Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Sur l’esthétique de Richard Wagner (Lionel Dauriac)

La bibliothèque libre.
1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913





SUR L'ESTHÉTIQUE DE RICHARD WAGNER

Comment il faut lire Opéra et Drame

_____



Oper und Drama de Richard Wagner est un événement dans l’histoire de l’esthétique. On exagérerait à peine en disant de cette œuvre qu’elle fonde l’esthétique musicale sur la double psychologie de la musique et du musicien, et qu’elle la détache de toute métaphysique.

Il n’est point d’art qui ne soit créateur de formes. L’essence de l’art est le « morphisme ». On l’a toujours pensé, du moins jusqu’à présent, et cela est universellement vrai. Mais toute l’essence de l’art n’est point enfermée dans une seule formule. L’art imite la vie. Hors de cette imitation il perd toute raison d’être. Il semble même que le plaisir esthétique se ramène au plaisir de « regarder vivre ». Pourtant, si la musique est chose vivante, n’est-on pas tenté de lui prêter une vie indépendante de la nôtre ? Indépendante ? il est possible, mais jusqu’où ? Un modèle et sa copie ont des destinées séparées. L’un ne serait pas sans l’autre. Et l’on ne peut décidément ici parler d’indépendance complète. Tel est le cas de la musique. Disons mieux : telle est son essence. La musique a sa vie propre. Mais la raison de cette vie est en nous, dans cette partie de nous qui fuit le regard du peintre et ne se laisse saisir à l’imagination du poète qu’au travers des formes verbales, issues d’un double vocabulaire : celui du tact et celui de la vue. La musique imite ce que l’on appelle : les mouvements de l’âme, un terme dont le fréquent usage a fait oublier l’heureuse exactitude. Ces mouvements, la musique les imite et les reproduit. Voilà ce que Richard Wagner est venu nous apprendre dans son Opéra et Drame. On s’en doutait bien un peu avant lui, peut-être. Mais se douter, n’est-ce pas encore douter ? Et promouvoir un vague pressentiment à la dignité de chose vraie et vérifiable, n’est-ce point découvrir au sens ferme du mot ?

L’esthétique musicale doit donc beaucoup à Richard Wagner, et par la qualité de ce qu’elle a reçu de lui, certes, elle lui doit autant qu’à un Hegel ou à un Schopenhauer. Reconnaissons même qu’Oper und Drama éclaire les pages profondes mais restées obscures en leur profondeur du Monde en tant que Volonté et Représentation. La métaphysique en est à peu près absente, non la psychologie, et c’est cela qui importe.

L’esthétique musicale proprement dite n’est cependant pas le vrai sujet d’Oper und Drama. — Le livre a donc été conçu d’une manière et réalisé d’une autre ? Point. Il reste d’un bout à l’autre fidèle à son titre et à son objet qui est la réforme du drame.

Comment faut-il lire Oper und Drama ? Tel est le sujet de la présente étude.

I

On fera bien tout d’abord de ne pas le lire tout de suite et l’on commencera par se préparer à le lire. Qui lirait d’emblée la Préface de Cromwell lirait mal et comprendrait à côté. D’autres, en Allemagne, avant Richard Wagner, avaient condamné « l’opéra » tout en réservant les droits du « théâtre musical ». Au drame, on ne reprochait pas d’être un genre faux, mais on constatait chez le spectateur une sorte de malaise et même de la déception. Les gens sortaient du théâtre insuffisamment émus, parfois désorientés, attendant autre chose, incapables, naturellement, de dire ce qu’ils attendaient au juste. Goethe et Schiller étaient alors vivants, célèbres, applaudis. Et pourtant ni auteurs ni public n’étaient entièrement satisfaits. Richard Wagner appelait l’auteur de Wallenstein le poète le plus idéal du peuple allemand. Il jugeait pourtant que son théâtre était resté loin de l’attente générale. L’art de la scène, disait-il, manquait à Schiller : l’histoire et le roman le sollicitaient à l’égard du drame. Et lui, Richard Wagner, uniquement sollicité par le théâtre, il se flattait de réussir là où il restait convaincu que Schiller et, avant lui, Goethe avaient décidément échoué.

En art comme dans la nature, il est plus facile de renier une ascendance que de ne la point subir. Et rien ne prouve que l’art dramatique des deux grands poètes n’ait aidé le rêve de Richard Wagner à prendre vie et forme.

On trouverait des témoignages de cette influence directe et positive, dans le théâtre des deux poètes et surtout dans cette Correspondance féconde assez mal connue, ce nous semble, hors d’Allemagne et, d’où les amateurs de distinction et même d’évolution de genre tireraient une ample provision d’aperçus et d’idées. Parlons d’abord de la Correspondance.


Au moment où elle s’ouvre, Gœthe travaille son Wilhelm Meister. Tout chapitre fini est bientôt envoyé à Schiller. Schiller lit, relit, fait ses observations critiques, propose des corrections ; Gœthe les discute et souvent s’exécute. Après Wilhelm Meister, c’est Hermann et Dorothée, ce va être Wallenstein ; et l’intérêt de la correspondance va grandir. D’abord Schiller, qui croit à l’influence de la réflexion critique sur la perfection de l’œuvre d’art, s’il n’a pas achevé d’en persuader Goethe, l’a contraint à méditer sur les conditions de son propre travail et à rectifier plus d’une inspiration mal venue. Ensuite, Gœthe, après Hermann, très sensible aux louanges de la critique, les reçoit avec assez d’impatience, car il les sent déplacées. Nul ne se doute de ce qu’il a voulu faire. Ainsi que Richard Wagner le dira plus tard de son héros, Lohengrin, l’œuvre de Gœthe est admirée, goûtée. Elle n’est pas « comprise ». Son auteur en souffre, et, de bonne foi, il se questionne sur le but visé dans le poème, craignant parfois d’avoir touché à côté. Nous sommes en 1797. La correspondance des deux poètes bat son plein et aussi leur amitié, et aussi leur mutuelle confiance. En matière d’art et de poésie, qu’il s’agisse de juger ou de produire, ils ne sont pas loin de tout se confier. Ne nous étonnons point dès lors de cet admirable échange de propos sur l’esthétique du drame et celle de l’épopée, sur ce que l’on pourrait appeler la psychologie de l’un et l’autre genre, où Schiller, le plus ordinairement, propose, se réservant de disposer à la suite de Gœthe, ou même, simplement, de ratifier. Quand nous disons que Schiller propose, c’est comme si nous disions que Schiller inspire et dirige tout en laissant, par déférence, à Gœthe le gouvernail de la discussion.

Qu’est-ce que le drame ? Qu’est-ce que l’épopée ? Deux genres voisins dont Gœthe et Schiller vont accentuer les différences. Nous sommes au pays des concepts, au siècle de Kant, dont la dernière des trois Critiques vient, assez récemment, de paraître. La dialectique des grands penseurs de la Grèce renaît et va se perfectionner par l’usage. Souvenons-nous de cela, et qu’il suffit de respirer l’atmosphère du temps pour être attentif aux limites des genres et à la nécessité de les respecter : nécessité d’autant plus pressante d’ailleurs — et c’est là un trait de l’esprit germanique — que toute différence aperçue nous met sur la voie d’une antithèse imminente. N’est-il pas juste que dans un monde où qui se ressemble s’assemble, qui diffère se repousse ? On alléguera que différer selon le genre ce peut être encore, et tel est ici le cas, se ressembler selon le genre immédiatement supérieur, que l’homme, cet inventeur de l’épopée n’a pu inventer le drame qu’en vertu d’aptitudes similaires : d’où participation et, par suite tendance à l’échange malgré la différenciation spécifique. Ce n’est pas ainsi que Schiller et Gœthe conversent l’un avec l’autre. C’est assez ce qu’ils pensent, Schiller surtout, non pas le plus philosophe des deux peut-être — les partisans de Gœthe réclameraient — mais le mieux armé des deux en philosophie. Et la longue conversation se termine par une sorte de programme en quatre pages, où Gœthe a tenu la plume et signé, où Schiller a contresigné, se trouvant d’ailleurs en plein accord avec Gœthe et sur tous les points essentiels.

Quel est ce programme ? Il a son importance. Mais il est trop long pour être transcrit. Disons seulement que toute composition poétique admet des motifs 1° progressifs (dont se sert la tragédie) ; 2° rétrogrades, (l’épopée y a recours) ; 3° suspensifs, (ceux qui ralentissent ou allongent la marche de l’action. Ils conviennent aux deux genres). Et c’est habilement trouvé. Et c’est encore assez profondément germanique, car si l’esprit habituellement passe de la différence à l’opposition, il ne sait pas se reposer dans l’antithèse. La synthèse conciliatrice doit venir tôt ou tard. D’où les motifs qui suspendent, et dont l’usage est permis aux deux genres de poème. Dans l’Énéide par exemple, le fameux : infandum, regina, jubés.... etc., annonce un motif rétrograde, le récit de la chute de Troie. Rien de tel au théâtre. Mais n’est-il pas évident, qu’au théâtre, l’épisode ou motif suspensif produira sur le spectateur le même effet qu’un récit d’aède où l’on expose des faits antérieurs à l’action ? Bref, et la rédaction de Gœthe est significative, si ni l’un ni l’autre des deux poètes ne songe explicitement à une fusion de genres, l’idée de laisser vivre le poème épique et le poème dramatique, presque côte à côte sans jamais communiquer ne leur vient à l’esprit que pour être aussitôt repoussée. Tous deux, Schiller et Gœthe, à en juger par ce qu’ils s’écrivent, « voudraient » s’ils ne le « veulent » pas encore, faire évoluer le drame vers l’épopée, jusqu’à pénétration, sinon jusqu’à perte ou confusion d’essence.

Nous savons ce que pensaient les deux poètes quand ils s’écrivaient. Regardons-les travailler maintenant. Ou plutôt relisons Gœtz de Berlichingen, à sa suite : Egmont. Je ne sais plus quel est le critique d’Allemagne qui appelait Egmont « un tableau ». Or, si l’on remarque à’Egmont que son auteur réussit là, pleinement, ce qu’il avait presque réussi dans Gœtz, l’orientation vers l’épopée est assez indéniable. Et c’est ce dont, après une lecture d’Iphigénie en Tauride, Schiller s’apercevra. Il sait mieux que Gœthe découvrir et dégager l’essence du tragique et qu’elle n’est pas tout entière dans l’éveil de la terreur ou de la pitié. Goetz et Egmont, certes, excitent l’une et l’autre émotion. Ce n’en sont pas moins des surhommes, à bien des égards capables de surmonter l’infortune, insoucieux de la détourner. Tout autre sera Wallenstein.

La Mort de Wallenstein est une tragédie dans une trilogie. Schiller redoutait la trilogie, estimant que, pour exploiter richement la matière, cinq actes suffiraient ou devraient suffire. Gœthe était d’un autre avis. Gœthe l’emporta. Et bien en prit à Schiller. Inférieur vraisemblablement à la Mort de Wallenstein le drame des Piccolomini ne manque ni d’intérêt, ni de grandeur, ni de vertus dramatiques. Mais qu’est-ce que l’acte qui précède [1] ? Un prologue ? Nullement. Rien n’y arrive. Un tableau ? Certes. — Donc un « motif suspensif » ? — Assurément. Et ce motif, n’est en rien point rétrograde. Nous sommes dans le présent. Nous assistons aux ravages de la guerre. Nous entendons parler les soldats comme il est juste que des soldats parlent d’un chef quand ce chef leur inspire confiance et admiration.

Et puisqu’aussi bien, nous ne parlons ici des deux grands poètes de la littérature allemande classique qu’afin de mieux comprendre le dessein et l’œuvre de Richard Wagner, c’est le cas ou jamais d’admirer dans le Camp de Wallenstein une « matière musicale » singulièrement féconde. Beethoven a fait une ouverture de Coriolan sur deux motifs : celui du fils insurgé, celui de la mère implorante. Pareillement un musicien composerait aisément une ouverture pour le Camp de Wallenstein ou même pour la trilogie tout entière sur deux motifs : un motif de dévastation, un motif d’enthousiasme. Et c’est pourquoi, du Camp de Wallenstein un Nietzsche aurait pu dire que l’œuvre est née dans l’esprit de la musique. J’appelle l’attention du lecteur sur les réflexions présentes. Il s’en souviendra utilement bientôt.

Le poète Schiller, en écrivant le premier acte de sa Trilogie, a suivi le conseil de Gœthe. C’est Gœthe « l’épique » qui eut raison des perplexités de Schiller le tragique. L’innovation de Schiller réussit et l’enhardit à continuer. Après avoir, au théâtre, juxtaposé l’épopée, le drame et la tragédie, il voudra y réintégrer le chœur même dans une tragédie en un seul acte. Il écrira en tête de la Fiancée de Messine et en manière de préface, ce qu’on va lire, ce que Richard Wagner, enfant et adolescent, a très certainement lu, relu et très probablement médité :

« Une œuvre poétique doit se justifier par elle-même. Où les actes ne parlent point, les mots sont d’un pauvre secours. On pourrait donc laisser au chœur le soin de sa propre apologie, si le chœur était à même de se produire dans des conditions convenables. Malheureusement une tragédie ne saurait se compléter qu’à l’aide de la représentation théâtrale. Le poète se contente de donner les mots, et, pour les animer, il faut que la musique et la danse viennent s’y joindre. Aussi longtemps donc que le chœur se verra privé d’un si puissant auxiliaire, aussi longtemps il passera dans l’économie d’une pièce tragique pour une sorte de hors-d’œuvre et de corps étranger qui ne fait qu’interrompre l’action, troubler l’illusion et refroidir le spectateur. Pour juger le chœur selon son mérite, il faudrait consentir à cesser d’envisager la scène en ce qu’elle est réellement, et se figurer un théâtre qui n’est pas, mais qui pourrait exister[2], ce qu’on est toujours plus ou moins obligé de faire lorsque l’on tend à un but d’amélioration et de progrès. »

Comme il avait lu Schiller qu’on lisait et même qu’on interprétait dans sa famille, Richard Wagner admirait Gœthe. Souvenons-nous de l’enthousiasme dans lequel l’avait jeté Egmont avec musique de Beethoven. On eût dit qu’un art nouveau, et non pas seulement une œuvre nouvelle se pressait dans l’imagination de l’adolescent. Quand il lut Wilhelm Meister et que ses yeux tombèrent sur la page où Gœthe demande un théâtre où l’orchestre se fasse entendre sans se faire voir[3], ne lui arriva-t-il pas de se dire qu’il en serait ainsi dans le théâtre « qui pourrait exister » et à l’existence duquel il aiderait de tout son pouvoir ?

En 1856, Richard Wagner relisait la Correspondance entre Gœthe et Schiller. Il avait achevé et publié Opéra et Drame. Et chaque fois qu’il lui arrivait de rencontrer dans cette correspondance l’expression « purement humain » que lui, Richard Wagner, allait rendre célèbre, que ne dut-il pas s’avouer sur l’étendue de sa dette aux deux grands « classiques » de l’Allemagne, à Schiller, surtout, bien entendu ? « Surtout » mais pas « exclusivement», si le drame de Gœthe, lui aussi, côtoie l’épopée. Et même, « côtoyer » c’est peu dire. Souvenons-nous que Faust est une épopée dialoguée. Et pour finir, constatons que l’attraction exercée par l’épopée sur le drame repose sur des analogies trop profondes, génériques sinon spécifiques, mais génériques indiscutablement, pour n’être qu’un accident dans l’histoire du théâtre d’Allemagne. Serait-ce qu’à ce point de vue Richard Wagner nous apparaîtrait comme un continuateur ? Il est possible.


Ainsi, pour bien lire Opéra et Drame, on se préoccupera de fixer, tout d’abord, le milieu et le moment de l’auteur et de l’œuvre. C’est ce qui vient d’être commencé. Et peu importent ici les différences essentielles des genres telles qu’en France, par exemple, on a coutume de les établir, là où la tragédie s’oppose non seulement à l’épopée, mais au drame et où l’opposition, une fois reconnue, reste définitive. Dans le pays de Richard Wagner — et c’est une vérité d’un rappel utile à qui n’est pas Allemand — les duels logiques restent momentanés. La paix suit la guerre et l’antithèse prépare la synthèse. Or, on ne peut mettre en doute, ni chez Gœthe, ni chez Schiller, le pressentiment d’un Gesammtkunstwerk ; ni le pressentiment, nimême la recherche. Gœthe et Schiller manquent leur but — ainsi Richard Wagner dut-il penser plus d’une fois, — parce qu’ils ne voient rien au-delà d’une synthèse de genres. Ce qu’il faut réunir, ce ne sont pas des genres, mais des «arts» différents. Et c’est ce que Richard Wagner eut le génie de comprendre.

II

Certains livres, avant d’être abordés, demandent à rire investis. Tel est Oper und Drama, autour duquel nous venons de tracer une première ligne d’investissement. Nous allons, maintenant, à l’intérieur de celle-ci, en tracer une autre. Après avoir « situé », il importe « d’encadrer ». Nous savons le milieu, le moment. Il importe de mettre le livre à sa place dans l’œuvre wagnérienne entre ses tenants et ses aboutissants, entre les drames d’avant 1848 et ceux de la grande époque. Je ne sais qu’un moyen d’y parvenir : repasser en revue les partitions de Richard Wagner, non pour s’exciter à l’enthousiasme, mais pour en comprendre le sens, la direction, l’orientation, pour y constater, à la rencontre, des juxtapositions, ou même des conflits de genre, conflits d’autant moins évités, qu’on ne sait généralement ni les apercevoir, ni, à plus forte raison, les prévoir.

Qui oserait « construire» une biographie — et quand il s’agit d’un artiste tel que Richard Wagner, comment résister aux plaisirs d’un tel risque ? — opposerait deux à deux les quatre derniers drames de la première période, mais autrement que ne l’a proposé H. S. Chamberlain. D’après lui, le Hollandais s’oppose à Rienzi et Lohengrin à Tannhœuser. Dans Lohengrin et le Hollandais, la musique est au premier plan. Dans Tannhœuser et Rienzi, elle resterait au second. Le moindre défaut des thèses de ce genre est de susciter la contradiction dès qu’on les pose... Est-ce d’ailleurs un défaut que rien ne compense, et qu’est-ce que poser une thèse, si ce n’est ouvrir une perspective, dégager une nouvelle avenue, projeter une nouvelle lumière ? Et si c’est tout cela, pourquoi nous inquiéter du classement de H. S. Chamberlain au moment, non pas de lui substituer, mais d’y juxtaposer le nôtre ? Car nous ferions juste le contraire. Nous garderions l’ordre chronologique et nous remarquerions simplement que l’évolution de la tendance épique, chez Richard Wagner, obéit à une sorte de rythme. Dans Rienzi et le Hollandais, elle traverse le poème ; dans Tannhœuser et Lohengrin elle descend à l’orchestre.

Nous remarquerions autre chose encore et qui réjouirait les partisans de la dialectique, entendons de la dialectique à trois moments. Car si Tannhœuser et Lohengrin s’opposent au Rienzi et au Hollandais, l’Anneau du Nibelung paraît bien résoudre l’antithèse. La tendance épique s’y épanouit. Elle marque de son empreinte l’œuvre du poète et celle du compositeur. Venons-en aux preuves.

L’épopée confine à la légende. Elle naît dans l’esprit de la légende, laquelle, du point de vue purement humain, est plus vraie que l’histoire. Et la sentence ne garde plus rien de paradoxal si l’on distingue entre la vérité de « ce qui arrive » et la vérité de « ce qui dure ». Or, il’une part, le Rienzi de Richard Wagner emprunté à celui de Bulwer Lytton n’est pas plutôt sorti de l’histoire qu’il remonte vers la légende. Rienzi devient le « héros » par excellence. Et sa destinée est celle du héros. Le Hollandais, lui, reste dans la légende, personnage fantôme comme le vaisseau qu’il monte. Certes nous sommes au théâtre. Mais ce que le poète nous offre à entendre est-il bien du théâtre ? On en pourrait disputer.

Le Tannhœuser est un drame véritable, bien charpenté, où les situations naissent des caractères, où les personnages vivent et pensent et dont aucun ne manque de grandeur. Il pourrait, a-t-on dit, se passer de musique, mais la musique en fait singulièrement resplendir les beautés, et l’on s’aperçoit que de temps à autre elle nous apprend ce que, sans elle, nous ne devinerions jamais. Nous n’y insisterons pas. Disons seulement que l’ouverture du Tannhœuser, bien comprise, est un exemple parfait de la différence entre la symphonie pure et le poème symphonique, où la tendance vers l’épopée est si évidente que, sans elle, entre le poème symphonique et la symphonie, toute différence véritablement s’efface. Pareillement, à l’acte troisième de Tannhœuser, pendant l’entr’acte, nous allons avoir l’équivalent d’un dyptique : les instruments à cordes alterneront avec les cuivres, et l’expression de la menace avec celle de la détresse. Pourquoi ? Je sais peu d’énigmes plus aisément déchiffrables. À la fin du second acte, Tannhaeuser part pour Rome : le sacrilège par lui commis est de ceux que le pape seul peut absoudre. Rien n’était plus naturel qu’une allusion à ce pèlerinage pendant le dernier en-tr’acte. On admirera justement, au Crépuscule des Dieux, la brève, radieuse et presque rutilante symphonie du Voyage sur le Rhin. Il serait injuste d’oublier le Voyage de Rome, son aîné de vingt ans au moins ; on sent d’ailleurs la différence d’âge. La différence y est sensible, mais c’est une différence dans l’analogie.

Les deux exemples choisis dans Tannhœuser sont isolés dans l’œuvre. Liszt admire l’ouverture, mais, à sa façon d’en parler, il paraît n’attacher à la signification épique de l’œuvre qu’une importance accessoire. Nous avons lu son introuvable commentaire. Il n’y est fait aucune allusion au dernier entr’acte. Ce n’était là, j’y consens, que de l’épopée à l’état sporadique. Mais les cas spora-diques sont assez souvent prémonitoires.

Le prélude de Lohengrin se distingue des ouvertures précédentes parce qu’à l’entendre, il ne paraît pas que la signification en soit douteuse. Impossible assurément de se représenter le détail de ce qui se passe et de garantir la ressemblance de l’esquisse ébauchée par notre imagination visuelle. Impossible néanmoins de se figurer Richard Wagner écrivant le prélude les yeux fermés, je parle des yeux de l’imagination. Il a dû se représenter quelque chose, et se le figurer sur le type d’une cérémonie religieuse. Non que la musique du prélude ressemble à de la musique liturgique. Mais, d’une part, elle éveille des impressions d’adoration, de recueillement ; et, de l’autre, le développement du thème, ses gradations et ses dégradations d’intensité, son apparition lointaine, son approche son éloignement, tout cela fait songer à un Dieu descendant du ciel, venant à nous, puis remontant au ciel, bref à un événement d’ordre divin. Richard Wagner nous dira plus tard qu’il songeait en écrivant son prélude au miracle du Graal, à la descente sur Montsalvat de la sainte Coupe portée et accompagnée par les anges. Ce n’est point ici le lieu de faire de la psychologie musicale pour juger si l’exécution se rapporte à l’intention. Disons seulement que les impressions produites et les émotions excitées sont du genre de celles qu’exciterait et produirait un pareil spectacle sur des âmes promptes à l’adoration. Ajoutons que le miracle du Graal n’est point le sujet de Lohengrin et que, par suite, l’orchestre, dans son prélude, est investi d’une fonction véritablement, exclusivement épique ; son rôle est celui d’un aède récitant un prologue.

Et qu’il faille ici parler non plus de « tendance » mais de « fonction » épique, c’est ce qui va s’éclaircir, au premier acte, au moment de la rencontre entre Elsa et Lohengrin. Deux sortes de fragments mélodiques alterneront. Lohengrin chantera des réminiscences du prélude, Elsa lui donnera la réplique en chantant des réminiscences de son rêve. Et que signifieront ces échos du prélude ? Que le rêve d’Elsa fut prophétique et que son défenseur est un messager divin. Ici la musique non seulement éveille, mais elle accentue et confirme des pressentiments, et pour tout dire, elle « nous informe ».

Insistons encore. Imaginons un rapsode, non pas aveugle, mais privé de la parole et réduit à se servir de signes musicaux. Le premier acte de Lohengrin vient de finir. Nous avons entendu « réciter » le « thème de la Défense ». Notre rapsode va se servir de ce thème pour nous apprendre qu’Elsa laissera pks tard échapper de ses lèvres la question défendue. Bien plus, les seules ressources de la symphonie permettront à l’auditeur, redevenu presque spectateur, sans que nul rideau ne se lève, et en l’absence de toute exposition verbale, de soupçonner qu’une trahison se prépare et que « quelque chose se trame dans les ténèbres » pour annuler l’effet de la défense. Qu’est-ce qui se trame ? Qui ourdit la trame ? Nous saurons cela sans doute. Mais nous venons d’apprendre l’essentiel et nous l’avons appris par l’orchestre. Nous assistions tout à l’heure à l’enfantement de « l’épisme wagnérien » ; nous assistons maintenant à sa naissance. L’esthétique de Richard Wagner touche, pourrait-on dire, au seuil de la conscience. Pour lui faire passer ce seuil, il ne faudra rien de moins qu’Opéra et Drame.

Nous avions promis d’encadrer ce livre et nous venons d’achever la partie gauche de l’encadrement. Commençons l’autre : en d’autres termes, de la lecture de Lohengrin passons à celle de la Tétralogie.

III

H. S. Chamberlain a pressenti le caractère épique de l’Anneau. Il a négligé de convertir ce pressentiment en jugement. La chose, certes, en valait la peine. Il s’est même évertué à combattre ceux qui seraient tentés de voir dans le Nibelungen-Ring une œuvre composée à reculons « à la façon des écrevisses ». La comparaison est de H.-S. Chamberlain et elle n’est pas heureuse. L’auteur a compté sur l’excès de sa trivialité pour nous faire changer d’avis. Or, pour nous en faire changer, il faudrait tout d’abord corriger l’histoire. Richard Wagner a commencé à écrire son poème par une Mort de Siegfried. Même il espérait en rester là. Puis il a écrit une Jeunesse de Siegfried. Bref l’Anneau a été commencé par la fin : c’est un fait et nul ne saurait aller contre. Et ce fait atteste chez Richard Wagner non seulement la persévérance du penchant épique, mais encore son développement. Ne savons-nous pas, depuis Gœthe, que le poète épique a le goût des « moments rétrogrades » ?

M. H. S. Chamberlain a été, certes, beaucoup mieux inspiré le jour où il a donné à l’'’Anneau du Nibelung le nom de « tragédie de Wotan. » Tragédie ? Certes, mais tragédie sinon saturée, à tout le moins, pénétrée d’épopée. C’est surtout envisagé sous l’aspect épique que Wotan nous apparaît comme le héros de l’action. Du point de vue de la tragédie pure, on pourrait reprocher à Wotan de se dérober trop souvent et de n’être jamais ou presque jamais là quand son sort se décide. Pour transformer un drame en un poème épique il y faudrait assurément davantage. Mais nous voilà sur le chemin de la transformation, et si on se plaît à le reconnaître, nous nous déclarons satisfaits. Aussi bien ce n’est nullement l’intérêt de l’action qui est ici en cause. Il s’agit de le « qualifier », non de le contester. Je ne contesterai point non plus à Richard Wagner que sa Brunnhilde ne soit une « admirable » femme, mais si je lui sais gré de n’avoir pas entièrement perdu le souvenir de ses origines épiques, le fait qu’elle-même s’en souvient est ici de singulière importance[4]. Brunnhilde participe en effet du mythe et du symbole. Elle n’est pas uniquement fille du Dieu souverain : elle en est comme une émanation ou même une « seconde personne ». Les luttes de Brunnhilde et de Wotan ne sont à vrai dire que les luttes de Wotan contre lui-même, de son Désir contre sa Volonté.

Et de Siegfried, que dirions-nous pour l’absoudre, car il a besoin d’être absous de n’être pas un héros tragique, et cela non seulement malgré le charme mais à cause du charme que sa personne dégage ? L’épopée enfante de tels héros et elle en a le droit. Reste à se demander si ce droit n’est pas un privilège. Mais il convient de se demander dans quelle mesure un personnage conçu et réalisé sur le type du Siegfried de l’Anneau a sa place « au théâtre » et dans un « drame » dont sa destinée est le sujet. Car c’est là le point vif. Et les beautés de la création ne sont nullement en cause. Il ne s’agit seulement que de comparer ce que l’auteur a fait avec ce qu’il paraît bien avoir voulu faire. Or cet esthéticien de l’œuvre d’art de l’avenir a fait tout autre chose qu’un véritable drame.

Car, de répondre qu’il a produit l’équivalent d’une trilogie à la manière d’Eschyle ou de Sophocle, s’il n’y a pas à craindre de placer le Nibelungen-Ring à un rang trop élevé dans la série des œuvres humaines, et si c’est répondre comme il plairait à Richard Wagner, c’est quand même, à notre avis du moins, répondre assez de travers. La Tétralogie manque d’équilibre. Dans l’Or du Rhin, les événements courent avec une rapidité de cinématographe. Dans le Crépuscule des Dieux, ils se pressent et s’oppriment. L’étoffe est trop lourde, et il y en a trop. Ailleurs l’action est ralentie par des épisodes : et l’on y respire à l’aise, mais c’est à condition d’oublier que l’on est au théâtre. Est-ce donc un mérite de nous le faire oublier ? Dans une œuvre du genre dont est l’Anneau, peut-être. C’est donc qu’une Orestie et la trilogie du Ring sont vraiment deux œuvres génériquement différentes.

Sans compter qu’entre une Tétralogie et une Trilogie, la différence peut bien être négligée par l’auteur. Elle n’est point par cela seul négligeable. Richard Wagner disait volontiers Tétralogie ou Trilogie. Je crois avoir remarqué que chez les fervents du culte wagnérien « Trilogie » l’emporte. Et j’estime, d’autre part, que ni l’un ni l’autre terme ne s’ajuste à l’œuvre. Le Crépuscule des Dieux, par exemple, a beau être charpenté tout autrement que Siegfried, le soi-disant prologue de ce Crépuscule nous ramène où nous avait laissé la fin du drame antérieur. On dirait que Siegfried continue, un Siegfried en sept actes. Le drame de la Walkyrie a de la tenue et de justes proportions. Quant à l’Or du Rhin, qui équivaut pour la qualité de la matière à quatre chants d’un poème épique, il a beau durer sensiblement moins qu’un drame ordinaire, il n’est ni ne paraîtra jamais trop court : on y verrait facilement un chef-d’œuvre d’équilibre. Est-ce bien un prologue, toutefois, que ce beau Rheingold ? Du point de vue symphonique, peut-être. Pas autrement. Et d’abord, remarquez-le, l’Anneau en est le principal personnage, puisque le sort de Wotan est lié à son sort. Or, en appliquant à une « chose » le terme « personnage », je fais rentrer le drame dans le genre épique dont il descend. Et je ne lui ôte rien de ses vertus dramatiques. Car il en est orné, ce « prologue » ; car, dans l’Or du Rhin, la série des événements commence, dont la mort de Siegfried et l’effondrement du Walhall seront les derniers.

Et quand même, c’est bien un prologue que cet Or du Rhin. On sait l’usage des motifs conducteurs dans le Nibelung-Ring. Mais un motif ne naît point conducteur. Il le devient. Pour qu’il le devienne, il faut une association préalable où ce motif d’une part, et de l’autre, le geste ou la parole perçu ou entendu en même temps que lui, jouent le rôle d’associé. On ne l’a point assez dit, si même on l’a dit avant nous : il n’est pas de motifs conducteurs dans le Rheingold. Il y a des thèmes à la naissance et au baptême desquels le musicien-poète nous fait assister. Et ce n’est point là une complaisance de sa part. S’il nous la refusait, la musique des drames futurs en deviendrait inintelligible, et le secret de l’art wagnérien resterait à l’état d’énigme. Il en résulte, dès lors que le Rheingold, envisagé du point de vue musical, satisfait aux conditions d’un prologue et, qui plus est, d’un prologue indispensable.

On est maintenant, croyons-nous, à même de comprendre pourquoi Lohengrin a été si diversement jugé et « situé ». Il n’est pas indifférent de savoir si cette œuvre clôt une série ou si elle en ouvre une nouvelle. Il se pourrait même qu’il y eût lieu d’affirmer l’un et l’autre, pourvu que chacune des deux opinions trouvât où s’appuyer et que ce ne fût point aux mêmes endroits. Lohengrin qui, dans le temps, continue Tannhœuser et précède l’Anneau le précède également dans l’ordre esthétique et dans l’ordre logique, à distance, il est vrai, mais enfin le précède. L’épisme wagnérien peut y être pris sur le fait ; il suffit d’y regarder pour s’en apercevoir. Pourquoi donc s’obstine-t-on à classer Lohengrin hors des drames « wagnériens » ?

Parce que, si l’esthétique de ce que l’on appellera, plus tard, l’art wagnérien y est déjà préformée et même davantage, puisqu’elle y est agissante, et donc, à tout le moins naissante, il faut distinguer entre cette esthétique et l’art qui en sortira. Nous en sommes loin, très loin, s’il est vrai que dans Lohengrin et dans l’Anneau la musique ne parle point la même langue.

On irait même fort bien jusqu’à découvrir entre les deux langues une opposition radicale, voisine de ce que l’on eût appelé jadis une opposition de « genèse », car si la nouvelle langue est suscitée par des tendances qui, dès Lohengrin, poussaient le compositeur hors des sentiers battus, autre chose est de s’apercevoir que les moyens d’expression manquent, autre chose est de savoir à quels moyens d’expression recourir. Et la remarque est ici de la plus haute importance. On trouverait rarement un exemple plus significatif du rapport de finalité où la fin qui n’est pas, mais peut être, détermine ses propres conditions d’existence, où l’idée de la fonction fait arriver à l’acte l’organisme dont elle a besoin pour s’exercer. On dit communément qu’une tendance est insaisissable dans ce qui la constitue comme telle : ou elle offre prise à l’observation et alors elle est arrivée à l’acte, ou elle se prépare simplement à agir et alors elle se dérobe à l’observation. Le dilemme est peut-être logiquement irréprochable. Mais quand les psychologues distinguent la virtualité de l’acte, ils entendent distinguer tout autre chose que le néant de l’être, d’une part. Et, de l’autre, si nous étudions Lohengrin, aux endroits que l’on sait, nous nous sentirons en face d’un art déjà né, mais anémié dès sa naissance, faute d’une atmosphère respirable .

Et ce n’est point là une de ces opinions qui traversent l’esprit et dont l’esprit se débarrasserait sans s’appauvrir le jour où l’on nous inviterait à nous en défaire. M. H. S. Chamberlain ne l’a point défendue, à notre grand regret : je ne dis point à notre surprise. Car il se représente volontiers le développement de l’art wagnérien sur le type d’une étoffe que l’on étale, et non d’un organisme qui s’accroît en empruntant au milieu. À l’entendre, le drame wagnérien aurait instantanément jalonné sa route, quitte à la parcourir étape par étape, puisqu’il est interdit de s’affranchir de la loi de temps. Mais Richard Wagner, ou plutôt son génie, aurait éludé la loi dans la mesure de l’humainement possible. La thèse de M. H. S. Chamberlain, littéralement insoutenable, se dément, il est vrai, de temps à autre, au cours du livre. Et l’on est heureux de surprendre l’auteur en train de ne pas admirer la musique de Lohengrin. Il en a d’ailleurs un peu plus que le droit, puisqu’il est résolu à ne jamais juger en musicien cette admirable musique. Et qu’il lui refuse son admiration, ce nous est, quant à nous, un avertissement salutaire. Car les plus hauts sommets auxquels le compositeur de Lohengrin a su atteindre sont hors des voies wagnériennes. Pour en descendre et prendre le chemin du Ring, un détour est indispensable.

La musique, dans l’Anneau du Nibelung, a bien l’air d’être créée en vue d’une fin extérieure à elle. Mais qui lui attribuerait une valeur absolument étrangère à cette fin se méprendrait étrangement. Car pour entendre seulement au concert des fragments du Ring, et les déclarer admirables, on n’en saurait méconnaître la portée dramatique. Impossible d’écouter sans que l’imagination épique ou dramatique de l’auditeur se mette de la partie. Ecouter autrement, c’est s’exposer à une perpétuelle impression d’incohérence, c’est entendre sans comprendre, c’est assister à une conversation dans une langue dont on ignore les premiers mots. — Ainsi les caractères essentiels de la musique, dans la Tétralogie, prennent leur source dans l’action. Et il serait absurde de condamner cette musique sous prétexte que le motif conducteur y sévit implacable, tout comme il est absurde de reprocher à un artiste l’abus de ce dont il a le génie. Et Richard Wagner, dans le Nibelungen-Ring atteste que ce génie lui est né. Ce génie, nous le savons de reste, est le produit de la tendance épique, mais passée à l’acte et capable d’y demeurer. On en donnerait aisément mainte preuve. Et si c’était ici le lieu d’y insister, on opposerait les pages wagnériennes de Lohengrin, pages éparses aux quatre partitions du Ring, et les témoignages surgiraient en foule d’une métamorphose dans la mentalité musicale de l’artiste. Car si de Lohengrin à l’Anneau il y a passage, puisque rien ne s’interpose, la longueur du parcours est de celles qui aboutissent à un changement de climat. Les motifs conducteurs, dans Lohengrin, sont des phrases vocales dont un heureux hasard a généralisé l’emploi. Et ces phrases vocales, recueillies par l’orchestre, vont et viennent au gré des événements. Dans l’Anneau, les motifs conducteurs, même s’il leur arrive d’éclore sur des lèvres humaines, sont du type symphonique ; ils sont nés dans l’esprit de la symphonie. Dans Lohengrin, ils circulaient à la manière d’un mobile. Dans l’Anneau, non seulement ils se meuvent, mais ils changent et deviennent, à la manière de vivants véritables, et de vivants influencés, j’allais dire affectés diversement, au fur et à mesure que l’action se développe. Et ce sont des vivants capables de donner la vie, car il est dans le Nibelung-Ring des motifs générateurs, et d’autres à la génération desquels il est aisé de remonter.

On comprend dès lors le témoignage que se rendait Richard Wagner le jour où il écrivait : « J’entrais dans une période nouvelle et décisive de mon développement d’homme et d’artiste, la période (le création artistique volontaire et consciente : je m’engageais sur une voie absolument nouvelle où j’étais entré sous la poussée d’une nécessité inconsciente et sur laquelle maintenant je marchais comme artiste et comme homme à la découverte d’un monde nouveau[5]. » C’est qu’en effet Wagner est le créateur d’un monde de vivants musicaux et en cela, s’il eut des précurseurs, il n’eut pas de modèles. Sans compter que les précurseurs ne deviennent tels que par récurrence, étant de ces ancêtres dont on peut dire qu’ils « descendent » du grand-arrière-neveu :

Si je deviens célèbre, ils descendront de moi.

Grâce à ce monde que Richard Wagner vient d’appeler à l’être, non seulement il assure à la fonction épique de l’orchestre la continuité qui lui est essentielle, mais encore il simplifie les moyens de son exercice, et, qu’on nous passe la formule, il renverse l’ordre des effets.

Notons tout d’abord et sans autrement nous inquiéter d’une remarque que nous envieraient peut-être Jocrisse ou Calino, que si le genre épique exige un récit et un récitant, c’est que le passé est irréversible. Pour le ranimer, il faut le récit.

Le récitant n’est là qu’en vertu d’une nécessité tout extrinsèque. Le supprimer reviendrait à supprimer un intermédiaire, pas davantage. — D’accord. Mais si vous ôtez le récitant, comment garderez-vous le récit ? — On ne le gardera pas, car la « narration musicale » littéralement parlant et de mémoire d’homme n’a jamais existé, et n’existera jamais. On lui substituera l’usage conscient et méthodique des motifs conducteurs.

Et l’on y perdra moins, beaucoup moins qu’il ne semble si même il n’advient pas que l’on y gagne. N’est-il pas évident que le rhapsode cherche à atteindre le sentiment et qu’il s’adresse au Gefühl par l’intermédiaire de l’imagination ? Le résultat serait peut-être plus sûr, plus soudain et d’une intensité plus profonde, si le processus au lieu de se faire de l’image au sentiment, se faisait du sentiment à l’image. C’est ce que nous appelions, tout à l’heure, le renversement des effets.

Or, et dans la mesure où peut se généraliser une obserj vation individuelle, nous affirmons cette inversion, et c’est par où l’épisme wagnérien confine au lyrisme. On dirait même qu’il s’ensevelit dans son triomphe. La vérité est que son action continue d’attester sa présence. Elle est aussi que la poussée des images du type visuel ou épique retarde sur le choc émotif. L’ordre de succession est interverti, mais au profit d’un accroissement d’intensité et de rapidité. Richard Wagner a écrit là-dessus des choses approchantes ou environnantes. Mais son attention ne s’est point appliquée à cette « synthèse de genres »[6] qui nous paraît être le caractère le plus éminent de l’art wagnérien et dont, à la lecture de l’œuvre, l’évidence, progressivement s’accuse.

De cette synthèse de genres, n’en ayons doute, le bénéficiaire est le drame. Et ri en bénéficie doublement, si l’on admet d’une part que les personnages vivent d’une vie d’autant plus intense qu’ils vivent simultanément, ou presque, leur présent, leur passé, et que dans leur passé qui revient, nous entendons les pas de l’avenir ; et si l’on reconnaît, en outre, que la suppression du récitant a pour effet d’abréger jusqu’à l’effacer presque, la distance de l’art du rhapsode à celui du mime, de l’histoire qui se raconte à celle qui se refait sous nos yeux.

Nous parvenons maintenant à comprendre 1° que sans Lohengrin, l’Anneau du Nibelung n’eût jamais été possible ; 2° que par Lohengrin seul il ne l’eût pas été davantage. Et c’est ce que nous avons tenté d’établir si toutefois l’affirmation catégorique est permise en des matières rebelles au nombre et la mesure.

IV

Malgré les dénégations auxquelles il faut toujours s’attendre, chaque fois que l’on affirme en l’absence de preuve matérielle, nous sommes maintenant en état de classer l’esthétique de Richard Wagner et de réclamer pour elle une place à part.

Nous ne saurions la placer dans le voisinage de l’Esthétique du Monde en tant que Volonté et Représentation. Les ressemblances sont indiscutables. Il resterait à prouver l’influence, celle de Schopenhauer, bien entendu. Et l’on aurait tort de croire à cette influence. Au moment où l’artiste, au cours de ses lectures, rencontra la philosophie de Schopenhauer, il avait déjà sinon « sa » philosophie du moins ses idées générales sur le monde : il avait sa Weltanschauung. Et si l’on en avait ici le temps et la place, on ferait voir qu’entre la Weltanschauung de Richard Wagner et l’esthétique d’Oper und Drama le lien est des plus flottants. L’esthétique d’Opéra et Drame n’est, à aucun degré, l’application d’une philosophie.

Elle n’est point davantage, et cela, nous ne le disons que pour mémoire, l’esthétique d’une littérature ou d’un art préexistant.

Il reste, par suite, que Richard Wagner ait tenté dans Opéra et Drame l’esthétique de son propre génie. Peut-être il s’est attribué des principes issus de la seule réflexion, se réservant d’appliquer ces principes à des œuvres futures : en cela, peut-être, ne se trompa-t-il point tout à fait. Il n’oublia seulement que de se demander d’où lui venaient ses principes et de s’apercevoir que son propre génie, entendons son génie d’artiste, les lui avait soufflés. C’est ainsi qu’on peut avoir une esthétique sans être esthéticien.

Et tel fut le cas de Richard Wagner, puisque le génie inspirateur de sa doctrine d’art fut le même qui lui avait dicté Lohengrin, non point de la première page à la dernière, mais aux moments « annonciateurs » de la partition[7]. Dès lors il faut convenir que l’enfantement de l’art wa-gnérien, je n’oserai dire l’enfance, précéda son esthétique. Richard Wagner ne devaji s’apercevoir de cela que beaucoup plus tard. Mais ce qui se fait en l’homme, on ne l’a jamais mieux su qu’aujourd’hui, est loin de toujours se faire sous les yeux.

« L’idée naît de l’action et retourne à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » La formule est de P.-J. Proudhon et elle sillonne de temps à autre le célèbre livre de la Justice. Pareillement, nous dirons que chez Richard Wagner, la doctrine naît de l’œuvre et retourne à l’œuvre. Même nous ne craindrons point d’ajouter : « à peine de déchéance pour l’œuvre et pour la doctrine ». Pour l’œuvre : sans Oper und Drama, le Ring ne serait jamais né, ou, ce qui revient au même, nous aurions eu un autre Ring. Pour la doctrine : car si nulle œuvre d’art n’était résultée de cette doctrine d’art, la doctrine aurait eu le sort de tout arbre stérile.

L’esthétique d’Opéra et Drame est donc une esthétique « mitoyenne », intermédiaire entre deux périodes d’une activité créatrice qui ne s’est jamais reposée à vrai dire, mais s’est un peu ralentie pendant les années d’examen de conscience. C’est qu’aussi bien Opéra et Drame n’est guère autre chose qu’un examen de conscience généralisé, donc objectivé.

On pourrait donc lire le livre sans presque songer à Richard Wagner et à ses drames : on y trouverait à penser. Encore resterait-il à savoir si l’on n’a point affaire au livre d’un artiste avorté qui se serait fait songeur par impuissance. L’Anneau, Tristan, les Maîtres et Parsifal se sont chargés de la réponse.

Cette réponse, je le répète et l’on ne saurait trop le redire, est l’indispensable caution du livre. Que vaudrait la Préface de Cromwell sans l’œuvre de Victor Hugo ? Elle n’a de valeur et de sens que par cette œuvre. Seulement, à la différence d’Oper und Drama, l’œuvre du poète français se serait aisément passée de sa Préface, tandis que le livre d’Opéra et Drame fait partie de la forge où s’est forgé le métal de la Tétralogie.

V

Le livre d’Opéra et Drame[8] est formé de trois parties : l’une a pour sujet l’opéra proprement dit, le grand opéra historique ; dans la seconde, l’auteur s’occupe du Drame et principalement du drame poétique. La dernière partie du livre seule pourrait être détachée — je n’ai point dit « isolée » — des deux précédentes. Richard Wagner, ici, parle du drame de l’avenir et de la manière dont il le conçoit. De quoi donc s’est-il occupé jusque-là ? Pas d’autre chose à vrai dire, si l’on veut bien reconnaître qu’il est à peu près défendu à un homme de génie de voir les hommes et les choses sans se mirer dans ce qu’il regarde. L’intérêt de la Préface de Cromwell n’est pas de savoir si Victor Hugo dit vrai, elle est de savoir ce qu’il dit. L’intérêt des deux premières parties d’Oper und Drama n’est pas de isavoir si les anathèmes sont justifiés, ou si Richard Wagner exprime sur le drame et l’histoire du drame des opinions vraies. En affirmant que le souci de la vérité historique fut le dernier des soucis de Richard Wagner j’énoncerais une assertion, sinon partout vérifiable, du moins généralement admise : les grands esprits qui ont des idées à semer et qui se servent de l’histoire pour les répandre, corrigent cette histoire malgré eux. Et donc la manière dont ils la corrigent est singulièrement instructive : non pour l’histoire mais pour l’historien, dont elle dévoile les antipathies et les préférences.

Ainsi, par exemple, les indignations souvent plaisantes de Richard Wagner prouvent avec quelle énergie Richard Wagner se pose en face de ses émules. Il les repousse avec violence, apercevant à travers leur œuvre, non point les germes de ce que sera son œuvre à lui, mais comme la caricature anticipée de cette œuvre. Vous n’irez point, j’imagine, consulter sur le génie de Racine un romantique de l’époque flamboyante ; ou si vous le faites ce sera uniquement pour vous rendre compte de l’intensité du contraste entre l’esthétique de ce qui fut et l’esthétique de ce qui se prépare ou se tente. Pareillement je ne vous conseillerai pas de lire le Beethoven de Richard Wagner pas même les’belles pages si magnifiquement inspirées que la Neuvième Symphonie lui suggère, pour apprendre à bien écouter l’œuvre de Beethoven en général et la Symphonie avec chœurs en particulier. Le Beethoven de Richard Wagner n’en tiendra pas moins une grande place dans la série de ses œuvres littéraires en raison du souffle qui l’anime et de l’énergie admirative dont ces pages sont pleines. Cela revient à dire : quand Richard Wagner parle des autres, ne l’en croyez qu’à demi, si même il ne serait plus sage de ne l’en point croire du tout. Il ne connaît qu’un seul auteur au monde : lui. Et il ne parle guère que de cet auteur.

Ces réserves faites, il sera permis d’ajouter que les conversations avec un grand esprit sont toujours profitables et que s’il lui arrive de se tromper au sujet des autres un peu plus souvent qu’à son tour, les erreurs qui lui échappent sont rarement infécondes. Elles prouvent à côté, mais elles prouvent. Quand j’entends Richard Wagner, appeler la Symphonie en la majeur « l’apothéose de la danse », je ne m’en vais pas étourdiment, sur ce titre, présumer les intentions du compositeur. Je n’en réfléchirai pas moins au contenu de l’oeuvre et l’intelligence générale de la symphonie n’y perdra vraisemblablement rien. Sans doute serai-je moins disposé qu’à mon habitude à interpréter l’allegretto en andante et à donner au « mode » la prépondérance sur « le rythme ». Car on fait souvent ainsi : et c’est pourquoi Beethoven se trouve avoir écrit dans son œuvre symphonique deux « marches funèbres », au lieu d’une. Il se peut qu’exécuté en marche funèbre l’allegretto prenne un caractère de profondeur qui émeuve. Il ne se peut qu’exécuté ainsi, ce morceau justement célèbre ne soit exécuté à contre-sens. — Autre exemple : Les véhémentes colères de l’auteur de Rienzi contre l’auteur du Prophète sont d’autant plus amusantes que les défauts y sont les mêmes. Meyerbeer et Wagner y ont abusé de la « musique pour régiment ». Je n’hésite point à mettre les pages militaires du Prophète au-dessus des pages militaires de Rienzi. Je n’hésite point davantage à reconnaître qu’en se laissant aller à son penchant pour les grands effets faciles Meyerbeer n’a point assez paré aux inconvénients du genre et a trop souvent laissé fléchir le drame jusqu’au niveau du mélodrame. Encore est-il qu’il faut distinguer entre un accident (Wagner) et une habitude (Meyerbeer).

VI

J’ai parlé des précautions à prendre quand on entend Richard Wagner donner ses impressions sur autrui. Du moins quand il parle de ses propres œuvres.... — Là encore il faudra l’écouter avec autant de prudence que d’intérêt, car il n’échappe pas aux conditions du travail artistique humain. Il est capable de se regarder travailler, alors que la période de travail approche de son terme. Au moment où son ascension va finir, le voyageur se détend et se retourne pour embrasser du regard la route parcourue : il se ménage des instants de halte que traversent de courts élans de joie. Mais pendant la route il marchait et songeait au lieu qu’il voulait atteindre. Nul ne saurait perpétuellement se regarder marcher sous peine de ralentissement ou même d’arrêt. Tel le voyageur, tel l’artiste. Autrement dit, l’artiste a beau faire, il ne se voit jamais « travaillant ». On cite volontiers un fameux passage où Richard Wagner parle de l’Ur-Melodie. Cette Mélodie-Mère n’est autre que l’accord parfait majeur étalé en succession. Et donc tel est le motif par lequel Richard Wagner fait débuter son Rheingold : une tonique suivie de ses harmoniques. Le motif serait plausible, rationnel, si vous y tenez. Je gagerai, moi, que Richard Wagner a conçu ses premières mesures de prélude, tout d’abord. Puis les ayant conçues, il s’est mis à réfléchir et il a découvert que le Rheingold ne pouvait débuter autrement. Chaque fois que Richard Wagner énonce une idée générale méfiez-vous. S’il n’en est peut-être pas toujours ainsi, il y a bien des chances pour que l’idée vienne à la suite d’un exemple et soit suggérée par cet exemple. Avez-vous constaté la tendance propre à Richard Wagner et qui se manifeste, impérieuse, chaque fois qu’il songe aux héros de son théâtre ? Il se retrouve sous chacun de ses héros, et le désir de s’y retrouver l’empêche de les voir exactement tels qu’il les a faits au moment où il les a réalisés. Et non seulement il les altère après coup, mais l’intérêt rétrospectif que lui font éprouver ses héros le rend injuste pour ses héroïnes. Ni d’Elsa ni d’Elisabeth il n’est arrivé à Richard Wagner de penser tout le bien qui mérite d’en être dit. — Il s’est donc assez souvent trompé sur son propre compte. Et ceci nous met en garde contre une habitude trop répandue : celle de croire que du moment où Richard Wagner a prononcé sur tel ou tel point de son œuvre, sur telle ou telle partie de son drame, on n’a plus qu’à se taire. Autant vaudrait tenir pour non avenus les volumes de Glasenapp, sous prétexte que Mein Leben vient de paraître et que c’est Richard Wagner qui nous y raconte sa propre vie |

Seulement, s’il y a lieu de n’accueillir qu’avec réserve les jugements et les opinions de Richard Wagner, et cela quel que soit celui dont il parle, y compris lui, il y a lieu de réfléchir sur la leçon que de telles erreurs enferment. Elles nous ouvrent sur la nature du génie dramatique des perspectives assez inattendues. Elles nous montrent à quel point les créations du génie dramatique sont immanentes à leur créateur et que créer, c’est, au sens profond, tirer de soi. Richard Wagner n’a presque point mis un seul de ses héros au monde sans se figurer qu’à un moment de sa vie il n’ait été ce héros-là. C’est donc qu’au sens littéral du mot, il les a tirés de sa substance. L’auteur d’un célèbre Essai sur le Rire, Henri Bergson, soutenait précisément sur l’origine des personnages tragiques une thèse assez semblable. Il affirmait, par exemple, que pour être capable de créer Otello, il faut un artiste doublé d’un homme qu’un concours donné de circonstances aurait fait sentir et agir tel qu’Othello.

Pour achever de savoir dans quelle attitude il conviendrait de lire Opéra et Drame et en général les écrits théoriques de Richard Wagner, pour se tenir le plus près possible de son auteur, il nous reste à parler du style de ces écrits,

VII

On vient de voir l’esthétique dériver de l’œuvre, les jugements sur les hommes et les œuvres en dériver aussi, la manière de s’apparaître à soi-même, dans sa vie d’homme et d’artiste, dériver des êtres issus de son imagination, de telle sorte que si l’on cherche un homme qui réponde à la définition de l’artiste et rien qu’à cette définition, cet homme est, avant tout autre, Richard Wagner. Nous allons voir Richard Wagner écrivain se former à l’école de Richard Wagner Tondichter.

Du moins Richard Wagner fut poète et penseur  ! — Je conteste si peu le penseur qu’à l’occasion du Richard Wagner poète et penseur de Henri Lichtenberger, j’ai écrit une courte Philosophie de Richard Wagner. Seulement je remarque que M. Lichtenberger ne mentionne le « penseur » qu’après le « poète » et je lui donne absolument raison.

Je veux dire que Richard Wagner penseur, pense en poète ; que Richard Wagner écrivain, écrit en poète. Autrement dit Richard Wagner pense par images : ses idées ont des images pour véhicules et peut-être irait-on jusqu’à soutenir qu’ici le véhicule enfante le voyageur. Il est des orateurs qui ont les idées de leur éloquence et chez qui les convictions naissent du côté où éclosent leurs images familières. On voit mal l’éloquence d’un Bossuet se prêter à l’expression des idées d’un Vergniaud. Semblablement on ne s’étonnera pas qu’un artiste dont l’imagination duquel un Hollandais aura pris forme et vie, n’ait eu qu’à se regarder dans son propre miroir pour y apercevoir... un rédempteur. Tel s’apparut notre musicien, et sa mission d’art prit à ses propres yeux l’aspect d’une mission rédemptrice. Rédemptrice de quoi ? Mais de l’art, ni plus ni moins. Et rédemptrice par le retour à l’union primitive des trois arts du drame : la poésie, la musique, la danse. On sait l’importance de l’idée de rédemption dans les drames chrétiens de Richard Wagner, un peu plus j’allais dire dans sa Tétralogie chrétienne (Hollandais, Tannhœuser, Lohengrin, Parsifal). On sait, par la lecture d’Art et Révolution dans quel état de captivité lui apparut l’art dramatique à travers presque toute son histoire depuis la fin de la tragédie grecque jusqu’à son propre avènement. Et, pour en revenir au Hollandais, on n’a pas oublié les idées qui font cortège à cette idée centrale de rédemption. Le Hollandais, Juif-errant de la mer, navigue, insaisissable à la mort, ballotté par la tempête, voyageur à perpétuité, jusqu’à la rencontre de la femme rédemptrice. Voilà donc l’imagination de Richard Wagner meublée d’images : ici l’image d’un acte d’amour rédempteur ; tout à côté, celle d’un marin ballotté par la tempête, et par conséquent aussi celle d’un navire : images qui, en se généralisant, font éclore celles du voyage et du voyageur. Je n’y insisterais pas autrement si le style de Richard Wagner ne se soutenait par une incessante génération d’images et si les images dont il vient d’être parlé n’étaient, en quelque sorte, investies d’une fonction génératrice.

Alors il ne faut point s’étonner si les œuvres de Richard Wagner, écrivain, sont exemptes de tout souci d’ordre logique. Assurément, son grand ouvrage Oper und Drama est divisé dialectiquement : thèse : musique ; anthithèse : drame ; synthèse : musique et drame. C’est qu’aussi bien, et nous l’avons dit ailleurs[9], le drame de Richard Wagner peut se comparer à une dialectique en acte. Cela, M. Chamberlain l’a d’ailleurs dit avant nous, mais il l’a prouvé autrement. À part ces trois grandes divisions, le détail des idées se présente à la façon d’une suite de coups de théâtre. Il est des péripéties et des imprévus dans la manière dont l’auteur d’Opéra et Drame conduit les idées, et comme en dépit de leur marche capricieuse, ces idées ne manquent pas de conduite ni même, si l’on sait y regarder, d’ordonnance, on réussit, même sans connaître à fond la langue allemande, à comprendre que par son style, Richard Wagner ait conquis tant d’écrivains.

Aussi bien, si l’on admet, et il faut l’admettre, que les écrits de Richard Wagner sont ceux d’un poète que le destin oblige à toujours demeurer poète, si, de plus ces écrits sont d’un artiste réformateur, condamné de par ses ambitions de réformateur même, à se prendre pour le terme d’une longue évolution historique, on en déduira sans trop de difficulté les traits les plus saillants de ce style d’artiste.

J’ai déjà indiqué l’inévitable prédominance, je ferais mieux de dire, l’inévitable domination de la métaphore. Je remarquerai à ce propos qu’un style métaphorique peut être en même temps celui d’un penseur. Il m’est jadis arrivé, ailleurs, de craindre que l’excessive abondance de métaphores n’ait servi la réputation d’écrivain du penseur J.-M. Guyau aux dépens de sa renommée de philosophe. Guyau ne pouvait s’empêcher de penser par images. Il pensait cependant, et avec force, et avec quelle originalité  ! La métaphore n’est pas toujours un voile : elle est souvent un surcroît de lumière, et c’est en faisant rayonner l’idée qu’elle nous la fait sentir présente. Telle était la métaphore chez J.-M. Guyau. Telle est la métaphore chez Richard Wagner. Elle ne lui impose pas moins son joug. Je veux dire qu’elle l’incline à substituer des descriptions à de vraies preuves. Richard Wagner « voit » ce qu’il écrit. La vérité lui est « sensible » et « visible », disons plus : « visuelle ». Et alors il décrit ce qu’il voit et il décrit tant qu’il voit. Ainsi s’explique ce débordement de fantaisie qui va des premières pages aux dernières et qui ne s’arrête qu’au moment où l’imagination cesse de fournir. Point de paragraphes, d’arguments moins encore. De simples barres horizontales motivées non par la conclusion d’un raisonnement mais par l’épuisement d’une métaphore. Encore s’exprime-t-on mal à parler ici de métaphores qui s’épuisent. La métaphore quand elle arrive à son terme naturellement sans agonie. La beauté du style de Richard Wagner a donc sa source dans une infatigable spontanéité. Jamais l’écrivain ne donne l’impression du travail. Les images ne s’y disputent jamais le premier plan. Elles y prennent naturellement place, chacune à son tour. Et leur éclosion est trop rapide pour avoir été laborieuse, se passe d’élimination ou de sélection. L’écrivain n’aurait-il pris la plume que pour se délivrer l’imagination qu’absorbait cette interminable théorie d’images ? A-t-il voulu secouer le joug d’une hantise ? Il n’y aurait, là, rien d’impossible. Et pourtant l’on ne sourit point à ce qui obsède. Et si l’écrivain laisse à l’imagination le soin de diriger sa plume, l’aisance de cette imagination à fournir, pour chaque image, l’expression appropriée, nous défend de croire qu’il veuille échapper à une sorte de poursuite.

Quant aux effets exercés sur le style de Richard Wagner par ses ambitions d’esthéticien et d’artiste réformateur du drame, nous n’avons point à y insister. C’est chose faite puisque l’on a déjà essayé de grouper ce que l’on pourrait appeler les « thèmes lyriques » de Richard Wagner autour d’un petit nombre d’images génératrices : la rédemption, la mer, la tempête, la barque, le voyage... etc.. On pourrait presque essayer sur ces thèmes conducteurs de l’écrivain un travail analogue à celui de Hans de Wolzogen sur les motifs conducteurs des drames.

Tant il est vrai que l’âme de Richard Wagner demeura profondément une, dans ses aspirations, dans ses ambitions, dans les œuvres qui la réalisèrent. Musicales, poétiques, dramatiques, philosophiques, ces œuvres sont des constructions faites avec les mêmes pierres ; et ces pierres qui sont des pierres sonnantes rendent toujours les mêmes sons.

Voilà ce qu’il faut se dire et ce qu’il faut avoir toujours présent à l’esprit pendant la lecture d’'’Opéra et Drame.

Lionel DAURIAC.
  1. Le Camp de Wallenstein.
  2. Cf. Schiller, La Fiancée de Messine : De l’Emploi du Chœur dans la Tragédie (trad. de Marmier, dans le tome III du Théâtre de Schiller, p. 253.) Les soulignés sont de Schiller.
  3. Tome III, p. 43, trad. de Théophile Gautier fils.
  4. Brunnhilde a conscience d’être « le désir » du Dieu. Le fait qu’elle est ce désir atteste l’origine épique de la conception. Le fait qu’elle en prend conscience atteste la transformation du personnage épique en personnage dramatique.
  5. Cité par Lichtenberger dans son Wagner, de la collection des Maîtres de la Musique, p. 145. Cf. Œuvres en prose, tome VI.
  6. Le genre épique et le genre lyrique.
  7. On les trouvera au deuxième acte dans l’introduction, au même acte dans le dialogue entre Ortrud et Elsa, dans la scène d’amour du dernier acte, vers la fin.
  8. Dans les pages qui suivent on s’est permis de sortir du cadre étroit dans lequel on s’était jusqu’ici maintenu. Les observations et les exemples, sans cesser de s’appliquer à Opéra et Drame, ont une portée plus générale et qui s’étend à l’ensemble des écrits de Richard Wagner.
  9. Voir notre livre, Le Musicien poète Richard Wagner, in-12. Paris, Fischbacher 1908.