Opérations et Tendances financières du second empire

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Opérations et Tendances financières du second empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 649-675).
OPERATIONS
ET
TENDANCES FINANCIERES
DU SECOND EMPIRE

Le public est tout entier aux préoccupations financières. Le sincère exposé fait par M. Magne à son entrée au ministère, les divers projets de loi étudiés en ce moment par le corps législatif et surtout l’annonce de l’emprunt ont vulgarisé, pour ainsi dire, les inquiétudes qui existaient depuis longtemps parmi les hommes initiés à ces questions. Après tant de promesses et d’efforts pour équilibrer les budgets, après tant d’expédiens pour escompter l’avenir, le gouvernement vient nous révéler que l’abîme des déficits est plus largement ouvert que jamais, et qu’une nécessité impérieuse, la sécurité du territoire, légitime au plus haut point le recours au crédit. Il faut bien se résigner aux dépenses de la réorganisation militaire ; mais ce n’est pas tout : quand on examine de près la situation, quand on fait le compte des services civils à pourvoir, des engagemens à courts termes pris par le trésor pour achever les chemins de fer, développer les chemins vicinaux, compléter l’outillage de la paix, on constate que les centaines de millions qu’il faudra donner demain ne suffiront pas, et que l’emprunt sollicité sera inévitablement et prochainement suivi par un autre appel au crédit. Nous raisonnons ainsi dans l’hypothèse de la paix ; que serait-ce si une grande guerre venait à éclater ? La seule campagne de Crimée a augmenté notre dette perpétuelle de 72 millions par année. Qui sait ce que coûterait un choc de la France contre une partie de l’Europe coalisée ? En fût-on quitte au même prix que pour la guerre d’Orient, ce qui est peu probable, nos hommes d’état pourraient-ils nous dire comment ils feraient pour ajouter 72 millions à notre budget des recettes ? Est-ce que l’on continuerait à emprunter pour payer les intérêts des emprunts ?

Nous ne sommes en ce moment qu’un écho. Ce que nous venons de répéter est ce qui se dit dans les journaux, dans des brochures qui obtiennent une attention inaccoutumée, dans toutes les réunions où l’on ne professe pas l’indifférence pour les intérêts généraux. L’émotion a gagné jusqu’aux rangs conservateurs du corps législatif, où la confiance dans le pouvoir s’est transmise jusqu’ici comme une sorte de religion ne comportant pas l’examen. La majorité encourage la commission des budgets au contrôle ; elle la soutient, à ce qu’on assure, dans la proposition de réduire l’emprunt, qui ne serait pas assez fort, si on le mesurait aux besoins, ce qui donne à la résistance la signification d’un avertissement. C’est que la politique financière suivie depuis le commencement du règne en est arrivée à ce point où les illusions se dissipent. Si un changement de système n’est pas essayé bientôt par le pouvoir à qui appartient l’initiative, il sera commandé impérieusement par la force de l’opinion publique sous la pression de quelque crise soudaine. Malheureusement les documens financiers ne sont pas à la portée de tout le monde, ceux même qui les possèdent les comprennent rarement, et d’ailleurs les avocats du gouvernement savent si bien noyer les controverses dans des océans de chiffres optimistes, que le public, pénétré par instinct de la nécessité d’une réforme, arrive rarement à se faire une conviction raisonnée. Ces faits dont les détails sont si difficiles à saisir, ces impressions flottant dans les esprits à l’état vague, nous allons les exprimer avec précision. Nous recueillons des matériaux pour la question à l’ordre au jour ; le reste sera fait, il faut l’espérer, par le corps législatif et par les électeurs.


I. — LES EMPRUNTS.

Ceux qui ont gardé souvenir des derniers temps du règne de Louis-Philippe se rappelleront avec quelle rapidité l’opinion publique passa d’une confiance épanouie à un vague malaise où dominaient les appréhensions sur l’état de nos finances. La conquête très dispendieuse de l’Algérie, qu’on venait d’achever, des sacrifices multipliés pour donner l’impulsion aux travaux publics, les mécomptes de la spéculation succédant à 1 ! engouement pour les chemins de fer, et surtout la grande crise alimentaire de 1847, avaient semé des embarras dans toutes les familles et mis le trésor public à découvert plus largement que de coutume. Certes il n’y avait rien de vraiment dangereux au fond des choses et la France depuis cette époque a appris qu’elle pouvait se mouvoir aisément sous des fardeaux bien autrement lourds. Le gouvernement royal avait d’ailleurs ménagé des ressources et des moyens de crédit plus que suffisans en temps normal pour remettre les affaires à flot. Le coup de foudre qui abattit le trône mit à néant toutes les probabilités.

Au 24 février 1848, le pouvoir nouveau se trouva en présence d’une dette flottante montant à 960,871,596 francs, somme alors jugée écrasante. La créance des caisses d’épargne, comprise dans ce compte pour 360 millions, était représentée presque intégralement par un titre de rentes sur l’état impossible à négocier en ces jours de désarroi général. On touchait enfin à l’échéance du coupon semestriel de la rente 5 pour 100, dont le paiement exigeait un déboursé de 72,792,720 francs. A l’actif, les valeurs de portefeuille étaient devenues irréalisables, les roulemens ordinaires du crédit et de la fiscalité étaient suspendus. On ne connaissait que l’ardent comptant. A cet égard, le trésor était assez bien pourvu, grâce au dernier emprunt, qui était en cours de versement ; l’encaisse disponible s’élevait à 135 millions, déposés en grande partie à la Banque. Toutes compensations faites, il ressort en définitive que le gouvernement provisoire arrivait aux affaires sous un fardeau de 897,696,465 francs, dette immédiatement exigible qu’une multitude de créanciers effarés venaient réclamer. Ce n’était pas le seul danger du moment. Le budget, dont on avait forcé les estimations en 1847 pour lui donner les apparences de l’équilibre, ne laissait plus voir en 1848 qu’un déficit effrayant. A la crise industrielle de l’année précédente avait succédé une paralysie complète : à défaut de travail et de salaires, il y avait partout des souffrances aigries, des besoins impérieux et menaçans. Il existait une autre nécessité très urgente dont on n’osait point parler afin de ne pas attirer les regards de ce côté : c’était l’insuffisance de la force militaire. Les gouvernemens qui se croient assurés de la paix poussent les économies sur ce chapitre beaucoup plus loin qu’on ne le soupçonne dans le public. La restauration laissa en tombant une armée détraquée. La monarchie de juillet, se croyant menacée par la sainte-alliance, improvisa à grands frais le pied de guerre. La république trouvait à son tour des cadres dégarnis et des magasins négligés. En peu de mois, elle eut un effectif de 503.000 nantîmes parfaitement pourvus ; mais elle dut faire pour cela un sacrifice exceptionnel de 80 millions. Comme nous n’exposons point l’histoire financière de la république, nous n’avons pas à rappeler les expédiens qui ont rétabli la confiance d’une manière inespérée. Il s’agit ici seulement de constater l’état des choses à l’origine de la période napoléonienne. Or l’élu du 10 décembre eut la bonne fortune de trouver une situation étonnamment dégagée. Au 1er janvier 1849, la dette flottante était redescendue à une sorte de minimum, 318 millions, dont 227 seulement passibles de 14 millions d’intérêts. Le budget républicain était ramené aux proportions du régime monarchique ; l’armée avait une consistance respectable ; les besoins forcés de la consommation réveillaient l’industrie ; les grands travaux d’utilité publique étaient subventionnés beaucoup plus largement qu’aujourd’hui. Les trois années de la présidence offrirent peu d’incidens remarquables au point de vue financier. Le contrôle parlementaire, assez sévère à cette époque, obligeait à une certaine réserve dans la dépense. On avait à cœur de ne plus rouvrir le grand-livre, sauf à surcharger la dette flottante. Toutefois l’indécision existait dans les affaires, l’inquiétude dans les esprits. On eût dit que la nation avait à subir un temps d’arrêt dans ses destinées, comme si on avait voulu lui faire désirer un nouvel ordre de choses.

La république est supprimée, et bientôt l’empire lui succède. Prenons date au lendemain du 2 décembre, et marquons par des traits précis l’état des choses financières à ce moment suprême, puisque ce point de départ nous servira bientôt comme moyen de comparaison pour mesurer le chemin qui a été fait. Au 1er janvier 1852, la dette consolidée était inscrite au grand-livre pour 311,874,237 francs ; mais c’est là un chiffre nominal, et, pour le ramener à la réalité, il faut opérer une série de réductions : d’abord la dotation et les rentes de l’amortissement, aujourd’hui supprimées, qui montaient alors à 79,642,996 francs. On sait en second lieu qu’un décret dictatorial du 14 mars 1852 a prononcé la conversion des rentes 5 pour 100 en 4 1/2 ; il résulta de cette opération le retranchement de 17,566,403 francs de rentes sur celles qui furent converties ; il faut donc alléger le total de la dette de ces annuités, qu’on cessa de payer[1]. Enfin, parmi les rentes créées dans la panique de 1848, figurait une inscription motivée par le rachat de plusieurs sections de chemins de fer sur les lignes de Lyon et de l’Ouest : ces tronçons, exploités dès lors au profit de l’état, donnaient déjà en 1851 un revenu net de 5,685,978 francs. N’est-il pas juste que la dette créée pour l’acquisition de ces chemins soit diminuée des recouvremens qu’elle procurait ? Ces trois soustractions étant opérées, il reste un total de 208,978,862 francs que l’on doit considérer comme le chiffre réel de la rente perpétuelle payable au début de l’empire.

La langue budgétaire est pleine d’euphémismes. C’est par une fiction qu’on donne exclusivement le nom de dette publique à celle qui est consignée sur le grand-livre. Il existe, surtout en France, une foule d’autres engagemens qui, sans être littéralement perpétuels, se renouvellent incessamment, et, semblables en cela à la rente consolidée, ne se modifient guère que pour prendre des accroissemens nouveaux. Tels sont les fonds roulans de la dette flottante, des cautionnemens, des pensions, des emprunts remboursables par annuités, des garanties d’intérêts, des subventions échelonnées sur de très longues périodes. Si on laissait dans l’ombre ces diverses catégories de la dette publique, on n’aurait qu’une idée fausse et incomplète des charges qui pèsent sur la nation. Or, au commencement de 1852, la dette flottante, y compris le capital des rentes dont le remboursement avait été demandé, montait déjà à 688,692,411 francs. Les fonds déposés à titre de cautionnemens se capitalisaient par 234 millions. Nos anciens emprunts pour travaux publics, remboursables par annuités, représentaient alors un capital de 82 millions, et exigeaient 8,960,300 francs pour intérêts, primes et amortissemens. Enfin le chapitre des pensions et engagemens viagers montait à 45 millions, dont 37 étaient consacrés aux pensions militaires. — En résumé, l’ensemble des dettes de l’état, tant perpétuelles que transitoires, enlevait aux contribuables une somme de 292 millions de francs. Retenons bien ce chiffre de 1852, il faudra le rapprocher de l’état actuel des choses.

On voit assez clairement aujourd’hui qu’au moment où le coup d’état fut frappé tout avait été préparé pour donner une impulsion soudaine aux affaires et causer dans le public une sorte d’éblouissement par le contraste de la veille et du lendemain. Dès les premiers jours commence à se dessiner le plan qui, en s’accentuant de plus en plus, constituera le système économique de l’empire, système à grands effets, mais plein de dangers. Il consiste à surexciter les instincts industriels pour obtenir l’abstention politique, à figurer une prospérité théâtrale, à forcer les sympathies par la diffusion du bien-être, en semant d’une main large et facile les privilèges financiers et commerciaux, les concessions, les subventions, les garanties d’intérêt, les commandes, les gros traitemens, en un mot, des germes d’entreprises, de bénéfices et de salaires. Un tel programme conduit loin. Les voies et moyens ordinaires n’auraient pas suffi à la dépense ; à côté des sources naturelles de la fiscalité, il fallait établir des courans de capitaux particuliers. Ici vent se faire sentir l’inspiration et l’influence personnelle de M. Fould, ministre d’état à cette époque, financier très habile sans aucun doute, cherchant comme le virtuose la difficulté pour la vaincre, plein d’ingéniosité, d’entrain, de prestige, mais faiblement pourvu de la prévoyance qui constitue l’homme d’état. Nous allons voir se dérouler la série des expédiens indispensables pour élever les recettes au niveau des dépenses, emprunts sous toutes les formes, directs ou indirects, avoués ou dissimulés, mais portant toujours le signe caractéristique de l’emprunt, le sacrifice de l’avenir au présent.

Les régimes antérieurs avaient laissé des valeurs de portefeuille, entre autres des créances à longs termes sur les compagnies de chemins de fer. La loi de 1842, destinée à provoquer l’établissement des grandes lignes, mettait à la charge de l’état l’achat des terrains, les terrassemens et les ouvrages d’art. On avait imaginé cette combinaison qui nous étonne aujourd’hui pour venir en aide à l’industrie privée, dont le crédit n’était pas encore fondé ; mais les dépenses faites par l’état étaient consenties à. titre d’avances dont les compagnies concessionnaires devaient se libérer à la longue au moyen d’annuités échelonnées sur la durée des exploitations. Quelques lignes avaient reçu en outre des secours directs, des prêts en argent, dont elles étaient débitrices, ou bien encore l’état avait revendu à terme quelques petits tronçons dont la débâcle de plusieurs compagnies en 1848 l’avait rendu propriétaire. Ces diverses transactions avaient constitué une masse de créances, résultats des sacrifices faits-par les gouvernement antérieurs, et dont il serait juste de décharger leur compte. Partie de ces créances avait été recouvrée avant 1852 ; le régime impérial a épuisé le reste : de 1852 à 1865, il a encaissé par voie d’escompte une somme de 110,512,459 fr., avancés dans le cours des dix années précédentes sous formes de prêts d’argent ou de travaux. Ajoutons-y 11,620,290 francs provenant du cautionnement d’une ancienne compagnie déchue.

En 1848, le gouvernement, menacé d’une suspension des travaux sur la ligne de Paris à Lyon, avait dû retirer la concession, non pas sans indemniser les actionnaires des dépenses qu’ils avaient faites. Cet arrangement avait rendu nécessaire l’inscription d’une rente ; mais nous avons déjà dit qu’elle était à peu près compensée par le revenu du chemin, exploité au profit de l’état. Après le 2 décembre, un des premiers actes du régime nouveau est la vente de la ligne de Lyon à une compagnie nouvelle au prix de 114 millions remboursables en quatre ans. Il faut dès lors effacer du budget des recettes le produit net de ce chemin : n’est-ce pas là un emprunt véritable, puisque l’état aliène un revenu au prix d’un capital qu’il encaisse ?

Deux années s’écoulent ; on a porté à quatre-vingt-dix-neuf ans la durée des concessions de chemins de fer, et constitué par là un grand monopole financier. On a fait surgir le Crédit mobilier, on a fait don au Crédit foncier, aux sociétés de secours mutuels, aux logemens et asiles d’ouvriers, aux retraités des desservans pauvres, d’une somme de 5.5 millions à prendre sur le produit des forêts de la famille d’Orléans, rattachées aux domaines de l’état. On a provoqué la construction du palais de l’industrie, qu’on sera obligé de racheter plus tard au prix de 13 millions. Due rente de 500,000 fr. est inscrite par décret au profit de la Légion d’honneur. Il y a du travail dans les usines, et la spéculation est dans le ravissement. Au spectacle de la prospérité publique, on désire ajouter le luxe de la gloire. La guerre d’Orient est résolue. Si on avait soupçonné ce qu’elle allait coûter et combien elle devait peser sur les finances du règne, on ne l’aurait peut-être pas entreprise. On risque timidement un premier emprunt de 250 millions ; on n’était pas encore accoutumé à ces gros chiffres. Le succès dépasse les espérances. On lance coup sur coup un second emprunt double du premier, puis un troisième aussi fort à lui seul que les deux autres. À cette occasion, on introduit l’habitude de faire ajouter au chiffre de l’emprunt annoncé la somme nécessaire pour couvrir les frais et payer la première annuité. Le trésor récolte ainsi 1,538 millions nets au lieu des 1,500 millions demandés au public. Les profits politiques de cette guerre sont-ils proportionnés aux sacrifices ? Grosse question qu’il ne nous appartient pas de résoudre. Le résultat le plus évident est que la Russie, cruellement blessée, mais non pas abattue, se recueille depuis quatorze ans avec une âpre rancune, et que le milliard et demi que Sébastopol nous a déjà coûté menace les contribuables en ce moment même d’une nouvelle dépense non moins accablante peut-être.

Il faut faire beaucoup pour les armées à qui on demande beaucoup. Après la guerre de Grimée, on imagine une combinaison tendant à assurer l’avenir de ceux qui se consacrent au service militaire et à satisfaire en même temps les familles résignées à un sacrifice pour conserver leurs enfans. Le système de l’exonération n’a plus de défenseurs aujourd’hui ; les officiers lui reprochent d’avoir affaibli notre armée, il n’a pas été moins préjudiciable à nos finances. Le moins apparent de ses vices était de mettre des sommes considérables à la portée d’un pouvoir pour qui l’emprunt est trop souvent une nécessité. Le danger était d’autant plus grand qu’il existait chez nous, sous prétexte d’amoindrir les dettes, un ingénieux procédé pour les augmenter sans qu’il y parût. Ouvrir le grand-livre, comme on dit, est un acte solennel qui attire l’attention et devient un texte de harangues ; mais les inscriptions sur ce grand-livre comportaient sous le même total deux catégories de rentes, les unes appartenant à des particuliers et que l’état devait payer, les autres attribuées fictivement à la caisse d’amortissement et qu’on ne payait pas. Or, quand existait quelque part un capital que le gouvernement avait désir d’appliquer à ses besoins, il suffisait d’insérer dans un article inaperçu d’une loi financière que la rente du capital disponible serait inscrite au nom de l’établissement dont on s’appropriait les fonds : une rente d’égale somme était rayée du compte de l’amortissement, le total apparent de la dette publique n’était pas changé, et l’emprunt était fait.

C’est ainsi que deux lois de 1857 et 1860, lois à peine remarquées, vaguement consignées dans les documens, autorisèrent le ministre des finances à employer les excédans de la dotation de l’armée de 1857 à 1861 inclusivement, à la charge de mettre au service de la caisse militaire une certaine somme de rentes actives prises sur les rentes passives de la caisse d’amortissement. Depuis son origine en 1856 jusqu’au 31 janvier 1867, lassasse d’exonération a reçu des familles l’énorme somme de 703,510,118 fr. À cette même date, elle avait dépensé, en primes d’engagemens, hautes paies de réengagemens et pensions de retraite, 357,758,500 francs. Elle a consacré, des achats de rentes sur l’état 357,588,580 fr. Il lui restait un solde d’environ 7 millions, qui s’élève probablement à une quarantaine de millions aujourd’hui. Sur le capital employé en rentes 3 pour 100, combien l’état a-t-il consolidé à son profit ? Le premier coup d’œil jeté sur une comptabilité limpide devrait nous l’apprendre ; mais nos documens financiers, malgré la réputation de clarté qu’on leur a faite, ne sont souvent que des énigmes à deviner. Nous trouvons que jusqu’en 1861 une somme de 182,947,676 francs prélevée par l’état sur les produits de l’exonération a été remplacée par une rente de 7,942,315 francs provenant du fonds d’amortissement. Malgré une recherche obstinée, nous n’avons pas pu discerner si les autres rentes acquises à la dotation proviennent de la même origine ou ont été achetées à la Bourse. En 1865, une nouvelle saignée, sous une autre forme cette fois, est faite au fonds de dotation. L’état réclame le concours de la caisse pour des supplémens de pensions militaires, et à ce titre il trouve moyen d’appliquer à l’équilibre de ses budgets un subside extraordinaire de 27,171,229 francs. Depuis cette époque enfin, la partie des rentes de la dotation non employée par cette caisse, 8 millions environ, est transmise annuellement à l’état et inscrite aux produits divers du budget.

La politique financière de l’empire a été constamment dominée par deux préoccupations : pourvoir à l’insuffisance des recettes naturelles, et multiplier les travaux de construction qui déterminent un grand remuement de capitaux et occupent beaucoup de bras. La dextérité consistait à emprunter sans ouvrir le grand-livre et à faire exécuter beaucoup de travaux sans surcharger immédiatement le budget des dépenses. Au 1er janvier 1857, les découverts du trésor étaient démesurés : ils se chiffraient par 965,532,753 fr. Où trouver des millions à jeter dans le gouffre pour le combler ? Une crise monétaire des plus intenses éclate. On s’en prend, non sans quelque raison peut-être, au monopole de la Banque de France. Au milieu de la controverse qui s’établit, on jette l’idée que le capital de la Banque est insuffisant pour le service qui lui est confié. Le gouvernement s’inspire aussitôt de cette théorie. Bien que le privilège de la Banque de France eût encore plus de dix années à courir, on imagine de le proroger pour trente ans de plus, à charge par la Banque d’ajouter 100 millions à son capital et de livrer ces 100 millions à l’état contre une inscription de rente de 4 millions. Grâce au mécanisme si commode de l’amortissement, on transforme une rente passive en rente active. La France doit à perpétuité 4 millions de rentes de plus, et tout est dit.

Il fallait en outre provoquer l’accroissement des recettes par le mouvement quelque peu artificiel des grands travaux. La liquidation du Grand-Central, dont on désirait noyer les comptes dans quelque vaste combinaison, rendait nécessaire une évolution dans le système des chemins de fer. On pratiqua le fusionnement des compagnies sur une vaste échelle ; on partagea le territoire entre six groupes gigantesques, on donna une extension effrayante au système des garanties d’intérêt, appliquées aujourd’hui à des milliards, et, comme le chiffre des subsides à fournir allait être très fortement augmenté, l’état trouva commode d’agir avec les compagnies comme le bourgeois qui fait bâtir, et qui, à défaut d’argent comptant donne à l’entrepreneur sa signature à escompter. Telle fut l’origine en 1857 des obligations remboursables en trente ans, portant 20 francs d’intérêt au taux nominal de 500 francs, mais livrées aux compagnies au prix moyen de 445 francs. On commença par placer ainsi environ 320,000 titres. Les 80,000 autres restèrent à la disposition de l’état pour les besoins éventuels. En 1861, le ministre fut autorisé à émettre une seconde série de 300,000 obligations trentenaires, mais en s’adressant directement au public. Ce mode de placement séduisit les capitalistes ; on se disputa les titres. L’année suivante, M. Fould, à peine arrivé au ministère, prit à tâche de supprimer les obligations trentenaires en les comprenant dans son plan pour la conversion des rentes perpétuelles. Bref, les 700,000 obligations ont fait entrer dans le trésor 283,009,000 francs. Ayant été transformées presque totalement en rente 3 pour 100, les contribuables paient de ce chef une annuité perpétuelle de 12,092,250 fr. sans préjudice d’une somme dépassant 2 millions à fournir pendant vingt ans encore pour l’amortissement de 62,500 obligations trentenaires que les porteurs s’obstinent à ne pas convertir.

En 1859, on ne cherche pas à dissimuler l’emprunt : il s’agit d’une cause sympathique à la France, l’émancipation de l’Italie. 25,773,370 francs de rentes consolidées sont inscrites au prix de 519,667,877 francs effectivement encaissés. Une grande chose politique aura du moins été faite. et quand la question romaine, usée par le temps, ne sera plus une cause de froideur, l’alliance naturelle et cordiale de l’Italie dédommagera la France de ses sacrifices. Il ne faudrait pas en effet considérer la campagne de 1859, au point de vue des chiffres, la spéculation ne serait pas brillante. En échange des 25 millions de rentes introduits dans notre budget des dépenses. nous trouverions à grand’peine un recouvrement annuel de 16 millions pour toutes les recettes provenant des trois départemens acquis par l’empire. Ajoutons à cela que la France, s’étant engagée par le traité de Zurich à transmettre à l’Autriche une somme de 102 millions qu’elle devait recevoir de l’Italie sous forme de rente, a envoyé à Vienne les 102 millions en espèces, et a subi sur la négociation des rentes italiennes une perte sèche d’environ 40 millions qui ont été bravement rejetés à la charge de notre dette flottante.

A l’ivresse de la gloire militaire se mêlait, même dans les régions officielles, une certaine anxiété au sujet des finances. M. Fould fut chargé de donner à cette impression vague une forme précise. Telle fut l’origine du fameux Mémoire à l’empereur, lu aux Tuileries le 12 novembre 1861, dans une réunion du conseil privé et des ministres, et reproduite par le Moniteur comme pour marquer le point de départ d’un système nouveau. M. Fould, rappelant la, part qu’il a prise dans le sénatus-consulte du 25 décembre 1862 qui a constitué la dictature impériale en matière économique, déclare « qu’il n’est pas inutile de revenir sur le passé. » La trop grande facilité des viremens équivaut, suivant lui, à la liberté de décréter des dépenses sans le contrôle du corps législatif, et c’est là, on l’avoue, un danger véritable. M. Fould insinue que, depuis 1858 surtout (c’est la date de la première entrée de M. Magne au ministère), les faits ont pris un caractère inquiétant. On a abusé du crédit sous toutes les formes. Une crise est prévue par les hommes expérimentés. « Le véritable moyen de la conjurer est d’agir avec promptitude et décision et de fermer la source du mal en supprimant les crédits supplémentaires et extraordinaires. »

La publication officielle de ce mémoire et l’appel immédiat de M. Fould à la direction suprême de nos finances étaient de nature à faire espérer une réforme efficace ; mais les bonnes intentions étaient dominées par la force des choses. Le vice résidait moins dans le procédé financier que dans l’ensemble du système. A quoi peut servir le contrôle des chambres sans une certaine dose d’initiative politique ? Un corps législatif que l’on consulte sur des expéditions résolues et des dépenses engagées peut-il laisser le drapeau en échec et refuser le paiement des factures ? L’arrivée de M. Fould au ministère ne changea donc rien au train des choses, si ce n’est peut-être que son esprit fertile en ressources augmenta sans y songer la facilité des dépenses. Une invention inaugurée par lui, la séparation de notre bilan annuel en budget ordinaire et budget extraordinaire, nous paraît fort contestable : il y voyait un frein, elle n’a servi qu’à embrouiller notre comptabilité, déjà bien confuse. En revanche, un service qu’il nous a rendu et qui est méconnu par la routine est l’abolition du vieil amortissement, qui offrait tant de facilités pour l’augmentation de nos dettes.

M. Fould avait condamné les emprunts exécutés par ses devanciers de manière à faire croire qu’il n’y aurait pas recours lui-même. Quels seront ses moyens pour équilibrer le budget ? Il imagine une opération sur la dette publique qui, sans être un emprunt, fera affluer l’argent dans le trésor. Les créanciers de l’état porteurs de titres convertis en 1852 n’étaient garantis que pour dix ans contre une conversion nouvelle. Ce répit était expiré, et ils n’étaient pas sans craintes. M. Fould leur proposa de les mettre définitivement à l’abri des conversions, c’est-à-dire d’échanger contre du 3 pour 100, moyennant finance, leur 4 1/2, leur 4 pour 100 et même les obligations trentenaires émises de la veille. Les rentiers, à peu d’exceptions près, apportent leurs titres avec les appoints : 147,347,407 francs de rentes anciennes sont échangés contre une pareille somme en 3 pour 100, et une vraie pluie d’or, 157,820,296 francs net, tombe dans la caisse de l’état. Ce n’est pas tout. Le nouveau 3 pour 100 substitué aux anciens fonds ayant été créé payable par trimestres avec jouissance du 1er avril 1862, les premiers coupons ne venaient à échéance qu’à partir de juillet ; il n’y avait que trois trimestres à payer la première année, ce qui procurait au trésor le bénéfice d’un trimestre, soit environ 36 millions. Voilà certes de l’habileté, à ne considérer que le présent ; mais en somme qu’avait fait M. Fould ? Il avait battu monnaie en aliénant la faculté de réduire plus tard le taux des rentes : n’était-ce pas encore un escompte de l’avenir, un quasi-emprunt ?

L’abîme des déficits restait béant : qu’y va-t-on jeter encore pour en diminuer les profondeurs ? Depuis la restauration des Bourbons espagnols, entreprise par les Bourbons de la branche aînée en 1823, la France avait fait régler la facture, mais elle avait dédaigné de l’envoyer. Le compte, arrêté à 80 millions quarante ans auparavant, s’était élevé par les intérêts à 117,415,865 francs. On donna quittance en 1863 pour 25 millions net. — Vers la même époque, on relève le taux des cautionnemens et on en demande à de nouvelles catégories d’employés, si bien que le capital à la disposition du gouvernement, qui était en 1852 de 234 millions comportant 7 millions d’intérêt, monte actuellement à 296 millions, dont l’intérêt à servir est de 8,700,000 francs. Encore une sorte d’emprunt d’environ 62 millions à inscrire au passif de l’empire. — Un reliquat d’obligations trentenaires destiné à solder les subventions promises aux compagnies de chemins de fer existait dans le portefeuille du trésor, représenté depuis la conversion par une rente de 1,429,620 fr. 3 pour 100. On imposa aux compagnies un arrangement nouveau, aux termes duquel les subventions devaient être acquittées en quatre-vingt-douze annuités. C’était encore une manière d’emprunter, puisqu’on répartissait sur près d’un siècle un paiement qu’on aurait pu faire immédiatement. La rente de 1,429,620 francs, devenue disponible, fut aussitôt envoyée à la Bourse ; on en tira un capital de 32,021,168 francs, qui furent, suivant la formule consacrée, appliqués à l’atténuation des découverts. — Le gouvernement possédait encore, jusqu’à concurrence de 29,530,110 francs, des créances sur quelques compagnies, mais à de si longues échéances qu’il n’était guère possible de les réaliser. En vertu d’un article inséré dans le dernier contrat passé avec ces compagnies, les anciens titres de créance furent échangés contre des obligations nouvelles après déduction des escomptes, qui, portant sur un terme d’environ trente années, ne montèrent pas à moins de 13 millions. En définitive, l’état encaissa immédiatement une somme de 16,740,442 fr. — On essaya encore de battre monnaie en vendant des immeubles domaniaux, tels que les terrains de l’ancien port du Havre et les plantations résineuses opposées, sur nos côtes, aux invasions de l’océan : les acquéreurs firent défaut, la vente ne produisit pas même 11 millions. — Ces réalisations exceptionnelles, jetées dans la balance du côté de l’actif, ne rétablissaient pas l’équilibre. En décembre 1863, M. Fould fut forcé d’avouer que l’ensemble des découverts, parvenus à 972 millions, dépassait la limite tracée par la prudence, et, malgré les théories qu’il avait professées l’année précédente, il dut se résigner à rouvrir le grand-livre. De là l’emprunt d’urgence autorisé par la loi du 30 décembre 1863, qui procura une ressource extraordinaire de 314,910,391 francs.

Ces grands besoins d’argent, ces expédiens multipliés seraient incompréhensibles, si on ne se rappelait qu’à l’époque où ils se produisaient, de 1862 à 1865, on était en plein dans la phase des expéditions lointaines, si dispendieuses et si peu rémunératrices. Impossible de saisir dans le dédale de notre comptabilité ce que nous ont coûté la guerre de Chine, la conquête de la Cochinchine, l’aventure du Japon, le désastre mexicain. Quant aux recouvremens, nous trouvons à l’actif de nos budgets extraordinaires que l’indemnité chinoise, soldée en six ans, s’est élevée à 56,088,368 fr., que la part de la France dans l’indemnité cochinchinoise a été de 10,080,000 fr., que le Japon nous a payé 4 millions. On pourrait dire encore de ces recouvremens qu’ils sont des espèces d’emprunts, puisque les dépenses de guerre faites pour les obtenir se sont traduites par des augmentations de la dette publique. Tristes spéculations ! il faut en convenir. Il serait bien opportun que les commissions financières appelassent d’une manière formelle l’attention des assemblées et du public sur certaines entreprises qu’on nous signale comme les conceptions d’une politique transcendante, et qui, dès qu’on met en balance ce qu’elles coûtent et ce qu’elles rapportent, semblent des défis portés au bon sens de la nation. Prenons pour exemple notre conquête de la Cochinchine. On vient de voir que ce pays nous restitue sous forme d’indemnité de guerre une somme d’environ 10 millions. Or, de l’aveu du gouvernement, qui vient d’ouvrir un compte spécial pour cette nouvelle colonie dans le budget proposé pour 1869, les dépenses de guerre et d’administration à la charge de la métropole monteront à 26 millions de 1865 à 1868 inclusivement, et nos budgets resteront grevés de ce chef d’une dépense qui ne descendra pas de longtemps au-dessous de 4 millions. Avons-nous donc de grands intérêts à protéger en ces régions lointaines ? Nous ouvrons le dernier compte de la douane, et nous constatons que les importations en France de la Cochinchine et du royaume de Siam réunies se sont élevées à 323,786 fr. Le chiffre de nos exportations pour ces mêmes contrées est un peu plus fort : il atteint 3,445,098 francs ; il faut ajouter que dans ce total figurent pour 1,260,000 francs les vins et les articles à l’usage de nos garnisons européennes. A l’égard du Mexique, ce serait bien autre chose : le vrai irait au-delà des probabilités ; mais le bilan complet de cette déplorable opération nous écarterait de la recherche qui nous occupe. Il s’agit en ce moment de dresser un relevé des ressources extraordinaires que le gouvernement impérial a dû se procurer pour augmenter ses moyens d’action et pourvoir aux nécessités dispendieuses de son système politique. Il faut donc faire entrer dans ce compte les sommes qu’il a encaissées sur le produit des opérations financières auxquelles les obligations mexicaines doivent leur origine. Se sentant engagé de manière à ne plus pouvoir reculer, entraîné à des dépenses qui dépassaient toutes les prévisions, mais n’osant pas solliciter directement le crédit pour une entreprise que le bon sens public avait condamnée, le gouvernement, il faudrait peut-être dire M. Fould, concerta, patrona, fit réussir une série d’émissions au nom de Maximilien. 293 millions effectifs furent ainsi prélevés, et pour une grande partie au sein des plus pauvres familles. Le pouvoir trouverait peut-être une excuse dans les faux renseignemens qui l’ont égaré, dans les illusions qui régnaient presque partout sur l’opulence du Mexique. Désabusé aujourd’hui, il se reconnaît débiteur des sommes dont il a directement profité, il offre aux souscripteurs, à titre d’indemnité, une inscription de rente dont la vente fournirait 68 millions ; mais il est avéré que les prélèvemens de l’état sur les émissions mexicaines ont atteint au moins 105 millions, et déjà là commission du budget à reçu plusieurs amendemens tendant à doubler le chiffre de l’indemnité offerte. Certes il y a là emprunt et de la pire espèce, puisqu’on nous demande aujourd’hui de créer une rente perpétuelle de 3 millions au moins et plus probablement de 5 à 6 millions, pour compenser le capital qui a été reçu et employé.

Nous dénonçons un autre genre d’anticipation dont il faut se défier : il consiste à faire exécuter des travaux en recevant de la ville ou de la compagnie intéressée les sommes nécessaires à titre d’avances remboursables à longs termes ; de cette manière, on soulage le budget courant, mais on grève d’annuités les budgets à venir. Une remarquable application de ce procédé est le contrat passé en 1866 entre le gouvernement et la Société algérienne. Celle-ci doit fournir en six ans une somme de 100 millions destinée aux travaux publics de l’Algérie. Pendant six ans, une somme de 16,666,666 fr. portée en recettes facilitera l’équilibre des budgets ; mais après six ans, et les 100 millions dépensés, l’état devra payer pendant cinquante ans une annuité de 5,759,074 francs. Ce nouveau genre d’emprunt a été pratiqué avec des variantes pour les houillères de la Sarre, qui ont avancé 13,800,000 francs dont on paie l’intérêt, et par un vote tout récent avec les villes de Dunkerque et de Bordeaux, qui fournissent l’une 12 millions et l’autre 10.

Après tant d’expédiens et de sacrifices soutenus pendant dix-sept ans, a-t-on conjuré le danger des découverts exagérés, a-t-on retrouvé enfin une allure financière solide et dégagée ? Moins que jamais. Vers la fin de la session dernière, après le vote annuel des budgets, surgit avec l’incident du Luxembourg la possibilité d’une guerre. Il faut transformer et compléter l’armement, remplir nos magasins vidés par la campagne du Mexique, créer cette machinerie nouvelle qui va donner une effroyable activité à l’art de détruire les hommes. Le temps manque pour étudier tout cela, et d’ailleurs la réorganisation militaire n’est encore qu’un projet. Le corps législatif, avant de se séparer, vote d’urgence et sans vérifications un crédit extraordinaire de 159 millions pour les ministres de la guerre et de la marine : 583 millions venaient déjà d’être accordés à ces mêmes ministères par les votes budgétaires des jours précédens. Au mois de novembre 1867, le corps législatif est rappelé. Bientôt le rapport du ministre des finances à l’empereur et les : projets de loi pour la rectification des budgets nous apprennent qu’à part les dépenses militaires l’expédition de Rome, la cherté des vivres, certains mécomptes dans le produit des impôts, l’accroissement prévu de la dette publique, nous infligeront des sacrifices extraordinaires pour les trois exercices qui sont à l’étude (1867-69). Le déficit avoué au commencement de l’année était de 407,554,896 fr., et il est facile de voir actuellement qu’il montera beaucoup plus haut, même en admettant que la paix européenne ne soit pas troublée. Bref, aux termes d’un projet de loi annexé aux budgets, le gouvernement a demandé un emprunt de 440 millions, lequel, avec les frais d’émission et l’allocation supplémentaire des premiers coupons à payer, s’élèverait en réalité à 662 millions. Or la commission du corps législatif vient de déclarer qu’elle croit convenable de réduire l’emprunt à 436 millions effectifs, y compris les frais et l’avance des cinq premiers trimestres ; elle limite la somme qui doit être appliquée spécialement aux dépenses militaires, interdit pour cet emprunt, l’usage des viremens, et prescrit qu’un compte-rendu tiendra le corps législatif au courant de l’emploi des crédits, jusqu’à leur entier épuisement. Personne ne se trompera sur la portée, de cette décision ; c’est un rappel à l’économie et surtout une protestation contre les velléités de guerre qui porteraient le dernier coup à nos finances. Quoi qu’il en soit, ne pouvant prévoir le résultat définitif de ce conflit, nous conservons ici le chiffre de 462 millions demandé par le gouvernement, puisqu’il correspond à des dépenses déjà faites, auxquelles il faudra pourvoir de quelque façon< C’est le dernier terme de notre investigation. La simple récapitulation des faits qui viennent d’être consignés en sera le commentaire le plus saisissant.

RELEVE
Des ressources et moyens extraordinaires réalisés en supplément des impôts de 1852 à’ 4808 et appliqués aux besoins de l’empire.


Francs
Recouvremens d’avances fuites aux compagnies de chemins de fer (de 1852 à 1865) 110,512,459
Vente du chemin de fer de Paris à Lyon, 114 millions, et avec les intérêts environ 120,000,000
Cautionnemens d’anciennes compagnies tombées en déchéance au profit du trésor 11,620,290
Aliénation des forêts rattachées au domaine de l’état (1852-1866) 35,000,000
Guerre d’Orient. Premier emprunt (loi du 11 mars 1854). Produit net 249,262,016
— Deuxième emprunt (loi du 31 décembre 1854) 509,522,397
— Troisième emprunt (loi du 11 juillet 1855) 779,459,425
Dotation de l’armée (loi du 19 juin 1857). Consolidation partielle du fonds d’exonération 182,947,676
Doublement du capital de la Banque de France (1857) 100,000,000
Guerre d’Italie (loi du 2 mai 1859). Produit net 519,667,877
Obligations trentenaires (lois du 23 juin 1857 et du 29 juin 1861) 283,009,000
Recouvrement d’une créance sur l’Espagne (1862) 24,711,113
Conversion du 4 1/2, du 4 pour 100 et des obligations trentenaires en 3 pour 100 (1862). Produit net de la soulte 157,092,751
Abandon, par les rentiers adhérons à la conversion, d’un trimestre de leur revenu 39,274,000
Produit de la négociation de 1,429,620 francs de rente appartenant au trésor (1863) 32,021,168
Cautionnemens. Augmentation des capitaux déposés (de 1852 à 1868), environ 62,000,000
Indemnité chinoise (1860-66) 56,088,368
Indemnité cochinchinoise (part de la France, 1862-68) 10,080,000
Indemnité du Japon (1866) 4,000,000
Guerre du Mexique. Emprunt de 1863 (loi du 30 décembre) 314,910,391
Produits d’immeubles domaniaux (bois des dunes et terrains du Havre) affectés à la reconstruction de l’Opéra (1863) 10,387,906
Négociation de créances à très longs termes sur les compagnies de chemins de fer (1863) 16,740,442
Recouvremens sur les produits des emprunts mexicains (1864-66) 105,000,000
Reprises sur la caisse de la dotation de l’armée pour pensions militaires antérieurement à 1864 27,171,229
Contrat avec la Société algérienne (avances pour travaux publics en Algérie). 100,000,000
Emprunt proposé pour couvrir les déficits de 1867,1868 et 1869 462,000,000
4,322,478,508

Ainsi, dans l’espace de dix-sept ans, le gouvernement impérial a dû se procurer, en addition aux produits naturels des impôts, une somme de quatre milliards trois cent vingt-deux millions. Cet énorme subside ayant été obtenu, soit par des emprunts directs dont il faut servir la rente, soit par des emplois de capitaux disponibles dont les revenus se trouvent aliénés, il est résulté de ces opérations extra-budgétaires un accroissement des dettes et engagemens de l’état. Nous attribuons à ces derniers mots leur sens le plus large et le plus pratique, c’est-à-dire que nous comprenons sous la dénomination de dette publique non-seulement les inscriptions du grand-livre, mais les annuités diverses souscrites pour de longues périodes, et au paiement desquelles l’état ne peut pas plus se soustraire qu’à celui des rentes consolidées. Sans ce rapprochement, la comparaison que nous voulons établir entre le point de départ du système et le résultat actuel manquerait d’exactitude :

DETTE PUBLIQUE ET ANNUITÉS DIVERSES.


1852 1868
Rentes consolidées 208,978,862[2] 363,799,936[3]
Intérêts de la dette flottante 22,000,000 26,000,000
Intérêts des cautionnemens 7,000,000 8,700,000
Annuités pour emprunts spéciaux 8,960,300 10,139,887
Rentes viagères, pensions militaires et civiles 44,688,000 88,258,539
Garanties d’intérêts aux compagnies de chemins de fer[4] « 31,000,000
Annuités à servir aux compagnies de chemins de fer « 18,272,500
Annuités à payer à la Société algérienne[5] « 2,979,000
Total des engagemens de l’état 291,627,162 fr. 549,149,802


1868 549,149,862
1852 291,627,462
Différence… Fr. 257,522,700

Il résulte de ce tableau que la dette effective de l’état s’est accrue en dix-sept ans de 257 millions d’annuités à payer. Si nous divisons par 17 les 4 milliards 322 millions que le gouvernement impérial a puisés à d’autres sources que celles des impôts, nous trouvons que la moyenne annuelle de ces emprunts est 254 millions. L’écart n’est pas grand entre ces deux chiffres, et la coïncidence est vraiment remarquable. On va nous dire : l’emprunt n’est pas un mal par lui-même, pourvu qu’on ait les moyens d’y faire honneur, et peu importe que l’accroissement de la dette publique grossisse nominalement le budget des dépenses, si la prospérité créée par ces dépenses mêmes a pour effet de déterminer une progression équivalente dans les recettes ? — C’est ici que nous attendions les apologistes du système pour examiner avec eux l’état réel des choses.


II. — LA SITUATION.

Dans toute analyse financière, on doit éviter de confondre les recettes normales, celles qui proviennent des contributions et revenus publics et se reproduisent naturellement, avec les recettes accidentelles, qui ne sont pas destinées à se reproduire et qui ont presque toujours pour origine des emprunts plus ou moins bien déguisés. Nous venons de constater que depuis l’établissement de l’empire les produits naturels de l’impôt sont restés très insuffisans et que, pour les élever au niveau des dépenses, il a fallu recourir constamment à des expédiens, à des aliénations de revenus, à des emprunts dans la mesure moyenne de 254 millions par année. Est-on autorisé à espérer que l’équilibre se rétablira de lui-même par la progression naturelle des impôts ? Peut-on continuer à vivre d’anticipations et élever à l’état de principe le sacrifice de l’avenir au présent ? N’est-on pas arrivé à un point au il faut rompre avec les pratiques du passé et changer résolument de système ?

Une théorie assez commode s’est introduite depuis quelques années au sein de nos commissions financières. « Elle consiste, disait encore le dernier rapporteur, M. du Miral, à doubler dans le budget rectificatif la progression des recettes qui s’est réalisée dans l’exercice où le budget, primitif a été présenté comparativement à celles de l’exercice qui en avait précédé la présentation, et qui lui ont servi de base. » Cette formule assez obscure demande à être éclairée par un exemple. Dans la première ébauche du budget de 1867, l’évaluation des impôts indirects a pour base les recouvremens effectifs de 1865. Il s’est trouvé que l’exercice 1866 adonné 42 millions de plus que 1865 ; on en a conclu que 1867 donnerait un bénéfice au moins égal, et en rectifiant les comptes provisoires de cette dernière année on a estimé à 86 millions cette progression des impôts, que l’on suppose immanquable. Les résultats de l’année dernière ont donné un démenti assez rude à cette théorie. Le simple bon sens fait voir que l’hypothèse d’une progression indéfinie conduirait à l’absurde.

Chaque régime économique, chaque procédé fiscal a une force d’expansion qui lui est propre : un système d’impôt étant donné, les résultats qu’il produit flottent entre un maximum et un minimum qui ne sauraient être dépassés. Les variations possibles ont pour causes quelquefois un incident politique qui réagira sur les affaires, et le plus ordinairement l’état des récoltes, qui fournissent les principaux élémens de l’échange commercial et de l’aisance publique. L’année 1865 a été d’une fécondité exceptionnelle, surtout dans les deux branches principales de l’impôt, les sucres et les boissons. Cette abondance profite à l’année 1866 ; les consommations deviennent faciles, le propriétaire campagnard, dont le revenu est augmenté, renouvelle son outillage ou se permet des jouissances personnelles qu’il demande à l’industrie des villes : de là une multiplicité de transactions dont le trésor recueille le bénéfice. Est-ce une raison pour que l’année suivante soit plus épanouie et plus productive encore ? Ce serait plutôt le contraire malheureusement qu’il faudrait prévoir. Une expérience vieille comme le monde nous a appris que les vaches maigres ne tardent pas à suivre les vaches grasses. Il arrive donc, comme on devait s’y attendre, que la récolte de 1866 reste au-dessous de la moyenne ; aussitôt l’insuffisance et la cherté des produits, les déceptions du cultivateur, compriment les dépenses, et l’impôt faiblit nécessairement en 1867. La fatalité veut que cette année 1867 soit elle-même encore bien plus mauvaise que la précédente. Pour ne citer qu’un fait, la production moyenne des céréales pendant les trois années 1863-65 avait été de 108 millions d’hectolitres pour le froment et 158 millions d’hectolitres pour les sept autres espèces de grains[6]. L’année dernière, le froment donné seulement 83 millions d’hectolitres, et pour tous les autres grains le rendement ne dépasse pas 134 millions : de là une différence qui, évaluée en argent, ne représenterait pas beaucoup moins de 1 milliard de francs perdu seulement pour les producteurs de céréales. Les vignobles ne sont guère mieux partagés. Ce retranchement de 1 milliard au moins dans les revenus de nos populations agricoles, le ralentissement des achats de la campagne coïncidant avec la cherté des vivres dans les villes, vont avoir pour effet d’amoindrir le contingent du trésor en 1868, il faut s’y attendre. Ce sera une complication des embarras et de la crise dont nous souffrons dans ce moment.

Même les causes accidentelles mises à part, ce prétendu principe de la progression des recettes trouverait un obstacle dans le mécanisme de notre fiscalité : il manque de la souplesse nécessaire pour s’adapter aux circonstances et suivre dans toutes ses inflexions la prospérité qui se développe. Voyez l’impôt anglais tel que l’a constitué un incessant et admirable travail de remaniement depuis la réforme commerciale. Le privilège en a été autant que possible extirpé, toutes les taxes y sont rigoureusement proportionnelles aux revenus ou aux consommations. L’income tax, correspondant à nos contributions directes, a pour essence de se mesurer à la fortune réelle de celui qui le paie. Les impôts indirects sont perçus, sans exception aucune, sur tout ce qui est consommé. De cette manière les revenus de l’état suivent le mouvement de l’aisance nationale aussi exactement que le flotteur qui s’élève en même temps que le niveau du liquide où il baigne. Chez nous, c’est autre chose. Notre régime fiscal, qui a ses racines dans le passé, conserve en plus d’un endroit les traces de ces privilèges qui tenaient à l’essence féodale de l’ancienne monarchie.

Pour nos contributions directes, au lieu de demander des cotisations proportionnelles aux revenus, ce qui réaliserait l’égalité démocratique, nous nous sommes fait une théorie imprégnée de féodalité : la redevance immuable de la terre et l’immunité personnelle de celui qui la possède. On a posé en axiome la fixité du principal en matière d’impôt foncier : les augmentations ne se produisent que sous forme de centimes additionnels, qui presque toujours sont votés sur la demande et pour les besoins spéciaux des localités ; le trésor public n’en profite pas. La production agricole, véritable source de la prospérité nationale, et qui fournit au moins les deux tiers des revenus particuliers, est triplée depuis quarante ans ; le rendement des propriétés bâties s’est assurément élevé dans une proportion égale à celui de la terre. Eh bien ! la contribution foncière proprement dite, celle qui correspond à la richesse territoriale, ne donne pas plus à l’état aujourd’hui que dans les dernières années de la restauration[7]. Les surcharges sont le fait de ces centimes additionnels que s’imposent les départemens et les communes, et dont, la cause la plus ordinaire est la fièvre contagieuse des travaux publics et des embellissemens. En somme, le plus important de nos impôts directs, l’impôt foncier, étant protégé par le prétendu principe de la fixité, et les trois autres étant étendus déjà de manière à ne plus conserver beaucoup de leur élasticité, ce ne sera pas de l’accroissement des contributions directes qu’on obtiendra la progression des recettes sur laquelle l’optimisme officiel paraît compter.

Passons aux contributions indirectes. La mine d’or est actuellement l’administration de l’enregistrement et du timbre. La restauration en tirait 182 millions de francs. En 1852, l’empire trouva ce même revenu porté à 272 millions. Les recouvremens de l’année dernière ont atteint le chiffre énorme de 434 millions : nous dirons un peu plus loin à quoi tient ce prodigieux résultat. Faut-il prévoir de nouveaux accroissemens, faut-il les désirer ? La réponse à cette question se trouvera dans la dernière enquête agricole. Les plaintes et les récriminations y éclatent avec un rare ensemble, et, bien qu’elles aient pour interprètes des conseillers d’état, des députés, de grands propriétaires qui s’appliquent à en tempérer l’amertume, elles conservent un remarquable accent de vivacité. Les frais de mutation sont si onéreux, dit un des rapporteurs, « qu’ils constituent non plus un impôt, mais un partage de la propriété elle-même entre l’état et le nouveau possesseur. » On constate d’un autre côté que les droits d’enregistrement, supportables pour la grande propriété, deviennent écrasans pour la petite. Dans les familles riches, dit-on avec amertume, les transactions sur les immeubles sont plus rares parce qu’on y vit plus longtemps, qu’on n’y aliène pas les patrimoines, et qu’on a rarement besoin d’emprunter ; le poids de l’impôt retombe en très grande partie sur les petits propriétaires et les gens nécessiteux, bien plus exposés que les autres à faire les actes qui entraînent l’application des droits. Et puis la combinaison des frais est progressive en raison inverse de l’aisance des contribuables, les droits fixes devenant de plus en plus onéreux à mesure qu’ils portent sur un capital plus faible. Pour un domaine d’une certaine valeur, l’ensemble des frais n’excédera pas 10 pour 100 ; mais s’agit-il d’exproprier une masure de 500 francs ou de dépecer un lambeau de terre entre plusieurs héritiers, les frais dépasseront le prix obtenu par la vente. Voilà ce qu’on lit dans les témoignages de l’enquête agricole, et ce n’est pas sous le règne du suffrage universel qu’on verra augmenter beaucoup un impôt décrié par des millions d’électeurs.

Observons maintenant notre système fiscal dans son application aux choses de consommation usuelle : c’est là surtout qu’il manque d’élasticité. En Angleterre, les douanes produisent cinq fois plus que chez nous, parce que les objets éminemment imposables, le sucre, le café, le thé, le tabac, les vins, les liqueurs, arrivent de l’extérieur par cette voie, La France tire de son territoire les principaux élémens de son alimentation. Depuis la réforme habile et heureuse d’ailleurs de son régime douanier, les matières premières destinées à l’industrie ayant été exonérées, il n’y a plus que deux articles de nature à présenter de gros chiffres : le café et les sucres coloniaux ou étrangers. Le produit du café est triplé depuis vingt ans, et la recette des sucres extérieurs, plus ou moins comprimée par la récolte du sucre indigène, est très variable. En somme, nos douanes ne rendront pas de longtemps beaucoup plus qu’on n’en tire aujourd’hui, et il ne faut pas s’en plaindre. Si les boissons donnent en Angleterre plus de 500 millions de francs, c’est que personne ne prétend à des exemptions. On ne recherche pas si un gallon de bière a été bu par le riche ou par le pauvre, à la campagne ou dans une ville : il suffit qu’il ait été consommé pour que le fisc exerce son droit. Nous possédons en France une richesse que nos voisins nous envient, le vin. Ce genre de production s’est développé d’une manière qui est un sûr indice des progrès de notre agriculture ; mais chez nous ce qui est imposé, ce n’est pas la consommation du vin, c’est le commerce auquel il donne lieu. Il semblerait que, si une cotisation de 20 centimes est demandée à celui qui boit un litre de vin, c’est qu’on cherche un moyen de le faire contribuer aux charges communes : peu importe qu’il soit ou ne soit pas propriétaire ; c’est en qualité de citoyen français qu’il devrait contribuer. Il n’en est pas ainsi. Par une des réminiscences féodales de la restauration qui a agencé notre impôt sur les boissons, le propriétaire est exonéré lorsqu’il consomme sur place, les taxes varient d’une localité à l’autre, et au moyen du droit de détail le plus lourd du fardeau est rejeté sur les plus pauvres. Les derniers documens nous apprennent que l’année 1865, exceptionnellement fertile, a rendu 60 millions d’hectolitres de vin, déduction faite des quantités qui ont été converties en eaux-de-vie et en vinaigre ; moins de la moitié de cette récolte, 25,279,845 hectolitres seulement, ont été atteints par les droits, et sur une somme de 118 millions environ que les vins ont produits plus de 50 millions ont été perçus en vertu du droit de détail dans les cabarets et auberges de nos campagnes, à proximité de quelque grand domaine qui ne payait rien. Ce droit de détail, qui a porté sur 6,893,300 hectolitres en 1847, année de détresse, n’a plus frappé que 6,210,882 hectolitres en 1865, année d’abondance. Il faut en convenir, de pareilles anomalies ne sont guère favorables à l’accroissement de l’impôt indirect. L’emploi du sel est limité ; le droit, totalement supprimé en Angleterre, ne dépassera jamais de beaucoup en France ce qu’il rapporte aujourd’hui. L’habitude des spiritueux a pris une extension très rapide, mais alarmante pour l’hygiène et la moralité publique, et, malgré les brillantes recettes qu’elle procure, on n’ose pas désirer qu’elle se propage. La même observation serait applicable au tabac. La sucrerie indigène, qui donne déjà plus de 50 millions au trésor, déclare qu’elle pourrait rendre beaucoup, mais à la condition d’un dégrèvement qui solliciterait la consommation, et d’un mode de perception qui ne ferait plus obstacle au progrès industriel. La conclusion à tirer de tout cela est que nos impôts indirects rendent à peu près tout ce qu’on en peut espérer avec le jeu actuel de notre fiscalité. Il est chimérique de compter sur ira accroissement régulier qui finirait par mettre d’aplomb nos budgets et rendrait inutiles ces expédiens dont nous venons de faire la longue et triste énumération.

La théorie qui compte sur la progression indéfinie des revenus de l’état semble autorisée par ce fait que l’empire a trouvé les impôts indirects à moins de 800 millions, et qu’on ne craint pas de les inscrire pour 1,260 millions dans les budgets actuellement à l’étude. À ce compte, la plus-value annuelle serait de 27 millions, et une dizaine d’années suffiraient pour réaliser le miracle de l’équilibre. C’est ici qu’il faut se défier des illusions et se placer résolument en face des réalités. Les deux causes principales des accroissemens de recettes depuis 1852 ont été des surcharges de taxes et un développement trop souvent artificiel de l’industrie, surexcitée par l’intervention et les sacrifices du gouvernement. Parlons d’abord des taxes. Par un décret de 1852, le droit de détail sur les vins est porté de 10 à 15 pour 100 d’après les prix de vente ; il est en outre surchargé d’un second décime. Qu’en advint-il ? C’est qu’en 1849, sous la république, les consommateurs de la campagne et des petites villes purent boire 7,670,549 hectolitres de vin dans les lieux publics, tandis qu’en 1865 la même clientèle a consommé 1,400,000 hectolitres de moins et payé à l’état 29 millions de plus. Mêmes surtaxes et mêmes résultats pour le cidre. Le droit sur les alcools est porté de 38 fr. à 90, décime compris. Comme la funeste passion des liqueurs fortes est un mal contagieux, le débit est presque doublé, et la recette du trésor monte d’une trentaine de millions à plus de 80. Le poids d’un second décime de guerre est ajouté sur la plupart des antres contributions indirectes. Le gouvernement fait un sacrifice volontaire et intelligent sur les douanes ; mais quelles ressources lui sont offertes par l’enregistrement et le timbre, ces subtils instrumens au moyen desquels on saisit jusqu’aux moindres transactions ! Les innombrables mouvemens de capitaux font surgir de nouveaux élémens imposables ; les titres français et étrangers, les bordereaux d’agens de change, sont soumis au timbre. Le trafic des chemins de fer ouvre une source de plus en plus féconde par le prélèvement du dixième sur le prix des places. Nous ne blâmons pas ces moyens de fiscalité, nous constatons seulement que les surtaxes et les taxes nouvelles, qui ne sont pas toujours des indices de prospérité, ont eu une part considérable dans l’accroissement général des recettes de l’empire : par cette raison même, l’effet est produit, et ce n’est point par de nouvelles surcharges qu’on réussirait à augmenter les ressources du trésor.

Nous avons caractérisé plus haut ce programme économique de l’empire, qui consiste à prendre l’initiative, le patronage et souvent la responsabilité des entreprises, qui pousse au luxe comme encouragement à l’industrie, qui développe les travaux concédés et subventionnés sur la plus large échelle et sait les combiner de manière que chaque entreprise suscitée par lui ouvre une série de travaux particuliers, une source de profits et de salaires. En même temps que l’état engageait son présent et son avenir, les villes et les communes s’endettaient à son exemple, sous son impulsion. La seule transformation de Paris a remué des milliards. Il n’est pas étonnant qu’un système de travaux publics poussé à outrance ait réagi sur la fiscalité et fécondé plusieurs branches de l’impôt. Un chemin de fer qu’on ouvre, une rue qu’on perce à travers une ville, un palais qu’on élève, donnent lieu immédiatement à de nombreuses transactions sur les immeubles, à des contrats, à des droits de mutation, à des emplois de papier timbré : nous en avons la preuve sous les yeux. Dans les produits du timbre et de l’enregistrement, le département de la Seine, qui ne fournissait, il y a vingt ans, que 37 millions, figure aujourd’hui pour près de 100 millions. Les grandes villes, qui ont sacrifié à la passion des embellissemens, Lyon, Marseille, Bordeaux, présentent des résultats analogues. L’élargissement de Paris a augmenté considérablement le nombre des contribuables : la part de l’état dans l’impôt sur les boissons était de 12 millions en 1850, elle s’élève à 45 millions aujourd’hui. D’un autre côté, une surexcitation quelque peu factice est entretenue dans l’industrie par les dépenses d’armement qui sont toujours croissantes ; des centaines de millions sont versés chaque année dans les usines où l’on forge des armes et des blindages, dans les ateliers d’équipement, sur les marchés ruraux pour acheter des vivres, des chevaux, des fourrages. Et puis enfin les grandes situations individuelles créées par le budget, les gros traitemens, la multitude des pensionnés de l’état, l’ambition du bien-être qui se propage, le luxe devenu une sorte de nécessité, tout cela communique à la société française une animation, un éclat, une aisance apparente, et finalement des entraînemens de dépenses qui ont poussé les contributions indirectes au point où nous les voyons aujourd’hui.

C’est le système, il est brillant ; nous concevons que les étrangers et les observateurs superficiels en soient émus. Ce système peut-il être prolongé ? Telle est en définitive la question qui se pose. S’il a déterminé le mouvement ascendant des recettes, il a donné une impulsion beaucoup plus forte à la dépense. Il a contribué pour beaucoup aux accroissemens de la dette publique, parce que les subventions, les garanties d’intérêt, les combinaisons qui grèvent l’avenir, aboutissent toujours à des annuités qu’il faut payer et dont le chiffre grossit d’année en année.

Si du moins la coûteuse initiative de l’état en matière de travaux publics nous avait assuré une supériorité économique ! mais il ne paraît pas que les autres pays où l’on n’a pas fait acte de prodigalité comme chez nous soient moins bien partagés, au contraire. La France, au 1er janvier 1867, avait en exploitation 14,506 kilomètres de voies ferrées, ce qui donnait 1 kilomètre pour 2,688 habitans. La Prusse avant les annexions possédait 7,533 kilomètres, soit 1 kilomètre pour 2,564 habitans. A partir de 1852, le gouvernement prussien avait contracté une série de petits emprunts montant à 643 millions de francs ; mais une grande partie de cette somme avait été appliquée à des créations qui sont devenues des propriétés nationales, et actuellement le revenu net des chemins de fer dont l’état s’est réservé exclusivement l’exploitation atténue dans une très forte proportion le fardeau de la dette publique. Le réseau belge présentait en 1866 un développement total de 2,340 kilomètres, c’est-à-dire 1 kilomètre pour 2,130 habitans ; on sait que les lignes les plus lucratives appartiennent à l’état et qu’elles laissent un revenu net assez considérable. Quant à l’Angleterre, elle possédait déjà, il y a deux ans, 21,382 kilomètres, soit 1 kilomètre par 1,403 habitans, et cela sans aucune initiative, sans aucune espèce d’engagement de la part du trésor. Remarquons en outre que, malgré la guerre de Crimée, l’insurrection de l’Inde et l’amélioration de son matériel de guerre, l’Angleterre a trouvé moyen de diminuer sa dette publique pendant que nous augmentions si lourdement la nôtre. Au commencement de 1852, la dette britannique s’élevait en capital à 19 milliards 484 millions de francs. et en intérêts à 696 millions. Le compte arrêté au 31 mars 1867, avant l’expédition d’Abyssinie, il est vrai, portait le capital à 19 milliards 437 millions, et la réunion des annuités à 652 millions de francs seulement. Avouons-le franchement et sans phrases, la comparaison avec ces divers pays est accablante pour nous.

Résumons donc la situation, telle qu’elle est en ce moment soumise aux commissions financières. Le trait qui la caractérise est exprimée en ces termes par M. Magne dans le rapport du 16 janvier, qui sert de préface au budget : « De 1862 à 1866, le corps législatif a attribué à nos budgets extraordinaires des sommes importantes provenant du reste des anciens emprunts, du produit des obligations trentenaires, des indemnités payées par les gouvernemens espagnol et chinois, des sommes dues par les compagnies de chemins de fer, etc. Ces ressources spéciales sont épuisées. » Ce que M. Magne indique avec la réserve commandée par sa situation est précisément ce que nous avons voulu démontrer par le détail et avec une inflexible sincérité. Notre système financier n’est pas d’aplomb. Les recettes naturelles, celles qui proviennent de l’impôt, n’ont jamais suffi aux dépenses commandées par la politique de l’empire. Les moyens exceptionnels sont épuisés, et en présence des découverts qui sont malheureusement à prévoir il n’y a plus qu’une ressource, c’est l’emprunt direct et franchement avoué.

Cette fatalité se trahit dans les budgets qui sont à l’étude par les faits suivans : le budget de 1867, sur lequel ont porté les dépenses les plus urgentes de l’armement, laisse un déficit de 188,184,000 francs ; — l’exercice 1868 devant supporter les premiers frais d’organisation de la garde nationale mobile, le déficit déclaré dès à présent est de 128,332,563 francs. — On n’en est encore pour 1869 qu’à ces évaluations provisoires qui sont toujours surchargées par le budget rectificatif, et cependant le déficit annoncé monte à 90,638,333 francs. Que les sept derniers mois de l’année courante et l’année prochaine toute entière ne révélassent pas des besoins nouveaux, ce serait un vrai miracle. Nous sommes déjà avertis par le rapport du 27 janvier que de grands intérêts ont été laissés en souffrance. Grâce à l’emprunt, a dit M. Magne, l’essentiel sera fait en ce qui concerne les arméniens ; mais « on se ferait certainement illusion, si on espérait qu’avec l’emploi de ces ressources tout sera fini. » Les dépenses exceptionnelles de la réorganisation militaire, qu’on nous montre en perspective pour 1870, sont déjà cotées pour environ 80 millions : certains travaux exceptionnels des ponts et chaussées exigeraient encore, ajoute le ministre, une somme d’environ 150 millions à répartir sur six ou sept exercices. Depuis la publication du rapport, deux nouveaux projets de loi ont été présentés, l’un qui ajoute une allocation de 115 millions payables en dix ans pour la part contributive de l’état dans l’achèvement des chemins vicinaux, l’autre concernant le quatrième réseau des chemins de fer, et distribuant aux compagnies des subventions qui pourront s’élever jusqu’à 136,100,000 francs. Ajoutons enfin que, si on soulage les budgets courans en payant pendant quinze ou dix-huit mois les intérêts du nouvel emprunt par un prélèvement sur le capital, il faudra en 1870 inscrire de ce chef 20 millions de plus au passif, et qu’en 1872 l’annuité cinquantenaire due à la Société algérienne montera à 5,759,000 francs en même temps que l’actif sera amoindri des 16,666,666 francs que verse actuellement cette compagnie. Et dire que tout cela laisse en dehors l’imprévu, qui est si menaçant au milieu des courans fiévreux qui agitent l’Europe !

Cet amas de chiffres est si sombre qu’on n’ose pas les totaliser. Une chose est évidente, c’est que, le passif ne cessant de grossir, l’insuffisance des recettes normales s’accusera de plus en plus. Or on vient d’avouer que les ressources extraordinaires autres que les émissions de rentes sont épuisées. Essaiera-t-on d’établir un équilibre factice par des roulemens de crédit, fera-t-on de l’emprunt, en permanence un moyen de gouvernement ? Certaines gens vous diront que la dette publique de la France est bien moins forte que celle de l’Angleterre, et qu’il y a encore de la marge chez nous. La différence est moins grande qu’on ne le croit quand on y regarde de près ; il suffirait d’une guerre pour la combler, et puis nos voisins ont dans leur système rationnel de fiscalité, et surtout dans la liberté, qui est l’âme de leur gouvernement, des ressources qui n’existent encore chez nous qu’en germes. Plus on emprunterait, plus on élargirait l’écart entre la recette et la dépense, et, des annuités de plus en plus fortes devant être ajoutées au passif, on verrait la dette nationale augmenter avec la rapidité inflexible de l’intérêt composé.

Nombre de gens ont foi dans un déploiement de travaux publics sous la souveraine impulsion de l’état. Ce système est plein d’illusions, et nous croyons qu’il est pour beaucoup dans les embarras du moment. Les faveurs du pouvoir empêchent autant de travaux qu’ils en suscitent, parce qu’il n’y a ni capitaux, ni confiance pour les entreprises qui ne sont ni patronnées ni subventionnées. Le gouvernement impérial a bien moins contribué à l’augmentation des recettes par la surexcitation dans l’ordre des travaux publics que par la réforme commerciale, qui restera son meilleur titre. Il faut pourtant aviser. La seule chose possible, la seule chance de salut, selon nous serait, de se ménager, par de larges économies sur les dépenses militaires, le temps de préparer l’opinion à l’indispensable réforme de notre fiscalité. Au surplus, nous écrivons ces dernières lignes avec un sentiment de sécurité qui était bien loin de nous en commençant : le corps Législatif a le sentiment d’un danger ; il vient de montrer qu’il comprend la mission difficile que les circonstances lui imposent ; s’il n’était pas soutenu par l’opinion, il faudrait désespérer de l’avenir.


ANDRE COCHUT.

  1. Nous reconnaissons ce qu’il y a eu de hardiesse et de dextérité dans l’opération qui a retranché par décret 17 millions et demi de rente, nous ne voulons pas contester à l’empire ce genre de mérite ; mais, comme il s’agit ici de faire un relevé des ressources extraordinaires que l’empire a dû se procurer et des dettes nouvelles auxquelles ces expédiens ont donné lieu, notre calcul serait inexact, si on ne prenait pas pour point de départ la somme de rentes effectivement payée à l’origine.
  2. Ce chiffre ne comprend pas les 17,566,401 francs de recettes supprimées par le décret de conversion du 14 mars 1852, ni les 5,685,978 francs de rentes correspondant au revenu annulé du chemin de Lyon. Nous avons donné plus haut les motifs de ces retranchemens.
  3. Ce chiffre est celui qui est proposé dans le budget en discussion. Il comprend la rente accordée aux porteurs d’obligations mexicaines pour 3 millions seulement et les 20 millions d’intérêts du prochain emprunt.
  4. Transférées au compte du nouvel amortissement.
  5. Cette annuité s’élèvera, à partir de 1872, à près de 6 millions.
  6. Méteil, seigle, orge, avoine, maïs, sarrasin, farineux secs.
  7. En 1830, le contingent de l’état dans la contribution foncière proprement dite, celle qui provient des immeubles, montait à 170,266,125 francs. Le rendement prévu. pour 1868 est seulement de 170,200,000 francs. — La contribution personnelle et mobilière est passée de 30 millions à 42, celle des portes et fenêtres de 13 millions à 32, ce qui s’explique par l’incessante multiplication des bâtimens. Quant aux patentes industrielles, l’augmentation depuis 1830 est considérable : elles montent de 24 millions à 66 pour la part applicable aux besoins de l’état.