Oraison funèbre de Mme la duchesse Mazarin

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Oraison funèbre de Mme la duchesse Mazarin


ORAISON FUNÈBRE DE MADAME LA DUCHESSE MAZARIN1.
(1684.)

J’entreprends aujourd’hui une chose sans exemple ; j’entreprends de faire l’Oraison funèbre d’une personne qui se porte mieux que son orateur. Cela vous surprendra, messieurs ; mais s’il est permis de prendre soin de son tombeau, d’y mettre des inscriptions, et de donner plus d’étendue à notre vanité, que la nature n’en a voulu donner à notre vie ; si tous les vivants peuvent se destiner le lieu où ils doivent être, lorsqu’ils ne vivront plus ; si Charles-Quint a fait faire ses funérailles, et a bien voulu assister à son service, deux ans durant ; trouverez-vous étrange, messieurs, qu’une beauté plus illustre par ses charmes, que ce grand empereur par ses conquêtes, veuille jouir du bonheur de sa mémoire, et entendre pendant sa vie ce qu’on pourroit dire d’elle après sa mort ? Que les autres tâchent d’exciter vos regrets pour quelque morte, je veux attirer vos larmes pour une mortelle ; pour une personne qui mourra un jour, par le malheur nécessaire de la condition humaine, et qui devroit toujours vivre par l’avantage de ses merveilleuses qualités.

Pleurez, messieurs, n’attendant pas à regretter un bien perdu ; donnez vos pleurs à la funeste pensée qu’il le faudra perdre : pleurez, pleurez. Quiconque attend un malheur certain, peut déjà se dire malheureux : Hortense mourra ; cette merveille du monde mourra un jour : l’idée d’un si grand mal mérite vos larmes.

Vous y viendrez à ce triste passage,
Hortense, hélas ! vous y viendrez un jour ;
Et perdrez là ce beau visage
Qu’on ne vit jamais sans amour.

Détournons notre imagination de sa mort sur sa naissance, pour dérober un moment à notre douleur. Hortense Mancini est née à Rome, d’une famille illustre ; ses parents ont toujours été considérables. Mais, quand ils auroient tous gouverné des empires, comme son oncle2 ; ni eux, ni ce maître de la France ne lui auroient pas apporté tant d’éclat qu’elle leur en donne. Le ciel a formé ce grand ouvrage, sur un modèle inconnu au siècle où nous sommes : à la honte de notre temps, il a voulu donner à Hortense une beauté de l’ancienne Grèce, et une vertu de la vieille Rome. Laissons écouler son enfance dans ses Mémoires3. Son enfance a eu cent naïvetés aimables, mais rien d’assez important pour notre sujet. Je vous demande, messieurs, je vous demande de l’admiration et des larmes : pour les obtenir, j’ai des vertus et des malheurs à vous présenter.

Le cardinal Mazarin ne fut pas longtemps sans connoître les avantages de sa belle nièce ; et pour faire justice aux grâces de la nature, il destina Hortense à porter son nom, et à posséder ses richesses après sa mort. Elle avoit des charmes qui pouvoient engager des rois à la rechercher par amour, et des biens capables de les y obliger par intérêt. Une conjoncture favorable venant s’unir à ces grands motifs, le roi de la Grande-Bretagne la fit demander en mariage4, et le cardinal plus propre à gouverner des souverains qu’à faire des souveraines, perdit une occasion qu’il rechercha depuis inutilement. La reine, mère du roi d’Angleterre, se chargea elle-même de la négociation5 : mais un roi rétabli se souvint du peu de considération qu’on avoit eu pour un roi chassé, et on rejeta, à Londres, les propositions qui n’avoient pas été acceptées à Saint-Jean-de-Luz.

Que ne veniez-vous, madame ? tout eût cédé à vos charmes ; et vous rendriez aujourd’hui une grande nation aussi heureuse que vous le seriez. Le ciel est venu à bout en quelque sorte de son dessein : il vous avoit destinée à faire les délices de l’Angleterre, et vous les faites.

Cette grande affaire ayant manqué, on examina le mérite de nos courtisans, pour vous donner un mari digne de vous. Monsieur le cardinal fut tenté de choisir le plus honnête homme : mais il sut vaincre la tentation ; et un faux intérêt prévalant sur son esprit, il vous livra à celui qui paroissoit le plus riche. Rejetons la première faute de ce mariage sur Son Éminence. M. Mazarin n’est pas à blâmer d’avoir fait tous ses efforts, pour obtenir la plus belle femme, et la plus grande héritière de l’Europe.

Mme Mazarin a cru que l’obéissance étoit son premier devoir, et elle s’est rendue aux volontés de son oncle, autant par reconnoissance que par soumission. M. le cardinal, qui devoit connoître la contrariété naturelle que le ciel avoit inspirée dans leurs cœurs, l’opposition invincible des qualités de l’un et de l’autre : M. le cardinal n’a rien connu, rien prévu ; ou a préféré un peu de bien, un petit intérêt, quelque avantage apparent, au repos d’une nièce qu’il aimoit si fort. Il est le premier coupable de ces nœuds mal assortis, de ces chaînes infortunées, de ces liens formés si mal à propos, et si justement rompus. Ici toute la réputation qu’a eue le cardinal s’est évanouie. Il a gouverné le cardinal de Richelieu, qui gouvernoit le royaume ; mais il a marié sa nièce à M. Mazarin : toute sa réputation est perdue. Il a gouverné Louis XIII, après la mort de son grand ministre, et la reine régente après la mort du roi son époux ; mais il a marié sa nièce à M. Mazarin : toute sa réputation est perdue. S’il y avoit quelque grâce à faire à Son Eminence, il faudrait rejeter sa faute sur la foiblesse d’un mourant : c’est trop demander à l’homme, que de lui demander d’être sage, quand il se meurt.

Il me souvient que le lendemain de ces tristes noces, les médecins assurèrent le maréchal de Clerembaut que M. le cardinal se portoit mieux. C’est un homme perdu, dit le maréchal ; il a marié sa nièce à M. Mazarin : le transport s’est fait au cerveau, la tête est attaquée, c’est un homme mort. Excusons donc ce grand cardinal sur sa maladie, excusons-le sur la misère de notre condition : il n’y a personne à qui une pareille excuse ne puisse être un jour nécessaire. Pleurons par compassion et par intérêt : quel sujet, messieurs, manque à nos larmes ?

Pleurons, pleurons; et c’est peu que des pleurs,
Pour de si funestes malheurs :
N’attendons pas la perte de ces charmes :
Infortunés liens, vous valez bien nos larmes !

Je sens que ma compassion va s’étendre jusque sur M. Mazarin : celui qui fait le malheur des autres, fait pitié lui-même. Voyez l’état auquel il se trouve, messieurs ; et vous serez aussi disposés que moi à le plaindre. M. Mazarin gémit sous le poids des biens et des honneurs, dont on l’a chargé ; la fortune qui l’élève en apparence, l’accable en effet. La grandeur lui est un supplice ; l’abondance une misère. Il a raison de haïr un mariage qui l’a engagé dans les affaires du monde ; et avec raison il s’est repenti d’avoir obtenu ce qu’il avoit tant désiré. Sans ce mariage, si funeste aux intéressés, il mèneroit une vie heureuse à la Trappe, ou en quelque autre société sainte et retirée. Les intérêts du monde l’ont fait tomber dans les mains des dévots du siècle, de ces fourbes spirituels qui font une cour artificieuse, qui tendent des pièges secrets à la bonté des âmes simples et innocentes ; de ces âmes qui, par l’esprit d’une sainte usure, se ruinent à prêter à des gens qui promettent cent et cent d’intérêt en l’autre monde.

Mais le plus grand mal n’est pas à donner, encore qu’on donne mal à propos ; c’est à laisser perdre, et à laisser prendre. Un conseil dévotement imbécile fait couvrir des nudités ; un pareil scrupule fait défigurer des statues ; un jour on enlève les tableaux ; un autre les tapisseries sont emportées : les gouvernements sont vendus, l’argent s’écoule ; tout se dissipe, et on ne jouit de rien. Voilà, messieurs, le misérable état où se trouve M. Mazarin : ne mérite-t-il pas d’avoir part aux larmes que nous répandons ?

Mais Mme Mazarin est mille fois plus à plaindre : c’est à ses douleurs que nous devons la meilleure partie de notre pitié. Cet époux, qui se sent peu digne de son épouse, ne la laisse voir à personne : il la tire de Paris, où elle est élevée, pour la mener de province en province, de ville en ville, de campagne en campagne, toujours sûre du voyage, toujours incertaine du séjour. L’assiduité n’apporte aucun dégoût, la contrainte ne fait sentir aucun chagrin qu’il ne donne. Il n’oublie rien pour se rendre haïssable ; et il auroit pu s’épargner des soins que la nature avoit déjà pris. Comme ceux qui offensent ne pardonnent point, M. Mazarin fait plus de mal, plus on en souffre ; et il arrive par degrés à être le tyran d’une personne, dont tous les honnêtes gens voudroient être les esclaves.

Il sembloit que Mme Mazarin n’avoit pas d’autres maux à craindre, après ce qu’elle avoit souffert. On se trompoit, messieurs ; le plus grand étoit encore à venir. Mme Mazarin, plus jalouse de sa raison que de sa beauté et de sa fortune, se trouve assujettie à un homme qui prend toutes les lumières du bon sens pour des crimes, et toutes les visions de la fantaisie pour des grâces du ciel extraordinaires. Ce ne sont que révélations, que prophéties : il avertit de la part des anges ; il commande, il menace de la part de Dieu. Il ne faut plus chercher les volontés du ciel dans l’Écriture, ni dans la Tradition ; elles se forment dans l’imagination et s’expliquent par la bouche de M. Mazarin.

Vous avez souffert d’être ruinée par un dissipateur, d’être traitée en esclave par un tyran ; vous voici, Hortense, à la merci d’un prophète, qui va chercher dans l’imposture des faux dévots, et dans les visions des fanatiques, de nouvelles inventions pour vous tourmenter : les artifices des fourbes, la simplicité des idiots, tout s’unit, tout se joint pour votre persécution.

Cherchez, messieurs, la femme la plus docile, la plus soumise, et la mettez à de semblables épreuves, elle ne souffrira pas huit jours avec son mari, ce que Mme Mazarin a souffert cinq ans avec le sien. Qu’on s’étonne qu’elle n’ait pas voulu se séparer plus tôt d’un tel époux, qu’on admire sa patience ; s’il y a un reproche à lui faire, ce n’est pas de l’avoir quitté, c’est d’avoir demeuré si longtemps avec lui. Que faisoit votre gloire, madame, dans le temps d’un esclavage si honteux ? Vous vous rendiez indigne des bienfaits de M. le cardinal, vous trahissiez ses intentions, par une lâche obéissance, qui laissoit ruiner la fortune qu’on vous avoit donnée à soutenir. Vous vous rendiez indigne des grâces du ciel, qui vous a fait naître avec de si grands avantages, hasardant vos lumières dans le long et contagieux commerce que vous aviez avec M. Mazarin. Remerciez Dieu de la bonne et sage résolution qu’il vous a fait prendre : votre liberté est son ouvrage ; s’il ne vous avoit inspiré ses intentions, une timidité naturelle, une conduite scrupuleuse, une mauvaise honte vous eût retenue auprès de votre mari, et vous vous trouveriez encore assujettie à ses folles inspirations.

Rendez grâces à Dieu, madame : il vous a sauvée. Ce salut vous coûte toutes vos richesses, il est vrai ; mais vous avez conservé votre raison : la condition est assez heureuse. Vous êtes privée de tout ce que vous teniez de la fortune ; mais on n’a pu vous ôter les avantages que la nature vous a donnés : la grandeur de votre âme, les lumières de votre esprit, les charmes de votre visage vous demeurent ; la condition est assez heureuse. Quand M. Mazarin laisse oublier le nom de M. le cardinal en France, vous en augmentez la gloire chez les étrangers : la condition est assez heureuse. Il n’y a point de peuples qui n’aient une soumission volontaire au pouvoir de votre beauté ; point de reines qui ne doivent porter plus d’envie à votre personne que vous n’en devez porter à leur grandeur : la condition est assez heureuse.

Vous êtes admirée en cent et cent climats,
Toutes les nations sont vos propres États :
Et de petits esprits vous nomment Vagabonde,
Quand vous allez régner en tous les lieux du monde6.

Quel pays y a-t-il que Mme Mazarin n’ait pas vu ? Quel pays a-t-elle vu qui ne l’ait pas admirée ? Rome a eu pour elle autant d’admiration que Paris. Cette Rome, de tous temps si glorieuse, est plus vaine de l’avoir donnée au monde, que d’avoir produit tous ses héros ; elle croit qu’une beauté si extraordinaire est préférable à toute valeur, et qu’il y a plus de conquêtes à faire par ses yeux, que par les armes de ses grands hommes. L’Italie vous sera éternellement obligée, madame, de l’avoir défaite de ces règles importunes, qui n’apportent l’ordre qu’avec contrainte ; de lui avoir ôté une science de formalités, de cérémonies, de civilités concertées, d’égards médités, qui rendent les hommes insociables, dans la société même. C’est Mme Mazarin qui a banni toute grimace, toute affectation ; qui a ruiné cet art du dehors qui règle les apparences ; cette étude de l’extérieur qui compose les visages. C’est elle qui a rendu ridicule une gravité qui tenoit lieu de prudence ; une politique sans affaires et sans intérêts, occupée seulement à cacher l’inutilité où l’on se trouve. C’est elle qui a introduit une liberté douce et honnête qui a rendu la conversation plus agréable, les plaisirs plus purs et plus délicats.

Une fatalité l’avoit fait venir à Rome ; une fatalité l’en fait sortir. Madame la connétable voulut quitter monsieur son mari, et en fit confidence à sa chère sœur. La sœur, toute jeune qu’elle étoit, lui représenta ce qu’auroit pu représenter une mère, pour l’en détourner ; mais la voyant résolue à l’exécution de son dessein, elle suivit, par amitié, celle qui n’avoit pu être détournée, par prudence ; et partagea avec elle les dangers de la fuite, les inquiétudes, les embarras qui suivent de pareilles résolutions. La fortune, qui peut beaucoup dans nos entreprises et plus dans nos aventures, a fait errer Madame la connétable de nation en nation, et l’a jetée enfin dans un couvent, à Madrid. La raison conseilla le repos à Mme Mazarin, et un esprit de retraite l’obligea d’établir son séjour à Chambéry.

Là, elle a trouvé en elle-même, par ses réflexions ; dans le commerce des savants, par les conférences ; dans les livres, par l’étude ; dans la nature, par des observations, ce que la cour ne donne point aux courtisans ; ou pour être trop occupés dans les affaires : ou pour être trop dissipés dans les plaisirs. Mme Mazarin a vécu trois ans entiers à Chambéry, toujours tranquille et jamais obscure : quelque désir qu’elle ait eu de se cacher, son mérite lui établit malgré elle un petit empire ; et en effet elle commandoit à la ville, et à toute la nation. Chacun reconnoissoit avec plaisir les droits que la nature lui avoit donnés ; et celui qui avoit les siens, par sa naissance, les eût volontiers oubliés, pour entrer dans la même sujétion où entroient ses peuples. Les plus honnêtes gens quittoient la cour, et négligeoient le service de leur prince, pour s’appliquer plus particulièrement à celui de Mme Mazarin ; et des personnes considérables des pays éloignés se faisoient un prétexte du voyage d’Italie, pour la venir voir. C’est une chose bien extraordinaire d’avoir vu établir une cour à Chambéry ; c’est comme un prodige, qu’une beauté qui avoit voulu se cacher en des lieux presque inaccessibles, ait fait plus de bruit dans l’Europe, que toutes les autres ensemble.

Les plus belles personnes de chaque nation avoient le déplaisir d’entendre toujours parler d’une absente ; les objets les plus aimables avoient un ennemi secret, qui ruinoit toutes les impressions qu’ils pouvoient faire : c’étoit l’idée de Mme Mazarin, qu’on conservoit précieusement, après l’avoir vue, et qu’on se formoit avec plaisir, où l’on ne la voyoit pas.

Telle étoit la conduite de Mme Mazarin ; telle étoit sa condition, quand la duchesse d’York, sa parente, passa par Chambéry, pour venir trouver le duc son époux. Le mérite de la duchesse, sa beauté, son esprit, sa vertu donnoient envie à Mme Mazarin de l’accompagner ; mais ses affaires ne le permettoient pas, et il fallut remettre son voyage à un autre temps. La curiosité de voir une grande cour, qu’elle n’avoit pas vue, la fortifioit dans cette pensée ; la mort du duc de Savoie7 la détermina.

Ce prince avoit eu pour elle un sentiment commun à tous ceux qui la voyoient. Il l’avoit admirée à Turin, et cette admiration avoit passé, dans l’esprit de Mme de Savoie, pour un véritable amour. Une impression jalouse et chagrine produisit un procédé peu obligeant pour celle qui l’avoit causée ; et il n’en fallut pas davantage pour obliger Mme Mazarin à sortir d’un pays, où la nouvelle régente étoit absolue. S’éloigner d’elle, et s’approcher de Mme la duchesse d’York, ne fut qu’une même résolution. Hortense la déclara à ses amis, qui n’oublièrent rien pour l’en détourner ; mais ce fut inutilement. On n’a jamais vu tant de larmes. Elle ne fut pas insensible à la douleur que l’on avoit de son départ ; des personnes touchées si vivement la surent toucher. Cependant la résolution étoit prise, et malgré tous ces regrets on voulut partir.

Quel autre courage, que celui de Mme Mazarin, eût fait entreprendre un voyage si long, si difficile et si dangereux ? Il lui fallut traverser des nations sauvages, et des nations armées ; adoucir les unes, et se faire respecter des autres. Elle n’entendoit le langage d’aucun de ces peuples, mais elle étoit entendue. Ses yeux ont un langage universel, qui se fait entendre des hommes. Que de montagnes, que de forêts, que de rivières il fallut passer ! Qu’elle essuya de vents, de neiges, de pluies ! et que les difficultés des chemins, que la rigueur du temps, que des incommodités extraordinaires firent peu de tort à sa beauté ! Jamais Hélène ne parut si belle qu’étoit Hortense : mais Hortense, cette belle innocente persécutée, fuyoit un injuste époux, et ne suivoit pas un amant. Avec le visage d’Hélène, Mme Mazarin avoit l’air, l’équipage d’une reine des Amazones : elle paroissoit également propre à charmer et à combattre.

On eût dit qu’elle alloit donner de l’amour à tous les princes qui étoient sur son passage, et commander toutes les troupes qu’ils commandoient. Le premier eût dépendu d’elle ; mais ce n’étoit pas son dessein. Elle fit quelque essai du second ; car les troupes recevoient ses ordres plus volontiers que ceux de leurs généraux. Après avoir fait plus de trois cents lieues, elle arriva en Hollande, et ne demeura à Amsterdam que le temps qu’il faut pour voir les raretés d’une ville si singulière et si renommée. Sa curiosité satisfaite, elle en partit pour la Brille, et s’embarqua à la Brille pour l’Angleterre.

Il manquoit à ce voyage une tempête ; il en vint une qui dura cinq jours : tempête, aussi furieuse que longue ; tempête, qui fit perdre conseil et résolution aux matelots, et aux passagers toute espérance. Madame Mazarin fut seule exempte de lamentation : moins importune à demander au ciel qu’il la conservât, que soumise et résignée à ses volontés. Il étoit arrêté qu’elle verroit l’Angleterre : elle y aborda, et se rendit à Londres en peu de temps8.

Tous les peuples avoient une grande curiosité de la voir ; les dames une plus grande alarme de son arrivée. Les Angloises, qui étoient en possession de l’empire de la beauté, le voyoient passer à regret à une étrangère ; et il est assez naturel de ne perdre pas, sans chagrin, la plus douce des vanités. Un intérêt si considérable sut les unir. Les ennemies furent donc réconciliées, les indifférentes se recherchèrent, et les amies voulurent se lier plus étroitement encore. Les confédérées prévoyoient bien leur malheur ; mais le voulant retarder, elles se préparèrent à défendre un intérêt, qui leur étoit plus cher que la vie.

Mme Mazarin n’avoit pour elle que ses charmes et ses vertus : c’étoit assez pour ne rien appréhender. Après avoir gardé la chambre quelques jours, moins pour se remettre des fatigues du voyage, que pour se faire faire des habits, elle parut à White-Hall.

Astres de cette cour, n’en soyez point jaloux ;
Vous parûtes alors aussi peu devant elle,
Que mille autres beautés avoient fait devant vous9.

Depuis ce jour-là, on ne lui disputa rien en public ; mais on lui fit une guerre secrète, dans les maisons, et tout se réduisit à des injures cachées, qui ne venoient pas à sa connoissance, ou à de vains murmures, qu’elle méprisa. On vit alors une chose extraordinaire : celles qui s’étoient le plus déchaînées contre elle, furent les premières à l’imiter. On voulut s’habiller, on voulut se coiffer comme elle : mais ce n’étoit ni son habillement, ni sa coiffure ; car sa personne fait la grâce de son ajustement, et celles qui tâchent de prendre son air, ne sauroient rien prendre de sa personne. On peut dire d’elle ce qu’on a dit de feue Madame, avec bien moins de raison : tout le monde l’imite et personne ne lui ressemble.

Pour ce qui regarde les hommes, elle se fait des sujets de tous les honnêtes gens qui la voient. Il n’y a que le méchant goût et le mauvais esprit, qui puissent défendre contre elle un reste de liberté. Heureuse des conquêtes qu’elle fait ! plus heureuse de celles qu’elle ne fait pas ! Mme Mazarin n’est pas plutôt arrivée en quelque lieu, qu’elle y établit une maison, qui fait abandonner toutes les autres. On y trouve la plus grande liberté du monde ; on y vit avec une égale discrétion. Chacun y est plus commodément que chez soi, et plus respectueusement qu’à la cour. Il est vrai qu’on y dispute souvent ; mais c’est avec plus de lumière que de chaleur. C’est moins pour contredire les personnes, que pour éclaircir les matières ; plus pour animer les conversations, que pour aigrir les esprits. Le jeu qu’on y joue est peu considérable, et le seul divertissement y fait jouer. Vous n’y voyez, sur les visages, ni la crainte de perdre, ni la douleur d’avoir perdu. Le désintéressement va si loin en quelques-uns, qu’on leur reproche de se réjouir de leur perte, et de s’affliger de leur gain.

Le jeu est suivi des meilleurs repas qu’on puisse faire. On y voit tout ce qui vient de France, pour les délicats ; tout ce qui vient des Indes, pour les curieux ; et les mets communs deviennent rares, par le goût exquis qu’on leur donne. Ce n’est pas une abondance qui fait craindre la dissipation : ce n’est point une dépense tirée, qui fait connoître l’avarice ou l’incommodité de ceux qui la font. On n’y aime pas une économie sèche et triste, qui se contente de satisfaire aux besoins, et ne donne rien au plaisir : on aime un bon ordre, qui fait trouver tout ce que l’on souhaite, et qui en fait ménager l’usage, afin qu’il ne puisse jamais manquer. Il n’y a rien de si bien réglé que cette maison ; mais Mme Mazarin répand sur tout, je ne sais quel air aisé, je ne sais quoi de libre et de naturel, qui cache la règle : on diroit que les choses vont d’elles-mêmes, tant l’ordre est secret et difficilement aperçu.

Que Mme Mazarin change de logis, la différence du lieu est insensible : partout où elle est, on ne voit qu’elle ; et pourvu qu’on la trouve, on trouve tout. On ne vient jamais assez tôt ; on ne se retire jamais assez tard : on se couche avec le regret de l’avoir quittée, et on se lève avec le désir de la revoir.

Mais quelle est l’incertitude de la condition humaine ! Dans le temps qu’elle jouissoit innocemment de tous les plaisirs que l’inclination recherche, et que la raison ne défend pas ; qu’elle goûtoit la douceur de se voir aimée et estimée de tout le monde ; que celles qui s’étoient opposées à son établissement, se trouvoient charmées de son commerce ; qu’elle avoit comme éteint l’amour propre dans l’âme de ses amies, chacune ayant pour elle les sentiments qu’il est naturel d’avoir pour soi : dans le temps que les plus vaines et les plus amoureuses d’elles-mêmes ne disputoient rien à sa beauté ; que l’envie se cachoit au fond des cœurs ; que tout chagrin contre elle étoit secret ou trouvé ridicule, dès qu’il commencoit à paroître : dans ce temps heureux, une maladie extraordinaire la surprend, et nous avons été sur le point de la perdre, malgré tous ses charmes, malgré toute notre admiration et notre amour. Vous périssiez, Hortense, et nous périssions : vous, de la violence de vos douleurs ; nous, de celle de notre affliction. Mais c’étoit bien plus que s’affliger : c’étoit sentir tout ce que vous sentiez : c’étoit être malade comme vous. Des inégalités bizarres vous approchoient tantôt de la mort, tantôt vous rappeloient à la vie : nous étions sujets à tous les accidents de votre mal ; et pour apprendre de vos nouvelles, il n’étoit pas besoin de demander comment vous étiez, il ne falloit que voir en quel état nous étions.

Loué soit Dieu, ce dispensateur universel des biens et des maux ! loué soit Dieu, qui vous a rendue à nos vœux, et nous a redonnés à nous-mêmes ! Vous voilà vivante, et nous vivons ; mais nous ne sommes pas remis encore de la frayeur du danger que nous avons couru : il nous en reste une triste idée, qui nous fait concevoir plus vivement ce qui arrivera un jour. Un jour la nature défera ce bel ouvrage, qu’elle a pris tant de peine à former. Rien ne l’exemptera de la loi funeste où nous sommes tous assujettis. Celle qui se distingue si fort des autres, pendant sa vie, sera confondue avec les plus misérables, à sa mort. Et tu te plains, génie ordinaire, mérite commun, beauté médiocre ; et tu te plains de ce qu’il te faut mourir ? Ne murmure point, injuste, Hortense mourra comme toi. Un temps viendra (ne pût-il jamais venir ce temps malheureux !); un temps viendra, que l’on pourra dire de cette merveille :

Elle est poudre toutefois,
Tant la Parque a fait ses loix
Égales et nécessaires ;

Rien ne l’en a su parer.
Apprenez, âmes vulgaires,
À mourir, sans murmurer[1].



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Mme Mazarin ayant dit un jour qu’elle souhaiteroit bien de savoir ce qu’on diroit d’elle après sa mort ; cela donna occasion à M. de Saint-Évremond de composer cette pièce.

2. Le cardinal Mazarin.

3. Les Mémoires de la duchesse Mazarin, attribués à Saint-Évremond, sont de l’abbé de Saint-Réal.

4. Charles II, étoit alors exilé en France. Voyez l’Introduction sur l’année 1675.

5. Ce fut le véritable sujet du voyage que la reine-mère d’Angleterre fit, à Londres, en 1661.

6. Vers de Saint-Évremond, dans une épître à la duchesse Mazarin, où l’épithète de vagabonde est une allusion à la querelle qui s’éleva, au sujet des deux Phèdre, de Racine et de Pradon ; querelle ou Mme de Mazarin fut vivement attaquée, et traitée de vagabonde, par l’auteur d’une satire qui fit du bruit et qu’on attribua à Despréaux. Voy. l’Introduction.

7. Charles Emmanuel II, duc de Savoie, mourut le 12 de juin 1675.

8. Mme Mazarin vint en Angleterre au mois de décembre 1675.

9. Imitation du fameux sonnet de Malleville, intitulé la Belle matineuse.


  1. Imitation du sonnet de Malherbe, sur la mort de M. le duc d’Orléans.