Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Introduction

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1851
traduit de l'allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





Introduction



Lorsque Lessing s’efforça, dans son Laokoon, de rechercher et d’indiquer les limites de la poésie et de la peinture, il avait en vue cette poésie qui n’était encore que descriptive. Il part des parallèles et des limites qu’il trace entre l’œuvre d’art plastique qui nous représente la scène du combat mortel de Laokoon et la description qu’en fait Virgile, dans son Énéide, épopée écrite pour la lecture. Si, au cours de son étude, Lessing touche à Sophocle même, il ne pense qu’au Sophocle littéraire, tel qu’il s’offre à nous ; ou bien, s’il considère l’œuvre d’art tragique du poète, dans sa représentation réelle, il l’exclut involontairement de toute comparaison avec l’œuvre de la statuaire ou de la peinture, parce que l’œuvre d’art vivante de la tragédie n’est pas limitée à ces arts plastiques, mais, parce que ceux-ci, comparés à celle-là, trouvent leurs limites naturelles dans leur nature indigente. Partout où Lessing met des bornes et assigne des limites à la poésie, il n’entend pas parler de l’œuvre d’art dramatique, offerte directement à l’esprit et mise matériellement sous les sens, qui réunit en elle tous les moments des arts plastiques à leur plus haute tension, que seule elle peut atteindre, et qui conduit à la suprême possibilité d’existence artistique de ces arts ; [il entend], au contraire, la misérable ombre mortelle de cette œuvre d’art, la poésie littéraire, narrative et descriptive, qui se manifeste non pas aux sens, mais à l’imagination, et dans laquelle cette imagination est devenue un facteur proprement représentatif, pour lequel la poésie n’est qu’un stimulant.

Un art aussi artificiel ne produit quelque effet qu’en respectant scrupuleusement ses limites et ses bornes parce qu’il doit bien prendre soin de préserver, par des procédés attentifs, la force d’imagination illimitée qui est pour lui son propre acteur, de toute divagation et digression, pour atteindre au seul point où il puisse représenter l’objet qu’il a en vue avec autant d’exactitude et de précision que possible.

Tous les arts isolés égoïstement s’adressent à cette imagination, et surtout les arts plastiques, qui ne peuvent rendre possible le moment le plus important de l’art, le mouvement, qu’en faisant appel à l’imagination. Tous ces arts ne font qu’indiquer ; mais une représentation réelle ne serait possible pour eux que par la manifestation de l’universalité du sentiment artistique de l’homme, que par la communication à l’ensemble de son organisme sensoriel, mais non à son imagination ; l’œuvre d’art véritable, en effet, ne se crée qu’en se transmettant de l’imagination à la réalité, c’est-à-dire : aux sens.

Les efforts loyaux qu’à faits Lessing pour marquer les limites de ces arts séparés, qui ne peuvent plus représenter directement, mais seulement décrire, ont été méconnus de nos jours par ceux qui, sans aucune clairvoyance, n’ont pas compris l’énorme différence qui sépare ces arts de l’art vrai proprement dit. N’ayant jamais en vue que ces espèces d’arts isolés, impuissantes à donner par elles-mêmes une représentation directe, ils n’attribuent naturellement à aucun d’eux — non plus qu’à l’art en général (ils le croient) — la tâche de surmonter la difficulté avec le moindre effort, en donnant à l’imagination un point d’appui solide dans la description ; en accumulant les moyens de cette description, on n’arrive évidemment qu’à embrouiller la description et à détourner l’imagination de l’intelligence du sujet, en la rendant compliquée ou dispersée par la présentation de moyens de description disproportionnés.

La pureté d’un genre d’art est donc la première condition pour se faire comprendre ; au contraire, le mélange des arts ne peut qu’égarer l’intelligence. En effet, rien de plus troublant ne peut nous être offert que, par exemple, un peintre qui voudrait représenter son objet en mouvement ; cette description n’est possible qu’au poète ; une peinture dans laquelle les vers du poète sont écrits devant la bouche d’une personne nous semble sans aucun attrait. Quand le musicien — j’entends le musicien absolu — cherche à peindre, il ne fait ni de la musique ni de la peinture ; s’il veut, par sa musique, accompagner la contemplation d’une peinture réelle, il peut être certain qu’on ne comprendra ni la peinture ni la musique. Celui qui ne peut s’imaginer l’union de tous les arts dans l’œuvre d’art, autrement (pie de la manière suivante, par exemple, la lecture d’un roman de Gœthe au milieu d’une galerie de tableaux, ou d’une exposition de statues, et jointe à l’exécution d’une symphonie de Beethoven [1] celui-là a raison, certes, d’insister sur la division des arts, et de vouloir la maintenir entre eux, car elle aide à une description aussi précise que possible de leur objet. Mais, de ce que nos esthéticiens modernes ont rangé le drame dans la catégorie des genres d’art, et l’ont assigné dans ce sens au poète comme sa propriété personnelle ; de ce que l’immixtion d’un autre art, comme la musique, a besoin en elle d’une excuse, n’est nullement à considérer comme justifiée, cela équivaut à tirer de la définition de Lessing une conséquence qui ne donne pas l’ombre d’une justification. Or, ces gens-là ne voient dans le drame rien autre chose qu’une branche de la littérature, une espèce de poésie comme le roman ou la poésie didactique, avec cette seule différence que celle-là, au lieu d’être lue, doit être apprise par cœur et déclamée par plusieurs personnes, avec un accompagnement de gestes et l’éclairage des lampes de théâtre. Vis-à-vis d’un drame littéraire représenté sur la scène, une musique se comporterait presque absolument comme si elle était exécutée pour un tableau peint, et c’est avec raison que le genre appelé mélodrame a été condamné comme un mélange des plus odieux. Ce drame que nos littérateurs ont seuls à l’esprit, est aussi peu un véritable drame, qu’un piano [2] est un orchestre ou une troupe de chanteurs. Le drame littéraire doit entièrement son origine au même esprit égoïste de notre évolution artistique générale, que le piano ; je vais très brièvement en retracer le cours.

Le plus ancien, le plus vrai et le plus bel organe de la musique, l’organe auquel notre musique doit son existence, est la voix humaine ; de la façon la plus naturelle, elle fut imitée par l’instrument à vent qu’imita à son tour l’instrument à cordes : le son collectif harmonieux d’un orchestre d’instruments à vent et à cordes, a été à son tour imité par l’orgue ; mais l’orgue massif fut enfin remplacé par le piano moins encombrant. Nous observons là tout d'abord que l’organe primitif de la musique, en passant de la voix humaine au piano, en arriva à un manque d’expression de plus en plus grand. Si les instruments de l’orchestre, qui avaient déjà perdu le timbre de la voix parlée, pouvaient encore imiter le son de la voix humaine d’une manière très suffisante, dans sa faculté d’expression variée à l’infini, et vive dans ses manifestations ; si les tuyaux de l’orgue pouvaient conserver à ce son sa durée seule, mais non plus son expression changeante ; le piano, finalement, ne fit plus qu’indiquer ce son même en laissant à l’imagination de l’oreille à penser son véritable corps, C’est ainsi que nous avons dans le piano un instrument qui décrit seulement la musique.

Or, comment advint-il que le musicien finit par se contenter d’un instrument privé de timbre ? Tout simplement parce qu’on voulut faire de la musique pour soi seul, sans le concours collectif d’autrui. La voix humaine qui ne saurait se manifester mélodieusement in se et per se, qu’en union avec la parole, est un individu ; ce n’est que la collaboration concertée de plusieurs individus de ce genre, qui produit l’harmonie symphonique. Les instruments à vent et à cordes se rapprochaient encore de la voix humaine en ce qu’il leur restait encore en propre ce caractère individuel, par lequel chacun d’eux possédait une couleur sonore déterminée, aussi riche même en modulations, et était obligé pour produire des effets harmonieux, à une collaboration collective. Dans l’orgue chrétien, toutes ces individualités vivantes étaient rangées dans les registres inertes de ses tuyaux qui, aux ordres du toucher d’un seul et indivisible exécutant, élevaient mécaniquement leurs voix tirées en l’honneur de Dieu.

Avec le piano, enfin, le virtuose sans aucun concours étranger (l’organiste avait encore besoin du souffleur), pouvait mettre en mouvement une infinité de petits marteaux qui frappaient en son honneur, à lui ; car, pour l’auditeur, qui n’avait plus à goûter une musique sonore, il ne lui restait plus qu’à admirer l’habileté du percuteur des touches. À la vérité, tout notre art moderne est comme le piano : chaque individu y exécute isolément l’œuvre d’une collectivité, mais hélas ! uniquement in abstracto ! Des marteaux — mais plus d’hommes ! —

Nous allons examiner le drame littéraire, dans lequel nos esthéticiens, avec un orgueil si puritain, interdisent au souffle puissant de la musique de remonter, du point de vue du piano [3] et en faisant retour aux origines de ce piano ; et — qu’importe? — nous [y] découvrirons finalement l’accentuation de la voix humaine, qui ne fait qu’une seule et même chose avec le son chanté, et sans laquelle nous ne pouvons connaître ni le piano ni le drame littéraire. —

  1. C’est ainsi, en effet, que des littérateurs puérils et prudents s’imaginent l’« œuvre d’art » que j’ai définie, quand ils croient devoir la considérer comme un acte du « mélange barbare » de tous les arts. Un critique saxon trouve bon cependant de considérer mon appel aux sens comme un grossier « sensualisme » ; il entend naturellement par cette expression les plaisirs du ventre. On ne peut expliquer la stupidité de ces esthéticiens que par leur mauvaise foi intentionnelle. (Note de Wagner.)
  2. Un violon joué avec le piano se mêle aussi peu avec cet
 instrument, que la musique pourrait se mêler à un drame littéraire joué en même temps qu’elle. (Note de Wagner).
  3. Ce n’est vraiment pas une chose sans importance à mon avis, que le virtuose du piano qui a manifesté de nos jours la plus parfaite virtuosité en tout genre, que Liszt, cette merveille du piano, s’adresse aujourd’hui avec une énergie farouche à l’orchestre sonore, et en même temps, par cet orchestre, à la voix humaine vivante. (Note de Wagner.)