Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Avant-propos du traducteur

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913





AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR



Opéra et Drame, la plus importante des œuvres théoriques de Richard Wagner, fut écrit à l'époque même où allait être conçu le plan gigantesque de l’Anneau de Nibelung. « Après de longues hésitations, écrit Wagner à Liszt, j'étais enfin (dans l'automne 1850) sur le point d'ébaucher l'exécution musicale de ce drame, lorsque l'impossibilité, encore une fois reconnue par moi, de le représenter n'importe où d'une manière satisfaisante, me détourna de cette entreprise. Pour sortir de cet état d'esprit désespérant, j'écrivis le livre intitulé : Opéra et Drame[1]

Ce fut en effet vers la fin de septembre, ou le début d'octobre 1850, que Wagner commença cet ouvrage, qu'il devait terminer en janvier de l'année suivante. « Bien des motifs, mandait-il à Liszt le 8 octobre 1850, m'ont déterminé à m'épancher encore une fois, pour en finir, sous une forme littéraire. Je suis en train de rédiger un écrit qui portera ce titre : L'Essence de l'Opéra. Dans ce travail, je veux m'exprimer carrément sur l'opéra considéré comme genre d'art, et indiquer d'une manière aussi précise que possible ce qu'il y a à faire pour développer, épanouir et mettre en pleine floraison les germes qu'il recèle. J'aurais envie de te dédier cet écrit, parce que j'y proclame l'affranchissement du musicien en tant que musicien ; je le ferais si je n'estimais, après tout, qu'il vaut mieux te laisser encore en dehors de ce que je vais dire à notre monde musical[2]. »

L'origine de cette œuvre considérable était « un article assez long sur l'Opéra moderne, à propos de Rossini et de Meyerbeer », dont il est question quelques jours auparavant dans une lettre à Théodore Uhlig[3], l'un des fidèles amis laissés à Dresde en 1849. Mais, ainsi que l'écrivait Wagner au même Uhlig, dès le 9 octobre, mon article projeté sur l'Opéra devient un document quelque peu volumineux et ne sera pas beaucoup moindre que l'Œuvre d'art de l'avenir. J'ai décidé d'offrir ce travail sous le titre : l'Essence de l’Opéra à J. J. Weber[4] ».

Laissant de côté tout travail artistique proprement dit, Wagner se consacre dès lors à cet ouvrage qui devient bientôt « assez volumineux », quoi qu'il ne soit encore question, à cette date, que de la première partie : l'Essence de l'Opéra[5]. Un mois plus tard, le plan semble être tracé définitivement. « Mon travail sur la nature de l'opéra, le dernier fruit de mes réflexions, écrit Wagner à Liszt, le 25 novembre, prend de plus grandes propor­ tions que je le supposais d'abord : si je veux prouver que la mu­sique, comme la femme, doit être nécessairement fécondée par le poète, comme homme, je dois faire en sorte que cette merveil­ leuse créature ne soit pas livrée au premier libertin venu, mais qu'elle soit uniquement fécondée par l'homme qu'un amour vrai, irrésistible, pousse à désirer cette femme. Je ne pouvais démontrer la nécessité de l'union, souhaitée par le poète lui-même, avec la musique tout entière avec des définitions esthétiques d'un carac­tère abstrait, définitions qui, la plupart du temps, restent incom­ prises et sans effet : il me fallait tacher de la faire dériver, en m'appuyant sur des arguments irréfutables, de l'état de la poésie dramatique moderne. Et j'espère y réussir complètement. Quand j'aurai terminé ce livre, je compte, si je trouve un éditeur, publier mes trois poèmes d'opéra romantique avec un avant-propos....[6] »

Vers le même temps, s'adressant encore à Uhlig, il lui commu­niquait le plan (au propre et au figuré) de son étude :

« Mon livre, qui s'intitulera maintenant : Opéra et Drame, n'est pas encore terminé ; il sera au moins deux fois aussi considérable que l'Œuvre d'art de l'avenir. La conclusion me prendra certaine­ment tout le mois de décembre ; puis pour recopier et revoir, le mois de janvier en entier.

» Je puis te communiquer seulement le plan général :

» I. — Exposition de la nature de l'opéra jusqu'à notre époque, avec la conclusion ; la musique est un organisme reproducteur (Beethoven s'en est servi, on peut dire, pour donner de la vie à la mélodie), conséquemment un organisme féminin.

» II. — Exposition de la nature du drame, depuis Shakespeare jusqu'à nos jours ; conclusion : le sens politique est un organisme procréateur et le but poétique la semence fertilisante qui croît seulement avec l'ardeur de l'Amour et qui est le stimulant de la fructification de l'organisme féminin qui doit, à son tour, faire engendrer la semence reçue dans l'Amour.

» III.— (Ici seulement je commence). Exposition de l'acte de repro­duction du but poétique moyennant le parfait langage de la parole.

» Je n'ai rien épargné pour être exact et complet, pour cette raison, j'ai immédiatement pris la résolution de ne point me hâter, de façon à ne point être superficiel. J'ajouterai une figure : Je ne sais pas si je l'insérerai dans mon livre[7]. »

[Dessin]

En janvier, selon ses prévisions, Wagner avait à peu près terminé, et, à la date du 20, il pouvait envoyer à son fidèle Uhlig, toute la première partie mise au net. « La première partie, disait-il à son correspondant, est la plus courte et la plus facile, peut-être aussi la plus intéressante ; la seconde va plus au fond ; et la troisième est un morceau qui pénètre jusqu'au fond des choses. Je te parlerai une autre fois à propos de l'éditeur ; je pense que nous essayerons J. J. Weber à Leipzig[8]. »

Au début de février (le 2, suivant Glasenapp), la seconde partie était adressée à Uhlig. « La troisième suivra, je pense, dans une quinzaine.... Maintenant je dois te dire ce que je pense quant à la publication. Cette fois, il s'agit de marcher avec prudence, car je veux être bien payé pour ce livre. Les sources d'argent sont à présent taries pour moi et, en tout cas, par ma négligence, je ne devrais pas constituer plus longtemps une charge pour les autres. Néanmoins j'avoue caresser cette pensée hardie de ne pas vendre mon livre moins de soixante louis d'or. Il m'a coûté quatre mois de travail incessant ; et d'ailleurs c'est un gros volume. Naturel­lement il s'agit simplement de savoir comment nous allons mettre l'affaire en train. Si nous pouvions savoir exactement de Wigand la façon dont l'Œuvre d'art de l'avenir s'est vendue, nous appré­cierions mieux jusqu'où peuvent s'élever nos prétentions[9]».

Au jour dit, le 16 février, Uhlig recevait la troisième et der­nière partie.

« Cher ami, écrivait Wagner à cette date, tu as ici mon testa­ment ; je puis maintenant mourir — ce que je pourrais encore réaliser me semble un luxe inutile !

» Les dernières pages de cette copie, je les ai écrites dans un état d'esprit dont il me serait impossible de donner une idée nette à personne. »

Cet état d'esprit avait été causé par la maladie et la mort du perroquet du maître, « la plus aimable des créatures, et qui m'était si tendrement attachée, le bon petit esprit, jasant, chantant, sifflant de mon intérieur retiré.... Ah ! si je pouvais t'exprimer tout ce qui est mort pour moi avec cette chère créature !

» Peu m'importe qu'on se rie de moi pour cela ! ce que je ressens, je ne puis m'empêcher de le ressentir ; et je n'ai plus aucune inclination à violenter mes sentiments[10]. »

Ce travail considérable terminé, aucun éditeur n'avait encore consenti à l'accepter, à la date du 9 mars. Et Wagner, très à court d'argent, recommençait à importuner Liszt de ses demandes, afin de se mettre avec quelque tranquillité à la composition de son Siegfried[11].

Weber, cependant, s'était décidé, et, dès le début de juin, il envoyait à l'auteur quatre feuilles à corriger. « À mon étonnement, écrit Wagner, je vois qu'il va publier en trois volumes, petit octavo, en caractères très espacés — en somme, belle im­pression. Ainsi, il pourra élever le prix de vente. Ah ! ces édi­teurs ! »[12] En octobre, se trouvant à Albisbrunn, où il fit une cure de deux mois, il indiquait à Uhlig le titre de l'ouvrage, sous cette forme laconique :

» À Weber :

» Opéra et Drame de RICHARD WAGNER.

» Voilà tout ! Je t'en prie, écris-le lui[13]. »

De retour à Zurich, à la fin de novembre, il en recevait les premiers exemplaires.

Comment Opéra et Drame fut-il accueilli ? Wagner, qui considé­rait la seconde partie « comme le centre, comme l'axe du tout[14]», Wagner nous le laisse entrevoir dans la dédicace de la seconde édition : on lut la première partie ; on négligea la seconde, à laquelle il tenait tant, et peut être ne lut-on pas plus avant.

Opéra et Drame ne fut réédité qu'en 1868, c'est-à-dire, au bout de dix-sept ans, avant de prendre place, à son rang chronolo­gique, dans les tomes III et IV des Gesammelte Schriften und Dichtungen.

En France, à part l'étude de Fétis sur les œuvres théoriques de Wagner[15], on ne connut pendant longtemps les théories wagnériennes que par la préface aux Quatre Poèmes d'Opéra, (sous forme de lettre à Frédéric Villot)[16], et par les panégyriques souvent mieux intentionnés que bien documentés, comme par les attaques de ses adversaires. Parmi ces derniers, il faut donner une place à part à Guy de Charnacé, qui le premier, dans son second volume de Musique et Musiciens, se donna la peine, dès 1872, de traduire loyalement, quoique parfois inexactement, un certain nombre de fragments des Gesammelte Schriften entre autres, la première partie presque entière d'Oper und Drama. Ce petit volume, la Lettre à Frédéric Villot, et les fragments publiés quinze ans plus tard par M. Camille Benoit, ont été pendant longtemps les seules sources authentiques où s'alimentèrent les polémiques françaises et les commentaires de l'œuvre wagnérien.

Enfin, M. Lionel Dauriac qui a bien voulu écrire pour ce volume une importante préface, a fait à la Sorbonne, de 1900 à 1903, trois séries de cours sur Opéra et Drame.

  1. Lettre à Liszt (trad. Schmitt), 20 novembre 1851. Voir dans la même lettre, le plan de la Tétralogie.
  2. Lettre à Liszt, 8 octobre 1850.
  3. Lettre à Th. Uhlig (trad. Khnopff), 20 septembre 1850.
  4. Lettre à Uhlig, 9 octobre 1850.
  5. Lettre à Uhlig, 22 octobre 1850.
  6. Lettre à Liszt, 25 novembre 1850.
  7. Lettre à Uhlig, décembre 1850 (trad. Khnopff, p. 76-77, et supplément du Figaro, 13 mars 1909, trad. Georges Dubu. La figure ci-dessus est empruntée à la traduction de M. Khnopff).
  8. Lettres Uhlig, 20 janvier 1851.
  9. Lettre au même, [2] février 1851.
  10. Lettre à Uhlig (milieu de février 1851).
  11. Lettre à Liszt, 9 mars 1851.
  12. Lettre à Uhlig, 3 juin 1851.
  13. Lettre au même, 20 octobre 1851, d'Albishrunn.
  14. Lettre au même, 20 novembre 1851.
  15. Wagner, sa vie, son système de rénovation de l'opéra ; ses œuvres comme poète et comme musicien ; son parti en Allemagne ; appréciation de la valeur de ses idées (Gazette musicale, 6 juillet à 8 août 1852). On trouvera une analyse sommaire de cette série d'articles que Baudelaire qualifiait d’« indigeste et abominable pamphlet), dans le bel ouvrage de M. G. Servières : Wagner jugé en France, p. 25 et suivantes.
  16. Voir le tome VI de la présente traduction des Œuvres en prose.