Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 1/Chapitre III

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Première partie : L’Opéra et l’essence de la musique





III



L’histoire de l’opéra à partir de Rossini n’est autre chose, au fond, que l’histoire de la mélodie d’opéra, de sa signification du point de vue artistique spéculatif, et de son interprétation du point de vue de l’effet qu’on cherche à produire par l’exécution.

Le procédé de Rossini, couronné par un succès inouï, avait éloigné inconsciemment les compositeurs de rechercher le contenu dramatique de l’air et d’essayer en conséquence de lui donner une importance dramatique. L’essence de la mélodie elle-même, dans laquelle tout l’échafaudage de l’air s’était perdu, se rendit alors maîtresse de l’instinct comme de la spéculation du compositeur.

Il fallut se rendre compte que, même dans l’air de Gluck et de ses successeurs, le public n’avait été édifié que dans la mesure où le sentiment général souligné par le texte avait reçu, dans la partie purement mélodique de cet air, une expression qui, dans sa généralité même, se manifestait seulement comme un air infiniment agréable à l’oreille. Si nous le remarquons déjà chez Gluck avec la plus grande netteté, cela nous devient évident, palpable, avec Spontini, son dernier successeur.

Tous, ces sérieux dramaturges musicaux s’étaient plus ou moins trompés en attribuant l’effet de leur musique moins à l’essence purement mélodique de leurs airs qu’à la réalisation de l’intention dramatique qu’ils leur avaient donnée comme base. Le théâtre d’opéra était, de leur temps, et surtout à Paris, le lieu de réunion de beaux esprits esthétiques et d’un monde élégant qui s’efforçait d’être également esthétique et bel esprit. L’intention esthétique sérieuse des maîtres fut accueillie avec respect par le public : toute la gloire du législateur artistique rayonnait autour du musicien qui entreprenait d’écrire le drame avec des sons ; et son public s’imaginait volontiers être saisi par la « déclamation » dramatique, alors qu’il n’était ravi, à la vérité, que par le charme mélodique de l’air.

Lorsque le public, émancipé par Rossini, osa enfin se faire cet aveu ouvertement et franchement, une vérité tout à fait incontestable y trouva sa confirmation et, partant, justifia ce phénomène naturel et tout à fait logique, à savoir que là où elle était en conformité non seulement avec la donnée extérieure, mais encore avec l’ensemble du dessein artistique de l’œuvre d’art, la musique était le principal, le but et la fin, et la poésie, simple auxiliaire ; toute intention dramatique dessinée par celle-ci devait rester sans effet et nulle, tandis que la musique devait produire à elle seule tout l’effet par son propre pouvoir. Toute intention de vouloir se donner soi-même comme dramatique et caractéristique, ne pourrait qu’altérer la musique dans son essence véritable, et du moment que la musique ne veut pas seulement aider et collaborer, mais agir toute seule pour atteindre un but élevé, cette essence n’a comme moyen d’exprimer une sensation générale, que la mélodie.

Tous les compositeurs d’opéra durent en être convaincus par les incontestables succès de Rossini. S’il se produisait une objection de la part de musiciens doués d’un sentiment plus profond, elle ne pouvait venir que de ceux qui considéraient le caractère de la mélodie de Rossini, non seulement comme banale et sans chaleur, mais surtout comme n’épuisant pas l’essence de la mélodie. C’est à de tels musiciens que devait échoir la tâche ardue de donner à la mélodie, toute-puissante sans aucun doute, l’expression pleine et entière du beau sentiment humain qui lui appartient de naissance ; et dans leur effort pour résoudre ce problème, ils remontèrent — par delà l’essence et l’invention de l’opéra — jusqu’à la source même où l’air avait puisé à nouveau son existence artificielle, jusqu’à la restauration de la mélodie primitive de la chanson populaire.

C’est par un musicien allemand que cette transformation de la mélodie fut appelée à la vie pour la première fois et avec un succès extraordinaire. Karl Maria von Weber arrivait à sa maturité artistique à un moment de l’évolution historique où l’instinct de liberté réveillé se manifestait moins encore chez les hommes [considérés] comme tels, que dans les peuples [considérés] comme masses nationales. Le sentiment de l’indépendance qui, dans la politique, ne s’en rapportait pas encore au purement humain, et par conséquent, comme sentiment purement humain de l’indépendance, ne se comprenait pas encore [soi-même] comme absolu et sans restriction, cherchait, encore incompris de soi-même et éveillé plutôt par hasard que par nécessité, des justifications qu’il croyait pouvoir trouver dans les racines nationales des peuples.

Le mouvement qui sortit de là ressemblait bien plus, à la vérité, à une restauration qu’à une révolution ; il se manifesta dans son égarement suprême, comme une manie de restaurer l’état de choses ancien et usé et, nous avons pu l’éprouver à une époque toute récente, cette erreur ne pouvait qu’apporter de nouvelles entraves à notre évolution vers une liberté véritablement humaine : ainsi, nous devons le reconnaître, nous avons été poussés consciemment dans la bonne voie, et même avec une violence douloureuse, mais salutaire.

Je n’ai pas l’intention de montrer ici l’accord [qui existe] entre l’essence de l’opéra et notre évolution politique ; c’est un champ trop commode offert à l’action arbitraire de la fantaisie, et pour une telle entreprise, on ne peut faire éclore que les extravagances les plus absurdes — ce qui d’ailleurs s’est déjà produit de la façon la plus complète et la moins édifiante à ce propos. Il m’importe bien plus d’expliquer uniquement par son essence même le caractère anti-naturel et contradictoire de ce genre d’art, ainsi que son incapacité manifeste de réaliser vraiment l’intention qu’il allègue. Mais la tendance nationale qui était marquée dans la manière de traiter la mélodie, avait dans sa signification et ses erreurs, et finalement dans son éparpillement et sa stérilité devenus de plus en plus visibles et manifestement erronés, trop d’analogie avec les erreurs de notre évolution politique des quarante dernières années, pour que cette coïncidence pût être passée sous silence.

Dans l’art comme dans la politique, la marque distinctive de cette tendance est que l’erreur qui est à la base se montre avec une beauté séduisante, dans sa première phase de spontanéité, mais que, à la fin, dans son entêtement borné, [elle se montre] avec une laideur repoussante. Elle était belle aussi longtemps que s’exprimait en elle l’esprit de la liberté, mais timidement ; elle est laide, maintenant que l’esprit de la liberté l’a presque brisée en réalité, et que seul un égoïsme vil la maintient encore artificiellement debout.

Dans la musique, la tendance nationale s’exprima, à ses débuts, avec une beauté d’autant plus réelle que le caractère de la musique s’exprimait plutôt en sentiments généraux qu’en [sentiments] spéciaux. Ce qui, chez nos poètes romantiques, se manifesta comme une bigotterie mystique catholique-romaine et [comme] une galanterie féodale-chevaleresque, s’exprima en musique par une mélodie d’un sentiment intime, profond et large, s’épanouissant en noble grâce — par une mélodie comme celle qui naquit du dernier soupir du naïf esprit populaire expirant.

Au musicien, aimable entre tous, du Freischütz, les mélodies voluptueuses de Rossini, dont tout le monde raffolait, fendirent le cœur d’artiste pur et sensible avec un sentiment de répugnance et de douleur ; il ne pouvait admettre qu’en elles, résidât la source de la véritable mélodie ; il dut prouver au monde qu’elles n’étaient qu’une dérivation impure de cette source, mais que la source même, si on la savait découvrir, coulerait encore avec une clarté limpide. Si ces nobles fondateurs de l’opéra ne faisaient que prêter l’oreille au chant populaire, Weber l’écoutait avec l’attention la plus soutenue. Tandis que le parfum des belles fleurs populaires pénétrait de la forêt dans les somptueuses demeures du monde musical opulent, pour y être distillé en essence portative, l’ardent désir de voir ces fleurs fit descendre Weber de ces riches salons dans la prairie elle-même : là, il contempla les fleurs à la source du joyeux ruisseau qui murmure parmi les herbes de la forêt aux parfums puissants, sur le merveilleux tapis de la mousse, sous les branches doucement agitées des vieux arbres chenus. Comme le divin artiste.sentit battre son cœur à ce spectacle, en respirant ce parfum dans sa plénitude ! Il ne put résister au désir de présenter à l’humanité, énervée à cet aspect salutaire, ce parfum vivifiant, pour la délivrer de sa folie, d’arracher la fleur même à sa divine patrie sauvage, pour la présenter comme le saint des saints au monde corrompu par le luxe : — il la brisa ! — L’infortuné ! — Là-haut, dans la demeure splendide, il mit la fleur douce et timide dans un vase précieux ; chaque jour, il l’arrosa avec l’eau fraîche de la source de la forêt. Mais, voyez ! ses pétales si chastement repliés et rigides s’ouvrent, comme déployés par une molle volupté ; sans honte, elle découvre ses nobles organes générateurs et les offre avec une horrible indifférence à l’odorat du premier fourbe libertin venu. « Qu’as-tu, fleur ? » s’écrie le maître, âme angoissée, « oublies-tu déjà la belle forêt où tu grandissais si pudiquement ? » Alors, la fleur laisse tomber l’un après l’autre ses pétales ; flétris et fanés, ils tombent sur le tapis ; et un dernier soupir de son doux parfum murmure au maître : « Je meurs, — parce que tu m’as brisée ! »

Et le maître mourut avec elle. Elle était l’âme de son art, et cet art était devenu la prison mystérieuse de sa vie. — Dans la prairie sauvage, il ne poussa plus de fleurs ! — des chanteurs tyroliens descendirent de leurs Alpes : ils chantèrent devant le prince de Metternich, qui leur donna de bonnes recommandations pour toutes les cours, et tous les lords et financiers s’amusèrent, dans leurs somptueux salons, du joyeux yodel de ces enfants des Alpes, quand ils chantaient leur Dierndel[1]. Maintenant, les gars marchent au meurtre sur des airs de Bellini et dansent avec leur Dierndel sur les mélodies des opéras de Donizetti, car — la fleur n’a plus repoussé !

C’est un trait caractéristique de la mélodie populaire allemande, qu’elle se manifeste moins dans des rythmes courts, vifs et d’un mouvement singulier, que dans des traits de longue haleine, joyeux, et cependant pleins de sentiment. Un lied allemand, exécuté sans aucune harmonie, nous est absolument inconcevable : partout, nous l’entendons chanter à deux voix au moins ; l’art est de soi-même incité à y ajouter la basse et la seconde partie du milieu qui la complète naturellement, de manière à se construire l’édifice entier de la mélodie harmonique. Cette mélodie est la base fondamentale de l’opéra populaire de Weber : c’est elle qui, affranchie de toute particularité locale et nationale, par l’expression large et générale du sentiment, n’a d’autre parure que le sourire de l’intimité la plus douce et la plus naturelle, et parle ainsi, par l’effet de la grâce la moins affectée, au cœur des hommes, quelle que soit la particularité nationale qui leur appartienne, et parce que, en celle-ci, apparaît le purement humain sans le moindre travestissement. Puissions-nous, dans l’influence universelle de la mélodie de Weber, reconnaître mieux l’essence de l’esprit allemand et sa prétendue mission, que nous ne le faisons dans le mensonge de ses qualités spécifiques ! —

Weber modèle tout d’après cette mélodie ; possédé par elle, ce qu’il veut conserver et rendre, ce qu’il veut ou qu’il sait rendre capable, dans tout l’édifice de l’opéra, d’être exprimé dans cette mélodie, soit en l’effleurant de son souffle, soit en l’aspergeant d’une goutte de rosée [tombée] du calice de la fleur, il devait en obtenir un effet ravissant, vrai et saisissant.

Et ce fut cette mélodie dont Weber fit le véritable facteur de son opéra : l’idée du drame trouva si bien, dans cette mélodie, sa réalisation, que le drame tout entier désira ardemment être absorbé par cette mélodie, consumé en elle, racheté par elle, justifié par elle. Si nous considérons le Freischütz comme drame, il nous faut assigner au poème la même position vis-à-vis de la musique de Weber, qu’au poème de Tancrède à l’égard de la musique de Rossini. La mélodie de Rossini détermina le caractère du poème de Tancrède absolument comme la mélodie de Weber le poème du Freischütz de Kind, et Weber ne fut ici rien autre chose que ce que Rossini fut  ; seulement, il fut noble et sensé, tandis que l’autre fut frivole et sensuel [2].

Weber, pour accueillir le drame, ouvrit les bras d’autant plus largement que sa mélodie était la langue du cœur, vraie et sincère : ce qui se recueillait en elle était bien gardé, et à l’abri de toute altération. Mais ce que, malgré toute sa sincérité, ce langage ne pouvait exprimer, à cause de sa limitation, Weber s’efforça en vain de le produire ; et son balbutiement est pour nous l’aveu éloquent que la musique est incapable de se transformer d’elle-même en drame, c’est-à-dire d’absorber en elle le drame véritable et non pas [le drame] fabriqué exprès pour elle ; au contraire, c’est elle qui doit raisonnablement être absorbée dans ce drame véritable.

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Reprenons l’histoire de la mélodie.

Weber, en recherchant la mélodie, était retourné au peuple, et il trouva dans le peuple allemand l’heureuse propriété d’un caractère naïf sans particularité nationale restrictive ; il avait orienté ainsi les compositeurs d’opéra en général vers une source qu’ils cherchaient partout où pouvaient se porter leurs regards, comme vers une fontaine presque intarissable.

Ce furent les compositeurs français qui songèrent d’abord à accommoder les herbes qui croissent chez eux comme plantes indigènes. Depuis longtemps, le « couplet » spirituel ou sentimental régnait sur la scène populaire dans les pièces parlées. Apte par nature plutôt à une expression gaie ou — parfois sentimentale, mais jamais passionnée ni tragique, il avait donc déterminé de lui-même le caractère du genre dramatique dans lequel il avait été employé avec l’intention de le faire prédominer. Le Français n’est pas fait pour traduire entièrement ses sentiments en musique ; quand son inspiration s’élève jusqu’au désir de l’expression musicale, il a besoin de pailei ou (oui au moins de danser en même temps. Chez lui, quand cesse le couplet, la contredanse commence ; sans cela, pour lui, il n’y a pas de musique.

Pour lui, dans le couplet, le parlé est tellement le point capital, qu’il ne veut le chanter que seul, et jamais avec d’autres, parce qu’alors on ne comprendrait plus distinctement ce qui est parlé. Même dans la contre-danse, les danseurs restent le plus souvent séparés les uns des autres ; chacun fait pour soi ce qu’il a à faire et les couples ne s’enlacent que si le caractère de la danse ne permet absolument pas de faire autrement.

De même, dans le vaudeville français, tout ce qui appartient à l’appareil musical se trouve isolé, et n’est amené qu’au moyen d’une prose prolixe ; et lorsque le couplet est chanté par plusieurs à la fois, cela se fait dans l’unisson musical le plus pénible du monde.

L’opéra français est le vaudeville agrandi ; chez lui, l’appareil musical, plus vaste, est emprunté, quant à la forme, à l’opéra soi-disant dramatique, mais quant au fond, à cet « élément virtuose qui reçut de Rossini son importance la plus voluptueuse.

La fleur caractéristique de cet opéra est et restera toujours le couplet, plutôt parlé que chanté, et son essence musicale, la mélodie rythmique de la contre-danse.

C’est à ce produit national, qui n’avait jamais suivi qu’une marche parallèle à l’intention dramatique mais sans jamais l’absorber réellement, que s’adressèrent les compositeurs d’opéra, dans un examen réfléchi, quand ils se furent rendus compte, d’une part, de la mort de l’opéra spontinien, et d’autre part, de l’influence enivrante, universelle de Rossini, comme aussi, et surtout, lorsqu’ils observèrent l’influence émotive de la mélodie de Weber. Mais, le contenu vivant de ce produit national français s’était déjà évaporé ; le vaudeville et l’opéra-comique l’avaient si longtemps sucé, que sa sève ne pouvait plus que s’épancher sur la plus sèche stérilité. Quand les musiciens artistes, à la recherche de la nature, s’efforcèrent d’entendre le murmure du ruisseau, ils ne purent plus le saisir, à cause du tic-tac prosaïque du moulin, dont ils actionnaient eux-mêmes la roue avec l’eau, déviée de son lit naturel, qu’ils y avaient amenée par une rigole en bois. Quand ils voulurent écouter le peuple chanter, ils n’entendirent plus que leurs écœurants produits bien connus, sortis de leurs usines de vaudevilles.

Alors, sur toutes les terres seigneuriales étrangères, fut ouverte la grande chasse aux mélodies populaires. Déjà Weber lui-même, pour qui la fleur indigène s’était flétrie, avait feuilleté avec soin les descriptions de la musique arabe de Forkel et leur avait emprunté une marche pour les gardes du harem. Nos Français furent plus agiles des jambes ; ils feuilletèrent seulement les guides de voyage pour touristes, et se mirent eux-mêmes en route pour entendre et voir de tout près, partout où subsistait encore un peu de naïveté populaire, comment cela se présentait et sonnait. Notre vieille civilisation était retombée en enfance, et les vieillards tombés en enfance meurent vite !

Là, dans ce beau pays d’Italie, si souvent souillé, et dont Rossini avait transmis avec tant de béatitude la graisse musicale au monde artistique amaigri, le maître bien portant, sans souci, trônait et contemplait avec un sourire étonné, les galants chasseurs parisiens de mélodies populaires, grouillant à quatre pattes. L’un d’eux était bon cavalier, et quand, après une course bride abattue, il descendait de cheval, on savait qu’il avait trouvé une bonne mélodie, qui lui rapporterait beaucoup d’argent. Celui-là, galopant alors comme un possédé à travers tous les étaux de marchands de poissons et de légumes du marché de Naples, renversait tout autour de lui ; clameurs et malédictions le poursuivaient, des poings menaçants se tendaient vers lui — si bien que son instinct lui mit le nez sur une magnifique révolution de pêcheurs et de marchands de légumes.

Mais il y avait encore d’autres profits à faire : le cavalier parisien poussa jusqu’à Portici, jusqu’aux barques et filets de ces naïfs pêcheurs qui y prennent le poisson en chantant, dorment et se querellent, badinent avec femme et enfants, et jouent du couteau, s’assomment, et chantent toujours. Maître Auber, avouez-le, ce fut une bonne chevauchée et meilleure que la chevauchée de l’hyppogriphe dans les airs — où il n’y a rien à attraper que rhumes et refroidissements ! — Le cavalier revint, descendit de cheval, fit à Rossini un compliment extrêmement aimable (il savait bien pourquoi), prit l’extraposte pour Paris, et ce qu’il y fabriqua, en un clin d’œil, ne fut autre chose que la Muette de Portici.

Cette Muette, c’était la muse du drame devenue silencieuse, qui vacillait, le cœur brisé, seule et triste parmi les foules chantantes et bruyantes, pour finir, dans son dégoût de la vie, par étouffer son inextinguible douleur dans les colères artificielles du volcan théâtral. —

Rossini assista de loin à ce magnifique spectacle, et lorsqu’il partit pour Paris, il trouva bon de se reposer un peu au pied des Alpes neigeuses et d’écouter en passant comment les gars sains et vigoureux avaient coutume de se divertir musicalement avec leurs montagnes et leurs vaches. Arrivé à Paris, il fit à Auber son compliment le plus aimable (il savait bien pourquoi) et présenta à l’univers, avec un grand orgueil paternel, son nouveau-né ; par une heureuse inspiration, il l’avait baptisé Guillaume Tell.

La Muette de Portici et Guillaume Tell furent alors les deux axes autour desquels spécula désormais tout le monde de l’opéra. Un nouveau secret était découvert pour galvaniser le corps à demi-décomposé de l’opéra, car l’opéra ne pouvait plus ressusciter tant qu’on ne trouverait pas à exploiter des particularités nationales.

Tous les pays du continent furent explorés, toutes les provinces saccagées, toutes les races de peuple sucées jusqu’à la dernière goutte de leur sang musical, et l’essence ainsi recueillie fut gaspillée en brillants feux d’artifice, pour le gaudissement des seigneurs et pauvres hères qui forment le grand public d’opéra. La critique d’art allemande constata cependant que l’opéra s’était considérablement rapproché de son but ; car il avait pris la direction « nationale » et même — si l’on veut — la direction « historique » . Quand le monde entier devient fou, les Allemands en éprouvent le plus grand plaisir, car ils n’en peuvent que mieux commenter, deviner, méditer et finalement — pour être tout à fait heureux — faire des classifications ! —

Recherchons en quoi consiste l’influence de l’élément national sur la mélodie, et, par elle, sur l’opéra.

De tout temps l’élément populaire a été la source féconde de tout art, aussi longtemps que — libre de toute réflexion dans une croissance naturellement ascendante, cet [élément] a pu s’élever jusqu’à l’œuvre d’art. Dans la société, comme dans l’art, nous n’avons été nourris, sans nous en douter, que par le peuple. Eloignés de lui par la grande distance, nous prenions le fruit dont nous vivions pour une manne qui nous tombait d’en haut dans le bec, par la simple volonté du ciel, à nous privilégiés, élus de Dieu, de la richesse et du génie. Mais, lorsque, ayant consommé cette manne, affamés, nous avons cherché autour de nous les arbres à fruits de la terre, et leur avons, comme des brigands par la grâce de Dieu, dérobé leurs fruits, avec une conscience hardie de voleurs, sans nous inquiéter si nous les avions plantés ou soignés, nous avons abattu même les arbres, jusqu’aux racines, pour voir si, au moyen d’une préparation artificielle, nous ne pourrions les rendre agréables au goût ou, du moins, comestibles. Nous avons dévasté ainsi toute cette belle forêt vierge du peuple, de sorte que maintenant, nous sommes là, avec lui, nus et affamés comme des mendiants. Ainsi la musique d’opéra, lorsqu’elle eut constaté son absolue incapacité de produire, et l’épuisement de tous ses sucs, se précipita sur le chant populaire ; et, l’ayant sucé jusque dans ses racines, elle en jeta le résidu filan-dreux, aliment misérable et malsain, au peuple spolié, sous forme de hideuses mélodies d’opéra. Aussi bien, la mélodie d’opéra n’a plus aucune idée d’un aliment nouveau ; elle a dévoré tout ce qu’elle pouvait dévorer ; dans l’impossibilité d’être fécondée à nouveau, elle dépérit, stérile : comme un moribond affamé, elle se ronge elle-même dans l’angoisse de la mort, et ce grignottement ignoble de soi-même, des critiques d’art allemands le qualifient d’ « aspiration vers une caractéristique sublime », après avoir d’ailleurs baptisé le renversement et le dépouillement de ces arbres à fruit populaires « émancipation des masses » ! —

Le compositeur d’opéra ne pouvait concevoir l’élément vraiment populaire ; pour y parvenir, lui-même aurait dû créer selon l’esprit et les conceptions du peuple. Mais il ne pouvait comprendre que le singulier, où se manifeste l’originalité des particularités du peuple, et qui constitue le national. La couleur du [caractère] national, effacée depuis longtemps dans les classes élevées, survivait encore dans ces portions du peuple qui, attachées à la glèbe des champs, au rivage de la mer ou à la vallée de la montagne, s’étaient tenues éloignées de tout changement profond dans leurs habitudes. Ce ne fut qu’une chose devenue froide et stéréotypée, qui tomba aux mains de ces exploiteurs, et comme ceux-ci — afin de pouvoir la faire servir à leur fantaisie frivole — durent encore lui arracher les dernières fibres de ses organes reproducteurs, cette chose ne pouvait devenir qu’une curiosité à la mode. De même que dans la mode des vêtements, tout détail trouvé plaisant des étranges costumes populaires, méprisés naguère, a servi d’ornement artificiel, de même, dans l’opéra, quelques traits, dans la mélodie et le rythme, détachés de la vie cachée des nationalités, prirent place dans l’appareil disparate de formes épuisées et vides.

Ce procédé devait exercer une influence nullement négligeable sur la naissance de cet opéra ; nous allons maintenant en examiner les détails et surtout la modi-ncation dans les relations réciproques des facteurs représentatifs de l’opéra, [modification] qui, nous l’avons dit, a été considérée comme l’émancipation des masses.

  1. Campagnarde.
  2. Ce que j’entends par sinnlich [sensuel], par opposition à la Sinnlichkeit [matérialité] que j’entends comme le moment de réalisation de l’œuvre d’art, cette exclamation d’un public italien pourrait l’expliquer, qui, ravi à l’audition d’un castrat, s’écria : « Béni soit le petit couteau ! » — (Note de Wagner).