Organisation du travail/1847/Partie 1/3

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 76-84).
PREMIÈRE PARTIE


III

la concurrence est une cause de ruine pour la bourgeoisie.


Je pourrais m’arrêter ici. Une société semblable à celle que je viens de décrire est en gestation de guerre civile. C’est bien en vain que la bourgeoisie se féliciterait de ne point porter l’anarchie dans son sein, si l’anarchie est sous ses pieds. Mais la domination bourgeoise, même abstraction faite de ce qui devrait lui servir de base, ne renferme-t-elle pas en elle-même tous les éléments d’une prochaine et inévitable dissolution ?

Le bon marché, voilà le grand mot dans lequel se résument, selon les économistes de l’école des Smith et des Say, tous les bienfaits de la concurrence illimitée. Mais pourquoi s’obstiner à n’envisager les résultats du bon marché que relativement au bénéfice momentané que le consommateur en retire ? Le bon marché ne profite à ceux qui consomment qu’en jetant parmi ceux qui produisent les germes de la plus ruineuse anarchie. Le bon marché, c’est la massue avec laquelle les riches producteurs écrasent les producteurs peu aisés. Le bon marché, c’est le guet-apens dans lequel les spéculateurs hardis font tomber les hommes laborieux. Le bon marché, c’est l’arrêt de mort du fabricant qui ne peut faire les avances d’une machine coûteuse que ses rivaux, plus riches, sont en état de se procurer. Le bon marché, c’est l’exécuteur des hautes œuvres du monopole ; c’est la pompe aspirante de la moyenne industrie, du moyen commerce, de la moyenne propriété ; c’est, en un mot, l’anéantissement de la bourgeoisie au profit de quelques oligarques industriels.

Serait-ce que le bon marché doive être maudit, considéré en lui-même ? Nul n’oserait soutenir une telle absurdité. Mais c’est le propre des mauvais principes de changer le bien en mal et de corrompre toute chose. Dans le système de la concurrence, le bon marché n’est qu’un bienfait provisoire et hypocrite. Il se maintient tant qu’il y a lutte : aussitôt que le plus riche a mis hors de combat tous ses rivaux, les prix remontent. La concurrence conduit au monopole : par la même raison, le bon marché conduit à l’exagération des prix. Ainsi, ce qui a été une arme de guerre parmi les producteurs, devient tôt ou tard pour les consommateurs eux-mêmes une cause de pauvreté. Que si à cette cause on ajoute toutes celles que nous avons déjà énumérées, et en première ligne l’accroissement désordonné de la population, il faudra bien reconnaître comme un fait né directement de la concurrence, l’appauvrissement de la masse des consommateurs.

Mais, d’un autre côté, cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante. La confusion produite par l’antagonisme universel dérobe à chaque producteur la connaissance du marché. Il faut qu’il compte sur le hasard pour l’écoulement de ses produits, qu’il enfante dans les ténèbres. Pourquoi se modérerait-il, surtout lorsqu’il lui est permis de rejeter ses pertes sur le salaire si éminemment élastique de l’ouvrier ? Il n’est pas jusqu’à ceux qui produisent à perte qui ne continuent à produire, parce qu’ils ne veulent pas laisser périr la valeur de leurs machines, de leurs outils, de leurs matières premières, de leurs constructions, de ce qui leur reste encore de clientèle, et parce que l’industrie, sous l’empire du principe de concurrence, n’étant plus qu’un jeu de hasard, le joueur ne veut pas renoncer au bénéfice possible de quelque heureux coup de dé.

Donc, et nous ne saurions trop insister sur ce résultat, la concurrence force la production à s’accroître et la consommation à décroître ; donc elle va précisément contre le but de la science économique ; donc elle est tout à la fois oppression et démence.

Quand la bourgeoisie s’armait contre les vieilles puissances qui ont fini par crouler sous ses coups, elle les déclarait frappées de stupeur et de vertige. Eh bien, elle en est là aujourd’hui ; car elle ne s’aperçoit pas que tout son sang coule, et la voilà qui de ses propres mains est occupée à se déchirer les entrailles.

Oui, le système actuel menace la propriété de la classe moyenne, tout en portant une cruelle atteinte à l’existence des classes pauvres.

Qui n’a lu le procès auquel a donné lieu la lutte des Messageries françaises contre les Messageries royales associées aux Messageries Laffitte et Caillard ? Quel procès ! Comme il a bien mis à nu toutes les infirmités de notre état social ! Il est passé pourtant presque inaperçu. On lui a accordé moins d’attention qu’on n’en accorde tous les jours à une partie d’échecs parlementaire. Mais ce qu’il y a eu d’étonnant, d’inconcevable dans ce procès, c’est qu’on n’ait pas su en tirer une conclusion qui se présentait tout naturellement. De quoi s’agissait-il ? Deux compagnies étaient accusées de s’être liguées pour en écraser une troisième. Là-dessus, grand bruit. La loi avait été violée, cette loi protectrice qui n’admet pas les coalitions, afin d’empêcher l’oppression du plus faible par le plus fort ! Comment ! La loi défend à celui qui a cent mille francs de se liguer avec celui qui en a cent mille contre celui qui en a tout autant, parce que ce serait consacrer l’inévitable ruine du dernier, et la même loi permet au possesseur de deux cent mille francs de lutter contre celui qui n’en a que cent mille ! Mais quelle est donc la différence du second cas au premier ? Ici et là, n’est-ce pas toujours un capital plus gros luttant contre un capital moindre ? N’est-ce pas toujours le fort luttant contre le faible ? N’est-ce pas toujours un combat odieux, par cela seul qu’il est inégal ? Un des avocats plaidant dans cette cause célèbre a dit : « il est permis à chacun de se ruiner pour ruiner autrui. » il disait vrai dans l’état présent des choses, et on a trouvé cela tout simple. Il est permis à chacun de se ruiner pour ruiner autrui !

Que prétendent et qu’espèrent les publicistes du régime actuel, lorsqu’à demi convaincus de l’imminence du péril, ils s’écrient, comme faisaient dernièrement le constitutionnel et le courrier français :

« Le seul remède est d’aller jusqu’au bout dans ce système ; de détruire tout ce qui s’oppose à son entier développement ; de compléter enfin la liberté absolue de l’industrie par la liberté absolue du commerce. » Quoi ! C’est là un remède ? Quoi ! Le seul moyen d’empêcher les malheurs de la guerre, c’est d’agrandir le champ de bataille ? Quoi ! Ce n’est pas assez des industries qui s’entre-dévorent au-dedans, il faut à cette anarchie ajouter les incalculables complications d’une subversion nouvelle ? On veut nous conduire au chaos.

Nous ne saurions comprendre non plus ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieux accouplement des deux principes opposés. Greffer l’association sur la concurrence est une pauvre idée : c’est remplacer les eunuques par les hermaphrodites. L’association ne constitue un progrès qu’à la condition d’être universelle. Nous avons vu, dans ces dernières années, s’établir une foule de sociétés en commandite. Qui ne sait les scandales de leur histoire ? Que ce soit un individu qui lutte contre un individu, ou une association contre une association, c’est toujours la guerre, et le règne de la violence. Qu’est-ce, d’ailleurs, que l’association des capitalistes entre eux ? Voici des travailleurs non capitalistes : qu’en faites-vous ? Vous les repoussez comme associés : est-ce que vous les voulez pour ennemis ?

Dira-t-on que l’extrême concentration des propriétés mobilières est combattue, tempérée par le principe du morcellement des héritages, et que la puissance bourgeoise, si elle se décompose par l’industrie, se recompose par l’agriculture ? Erreur ! L’excessive division des propriétés territoriales doit nous ramener, si on n’y prend garde, à la reconstitution de la grande propriété. On chercherait vainement à le nier : le morcellement du sol c’est la petite culture, c’est-à-dire la bêche substituée à la charrue, c’est-à-dire la routine substituée à la science. Le morcellement du sol éloigne de l’agriculture, et l’application des machines, et celle du capital. Sans machines, pas de progrès ; sans capital, pas de bestiaux. Et dès lors, comment les petites exploitations pourraient-elles soutenir la concurrence des grandes et n’être pas absorbées ? Ce résultat ne s’est pas produit encore, parce que la dissection du sol n’a pas encore atteint ses dernières limites. Mais patience ! En attendant, que voyons-nous ? Tout petit propriétaire est journalier. Maître chez lui pendant deux jours de la semaine, il est serf du voisin le reste du temps. Il s’approche même d’autant plus du servage qu’il ajoute davantage à sa propriété. Voici, en effet, comment les choses se passent : tel cultivateur qui ne possède en propre que quelques méchants arpents de terrain, qui lui rapportent, cultivés par lui-même, quatre pour cent tout au plus, ne craint pas, quand l’occasion s’en présente, d’arrondir sa propriété. Il le fait en empruntant à dix, quinze, vingt pour cent. Car, si le crédit manque dans les campagnes, l’usure, en revanche, n’y manque pas. On devine les suites ! Treize milliards, voilà de quelle dette la propriété foncière est chargée en France. Ce qui signifie qu’à côté de quelques financiers qui se rendent maîtres de l’industrie, s’élèvent quelques usuriers qui se rendent maîtres du sol. De sorte que la bourgeoisie marche à sa dissolution et dans les villes et dans les campagnes. Tout la menace, tout la mine, tout la ruine.

Je n’ai rien dit, pour éviter les lieux communs et les vérités devenues déclamatoires à force d’être vraies, de l’effroyable pourriture morale que l’industrie, organisée ou plutôt désorganisée comme elle l’est aujourd’hui, a déposée au sein de la bourgeoisie. Tout est devenu vénal, et la concurrence a envahi jusqu’au domaine de la pensée.

Ainsi, les fabriques écrasant les métiers ; les magasins somptueux absorbant les magasins modestes ; l’artisan qui s’appartient remplacé par le journalier qui ne s’appartient pas ; l’exploitation par la charrue dominant l’exploitation par la bêche, et faisant passer le champ du pauvre sous la suzeraineté honteuse de l’usurier ; les faillites se multipliant ; l’industrie transformée par l’extension mal réglée du crédit en un jeu où le gain de la partie n’est assuré à personne, pas même au fripon ; et enfin, ce vaste désordre, si propre à éveiller dans l’âme de chacun la jalousie, la défiance, la haine, éteignant peu à peu toutes les aspirations généreuses et tarissant toutes les sources de la foi, du dévouement, de la poésie… voilà le hideux et trop véridique tableau des résultats produits par l’application du principe de concurrence.

Et puisque c’est aux anglais que nous avons emprunté ce déplorable système, voyons un peu ce qu’il a fait pour la gloire et la prospérité de l’Angleterre.