’opéra, ce sont bien effectivement les masses « émancipées » qui, à certains passages des plus célèbres opéras modernes, chantent dans un unisson à cent voix la vieille et banale ariette. C’est ainsi que notre état moderne a émancipé les masses en les revêtant de l’uniforme de soldat, en les faisant marcher en bataillons, en leur commandant demi-tour à droite ou à gauche, et de présenter armes. Quand les Hugnenots de Meyerbeer s’élèvent à leur plus grande hauteur, nous entendons exactement ce que nous voyons dans un bataillon de la garde prussienne. Les critiques allemands appellent cela — nous l’avons déjà dit — l’émancipation des masses.

Au fond, cet entourage ainsi « émancipé » n’était encore qu’un masque. Si la vie véritablement caractéristique faisait défaut aux personnages principaux de l’opéra, elle pouvait encore bien moins être donnée à l’ensemble des masses. Le reflet que cet apparat devait jeter sur les personnages principaux, pour les animer, ne pouvait produire un effet utile que lorsque le masque de l’entourage recevait du dehors une peinture qui pût dissimuler son vide intérieur. Cette peinture fut fournie par le costume historique, que venait relever encore le coloris national.

On pourrait croire que l’adoption du principe de la donnée historique devait avoir pour conséquence d’attribuer au poëte une action décisive sur la fiction de l’opéra. Mais nous reconnaîtrons facilement notre erreur, en nous rappelant la marche suivie jusqu’alors par le dévoloppement de l’opéra, en réfléchissant qu’il ne devait toutes les phases de son épanouissement qu’à l’effort désespéré du musicien pour conserver à son œuvre une existence artificielle, qu’il fut amené à mettre en scène les airs historiques, non pas par suite du désir bien naturel de s’abandonner au poëte, mais sous la pression de circonstances purement musicales, et que cette pression elle-même eut pour cause la tâche contre nature du musicien, consistant à donner à la fois au drame l’extension et l’expression.

Nous reviendrons, plus tard, à la position du poète vis-à-vis de l’opéra le plus récent ; quant à présent, nous nous attachons seulement à rechercher, au point de vue du musicien, jusqu’oii devait le conduire ses efforts et son erreur.

Le musicien, qui, quoi qu’il fît, ne pouvait donner que l’expression, et rien que l’expression, devait perdre le pouvoir réel de l’expression saine et vraie, à mesure que dans son effort absurde, il se condamnait à remplir un formulaire terne et vide. Au lieu de demander au poëte un homme, il s’était contenté d’un mannequin qu’il drapait à volonté dans des vêtements variés, préoccupé uniquement d’éblouir par l’éclat et la disposition des couleurs. Ne pouvant donner au mannequin les chaudes pulsations du corps humain, et ses moyens d’expressions s’appauvrissant de plus en plus, il était réduit à ne plus avoir en vue que des variétés de formes et les couleurs de ces vêtements.

Le costume historique qu’on pouvait varier suivant les époques et les climats, bien qu’il ne soit, en somme, que l’œuvre du décorateur et du costumier réunis, est devenu en réalité l’aide le plus important du compositeur moderne. Toutefois, le musicien ne négligea pas non plus de préparer sa palette en vue du costume historique. Pourquoi donc le créateur de l’opéra qui avait fait du poëte son serviteur, n’aurait-il pas éliminé également le peintre et le tailleur ? Il avait transformé en musique le drame tout entier, action et caractères, pourquoi lui eût-il été impossible de rendre musicalement les dessins et les couleurs du peintre décorateur ? N’était-il pas capable d’abaisser toutes les digues, d’ouvrir toutes les écluses qui séparent le continent de la mer, et de noyer ainsi dans le déluge de sa musique le drame avec hommes et animaux ?

Nous avons vu la mélodie frivole, dégagée de tout rapport réel avec le texte poétique se féconder par la chanson nationale et se donner comme but la caractéristique historique. Nous avons observé, en outre, comment, par suite de la disparition de l’individualité caractéristique des personnages principaux du drame musical, on réserva aux masses « émancipées » qui les entourent et qui devaient refléter sur eux ce caractère, la mission de représenter l’action. Nous avons fait remarquer aussi qu’on ne pouvait donner à ces masses un caractère distinct et saisissable que par le costume historique, et que le compositeur avait été contraint, pour maintenir sa suprématie, d’absorber en se détournant des voies purement musicales, le décorateur et le costumier, auxquels revenait en réalité le mérite du rétablissement de la caractéristique historique. Nous avons vu enfin comment la tendance désespérée de la musique instrumentale a fourni au compositeur un genre particulier de mosaïque mélodique, qui, grâce à des assemblables arbitraires, lui offrait le moyen de paraître étrange, original toutes les fois qu’il le voulait : procédé auquel le compositeur croyait pouvoir imprimer le cachet d’une caractéristique spéciale par l’emploi d’un orchestre réglé en vue d’une surprise purement matérielle.

Nous ne devons pas perdre de vue que tout cela était, après tout, impossible sans le concours du poëte. Examinons donc un moment les rapports qui, dans les temps les plus récents, se sont établis entre le musicien et le poëte.

La nouvelle direction donnée à l’opéra nous est venue d’Italie avec Rossini. Dans ce pays, le poëte était descendu jusqu’au rôle du zéro. Transportée à Paris, cette direction rossinienne modifia encore la situation du poëte. Nous avons déjà fait ressortir les caractères de l’opéra français, et nous avons reconnu que le couplet en était la base. Dans l’opéra-comique français, le poëte avait d’avance assigné au compositeur un champ bien déterminé qu’il devait cultiver pour son propre compte, tandis que la propriété du terrain restait au poëte. Le champ musical s’était peu à peu étendu jusqu’à l’absorption complète du terrain ; mais le poëte continuait à garder le titre du domaine ; le musicien n’était plus qu’un fermier, considérant, il est vrai, le fermage comme un droit héréditaire ; comme jadis dans le Saint-Empire, il rendait hommage à l’empereur, son suzerain. Le poëte prêtait le terrain dont le musicien avait la jouissance.

Cette situation a produit ce que l’opéra, comme genre dramatique, pouvait donner de plus sain. Le poëte s’efforçait de trouver des situations et des caractères, de fournir une pièce amusante et attachante, qu’il n’arrangeait pour le musicien et ses formules qu’au moment même de rexécution. La faiblesse des poëmes français consistait surtout en ce que leurs sujets ne commandaient pas nécessairement la musique, lors même qu’ils n’eussent pas été, de prime abord, absorbés par la musique. Le théâtre de « l’Opéra-Comique » était la maison propre de ce genre amusant, souvent aimable et spirituel qui produisait toujours les meilleures œuvres, toutes les fois que la musique pouvait naturellement et sans contrainte entrer dans le poëme.

Scribe et Auber s’avisèrent un jour de traduire ce genre dans la langue pompeuse du « grand opéra. » La Muette de Portici est cependant encore une pièce de théâtre bien ordonnée et où on ne reconnaît nulle part l’intention de subordonner l’intérêt dramatique à l’intérêt purement musical. Toutefois, l’action dramatique y repose sur la participation des masses, de telle sorte que les personnages principaux deviennent plutôt des représentants portant la parole au nom de la masse que des personnages agissant en vertu d’une nécessité individuelle. Déjà le poëte, arrivé devant le chaos du grand opéra, tenait si faiblement les rênes des chevaux du char de l’opéra, que bientôt ces rênes durent lui échapper des mains.

Dans Guillaume Tell, le poëte avait encore les rênes en mains, parce que, de même qu’Auber, Rossini ne songeait qu’à se ménager dans le char superbe de l’opéra ses aises musicales, ne se souciant guère de savoir comment et où le cocher le dirigeait. Mais Meyerbeer, auquel cette opulente aisance mélodique ne convenait pas, arracha les rênes des mains du cocher, afin d’exciter, par les zigzags de la course, l’attention qu’il ne réussissait pas à appeler sur lui quand sa seule personnalité musicale était assise dans le char[16].

Nous savons par quelques anecdotes isolées à quelles affreuses tortures Meyerbeer condamnait son collaborateur Scribe quand il s’agissait d’élaborer un poëme d’opéra. Lors même que nous ne voudrions tenir aucun compte de ces anecdotes et si nous ne savions rien des pourparlers mystérieux de Scribe et de Meyerbeer, nous pourrions cependant encore, à l’aide des poëmes eux-mêmes, voir clairement quelle contrainte dut peser sur Scribe, — si expert d’ordinaire et si facile au travail, — quand il composait pour Meyerbeer les textes baroques que nous connaissons.

Tout en continuant à faire pour d’autres compositeurs des poëmes dramatiques faciles, coulants, souvent intéressants, toujours exécutés avec une grande dextérité naturelle, livrets ayant du moins pour base une action déterminée, renfermant des situations en rapport avec cette action et d’une compréhension facile, cepoëtesi merveilleusement rompu au métier écrivait pour Meyerbeer avec l’emphase la plus insupportable, le galimatias le plus contourné, des actions sans intrigue, des situations confuses et insensées, des caractères ridicules et grotesques. Or, pareille chose ne pouvait être naturelle ; un esprit aussi froid que celui de Scribe ne se livre pas si facilement aux expérimentations de l’extravagance. Scribe avait dû subir quelque contrainte, et son goût quelque altération pour produire un Robert le diable. Ne fallait-il pas qu’il fût dépouillé de tout sens un peu sain de l’action dramatique pour devenir dans les Huguenots un compilateur de nuances et de contrastes décoratifs ? Ne fallait-il pas qu’il fût violemment entraîné et condamné au mensonge historique pour se décider à se faire « le prophète » des flibustiers ?

Nous retrouvons ici la même influence du compositeur sur le poëte, que Weber exerçait sur celui d’Euryanthe. Mais combien les motifs sont différents ! Weber voulait un drame qui put se confondre avec toutes ses nuances scéniques, dans une mélodie noble et large. Meyerbeer, au contraire, ne demandait qu’un pot-pourri dramatique monstrueusement mélangé, mi-historique et mi-romantique, diabolique et religieux, dévot et libertin, frivole et sacré, mystérieux et impudent, sentimental et faussement dramatique, afin d’y trouver matière à une musique extraordinairement curieuse, laquelle pourtant ne lui réussissait jamais entièrement à cause de l’invincible roideur de son naturel. Il comprenait qu’avec toutes les ressources des efi’ets musicaux, on pouvait arriver à quelque chose qui n’avait jamais existé si ces matériaux ramassés dans tous les coins étaient réunis dans un ensemble confus, mêlés de poudre et de colophane, et lancés dans l’air avec une effroyable détonation. Donc, ce qu’il demandait à son poëte, c’était en quelque sorte la mise en scène de Forchestre de Berlioz ; seulement — ce point est à noter — il rabaissa cet orchestre, étant donné l’opéra dramatique, jusqu’à prendre pour base les trilles légers et les fioritures de Rossini.

Réunir, dans le drame, tous les éléments d’action musicale en un accord harmonique, cela n’eût pas du tout favorisé son but ; Meyerbeer n’étant pas un rêveur idéaliste. Mais appréciant, en homme pratique, le public moderne de l’opéra, il se rendit compte que par l’accord harmonique il n’eût gagné personne, tandis que, par un pot-pourri disparate, il pouvait satisfaire tout le monde, chacun selon ses goûts. Rien n’était donc plus important pour lui que de trouver une sorte de mélange fort compliqué. Le joyeux Scribe suait donc sang et eau pour lui composer de la façon la mieux appropriée à ce but un méli-mélo dramatique, de manière que le musicien n’eût plus qu’à se demander tranquillement à quel morceau il adapterait de la façon la plus criarde et la plus surprenante un lambeau tiré de son magasin musical, afin de paraître extraordinairement original et « caractéristique. »

C’est ainsi qu’il a montré à la critique d’art l’aptitude de la musique à la caractéristique historique, et qu’il arriva même à se faire dire, sur un ton de fine flatterie, que le texte de ses opéras était pitoyable, mais « qu’il s’entendait même à broder sur la plus misérable étoffe. » De la sorte, on avait obtenu le triomphe complet de la musique. Le compositeur avait ruiné le poëte de fond en comble, et sur les décombres de la poésie d’opéra, on couronna le musicien comme étant « le véritable poëte ! »

Le secret de la musique de Meyerbeer, c’est l’effet. Pour bien comprendre ce que nous entendons par ce mot, il est important de remarquer que nous ne nous servons pas ici de la véritable expression allemande.

Dans notre langue, l’idée exprimée par le mot wirkung, implique nécessairement celle d’une cause préexistante. Mais, comme dans le cas présent, nous doutons qu’il existe une pareille relation, ou plutôt comme nous sommes certains qu’elle n’existe pas, nous éprouvons alors quelque embarras à trouver un mot qui rende exactement l’impression que nous produit la musique de Meyerbeer. C’est pour cela que nous employons un mot étranger, quoiqu’il ne traduise pas exactement notre sentiment. Si donc, nous voulons désigner avec précision ce que nous entendons, nous sommes obligés de traduire notre mot par « effet sans cause. »

Oui, la musique de Meyerbeer produit, sur ceux qui y trouvent du plaisir, un effet sans cause. Ce miracle n’était possible qu’à « la musique extérieure », c’est-à-dire à une faculté d’expression qui, dans l’opéra, a cherché de tout temps à se rendre indépendante de tout sujet digne d’être exprimé. Cette musique a manifesté son entière indépendance en rabaissant l’objet de l’expression qui, cependant, devait seule la faire vivre et la justifier. Elle a rabaissé cette expression jusqu’à la nullité morale et artistique, si bien que le sujet ne pouvait trouver son existence, sa mesure et sa justification que dans un cas d’arbitraire musical, dépourvu de toute expression nouvelle. Cet acte, à son tour, n’était réalisable que s’il se reliait à d’autres situations d’un effet absolu. Dans la musique instrumentale, dans le sens le plus étendu du mot, on faisait appel, pour se justifier, à la puissance, à l’imagination, laquelle s’appuyait sur un programme ou même sur un titre pris en dehors de la musique : mais dans l’opéra on voulait réaliser ce point d’appui pour épargner à l’imagination tout effort pénible. Ce que, dans la musique instrumentale on demandait systématiquement aux situations de la vie naturelle ou humaine, on voulait, dans l’opéra, le réaliser matériellement, afin de produire un effet d’imagination tout en se passant du concours de l’imagination. Le compositeur emprunta cette base naturelle à la mécanique scénique, en s’appropriant les effets qu’elle était capable de produire, c’est-à-dire en les détachant de l’objet qui, sur le terrain de la poésie et en dehors du domaine de la mécanique, aurait pu les commander ou les justifier. Nous allons éclaircir ce point de doctrine par un exemple qui achèvera de caractériser l’art de Meyerbeer

Admettons qu’un poète se soit exalté pour un héros luttant pour la liberté, dont le cœur soit enflammé d’un puissant amour pour ses frères opprimés et dépouillés de leurs droits les plus sacrés. Il veut représenter ce héros au point culminant de sa carrière, le placer dans la pleine lumière de ses glorieux efforts ; il choisit, pour cela, une des phases décisives de son histoire. Suivi de masses populaires répondant à son appel enthousiaste et quittant leurs maisons, leurs femmes et leurs enfants pour vaincre ou pour mourir en combattant contre de puissants oppresseurs, le héros arrive devant une forteresse qui doit être conquise par ses bandes novices dans l’art de la guerre, pour que l’œuvre de la délivrance sorte victorieuse de la lutte. Des revers ont produit le découragement ; de mauvaises passions, la discorde et la confusion règnent dans l’armée ; tout est perdu, si aujourd’hui même tout n’est pas gagné. Et n’est-ce pas dans cette situation extrême que les grands hommes arrivent au sommet de leur grandeur ? Le héros a consulté dans la solitude de la nuit le dieu qui s’agite en lui : il s’est retrempé dans le sentiment de l’amour de l’humanité et apparaît au crépuscule, au milieu de ses bandes, que l’action va transformer en véritables lâches ou en héros.

À sa voix puissante, le peuple se rassemble et cette voix pénètre jusqu’aux profondeurs des âmes qui, maintenant, sentent aussi vivre en elles le dieu. Ces hommes se sentent tout à coup transportés ; leur enthousiasme gagne le héros, qui les pousse alors à l’action. Il saisit l’étendard et se dirige vers les murs redoutables de la ville, vers ces remparts redoutables qui s’opposent à tout avenir meilleur : « Sus donc à l’ennemi ! crie-t-il. Il faut vaincre ou mourir, et que cette ville soit à nous ! »

Là, le poëte est épuisé, et s’il veut montrer sur la scène le moment où, subitement, l’enthousiasme apparaît dans une réalité persuasive, il faut que cette scène devienne pour nous le théâtre du monde ; il faut que la nature soit mise à l’unisson de nos sentiments, et qu’elle ne reste pas comme un accessoire froid et accidentel. Mais la nécessité presse le poëte : — il dissipe les nuages du matin et sur son ordre, le soleil se lève rayonnant sur la ville vouée maintenant à la victoire du héros enthousiaste.

C’est ici qu’apparaît le triomphe de la toute-puissance de l’art, car, ces miracles, l’art dramatique, seul, peut les produire.

Mais de pareils miracles, que l’inspiration du poète dramatique peut seule engendrer, n’ont pas iesoin du compositeur d’opéra ; celui-ci ne cherche que l’effet sans se soucier de la « cause », qui n’est pas en son pouvoir.

Dans la scène principale du Prophète, de Meyerbeer, analogue à celle que nous venons de peindre, notre oreille éprouve l’impression purement matérielle d’un hymne enthousiaste et emprunté aux chants populaires, notre œil ne voit autre chose qu’un soleil, le chef-d’œuvre de la mécanique ! Mais l’objet que cette mélodie ne doit que réchauffer, que ce soleil ne doit qu’éclairer, mais le héros enthousiaste qui devait répandre son ravissement intérieur dans cette mélodie, et qui n’a provoqué que l’apparition de ce soleil en vertu des impérieuses nécessités de la situation, mais le germe du drame n’existe même pas[17].

À sa place fonctionne un ténor qui porte un costume caractéristique auquel Meyerbeer, par l’entremise de son secrétaire particulier, Scribe, a confié la tâche de chanter aussi bien que possible et de se donner en même temps des airs de communiste, afin d’intéresser le public. Le héros dont nous venons de parler est un pauvre diable qui accepte par faiblesse le rôle d’un imposteur et qui, finalement se repent pitoyablement, non pas d’une erreur, d’un aveuglement fanatique qui eût pu à la rigueur motiver l’apparition du soleil, mais de sa faiblesse et de ses mensonges.

Quel est l’ensemble de considérations qui a pu faire mettre au monde, sous le titre : le Prophète, un sujet si indigne ? C’est ce que nous ne voulons pas examiner ici ; qu’il nous suffise d’en considérer le résultat, suffisamment instructif. Nous voyons d’abord, par cet exemple le complet déshonneur moral et artistique où est tombé le poëte ; de quelques bonnes dispositions qu’on soit animé à son égard, il est impossible de découvrir encore en lui un cheveu qui soit resté sain : l’intention du poëte ne doit plus du tout nous préoccuper ; nous devons, au contraire, nous éloigner d’elle avec répugnance. L’acteur ne nous intéresse plus que comme chanteur costumé, n’apparaissant en scène que pour chanter la mélodie dont il a été question plus haut, mélodie qui ne produit d’effet que par elle-même en tant que mélodie.

Il en est de même du soleil, qui ne peut et ne doit être considéré là que comme une imitation réalisée sur le théâtre ; son véritable effet ne vient pas du drame ; il appartient à la mécanique pure, laquelle seule appelle alors l’attention dans ce lever de soleil. Et le compositeur ne serait pas peu effrayé, si on s’avisait de prendre cette apparition pour une transfiguration voulue du héros devenu le défenseur de l’humanité ! Au contraire, il veut et le public aussi, se détourner de pareilles pensées et diriger toute l’attention sur un chef-d’œuvre de la mécanique ! Ainsi, tout l’art de cette scène tant célébrée réside dans ses éléments mécaniques : le côté extérieur de l’art en devient le fond, et ce fond c’est « l’effet » l’effet absolu, l’effet pour l’effet, c’est-à-dire le charme d’un certain chatouillement artificiel, c’est-à-dire l’amour sous la véritable jouissance que donne l’amour[18].

IV

L’altération de la vérité et du naturel, telle que l’exercent, pour l’expression musicale, les néoromantiques français, trouvait à la fois, dans un domaine de la musique entièrement distinct de l’opéra, une apparente justification et un aliment. Il nous est facile de le comprendre sous la désignation de malentendu de Beethoven.

Il est très-important de remarquer que tout ce qui, jusqu’à ces derniers temps, a exercé sur la formation de l’opéra une influence réelle et décisive, est venu uniquement du domaine de la musique absolue et nullement de celui de la poésie ni d’un heureux concours des deux arts réunis.

Si, d’un côté, nous avons vu l’opéra, depuis Rossini, aboutir à l’histoire de la mélodie, nous assistons dans les temps actuels à la naissance du drame historique dans l’opéra, sous l’influence exclusive du compositeur qui, poussé par la nécessité de varier la mélodie d’opéra, fut amené progressivement à l’enrichir d’un caractère historique indiquant ainsi au poëte ce qu’il devait fournir au musicien pour répondre à ses intentions. Si cette mélodie s’était perpétuée jusque-là comme mélodie chantée et indépendante de toute poésie, elle possédait cependant les conditions d’un développement ultérieur possible. Bien qu’au début, le compositeur trouva ces conditions particulièrement dans la mélodie naturelle et primitive, telle qu’elle émanait de la bouche du peuple, il tourne maintenant son attention avide vers une mélodie qui, dégagée de nouveau des lèvres du chanteur, trouve dans la science instrumentale de nouvelles conditions de vie. La mélodie instrumentale, transportée dans la mélodie du chant d’opéra, devint un des facteurs du drame ; c’est là que devait aboutir, en vérité, le genre antinaturel de l’opéra [19].

Pendant que la mélodie d’opéra, que ne fécondait pas la poésie, traînait une vie pénible et stérile en progressant de violence en violence, la musique instrumentale, par une manière nouvelle et variée de disposer, d’étendre ou de raccourcir les différents « éléments », avait acquis la faculté de faire de la danse et du chant harmoniques une langue particulière. Prise dans un sens artistique élevé, cette langue était incapable d’exprimer volontairement des sentiments purement humains aussi longtemps que la volonté d’exprimer d’une façon claire et intelligible ces sentiments humains et individuels n’avait pas rendu nécessaire la conformation de cette langue mélodique[20]. Mais exprimer dans cette langue, faite seulement pour rendre les sentiments dans leur généralité, un sujet individuel, déterminé et facilement intelligible, tel est le résultat auquel pouvait seul atteindre un compositeur instrumental, mettant à l’accomplissement de sa tâche toute sa volonté, toute son activité artistique.

L’histoire de la musique instrumentale, depuis le temps où cette volonté se manifesta en elle, c’est l’histoire d’une erreur artistique, mais d’une erreur qui ne se termina pas, comme celle du genre de l’Opéra, par la mise en évidence d’une incapacité de la musique, mais par la mise en évidence d’un pouvoir intime illimité. L’erreur de Beethoven fut l’erreur de Colomb[21], qui cherchant un chemin nouveau vers un pays ancien et connu, l’Inde, découvrit un monde nouveau ; Colomb aussi emporta son erreur au tombeau, jurant à ses compagnons qu’il joindrait le nouveau monde par la vieille Inde. Quoique entachée d’une profonde erreur, sa croyance, cependant, arracha le bandeau aux yeux du monde et lui enseigna de la façon la moins contestable la vraie forme de la terre et l’abondance à peine soupçonnée de sa richesse. L’erreur féconde de Beethoven, elle aussi, nous a révélé l’inépuisable puissance de la musique. Grâce à son hardi et intrépide effort pour atteindre le nécessaire artistique dans une impossibilité artistique, nous avons reconnu l’aptitude illimitée de la musique à réaliser tous les problèmes imaginables, pourvu qu’elle ne veuille pas être autre chose que ce qu’elle est réellement — l’art de l’expression[22].

Mais nous ne pouvions nous rendre compte de l’erreur de Beethoven et du résultat de son action artistique, qu’en connaissant son œuvre dans son ensemble, lorsque lui et ses ouvrages furent devenus pour nous un phénomène complet, et lorsque ses successeurs, qui s’étaient emparés des erreurs du maître, sans avoir la force gigantesque de sa volonté, eurent mis cette erreur en évidence. Les contemporains et les successeurs immédiats de Beethoven ne virent dans ses œuvres isolées que ce que leur force d’assimilation et de conception leur permettait de reconnaître, soit par l’impression ravissante de l’ensemble, soit par le caractère particulier des détails.

Tant que Beethoven, d’accord avec l’esprit musical de son temps, se contenta de mettre dans ses œuvres la fleur de cet esprit même, il n’exerça sur son entourage qu’une salutaire influence. Mais, à partir du moment où, étroitement lié à certaines impressions douloureuses de sa vie, le désir de l’artiste d’exprimer clairement des sentiments particuliers, caractéristiques, individuels, — comme s’il avait voulu se manifester à la sympathie des hommes, — devint de plus en plus pressant. À partir du moment où il s’inquiétait de moins en moins de faire de la musique et de s’exprimer simplement dans cette musique de façon à plaire, à attacher ou à transporter, mais où son être intérieur le poussait impérieusement à exprimer d’une façon précise et claire un sujet déterminé plein de ses sentiments et de ses idées ; à partir de ce moment donc, la grande période de douleur et de souffrance commence pour l’homme profondément ému, pour l’artiste fatalement égaré, qui, animé des transports d’une pythonisse en délire, dut faire sur l’auditeur curieux, qui ne le comprenait pas, précisément parce que l’inspiré ne pouvait pas s’en faire comprendre, l’effet d’un fou de génie.

Dans les œuvres de la seconde moitié de sa vie artistique, Beethoven ne peut pas être entendu, ou plutôt il est mal compris là précisément où il veut exprimer très-clairement un sujet particulier et individuel. Il dédaigne, ce qui, dans la musique absolue d’après certaines conventions, est reconnu comme intelligible, c’est-à-dire toute chose qui, par la forme et l’expression, présente une analogie reconnaissable avec la mélodie du chant et de la danse. Il parle une langue qui ressemble souvent à un capricieux effet de l’humeur, toute chose qui, n’appartenant pas à un ensemble purement musical, n’est reliée que par l’intention pratique, intention que la musique ne pouvait pas exprimer avec la clarté de la poésie.

Les principales œuvres de Beethoven appartenant à cette époque doivent être considérées comme des tentatives inconscientes de créer une langue à son gré, de telle sorte, que ces essais doivent souvent être considérés comme des esquisses pour un tableau dont le maître aurait arrêté le sujet, sans en concevoir une ordonnance intelligible[23]. Mais il ne pouvait exécuter le tableau avant d’en harmoniser le sujet avec ses moyens d’expression, c’est-à-dire avant de l’avoir conçu dans son sens général, d’en avoir rélégué ce qui est individuel dans les couleurs particulières à la musique. Si ces tableaux, dans lesquels Beethoven s’était exprimé avec une clarté bienfaisante, avaient pu parvenir au monde véritablement achevés, l’effet de confusion et d’erreur produit par le malentendu que le peintre a répandu sur son œuvre eût été incontestablement atténué. Mais l’expression musicale, dépourvue de ses conditions propres s’était déjà, sous l’empire de la nécessité, soumise à la fantaisie de la mode et, par suite, à toutes ses nécessités. Certains traits mélodiques, harmoniques ou rhythmiques séduisaient tant l’oreille qu’on s’en servit jusqu’à l’excès, et, à force d’être usés, ils provoquèrent, en peu de temps, un tel dégoût que, souvent ils parurent tout-à-coup insupportables ou ridicules.

Pour les musiciens qui ne songeaient qu’à composer de la musique pour l’agrément public, rien n’était plus important que de paraître aussi neufs et aussi étonnants que possible dans les traits de l’expression mélodique absolue que nous venons de caractériser. L’aliment de ces nouveautés ne pouvait pas être emprunté aux phénomènes changeants de la vie, mais bien au domaine musical lui-même. Les musiciens trouvèrent alors une mine à exploiter dans celles des œuvres de Beethoven que nous avons appelées des esquisses pour ses grands tableaux. On y voyait un artiste préoccupé de trouver une nouvelle langue musicale, effort qui se manifestait de toute manière par des traits quelquefois convulsifs, que l’auditeur intelligent devait juger singuliers, originaux, bizarres, et, en tout cas, entièrement neufs. Les changements brusques, les entre-croisements rapides et violents, et surtout la simultanéité, la confusion des accents de douleur et de joie, de ravissement et d’horreur, toutes choses que le maître mêla dans les rhythmes harmoniques les plus singuliers pour en faire de nouveaux sons d’expression, afin de rendre des sentiments individuels déterminés.

Tout cela, conçu dans sa forme extérieure, fut développé techniquement par les compositeurs qui reconnurent dans l’emploi de ces singularités de Beethoven un élément fécond pour composer. Tandis que presque tous les vieux musiciens ne comprenaient, ne louaient dans les œuvres de Beethoven que ce qui s’écartait de la nature étrange du maître, que ce qui leur apparaissait comme la fleur de sa première période musicale, les jeunes compositeurs, au contraire, imitaient principalement ce qu’il y a d’extérieur et de singulier dans la dernière manière de Beethoven.

Mais si le fond de ces traits étranges devait rester le secret non révélé du maître, il fallait nécessairement chercher quelque sujet qui, malgré son caractère général, présentât cependant l’occasion d’employer ces traits particuliers et individuels. C’est ailleurs que dans la musique qu’il fallait chercher ce sujet, et, en ce qui concerne la musique purement instrumentale, il ne pouvait être trouvé que dans la fantaisie. La description musicale d’un sujet emprunté à la nature ou à la vie humaine fut offerte comme programme aux auditeurs, et on abandonna à leur imagination d’expliquer, conformément à l’indication une fois donnée, toutes les singularités musicales qui se donnaient carrière dans le chaos et dans la confusion, avec un arbitraire sans retenue.

Les musiciens allemands étaient assez rapprochés de l’esprit de Beethoven pour ne pas errer à la suite du malentendu du maître. Ils cherchèrent à échapper aux conséquences de cette manière d’expression, en émoussant les pointes les plus aiguës, en recourant aux vieilles formes, en les combinant avec les nouvelles et en se créant par ce mélange artificiel un style musical pour ainsi dire abstrait, à l’aide duquel on pouvait longtemps encore et honorablement composer. Si Beethoven nous fait le plus souvent l’effet d’un homme qui a quelque chose à dire, mais qui ne sait pas nous l’exprimer clairement, ses successeurs, au contraire, nous produisent l’effet de gens qui nous font savoir d’une manière prolixe et quelquefois charmante qu’ils n’ont rien à nous dire.

Ce fut dans ce Paris qui accueille toutes les tendances artistiques qu’un Français, doué d’une intelligence musicale peu commune, suivit la direction dont nous venons de parler jusqu’en ses dernières extrémités. Hector Berlioz est le rejeton immédiat et énergique de Beethoven du côté que celui-ci abandonna lorsqu’il passa, ainsi que je l’ai expliqué, de l’esquisse au tableau véritable. Les coups de plume vifs, tranchants et hâtivement jetés sur le papier, dans lesquels Beethoven dessinait rapidement et sans choix ses essais pour trouver de nouveaux moyens d’expression, devinrent l’héritage presque unique du disciple avide de curiosités. Beethoven avait-il pressenti que sa dernière symphonie serait son tableau le plus parfait, comme elle fut la dernière œuvre de ce genre sortie de sa plume ? Berlioz qui lui aussi, voulait créer de grandes œuvres, tira d’après elle ses vues personnelles, trouva dans ces tableaux du maître ses véritables impulsions, et une tendance qui, en vérité, se proposait tout autre chose que de satisfaire à l’arbitraire et à la fantaisie ?

Ce qui est certain, c’est que l’inspiration artistique de Berlioz fut le produit d’une amoureuse contemplation dans des coups de plume singulièrement confus ; l’horreur et le ravissement le saisirent à la vue de ces signes cabalistiques mystérieux, auxquels le maître avait attaché un sens de ravissement et d’horreur à la fois, afin de montrer par là les mystères qu’il entrevoyait, mais qu’il ne pouvait exprimer dans la musique, bien qu’il crût la chose possible, et dans la musique seulement.

À cette vue, le contemplateur fut saisi de vertige ; un chaos confus, multicolore, magique, s’empara de sa vue troublée. Ainsi aveuglé, il croyait voir des formes colorées et humaines quand, en réalité, c’étaient des ossements de fantôme qui hantaient son imagination. Ce vertige ensorcelé fut toute l’inspiration de Berlioz. Venait-il à se réveiller, affaissé alors comme un homme ennivré par l’opium, il sentait autour de lui le froid et le vide, qu’il cherchait à ranimer et à remplir en évoquant artificiellement l’excitation de son rêve, et il ne réussissait qu’à mettre péniblement en œuvre tout son attirail musical.

En cherchant à exprimer par des notes de musique les singulières images de son cerveau cruellement surexcité, et à les communiquer d’une façon précise et saisissable au monde très-incrédule de son entourage parisien, la grande intelligence de Berlioz atteignit une puissance technique non soupçonnée jusqu’à lui. Ce qu’il avait à exprimer était si bizarre, si inaccoutumé, si complètement contre nature, qu’il ne pouvait le dire bonnement et simplement avec la langue usuelle. Il fallait un appareil inouï de machines compliquées pour pouvoir, à l’aide d’un mécanisme habilement ajusté, manifester ce qu’il était impossible à un organe simplement humain d’exprimer, précisément parce que c’était quelque chose d’anti-humain. Nous connaissons maintenant les miracles surnaturels avec lesquels, jadis, les prêtres trompaient les hommes en leur faisant croire qu’un dieu se manifestait à eux ; c’est, en effet, la mécanique seule, qui de tout temps a produit ces merveilles. De nos jours, c’est encore à l’aide des miracles de la mécanique qu’on présente au public ahuri le surnaturel. Un miracle de ce genre, c’est l’orchestre de Berlioz.

Berlioz a déployé, en mesurant dans tous les sens les facultés de ce mécanisme, une science véritablement étonnante, et si les inventeurs de notre mécanique industrielle moderne doivent être considérés comme les bienfaiteurs de l’humanité actuelle, Berlioz mérite d’être considéré comme le vrai rédempteur de notre monde musical ; car, grâce à lui, les musiciens peuvent, par l’emploi extraordinairement varié de simples moyens mécaniques, produire des effets étonnants avec la matière la moins artistique et la plus vide de la musique [24].

Berlioz, au début de sa carrière musicale, ne fut certes pas attiré par la gloire d’un simple mécanicien ; une inspiration véritablement artistique vivait en lui, et cette inspiration avait un caractère brûlant. Mais, pour répondre à cette impulsion, il en arriva, par le côté malsain et anti-naturel dont nous avons parlé, jusqu’au point de s’abîmer comme artiste, dans la mécanique, de s’engloutir, lui, le rêveur surnaturel et fantastique, dans un matérialisme dévorant. Ce résultat fait de lui non-seulement un exemple et un avertissement, mais aussi une figure d’autant plus à plaindre qu’aujourd’hui encore il est consumé par des aspirations véritablement artistiques. Et cependant il est irrévocablement enseveli sous les décombres de ses machines.

Berlioz est la victime tragique d’une tendance dont les succès furent exploités par d’autres avec l’effronterie la plus éhontée et la plus profonde insouciance. L’opéra, auquel nous revenons maintenant, accepta le néo-romantisme de Berlioz comme on avale une huître et en fut singulièrement rafraîchi, dans son aspect du moins.

L’orchestre moderne, dirigé dans le sens dramatique avait, sur le terrain de la musique absolue, enrichi considérablement l’opéra en moyens d’expression très-variés. Auparavant, l’orchestre n’avait jamais été autre chose que le soutien harmonique et rhythmique de la mélodie d’opéra. Quelque richement doué qu’il fût, il n’en restait pas moins subordonné à cette mélodie, et lors même qu’il concourait à cette mélodie et à son expression, il ne servait pourtant qu’à donner à la mélodie, cette reine incontestée, plus d’éclat et de majesté, en ajoutant encore à la magnificence de sa toilette de cour.

Tout ce qui appartenait à l’accompagnement nécessaire de l’action dramatique fut emprunté, pour l’orchestre, au domaine du ballet et de la pantomime, dont l’expression mélodique avait été tirée de la danse populaire, absolument d’après les mêmes lois que l’air d’opéra des chansons populaires. De même que cet air devait ses ornements et son développement à la volonté arbitraire du chanteur et finalement du compositeur, de même aussi la danse dut les siens à la volonté du danseur et du mime. Mais ni dans l’air ni dans la danse, on ne pouvait porter atteinte à l’origine de l’air et de la danse, parce que cette racine, placée en dehors du terrain de l’opéra, était inaccessible aux facteurs de l’opéra, et qu’elle trouvait son expression dans la forme mélismatique et rhythmique, forme nettement dessinée, dont les compositeurs pouvaient bien faire varier l’extérieur, mais dont ils ne pouvaient effacer les lignes sans s’abîmer complètement dans le plus vague chaos d’expression. C’est ainsi que la pantomime elle-même fut dominée par la mélodie de la danse. Le même ne pouvait considérer comme susceptible d’être exprimée par des gestes que ce que la mélodie de la danse, enchaînée à de sévères convenances rhythmiques, était en état d’accompagner. Il fut sévèrement astreint de mesurer ses mouvements, ses gestes, et l’objet qu’il devait exprimer à la puissance de la musique, de régler sur elle son propre pouvoir ; de même que, dans l’opéra, le chanteur était obligé de tempérer son propre pouvoir dramatique sur l’expression immuable de l’air et de laisser sans développement son action personnelle : la nature des choses permettait en réalité de faire la loi.

La position contre nature des facteurs artistiques les uns vis-à-vis des autres, étant donnée, l’expression musicale en était restée dans l’opéra comme dans la pantomime, à un formalisme rigide ; l’orchestre surtout n’avait pas pu, pour accompagner la danse et la pantomime, acquérir la faculté d’expression qu’il eût atteint, si l’objet de l’accompagnement par l’orchestre, à savoir la pantomime dramatique, avait pu se développer suivant son propre et inépuisable pouvoir intrinsèque, et fournir ainsi par elle-même à l’orchestre la matière d’une véritable invention. Rien d’autre n’avait été jusqu’alors possible à l’orchestre dans l’opéra que la banale et servile expression rhythmique-mélodique dans l’accompagnement des actions mimiques : on n’avait cherché à lui donner de la variété que par l’abondance et par l’éclat du coloris de l’extérieur.

Dans la musique instrumentale indépendante, cette expression rigide avait été brisée, et sa forme mélodique et rhythmique mise réellement en morceaux pour être, à un point de vue purement musical, refondue dans des moules nouveaux et variés à l’infini. Mozart, dans ses œuvres symplioniques, débuta encore par la mélodie, qu’il décomposa en petits éléments contre-pointes. L’œuvre de Beethoven commence aussi par ces morceaux décomposés, avec lesquels il éleva à nos yeux des édifices de plus en plus riches et imposants ; mais Berlioz se plut à mêler ces parties dans une effroyable confusion ; et la machine extraordinairement compliquée, kaléidoscope dans lequel il entassait à son gré les pierres multicolores, fut l’orchestre qu’il présenta aux compositeurs modernes.

Cette mélodie, ainsi découpée, hachée et réduite en atomes dont les morceaux pouvaient former un assemblage d’autant plus surprenant et plus original qu’il était plus incohérent et plus déraisonnable, cette mélodie, le compositeur la fit passer de l’orchestre dans le chant lui-même.

Quoique ce genre de procédé mélodique, employé seulement dans les morceaux d’orchestre, pût paraître fantastique et capricieux, cependant tout pouvait se justifier ici ; la difficulté ou plutôt l’impossibilité de s’exprimer avec une entière précision par l’unique secours de la musique avait conduit les maîtres les plus sérieux à cette fantaisie. Mais dans l’opéra, où la poésie fournit au musicien un appui entièrement naturel pour s’exprimer d’une façon précise, cette confusion voulue, cette mutilation sciemment raffinée de ton, l’expression, telles qu’elles se manifestent dans le grotesque alignement des éléments mélodiques les plus étranges et les plus contraires, ne peuvent être attribués qu’à la démence désormais complète du compositeur, que la téméraire entreprise de créer le drame par des moyens purement musicaux devait pousser au point où il en est venu aujourd’hui, à la risée de tout homme de bon sens.

Grâce à l’immense appareil dont la musique s’était enrichie, le compositeur qui, depuis Rossini, ne s’était développé que dans le sens frivole et n’avait vécu que de la mélodie absolue, se crut alors appelé à passer hardiment du point de vue de la frivolité mélodique à la « caractéristique » dramatique. Et c’est pour cela que le plus célèbre des compositeurs modernes est célébré, non-seulement par le public, qui depuis longtemps s’était fait le complice de ses attentats à la vérité musicale, mais encore par la critique d’art elle-même. Par rapport à la pureté mélodique des époques antérieures mises en comparaison avec l’époque actuelle, la mélodie de Meyerbeer est rejetée par la critique comme frivole et sans valeur ; en considération des miracles entièrement nouveaux qui, dans le domaine de la « caractéristique, » se sont épanouis au sein de sa musique, on fait à ce compositeur rémission de ses péchés, — ce qui implique l’aveu que finalement on ne considère la caractéristique musicale-dramatique comme possible qu’avec une mélodie frivole et insignifiante, ce qui à son tour inspire à l’esthéticien une défiance sérieuse contre le genre de l’opéra.

Nous allons exposer sommairement en quoi consiste cette « caractéristique » moderne dans l’opéra.

V

La « caractéristique » moderne dans l’opéra, se distingue essentiellement de ce que nous devons considérer avant Rossini, comme caractéristique dans la tendance de Gluck et de Mozart.

Gluck, on le sait, en conservant entièrement le récitatif déclamé et l’air chanté, se préoccupait principalement et instinctivement de répondre aux exigences purement musicales de ces deux formes, s’efforçant de rendre aussi fidèlement que possible par l’expression musicale le sentiment du texte, et s’attachant avant tout à ne défigurer jamais l’accent purement déclamatoire des vers en faveur de cette expression musicale. Il cherchait, en musique, à parler d’une manière juste et intelligible.

Le jugement de Mozart était trop sain pour que son langage ne fût pas juste. Il exprimait avec la même clarté la banalité rhétorique et l’accent véritablement dramatique : chez lui, ce qui était gris restait gris, ce qui était rouge restait rouge ; seulement ce gris comme ce rouge, immergés dans la rosée rafraîchissante de sa musique, se résolvaient dans toutes les nuances de la couleur primitive.

Involontairement sa musique ennoblissait tous les caractères qui lui étaient soumis d’après les conventions théâtrales, en polissant en quelque sorte la pierre brute, en la présentant sous toutes ses faces à la lumière et en la maintenant finalement dans la position où la lumière en tirait les rayons les plus brillants, les plus colorés. De cette façon il pouvait élever le caractère du don Juan par exemple, à une telle plénitude d’expression qu’un Hoffmann a eu l’idée de reconnaître entre eux des rapports profonds et mystérieux dont ni le poète ni le musicien n’avaient réellement conscience. Mais ce qui est certain, c’est qu’avec la musique seule il eût été impossible à Mozart d’être caractéristique si les caractères ne s’étaient trouvés dans l’œuvre du poëte. Plus on regarde au fond de la musique de Mozart à travers ses couleurs étincelantes, plus aussi on reconnaît le croquis net et sûr du poëte, qui par ses lignes et ses traits a déterminé les couleurs du musicien, sans lesquelles cette musique merveilleuse eut été impossible.

Cette heureuse corrélation que nous avons rencontrée dans les ouvrages principaux de Mozart, entre le poëte et le compositeur, disparut complètement dans le cours ultérieur du développement de l’opéra en général. Rossini, ainsi que nous l’avons vu, la supprima complètement et fit de la mélodie absolue le seul facteur légitime auquel tout autre intérêt, et surtout la participation du poëte devaient se subordonner. En outre, l’opposition que fit Weber à Rossini fut dirigée uniquement contre la légèreté et l’absence de caractère de sa mélodie, et nullement contre la position anti-naturelle du musicien vis-à-vis du dramaturge. Weber, au contraire, renforça encore cette situation anti-naturelle, par l’anoblissement caractéristique de sa mélodie, il se donna une position d’autant plus élevée au-dessus du poëte, que sa mélodie dépassait celle de Rossini en noblesse caractéristique.

Le poëte était à l’égard de Rossini comme un joyeux parasite, que le compositeur, en homme riche, mais bienveillant, traitait avec des huîtres et du champagne, de telle sorte que le docile poëte n’était, chez aucun maître du monde, plus à l’aise que chez le fameux maëstro[25]. Weber, au contraire, rempli d’une foi inflexible dans la pureté caractéristique de sa mélodie une et indivisible, subjuguait le poète avec une cruauté dogmatique et le força à dresser lui-même le bûcher sur lequel le malheureux devait se laisser réduire en cendres, afin d’alimenter le feu de la mélodie de Weber. Le poëte du Freischütz arriva, sans le savoir, à ce suicide ; il protesta même quand la chaleur du feu dont Weber remplissait encore l’air, prétendant que cette chaleur émanait de lui ; mais il se trompait foncièrement : ses bûches ne donnaient de la chaleur que lorsqu’elles étaient anéanties, brûlées ; après l’incendie, il ne pouvait revendiquer comme sa propriété que les cendres seules, c’est-à-dire le texte du dialogue.

Après le Freischütz, Weber chercha un serviteur plus souple et, voulant faire un nouvel opéra, il prit à sa solde une femme de laquelle il exigea même une soumission absolue. Par la correspondance que Weber entretint avec Madame de Chezy, pendant l’élaboration du texte d’Euryanthe, nous savons quelle peine il se donna pour tourmenter jusqu’au sang son auxiliaire poétique ; rejetant et prescrivant ; puis prescrivant et rejetant encore, effaçant ici et là, demandant des additions ; ici allongeant, là faisant faire des coupures et étendant sa volonté jusqu’aux caractères, jusqu’à leurs mobiles et jusqu’aux actions des personnages. En cela, était-il un égoïste maladif ou bien un orgueilleux parvenu qui, devenu vaniteux par le succès de soa Freischütz, voulait commander en despote, quand la nature des choses exigeait qu’il obéit ? Non.

Ce qui parlait en lui avec une excitation passionnée, c’était le souci honnête du musicien qui, poussé par les circonstances, avait entrepris de construire avec la mélodie absolue le drame même. Weber tombait là dans une erreur profonde, mais dans une erreur inévitable, fatale. Ayant élevé la mélodie au plus haut degré de noblesse, il voulait maintenant la couronner muse du drame et de sa forte main rejeter de la scène la misérable engeance qui la déshonorait.

Il avait versé, dans la mélodie du Freischütz, tous les traits lyriques de la poésie d’opéra et voulait ensuite faire jaillir le drame lui-même des rayons lumineux de son étoile poétique. On peut dire que la mélodie d’Euryanthe a été achevée avant le poëme ; ayant sa mélodie dans les oreilles et dans le cœur, le musicien prétendait régler sur elle le poème ; mais comme ceci était pratiquement impossible, il y eut entre lui et le poëte des discussions théoriques irritantes après lesquelles ni d’un côté ni de l’autre une entente claire n’était possible. Et quand on examine froidement, cette circonstance, on voit clairement à quelle fâcheuse extrémité des hommes de génie et de sincérité tels que Weber peuvent être amenés en maintenant une erreur artistique fondamentale.

Ce qui était impossible devait rester impossible pour Weber lui-même. Malgré toutes ses indications et ses instructions au poète, il ne pouvait obtenir une base dramatique que la mélodie dût absorber, précisément parce qu’il voulait mettre au jour non pas seulement un spectacle rempli de situations lyriques, spectacle auquel la musique ne pouvait se prêter (comme dans le Freischütz), mais un véritable drame.

À côté de l’élément dramatique d’Euryanthe, opéra pour lequel — comme je l’ai dit — la musique était faite à l’avance, il restait une partie assez grande et si étrangère à la musique absolue, que Weber ne put la dominer avec la mélodie proprement dite. Si ce texte avait été l’œuvre d’un véritable poëte qui n’eût fait qu’appeler le musicien à son aide, au lieu d’être le serviteur du musicien, ce texte, dis-je, n’eût pas embarrassé et gêné le musicien ; il l’eût, au contraire, inspiré.

S’il n’avait pas trouvé de prétexte et d’aliment à une large expression musicale, il se fût contenté de fournir un accompagnement, et n’eût agi dans toute sa puissance que lorsque la plénitude de l’expression était nécessaire et commandée par le sujet. Mais le texte d’Euryanthe était issu du rapport renversé entre le musicien et le poète. Pour le compositeur qui était le véritable poète, naissait partout où il aurait eu à s’abstenir la tâche doublement grande d’imprimer à une matière absolument réfractaire à la musique un caractère tout à fait musical. Weber n’aurait pu y réussir que s’il se fût engagé, musicalement parlant, dans une direction frivole, si, faisant complètement abstraction de toute vérité, il eût lâché les rênes à l’élément épicurien de la mélodie et fait passer la Mort et le Diable dans d’amusantes mélodies à la Rossini. Mais c’est précisément contre cela que Weber éleva ses protestations les plus énergiques ; il voulait que sa mélodie fût toujours pleine de caractère, c’est-à-dire vraie et en harmonie avec l’impression objective. Il fallait donc qu’il eût recours à un autre procédé.

Partout où sa mélodie à larges traits, la plupart du temps faite à l’avance, étendue sur le texte comme un vêtement brillant, eût dû faire à ce texte une violence trop visible, il mettait cette mélodie en pièce. Des parties isolées de son édifice mélodique, il fit, suivant les exigences du texte, une mosaïque artistique, qu’il revêtit de nouveau d’un fin vernis mélodique, afin que tout cet assemblage présentât l’apparence de la mélodie absolue, détachée autant que possible du texte. Mais cette illusion voulue ne lui réussit pas.

Weber, aussi bien que Rossini, avait fait de la mélodie absolue la substance principale de l’opéra, et cela d’une façon si décisive, que cette mélodie, détachée de son ensemble dramatique et dépouillée de son texte même, devint, dans sa forme la plus nue, la propriété du public. Une mélodie devait pouvoir être raclée sur le violon, « trompettée », tapotée sur le piano, sans rien perdre de son essence, pour prétendre à l’acceptation générale. Le public n’alla aux opéras de Weber que pour entendre le plus grand nombre possible de semblables mélodies, et le maître s’était trompé gravement en s’imaginant voir le public adopter comme mélodie cette mosaïque déclamatoire et vernissée ; cependant c’était là au fond ce qui lui importait.

Si aux yeux de Weber lui-même, le texte seul pouvait paraître justifier cette mosaïque, d’un côté le public était, avec raison, indifférent à ce texte ; d’un autre côté, il devenait évident que ce texte n’était pas complètement rendu dans la musique. Ce fut précisément cette mélodie incomplète et non arrivée à maturité qui détourna l’attention du public du texte et elle se porta sur la formation d’une mélodie qui en réalité n’aboutit pas. De cette façon l’espoir qu’avait l’auditeur de voir exposer une pensée poétique fut étouffé, et la jouissance de la mélodie fut, pour lui, d’autant plus amoindrie que le désir, d’entendre cette mélodie avait été éveillé sans être satisfait. En dehors des passages, où il était permis au compositeur de considérer sa mélodie naturelle comme pleinement justifiée, ses aspirations artistiques et élevées n’y sont couronnées d’un réel succès que lorsque, par amour pour la vérité, Weber renonce complètement à la mélodie absolue, lorsqu’il rend — comme dans la scène de début du troisième acte, les sentiments du discours dramatique par l’expression musicale la plus noble et la plus fidèle ; lorsqu’il place le but de son travail artistique personnel, non plus dans la musique, mais dans la poésie elle-même, qu’il n’emploie la musique que pour la réalisation de ce but. J’ajoute que la musique seule pouvait réaliser ce but si complètement et avec une vérité si persuasive.

La critique n’a pas consacré à Euryante toute l’attention que cette pièce mérite par les enseignements qu’elle renferme. Le public, partagé entre l’irritation et le trouble, resta indécis. La critique qui, au fond, ne fait qu’écouter la voix du public pour se guider d’après elle, soit pour aider au succès, soit pour le combattre aveuglément, n’a jamais séparé nettement les éléments essentiellement distincts qui se côtoient dans cet ouvrage de la façon la plus contradictoire ; elle n’a jamais expliqué l’insuccès du compositeur par les efforts qu’il fit pour réunir ces éléments, pour en faire un tout harmonique. Depuis qu’il existe des opéras, il n’a jamais été composé d’ouvrage dans lequel les contradictions intimes du genre aient été plus logiquement poursuivies et plus clairement établies par un compositeur mieux doué, plus sensible et plus amoureux de la vérité et qui se soit plus noblement efforcé d’atteindre à la perfection.

Ces contradictions sont, au point de vue général, d’une part, la mélodie absolue, se suffisant entièrement à elle-même, et d’autre part, l’expression dramatique absolument vraie. Une des deux choses devait nécessairement être sacrifiée, la mélodie ou le drame. Rossini sacrifia le drame ; le noble Weber voulut le rétablir par la force d’une mélodie substantielle. Il fut obligé d’apprendre que c’était impossible. Las et épuisé par l’effort douloureux que lui coûta son Euryanthe, il se plongea dans les délices rêveurs d’un conte oriental, et exhala son dernier souffle de vie avec le cor merveilleux d’Obéron.

Ce que ce noble et aimable musicien, pénétré d’une sainte foi dans la toute-puissance de sa mélodie pnre, sortie du génie populaire, avait vainement tenté, un ami de la jeunesse de Weber, Meyerbeer, essaya de le réaliser au point de vue de la mélodie rossinienne.

Celui-ci passa par toutes les phases du développement de cette mélodie, non pas de loin, mais de très-près, et il était bien placé pour cela. Juif, il n’avait pas de langue maternelle intimement liée à son être ; il exprimait indifféremment sa pensée, avec la même facilité, dans toutes les langues modernes, les appropriait à sa musique, sans avoir pour leur génie propre une autre sympathie que celle qui résultait de l’aptitude de chacune d’elles à se subordonner à la musique absolue. Cette aptitude a fait comparer Meyerbeer à Gluck ; celui-ci, en effet, quoique allemand, a composé, lui aussi, sur des textes italiens et français. En réalité, Gluck n’a pas créé sa musique en la faisant sortir de l’instinct de la langue (laquelle, en pareil cas, ne peut être que la langue maternelle) ; ce qui lui importait comme musicien, c’était la parole flottant à la surface, comme expression de l’ensemble des organes de la parole. Sa faculté productrice ne s’élevait pas à l’expression musicale par un effet de leur fécondité créatrice ; mais de l’expression musicale, éparse et diffuse, il revenait au texte et à la parole afin d’y trouver la justification telle quelle de l’expression musicale [26].

La langue était donc indifférente à Gluck, précisément parce qu’il ne s’inquiétait que de la parole. Si la musique, dans cette tendance transcendante, avait pu pénétrer à travers la parole jusqu’à, l’organisme de la langue, celle-ci nécessairement eut dû se transformer complètement. Je suis obligé, pour ne pas interrompre ici la marche de mon exposition, de réserver ce sujet extrêmement important pour un examen approfondi qui trouvera sa place à l’endroit approprié de mon écrit ; qu’il suffise maintenant de faire remarquer particulièrement que ce qui importait à Gluck, c’est la parole vivante en général — quelle que fût la langue, — parce qu’il trouvait en elle seule une justification de la mélodie ; mais, depuis Rossini, cette parole avait été entièrement dévorée par la mélodie absolue ; sa charpente matérielle ne servit qu’à soutenir par les voyelles et les consonnes le ton musical. Meyerbeer, par son indifférence à l’esprit de la langue et par l’aptitude qu’il a à s’en assimiler aisément le côté extérieur (aptitude que l’éducation moderne a rendue accessible aux classes éclairées), était amené naturellement à ne s’occuper que de la musique absolue et dégagée de tout ensemble lingual. Cela lui permit en outre d’observer partout, en lieu et place, la marche du développement de l’art musical ; il suivait partout et toujours ses pas.

Il est à remarquer qu’il ne fit que suivre ce développement sans marcher avec lui, et, à plus forte raison, sans le devancer. Il ressemblait à l’étourneau qui suit la charrue dans les champs et qui picoté gaiement dans le sillon fraîchement tracé les vers de terre amenés à la surface. Pas une seule direction ne lui appartient en propre, il n’a fait que les surprendre chez ses prédécesseurs, les exploitant avec une incroyable ostentation. Il le faisait avec une rapidité étonnante ; à peine son devancier, qu’il écoutait, avait-il prononcé un mot, qu’il achevait immédiatement toute la phrase, sans se soucier s’il avait bien compris le sens de ce mot. Il en advint généralement qu’en réalité il disait toujours autre chose que ce qu’on avait voulu exprimer ; mais le bruit que faisait la phrase de Meyerbeer était si assourdissant que celui qui le devançait n’arrivait plus à manifester le sens réel de ses mots ; qu’il le voulût ou non, ce dernier était forcé, pour prendre part à la conversation, de faire chorus avec la phrase de Meyerbeer.

En Allemagne, Meyerbeer ne réussit point à trouver une phase de jeunesse ; ce que Weber manifestait dans la plénitude de sa vie mélodique, ne pouvait se répéter dans le formalisme appris et sec de Meyerbeer. Las enfin d’une peine inutile, il écoula avec une amitié traîtresse la voix de sirène de Rossini et se rendit au pays où poussent les raisins secs [27], Il devint ainsi la girouette du ciel musical en Europe, girouette qui par les changements de vent reste indécise, tournant sur elle-même ; puis, quand le vent s’est fixé dans une direction, s’arrête également. Meyerbeer composa en Italie des opéras à la Rossini jusqu’au jour où, à Paris, le grand vent commençait à tourner, jusqu’au jour où Auber et Rossini, avec la Muette et Guillaume Tell, firent de ce vent une véritable tempête.

Comme Meyerbeer alors arriva vite à Paris ! Là il trouva dans le Weber conçu à la française (qu’on se rappelle Robin des Bois) et dans le Beethoven emberliozé des éléments trop éloignés de l’esprit d’Auber et de celui de Rossini pour qu’ils aient pu y faire attention, mais que lui, Meyerbeer, à l’aide de son universelle aptitude, sut très-bien apprécier. Tout ce qui s’offrit ainsi à lui, il le réunit dans une phrase monstrueusement embrouillée, phrase d’un son si criard et si aigu qu’Auber et Rossini cessèrent tout à coup d’être entendus : le terrible diable « Robert » les emporta tous les deux emsemble.

VI

Il y a quelque chose de profondément triste, quand on passe en revue l’histoire de notre opéra, de ne pouvoir dire du bien que des morts et d’être obligé de poursuivre les vivants avec un acharnement impitoyable ! Si nous voulons être sincère, et nous sommes obligé de l’être, nous devons reconnaître que les maîtres de l’art, qui ne sont plus, méritent seuls la gloire du martyre, car s’ils furent épris d’une erreur, cette erreur leur paraissait noble ; ils croyaient en elle sérieusement et saintement, ils lui firent volontiers le douloureux sacrifice de leur vie artistique. Il n’est plus un seul compositeur vivant et en activité de production qu’un besoin intérieur pousse à lutter pour un semblable martyre ; l’erreur est si claire, si bien démontrée, que personne n’a plus foi en elle[28].

L’art de l’opéra, que la foi n’inspire plus, s’est abaissé, chez les maîtres modernes, jusqu’à ne plus être qu’un objet de spéculation. On ne retrouve même pas chez eux le sourire aimable de Rossini ; partout, c’est le bâillement de l’ennui ou le grincement de la démence. Nous retrouvons du moins en elle le dernier souffle de cette erreur, de cette démence qui a déterminé jadis de si nobles sacrifices.

Ce n’est pas le côté mercantile de la répugnante exploitation de l’opéra que nous avons en vue en considérant l’influence du dernier des héros encore vivants en ce genre. Cet examen ne pourrait que nous remplir d’un dégoût qui nous pousserait à trop de dureté envers cette certaine personnalité, si nous voulions la rendre seule responsable de l’affreuse corruption présente, d’autant plus que cette personnalité se trouve placée au sommet le plus élevé, sceptre en main, couronne au front.

Ne savons-nous pas d’ailleurs que les rois et les princes sont les personnages les moins libres, même dans leurs actes les plus arbitraires.

Ne considérons donc dans ce roi de la musique d’opéra que les traits de la démence, qui nous le font voir découragé et fort à plaindre, mais non pas méprisable ! Dans l’intérêt de l’art vrai, nous pénétrerons la nature de cette démence ; ses efforts tourmentés nous permettent d’apprécier l’erreur qui a donné l’existence à un genre artistique, dont il faut que nous tirions au clair la base, si nous voulons, avec un courage sain et juvénile, rajeunir l’art lui-même.

Nous pouvons procéder à cette étude, maintenant que nous avons démontré l’erreur dans son essence et qu’il ne nous reste plus pour nous en convaincre complètement qu’à l’observer dans quelques-uns de ses traits les plus reconnaissables.

Je n’ai pas entrepris de présenter une critique des opéras de Meyerbeer, mais bien de montrer en eux l’essence de l’opéra moderne dans sa relation avec le genre en général. Si j’ai été contraint, par la nature du sujet, de donner à mon exposition un caractère historique, je ne me suis cependant pas laissé entraîner dans les détails historiques.

Si j’avais à caractériser l’aptitude et la vocation de Meyerbeer pour la composition dramatique, dans l’intérêt de la vérité que je poursuis, je relèverais surtout dans ses œuvres un phénomène remarquable. Le vide, la lassitude, et la nullité artistique y Sont si flagrants, que nous sommes tentés de réduire à zéro son aptitude musicale spéciale comparée même à celle de la grande majorité des compositeurs ses contemporains. Nous ne nous étonnerons cependant pas des grands succès obtenus par Meyerbeer devant le public musical de l’Europe, car ce miracle s’explique très-facilement par ce public lui-même. Mais nous entendons seulement nous arrêter sur des considérations artistiques.

Remarquons que ce compositeur, malgré son impuissance manifeste à trouver dans ses propres forces musicales le moindre signe de vie artistique, s’élève néanmoins, dans quelques passages de sa musique d’opéra, à la plus grande et à la plus incontestable puissance.

Ces fragments sont le produit d’une réelle inspiration, et si nous les examinons de plus près, nous reconnaîtrons que la source de cette inspiration se trouve réellement dans la situation créée par le poème. Lorsque le poëte se débarrasse de la contrainte que le compositeur fait peser sur lui ; quand, en dépit de ses procédés de compilation dramatique, il a rencontré involontairement une situation qui lui permet de respirer et d’exhaler de nouveau l’air libre de la vie humaine ; c’est alors qu’il fait passer subitement dans l’esprit du musicien le souffle d’inspiration ; et le compositeur qui, dans tout son passé artistique, n’a pas donné un seul passage d’invention réelle, réussit tout à coup à trouver l’expression musicale la plus riche, la plus noble et la plus saisissante.

Je veux parler de la célèbre scène d’amour du quatrième acte des Huguenots et surtout de la mélodie si merveilleusement expressive, en sol bémol. Cette mélodie apparaît comme une fleur parfumée dans une situation saisissante, où vibrent toutes les fibres du cœur humain, où l’on se sent pris d’une douleur non sans charme, mélodie qu’on ne peut comparer qu’aux productions les plus parfaites de la musique. C’est avec une joie sincère et un véritable enthousiasme que je signale ce passage, précisément parce qu’il appartient à la véritable essence de l’art et qu’il nous permet de constater — et nous le faisons avec bonheur — que l’aptitude au véritable travail artistique peut venir au musicien le plus corrompu, lorsque celui-ci obéit à une nécessité plus forte que sa volonté personnelle et que, songeant à son propre salut, il dirige subitement ses efforts sur la voie de l’art vrai.

Mais le fait de ne pouvoir louer que des traits isolés de la scène d’amour que je viens de citer nous oblige à méditer sur le genre de démence qui étouffe dans le germe les plus nobles facultés du musicien, imprimant à sa muse le fade sourire d’une coquetterie répulsive ou les contorsions grimaçantes d’une ambition en délire.

Cette démence consiste dans cette idée du musicien, d’obtenir par ses propres forces des résultats auxquels il ne peut prétendre et auxquels il ne peut que participer, puisqu’ils sont produits par d’autres facultés que les siennes.

L’ambition mal placée, qui poussait le musicien à satisfaire sa vanité et à chercher l’éclat d’une puissance sans bornes, a réduit ses riches moyens à la misérable pauvreté dans laquelle nous apparaît maintenant la musique des opéras de Meyerbeer. En voulant imposer ses formes étroites au drame, cette musique a mis en pleine évidence la roideur et la stérilité de ces formes. En cherchant à paraître riche et variée, elle est descendue comme art musical, à une indigence morale si complète, qu’elle est obligée de faire des emprunts à la mécanique.

Grâce à son dessein égoïste d’épuiser la caraetéristique dramatique par des moyens simplement musicaux, elle a perdu complètement toute faculté naturelle d’expression et s’est avilie à une bouffonnerie grotesque.

J’ai dit, au commencement, que l’erreur du genre artistique de l’opéra consiste en ceci : qu’on a fait d’un moyen de l’expression (la musique) le but, et du but de l’expression (le drame) un moyen. Maintenant, nous pouvons donc caractériser en ces termes, la folie qui a mis en évidence, en le poussant jusqu’au ridicule, le caractère anti-naturel du genre de l’opéra : « Cette forme de l’expression voulait déterminer par elle-même la pensée du drame.

VII

Nous sommes au bout de notre tâche, car nous avons montré jusqu’où s’étendait le pouvoir d’expression de la musique, c’est-à-dire jusqu’à la manifestation de sa complète impuissance. Quant aujourd’hui nous parlons de musique d’opéra, nous ne parlons plus d’un art, mais simplement de l’un des phénomènes de la mode. Le critique qui ne sent pas en lui l’impérieuse nécessité artistique, peut seul exprimer encore des espérances ou même des doutes sur l’avenir de l’opéra. L’artiste, s’il n’est pas descendu jusqu’à spéculer sur le public, montre, en cherchant des issues à côté de l’opéra et en se rabattant notamment sur la participation du poëte, qu’il tient lui-même l’opéra pour mort.

Mais ici, nous touchons le point sur lequel il faut faire un jour complet, si nous voulons concevoir et fixer les rapports naturels et vrais qui existent entre le musicien et le poète. Ces rapports doivent être si complètement opposés à ce qu’ils étaient jusqu’à présent, que le musicien n’y trouvera son salut que lorsqu’il aura renoncé à tout souvenir des anciens errements, le moindre lien pouvant le ramener vers la stérile démence du passé.

Pour rendre complètement clairs ces rapports sains et seuls salutaires, il faut que nous exposions encore une fois, sous une forme succincte, mais précise, l’essence de notre musique actuelle.

Nous envisagerons rapidement et clairement la question en résumant l’essence de la musique dans l’idée de mélodie. De même que l’intérieur est le fond et la raison déterminante de l’extérieur, et que cependant l’intérieur ne se manifeste clairement que dans l’extérieur, de même l’harmonie et le rhythme sont les organes qui déterminent la forme ; la mélodie est la forme véritable de la musique. L’harmonie et le rhythme constituent le sang, la chair, les nerfs, les os et tous les viscères qui restent invisibles aux yeux chez l’homme ; la mélodie au contraire, est cet homme tel qu’il se présente à nos yeux. En le regardant, nous considérons uniquement la forme telle qu’elle s’exprime sous son enveloppe cutanée ; nous contemplons la manifestation la plus expressive de cette forme dans les traits de la figure, et nous nous arrêtons enfin à l’œil, manifestation la plus vivante et la plus intime de l’homme qui révèle le plus clairement son être intérieur, organe qui ne doit ses facultés communicatives qu’à l’universelle aptitude de recevoir les manifestations venant de l’extérieur. De même, la mélodie est l’expression la plus complète de l’essence de la musique ; toute mélodie vraie, déterminée par cette essence intime, parle également à nous par cet œil, lequel nous montre cet intérieur de la manière la plus expressive, mais toujours de façon que nous ne voyons que le rayon de la pupille et non pas l’organisme intérieur dans sa nudité.

Quand le peuple inventa la mélodie, il procéda, comme procède l’homme qui, par l’acte involontaire de l’accouplement sexuel engendre l’homme. L’homme ainsi engendré, quand il arrive à la lumière du jour, est achevé dès qu’il se manifeste par sa forme extérieure, et non pas seulement lorsqu’il se révèle par son organisme intérieur. L’art grec ne concevait cet homme que dans sa forme extérieure et s’appliquait à le reproduire d’une façon fidèle et vivante avec la pierre et l’airain. Le christianisme, au contraire, a procédé par l’anatomie ; voulant découvrir l’âme de l’homme, il ouvrit, et découpa le corps et mit à nu tout l’organisme intérieur, organisme qu’il nous répugnait de regarder, précisément parce qu’il ne devait pas être mis sous nos yeux. Mais en recherchant l’âme, nous avons tué le corps ; en voulant découvrir la source de la vie, nous avons anéanti la manifestation de la vie, et nous avons rencontré ainsi des viscères morts. Ces viscères ne pouvaient devenir des causes déterminantes de vie qu’à la condition de se manifester sans interruption. Mais l’âme qu’on cherchait n’était autre chose, en réalité, que la vie elle-même. II ne restait donc à l’anatomie chrétienne que la mort.

Le christianisme avait étouffé le mouvement organique de la vie artistique du peuple, sa force naturelle de production. Il avait opéré des incisions dans sa chair et détruit avec le scalpel à deux tranchants l’organisme de sa vie artistique. La vie en commun, qui seule permet au peuple de s’élever jusqu’à la puissance de la véritable création artistique, appartenait au catholicisme : c’est dans la solitude seulement, là où des fractions populaires, loin de la grande route de la vie commune, se trouvaient seules avec elles-mêmes et la nature, que se conserva, dans une simplicité enfantine et dans une misérable pauvreté, la chanson populaire, inséparablement unie à la poésie.

Si d’abord nous laissons de côté la chanson, nous voyons la musique prendre, sur le terrain de l’art cultivé, une marche de développement entièrement nouvelle : de l’organisme qu’on avait disséqué anatomiquement et intérieurement tué, on voulut faire naître une vie nouvelle par la réunion d’organes séparés. Dans le chant d’église, l’harmonie s’était développée d’une manière indépendante. Par besoin naturel de vivre, elle fut nécessairement amenée à se manifester comme mélodie ; mais elle avait besoin, pour cela, de s’appuyer sur le rhythme, qui donne la forme et le mouvement, rhythme arbitraire, plutôt imaginaire que réel, et qu’elle empruntait à la danse. Cette nouvelle combinaison ne pouvait être qu’artificielle. De même que la poétique a été construite suivant les règles qu’Aristote avait tirées des auteurs tragiques, de même la musique a été établie suivant des hypothèses et des prescriptions scientifiques. Cela se passait au temps où l’on voulait faire des hommes suivant des recettes savantes et au moyen d’opérations chimiques. La musique savante cherchait aussi à construire un homme de ce genre : le mécanisme voulait remplacer l’organisme. Mais cette infatigable activité dans l’invention mécanique n’avait, en réalité, pour but que l’homme réel, l’homme qui, reconstruit par l’idée, devait enfin s’éveiller de nouveau à la vie véritablement organique. Nous touchons ainsi à la marche du développement moderne !

L’homme que la musique voulait créer, c’était la mélodie, c’est-à-dire la manifestation vitale la plus précise, la plus frappante de l’organisme véritablement vivant de la musique. À mesure que la musique se développait dans ce désir de se faire homme, nous voyons grandir de plus en plus les efforts qu’elle fait pour se manifester clairement par la mélodie, et il n’y a pas d’œuvres musicales dans lesquelles ces efforts aient un caractère plus puissant et en même temps plus douloureux que dans les œuvres instrumentales de Beethoven. Nous admirons en elles le labeur immense du mécanisme qui veut devenir homme, labeur qui avait pour objet de donner à tous ces éléments le sang et les nerfs d’un organisme vivant, afin d’arriver par lui à se manifester comme mélodie.

En cela, la marche particulière décisive de tout notre développement artistique se montre bien plus fidèlement chez Beethoven que chez nos compositeurs d’opéra. Ceux-ci ont conçu la mélodie comme une chose achevée et placée en dehors de leur travail artistique. Ils ont emprunté la mélodie à la création organique de laquelle ils n’avaient pris aucune part, sur les lèvres du peuple. Ils l’ont arrachée ainsi de son organisme, et l’ont appliquée suivant leur arbitraire, sans justifier autrement cette application que par la fantaisie du plaisir. Si cette mélodie populaire était la forme extérieure de l’homme, les compositeurs d’opéra ont, en quelque sorte, dépouillé cet homme de sa peau, et l’ont couvert d’un mannequin comme pour lui donner une apparence humaine. De cette façon ils ont pu tromper tout au plus les sauvages civilisés, à savoir le public superficiel de notre opéra.

Chez Beethoven, au contraire, nous reconnaissons le désir naturel de tirer la mélodie de l’organisme intérieur de la musique. Dans ses œuvres les plus importantes, il ne donne nullement la mélodie comme une chose achevée d’avance, mais il la fait naître de ses organes, en quelque sorte sous nos yeux ; il nous initie à cet acte de génération, en nous l’exposant suivant sa nécessité organique. Mais ce que le maître dans son œuvre principale nous montre de plus décisif, c’est la nécessité sentie par lui, en tant que musicien, de se jeter dans les bras du poëte, pour accomplir l’acte de procréation de la mélodie vraie, efficace et salutaire. Pour devenir homme, il fallait que Beethoven devînt un homme complet, en se subordonnant aux conditions sexuelles de l’homme et de la femme. Quelle fut sérieuse, profonde et ardente, la méditation que fit naître enfin dans le musicien, si richement doué, la mélodie simple avec laquelle il s’épancha dans les paroles du poëte : « Ô joie, ô belle étincelle céleste ! » — Mais cette mélodie nous a révélé également le secret de la musique ; maintenant nous savons. Nous avons acquis la faculté de nous montrer des artistes consciencieux et organiquement créateurs.

Arrêtons-nous un instant au point le plus important de notre étude, en prenant pour guide la « mélodie de la joie » de Beethoven.

La mélodie populaire retrouvée par les musiciens cultivés nous offre un double intérêt : celui de la joie dans sa beauté naturelle telle que nous l’avons rencontrée dans le peuple, et celui de l’étude de son organisme intérieur. La joie en elle-même devait, à proprement parler, rester stérile pour notre activité artistique. Pour imiter avec quelque succès cette mélodie, nous eussions été obligés, pour le fond et la forme, de nous renfermer étroitement dans un genre artistique analogue à la chanson populaire ; bien plus, pour acquérir cette faculté d’imitation, il nous eût, à vrai dire, fallu devenir nous-mêmes des artistes populaires. Nous n’eussions donc pas et même à l’imiter, mais à la retrouver comme peuple.

Il eut été possible, dans un travail artistique entièrement différent de celui du peuple, d’utiliser cette mélodie, en la soumettant à un entourage et à des conditions qui devaient nécessairement la défigurer. L’histoire de la musique d’opéra se ramène uniquement au fond à celle de cette mélodie. Dans cette histoire, la mélodie populaire a des périodes où elle est tour à tour prise et reprise et en même temps défigurée, suivant des lois analogues au flux et au reflux. Les musiciens, qui sentirent le plus douloureusement ce qu’était devenue la mélodie populaire devenue l’air d’opéra, se virent acculés à la nécessité plus ou moins clairement sentie de songer à la génération organique de la mélodie elle-même. Le compositeur pouvait trouver facilement le procédé nécessaire pour y parvenir, et cependant, c’est lui qui précisément n’y réussit pas, parce qu’il était placé dans une situation entièrement fausse à l’égard de l’élément poétique seul capable de fécondation, parce que, dans sa position illégitime et usurpatrice, il avait, en quelque sorte, dépouillé cet élément de ses organes générateurs. Dans cette fausse situation vis-à-vis du poëte, le compositeur, de quelque manière qu’il s’y prît, était obligé, partout où le sentiment s’élevait à la hauteur d’un épanchement mélodique, d’apporter également sa mélodie toute faite, parce que le poëte devait à l’avance se soumettre à la forme dans laquelle cette mélodie se manifestait : mais cette forme avait une action si prédominante sur la conformation de la mélodie d’opéra, qu’en réalité, elle en déterminait également le fond.

Cette forme était empruntée à la chanson populaire ; sa tournure extérieure, l’alternance et le retour du mouvement dans la mesure rhythmique étaient pris à la danse populaire qui, primitivement, ne se différenciait pas de la chanson. On s’était contenté de varier cette forme, restée jusque dans ces derniers temps l’échafaudage immuable de l’air d’opéra. Avec elle seule, une construction mélodique était possible ; construction déterminée à l’avance par cet échafaudage. Le musicien, dès qu’il entrait dans cette forme, ne pouvait plus inventer, mais seulement varier ; il se trouvait ainsi dépouillé d’avance de tout pouvoir générateur organique ; car la vraie mélodie, nous l’avons vu, est elle-même une manifestation d’un organisme intérieur. Elle doit donc, pour naître organiquement, se constituer elle-même sa forme. La mélodie construite, au contraire, sur la forme ne pouvait jamais être autre chose qu’une imitation de la mélodie primitivement exprimée dans cette forme[29]. On remarque les efforts que tentèrent beaucoup de compositeurs d’opérca pour briser cette forme ; mais ces efforts ne pouvaient être couronnés de succès que si des formes nouvelles eussent été créées. Et cette forme nouvelle n’eût-elle été vraiment artistique qu’en se produisant comme une manifestation déterminée d’un organisme musical particulier. Tout organisme musical est féminin de sa nature, il peut enfanter, mais non procréer ; la force génératrice réside en dehors de lui, et, sans être fécondé par cette force, il ne peut pas enfanter. Voilà tout le mystère de la stérilité de la musique moderne !

Nous avons dit que le procédé artistique de Beethoven dans ses œuvres instrumentales les plus importantes, consistait à nous montrer l’acte d’enfantement de la mélodie. Remarquons à ce propos, — et cela est caractéristique — que le maître ne nous présente la mélodie pleine et achevée que dans le coms d’un morceau. Et cependant cette mélodie doit être supposée achevée chez l’artiste de prime abord ; il n’a fait que briser la forme étroite, — cette forme contre laquelle le compositeur d’opéra luttait en vain, — il l’a résolue en ses éléments, pour les réunir par une création organique dans un tout, dans un ensemble nouveau, mettant en contact les éléments de diverses mélodies, comme pour démontrer la parenté organique des éléments les plus distincts en apparence ainsi que la parenté native de ces mélodies diverses. Beethoven nous révèle par là, l’organisme intérieur de la musique absolue : il lui importait, en quelque sorte, d’établir cet organisme par la mécanique, de revendiquer pour lui la vie intérieure et de le montrer en pleine vie dans l’acte même de l’enfantement. Mais ce n’était toujours qu’avec la mélodie absolue qu’il fécondait cet organisme ; il l’animait ainsi en l’exerçant pour ainsi dire à l’enfantement, en lui faisant procréer à nouveau la mélodie déjà achevée. Ce procédé l’amenait à fournir la semence fécondante à l’organisme de la musique. Muni maintenant de la faculté d’enfantement il l’emprunta, cette semence fécondante, à la force génératrice du poëte.

  1. Par ce mot — notre, M. Wagner entend sans doute sa propre musique.
  2. Fragment, traduit de l’allemand, d’après les œuvres complètes de M. R. Wagner : Gesammelte Schriften und Dichtungen ; chez l’éditeur Fritzch, Leipzig.
  3. Vit-on jamais pareille outrecuidance ?
    (Note du traducteur.)
  4. Peut-être aurait-il mieux, valu supprimer ce galimatias prétentieux, mais nous l’avons conservé comme pendant à la musique de M. Wagner.
    (Note du traducteur.)
  5. M. Wagner, pour les besoins de la cause, prête à Rossini des sottises qu’il n’a jamais dites. Oserait il prétendre, par exemple, que dans l’andante sublime du trio de Guillaume Tell, Rossini n’a pensé qu’à faire de la mélodie, sans se soucier des paroles ?
    (Note du traducteur.)
  6. Faire de Gluck, un impuissant est simplement ridicule. (Note du traducteur).
  7. Les parties mélodiques et les récitatifs de Guillaume Tell, donnent un démenti formel à M. Wagner.
    (Note du traducteur).
  8. Ces banquiers ne sont autres que Meyerber et Halevy. (Note du traducteur.)
  9. Intelligible, lui M. Wagner ! plaisante ironie !
    (Note du traducteur.)
  10. Gluck, Rossini, Meyerber, et tout à l’heure Beethoven, tous se seront trompés !
    (Note du traducteur.)
  11. Dès le début, on voit où M. Wagner en veut venir : Prouver que les plus grands génies de la musique n’ont fait que lui fournir les motifs d’une réforme dont il se fait le chef, oubliant qu’il n’est que le continuateur d’Hector Berlioz. (Note du traducteur).
  12. Je passe ici quelques lignes d’un gralimatias aussi prétentieux qu’incompréhensible.
    (Note du traducteur.)
  13. L’opéra, l’Église, la musique historique, la musique qui n’est pas historique, la folie mystérieuse, le peuple auquel on a ravi la mélodie, l’émancipation des masses, tout ce fatras d’idées complexes ne prouve qu’une chose : la jalouse envie de n’avoir pas écrit le 5e acte de Robert-le-Diable, et le 5e acte des Huguenots. Il est vrai qu’on peut être envieux pour moins que cela.
    (Note du traducteur.)
  14. Ce que j’entends par « sensuel », c’est ce que fera comprendre l’exclamation d’un public italien qui, ravi du chant d’un eunuque, s’écria : « Béni soit le petit couteau ! »
    (Note de l’auteur.)
  15. Chez les artistes de l’espèce à laquelle appartient M. Wagner, il y a toujours un fond de fou furieux, sous l’enveloppe du bouffon.
    (Note du traducteur.)
  16. Le lecteur a bien souvent l’occasion de remarquer combien M. Wagner aime les images. Cette fois-ci son « char » s’est embourbé, et ce n’est pas sans difficulté que cocher, maître et carrosse sortent de l’ornière habituelle où je suis condamné à les voir barboter.
    (Note du traducteur.)
  17. On peut me répondre : « Nous n’avons pas voulu de ton glorieux héros populaire, qui n’est qu’une création de ton imagination révolutionnaire ; nous avons voulu, au contraire, représenter un jeune homme malheureux qui, aigri par le malheur et trompé par des agitateurs populaires, s’est laissé entraîner à des crimes qu’il expie plus tard par un repentir sincère » Très bien ! je l’accorde. Mais que signifie alors l’effet de soleil ? On pourrait me répondre : « Mais pourquoi ce soleil, fidèlement dessiné d’après nature, ne se lèverait-il pas dès le matin ? Ce lever Je soleil n’est-il donc pas justifié ? Cependant, je persiste à croire que vous n’auriez pas eu l’idée de ce soleil, n’était une situation analogue à celle que j’ai indiquée : la situation elle-même ne vous convenait pas, mais vous vouliez en obtenir l’effet.
    (Note de l’auteur.)
  18. Qu’un rayon du soleil de Meyerbeer ferait de bien à la prose comme à la musique de M. Wagner !
    (Note du traducteur.)
  19. Nous devons faire remarquer, dès à présent, que la mélodie dans le chant, laquelle ne recevait pas ses conditions vitales du texte, n’était que de la mélodie instrumentale. Nous reviendrons là-dessus, au moment opportun, ainsi qu’à la situation de cette mélodie vis-à-vis de l’orchestre.
    (Note de l’auteur.)
  20. Je traduis mot à mot ce passage qui manque de clarté comme la musique de M. Wagner. Rien n’en donne mieux l’idée, ce nous semble, que les confusions, les divagations et les prétentions du critique.
    (Note du traducteur.)
  21. J’ai déjà comparé Beethoven à Colomb dans mon ouvrage : L’œuvre artistique de l’avenir, je reprends ici cette comparaison, parce qu’elle renferme une analogie importante que je n’ai pas encore touchée.
    (Note de l’auteur.)
  22. Ce que M. Wagner dit ici, dans son langage amphigourique, des deux manières, je pourrais dire des trois manières de Beethoven, beaucoup l’ont dit avant lui, et mieux et surtout plus clairement.

    On sait très-bien que le grand homme n’écrivait pas à quarante ans comme à vingt-cinq ans, alors qu’il subissait l’influence du génie d’Haydn et de Mozart. Mais M. Wagner a toujours l’air d’avoir découvert l’Amérique ! Les douloureux événements de la vie de Beethoven eurent une influence considérable sur son imagination. Une organisation aussi sensible que la sienne devait nécessairement produire la musique la plus émue, la plus expressive. Mais ce qui est incroyable, c’est qu’on ose effrontément indiquer par cette comparaison entre Beethoven et Colomb, que l’auteur de la symphonie en ut mineur, de la symphonie avec chœurs, des derniers quatuors et de Fidelio n’a fait que pressentir la route d’un monde que M. Wagner aurait détinitivement découvert et exploré !!

    (Note du traducteur.)
  23. Ainsi, d’après M. Wagner, Beethoven n’aurait obéi qu’à son instinct, sans vouloir, sans savoir ce qu’il faisait. Pourquoi ne pas dire simplement qu’il n’obéissait qu’à son génie, et sans prévoir l’esthétique de M. Wagner ?
    (Note du traducteur.)
  24. Tout ce bel éloge aboutit à ceci : Berlioz est un admirable mécanicien, procédant de Beethoven ; mais il n’y a pas de musique dans sa musique.
    (Note du traducteur.)
  25. J’imagine que le lecteur, pas plus que moi, ne retrouve dans l’inspiration de la musique de Guillaume Tell, les huîtres et le champagne, dont parle M. Wagner. Dans cette phrase sublime : Mon père, tu m’as dû maudire ? la plus émue, peut-être, la plus vraie d’expression qui soit jamais sortie du cœur d’un musicien, il y a autre chose, sans doute, que l’excitation d’un bon souper. Et ne pourrait-on pas dire, au contraire, que le critique, pour trouver de pareilles images, semble s’être oublié dans quelque taverne.
    (Note du traducteur.)
  26. Pour bien comprendre cette phrase, il faudrait être au courant de certains systèmes allemands sur la formation des langues. Car ce qui préoccupe le moins M. Wagner, c’est de se faire comprendre des musiciens. Je l’ai déjà dit, et le lecteur ne s’en aperçoit que trop, la clarté est la qualité qui manque le plus à l’auteur du Vaisseau fantôme.

    Un illustre philosophe, dont les travaux sur la philologie font autorité, m’écrit à propos de cette phrase que je lui avais soumise :

    « Je crois que la meilleure manière de rendre rede, dans le passage que vous me soumettez, c’est par parole : Sprache doit être traduit par le mot langue, dans le sens où nous l’employons pour désigner l’italien, le français, etc. Rede, c’est le langage en général, la parole, quelle que soit la langue dont on se serve. Parole me paraît le meilleur mot. En rendant ainsi, vous ne produirez pas quelque chose de clair, et ce ne sera pas votre faute, mais vous serez exact. »

    Que le lecteur me pardonne donc ! Quant à l’auteur, il ne récolte que ce qu’il a semé.

    (Note du traducteur).
  27. Il y a ici un jeu de mots intraduisible ; il peut s’appliquer également aux mots : Rossini, Rosine, et enfin à rosinen, en français, raisins secs.
    (Note du traducteur.)
  28. Au temps où M. Wagner écrivait ce chapitre, ni Berlioz, ni Meyeerber, ni Rossini, ni Auber n’étaient morts.
    (Note du traducteur.)
  29. Le compositeur d’opéra qui dans la forme de l’air se voyait condamné à une éternelle stérilité, chercha dans le récitatif un chant pour un mouvement plus lihre, de l’expression musicale. Mais ce récitatif était également une forme déterminée. Le musicien abandonnait-il l’expression purement rhétorique qui est propre au récitatif pour faire éclore la fleur d’un sentiment plus vif ? il se voyait alors acculé de nouveau dans la forme de l’air. Abandonnait-il entièrement la forme de l’air ? il restait alors enfermé dans la simple rhétorique du récitatif, sans jamais s’élever à la mélodie ; hors le cas, bien entendu, où s’oubliant lui-même, il recevait en lui le germe fécondant du poëte.
    (Note de l’auteur.)