Organisation du travail/1847/Partie 2/2

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 232-254).
DEUXIÈME PARTIE


II

impuissance et absurdité du remède qu’on a proposé.


Maintenant quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre la nature du mal que nous venons de décrire et celle du remède qu’on a proposé ?

Le mal est dans une affluence trop grande de littérateurs inutiles, mauvais ou dangereux ; et le remède proposé consistait à sanctionner législativement ce fléau !

Le mal est dans l’exploitation des livres par leurs auteurs ; et le remède proposé consistait à prolonger cette exploitation, à en faire un droit posthume !

Le mal est dans ce fait que la littérature n’est plus qu’un métier ; qu’on tient boutique de pensées ; que les lecteurs sont devenus des chalands dont il faut, pour conserver leur pratique, tenter les goûts, servir les caprices, flatter bassement les préjugés, entretenir les erreurs ; et le remède proposé consistait à convertir en un principe sacré ce fait déplorable, à lui donner la consécration de la loi !

Tant d’aveuglement se conçoit à peine.

Au reste, puisqu’on a parlé de propriété littéraire, voyons un peu ce que de tels mots signifient.

La propriété de la pensée ! Autant vaudrait dire la propriété de l’air renfermé dans le ballon que je tiens dans ma main. L’ouverture faite, l’air s’échappe ; il se répand partout, il se mêle à toutes choses : chacun le respire librement. Si vous voulez m’en assurer la propriété, il faut que vous me donniez celle de l’atmosphère : le pouvez-vous ?

Aux partisans du droit de propriété littéraire, nous demanderons d’abord, avec M. Portalis : qu’entendez-vous par une pensée qui appartient à quelqu’un ? Cette pensée vous appartient, dites-vous. Mais avec dix livres, peut-être, on a fait toutes les bibliothèques qui existent ; et ces dix livres, tout le monde les a composés.

Les grands hommes ne gouvernent la société qu’au moyen d’une force qu’ils lui empruntent à elle-même. Ils ne l’éclairent que par la concentration dans un ardent foyer de tous les rayons épars qui émanent d’elle. Ils lui dérobent le pouvoir de la conduire.

Cela est si vrai que, lorsque le Christ parut, le monde romain était dans l’attente et avait le pressentiment de l’Evangile. Quant à Luther, fit-il autre chose que traduire ce désir de résistance qu’avait éveillé dans tous les cœurs la tyrannie de la papauté, et qui éclatait déjà partout en manifestations diverses, mais caractéristiques et puissantes ?

Ce raisonnement nous conduirait, on le voit, à abandonner la propriété du fond pour ne reconnaître que celle de la forme. Et M. de Balzac, à en croire une pétition qu’il a adressée aux chambres, serait fort de cet avis. Or, voici quel serait le résultat de cette belle théorie. Charles Fourier a cru devoir formuler en termes bizarres et peu intelligibles les idées qui composent le fond de son système. Vient un badigeonneur littéraire qui s’empare du système de Fourier, l’expose dans un style clair, élégant si on veut, et met le tout en vente. Vous voyez bien que, à côté de Fourier qui va mourir de faim, le badigeonneur s’enrichira. Entendue de la sorte, qu’est-ce que la propriété ? C’est le vol.

D’ailleurs, quelle que soit la part de tous dans la pensée de chacun, on ne niera pas du moins que la pensée ne tire de la publicité toute sa valeur. Que vaut la pensée dans la solitude ? La consommation des objets matériels se peut concevoir, en dehors de tout état de société : de même que cette consommation est individuelle, elle peut être solitaire. L’idée de société n’ajoute rien à la valeur des fruits que le sauvage cueille dans les bois, des animaux qu’il tue à la chasse. S’agit-il de la pensée ? C’est tout différent. Son importance croît en proportion des intelligences qui lui rendent hommage. La consommation détruit, fait disparaître les objets matériels. La publicité, cette consommation intellectuelle, loin de détruire les objets immatériels, les multiplie, les rend plus précieux, ajoute à leur fécondité, augmente leur chance de vie. Il n’est donc pas besoin de savoir d’où vient l’origine des productions de l’esprit, il suffit de savoir d’où vient leur valeur, pour comprendre qu’elles ne sauraient être le patrimoine de personne. Si c’est la société qui leur confère une valeur, c’est à la société seule que le droit de propriété appartient. Reconnaître, au profit de l’individu, un droit de propriété littéraire, ce n’est pas seulement nuire à la société, c’est la voler.

« Prenez garde ! S’écrie M. de Balzac dans sa brochure, si vous souffrez qu’on nie la propriété littéraire, la propriété foncière est en péril ; la logique, qui attaque l’une, aura bientôt renversé l’autre. » Comme tactique, rien de plus ingénieux que ce rapprochement ; comme argumentation, rien de plus pauvre. Si la propriété, après avoir été reconnue en fait, a été défendue en principe, ce n’a été que sous le rapport du profit que la société pouvait tirer d’une semblable convention et de son inviolabilité. On a supposé que la société avait dit au propriétaire : « Tu seras maître de ce domaine et tu pourras le laisser à tes enfants, parce que les travaux de l’agriculture, pour devenir aussi féconds qu’ils peuvent l’être, demandent de la sécurité, de la patience et du temps. Tu pourras t’écrier, sans que personne ait la faculté de te contredire impunément : Ceci est à moi, parce que nous voulons que tu aies intérêt à planter des arbres pour d’autres que pour toi, à creuser des canaux que tes enfants achèveront, à ouvrir des mines si profondes que la vie d’un homme ne suffirait pas à les explorer et à en épuiser les trésors. C’est pour cela que nous te déclarons propriétaire. »

On est donc parti, pour défendre la propriété, de l’intérêt social, bien ou mal entendu, sans parler de l’apparente nécessité de respecter un fait aussi ancien, aussi généralement accepté, aussi difficile à ébranler et même à modifier. Ici, rien de semblable. L’intérêt d’un auteur est mis dans l’un des plateaux de la balance, l’intérêt social dans l’autre. Et ce qu’on nous demande, c’est tout simplement de reconnaître qu’un homme pèse plus que l’humanité.

La propriété littéraire est donc condamnée sans appel par son principe même ; mais elle l’est bien plus rigoureusement encore par ses conséquences.

Si le droit de propriété littéraire est reconnu, il faut d’abord le rendre héréditaire et perpétuel ; car, de deux choses l’une : ou il est contraire à l’intérêt social, et alors pourquoi en consacrer le principe ? Ou il est conforme à l’intérêt social, et alors pourquoi en limiter l’usage ? Dans le premier cas, l’attentat est sans excuse ; dans le second, l’inconséquence est monstrueuse.

Rien de plus pitoyable, en vérité, que cette discussion qui roule sur le point de savoir si le privilége des auteurs leur survivra pendant dix, trente ou cinquante ans. Ce n’est pas là évidemment la question.

Or, à quel danger la société ne s’expose-t-elle pas en consacrant la perpétuité du droit des auteurs ? Dans un article plein de sens et de verve, le National disait : « Si vous consacrez le droit de propriété de l’auteur, que devient l’intérêt général ? Est-ce l’auteur lui-même qui le garantira ? Et savez-vous par quelles phases mobiles cet auteur lui-même pourra passer ? Ignorez-vous la biographie des écrivains les plus illustres ? Racine, voué dans sa vieillesse à la traduction des psaumes, ne voulait-il pas détruire Phèdre et Andromaque ? La Fontaine, assailli par son confesseur, n’avait-il pas ordonné de brûler ses contes ? Je suppose qu’en 1814 le droit des collatéraux eût existé pour les œuvres de Voltaire et de Rousseau : le pouvoir séduit les héritiers. Les héritiers, usant de leur droit, aliènent pour une somme considérable la propriété de ces œuvres, et les voilà qui disparaissent. » Ces raisons sont excellentes, et combien d’autres viennent à l’appui ! Mais, en général, il me semble que dans toute cette discussion les adversaires du droit de propriété littéraire se sont trop exclusivement attachés à signaler les inconvéniens de la transmissibilité, de la perpétuité du droit. C’était à l’exercice du droit par l’auteur lui-même qu’il fallait s’attaquer. Au lieu de dire : « Substituez le mot rétribution au mot propriété, et bornant à dix ans la jouissance des héritiers, maintenez les choses au point où elles en sont ; » il fallait dire hardiment, courageusement, et comme il convient à ceux qui croient combattre pour la vérité : « Faites une loi, non pour consacrer la propriété littéraire, mais pour la déclarer anti-sociale et impie. Faites une loi pour abolir le métier d’homme de lettres, pour substituer au système de la propriété littéraire, non pas même celui de la rétribution individuelle, mais celui de la rémunération sociale. » Le fait est que ni les partisans de la propriété littéraire, ni ses adversaires, n’ont osé se montrer tout-à-fait logiques.

Pour moi, je n’hésite pas à répéter ici que ce n’est pas seulement l’exploitation d’un livre par les héritiers de l’auteur qui est funeste, mais bien l’exploitation du livre par l’auteur lui-même.

En effet, on arrive par là à établir que, dans la société, une idée doit être matière à échange, tout comme une balle de coton ou un pain de sucre, et que les bénéfices du penseur se doivent calculer sur le nombre de ceux qui profitent de sa pensée.

D’une part, cela est absurde ; de l’autre, cela est inique.

Car qui peut savoir de quelle manière la pensée arrive jusqu’à l’intelligence de chacun ? Recueillie dans un livre, une idée passe sur la palette du peintre ; le crayon du dessinateur s’en empare ; le ciseau du statuaire la taille dans le marbre ; elle vole sur l’aile du discours : la poursuivrez-vous à travers des manifestations qui sont infinies, à travers des espaces qui sont incommensurables ? Le monde peut devenir son domaine : le monde deviendra-t-il votre tributaire ? Ici, vous touchez à l’impossible ; encore un pas vous touchez à l’injustice. Les bénéfices de l’échange auront été pour tous ; l’impôt ne sera prélevé que sur quelques-uns. Je vous dois le prix de votre pensée pour l’avoir recueillie dans un livre : je ne vous dois rien, si je l’ai saisie sur les lèvres d’un orateur, si je l’ai vue sculptée sur la façade d’un monument ? Puisqu’on parle d’impôts, en est-il un dont la répartition soit plus folle ?

Quand il s’agit d’objets matériels, qu’on mesure les bénéfices de la production à l’étendue de la consommation, cela se peut concevoir : les limites de la consommation sont assignables, puisque, en fin de compte, c’est à une destruction que la consommation vient aboutir. Mais tracera-t-on des bornes à cette consommation intellectuelle, qui se nomme la publicité ? Une idée qui est consommée ne disparaît pas, encore un coup ; elle grandit, au contraire, elle se fortifie, elle s’étend à la fois, et dans le temps, et dans l’espace. Donnez-lui le monde pour consommateur, elle deviendra inépuisable comme la nature et immortelle comme Dieu !

Par conséquent, soumettre la pensée à la théorie de l’échange, c’est donner une quantité finie pour mesure à une quantité infinie. L’extravagance de ce système est flagrante.

Pour ce qui est de ses résultats, ils sont odieux. Les partisans de la propriété littéraire, c’est-à-dire de l’exploitation de la littérature par les littérateurs, se sont fièrement posés comme les protecteurs du génie, comme les patrons de l’intelligence ; et ils n’ont pas vu que, si leur système était rigoureusement appliqué, que si les vices n’en étaient pas quelquefois atténués par des emprunts faits au système contraire, celui de la rémunération sociale, il conduirait tout droit le génie à l’hôpital, et reléguerait dans la nuit les plus précieuses productions de l’intelligence. La démonstration est facile. Qui dit propriété littéraire, dit rétribution par l’échange ; qui dit rétribution par l’échange, dit commerce ; qui dit commerce, dit concurrence. Voilà donc les mauvais livres en concurrence avec les bons ; voilà certains romans qui gâtent le cœur et salissent l’esprit en concurrence avec des livres utiles, mais austères ; voilà le séduisant apostolat du vice en concurrence avec les plus hautes et les plus morales conceptions. Soyez-en sûrs, Justine trouvera plus d’acheteurs que les Pensées de Pascal ; ou bien encore, tel qui aurait volontiers payé tribut au génie de Pascal, ne le pourra plus à cause de l’impôt levé sur lui par M. De Sade. Ainsi, grâce à ce beau système de récompense, imaginé pour le génie, la puissance du mal sera centuplée ; le goût du public, irrémédiablement corrompu, rejettera toute nourriture substantielle ; et nous aurons tous les fléaux à la fois : pervertissement des esprits et des cœurs, par l’inondation des livres dangereux ; appauvrissement des grands écrivains ; succès scandaleux de quelques hommes de talent sans scrupule ou de quelques auteurs frivoles.

Je ne veux pas faire descendre cette grave discussion à une misérable guerre de noms propres ; mais si des exemples étaient nécessaires, combien n’en pourrais-je pas citer ? Que de platitudes couronnées par la vogue ! Que de beaux livres enfouis ! Je n’écrirai pas ici la somme d’argent qu’a rapportée à son auteur une brochure sur l’art de mettre sa cravate, parce qu’il m’est impossible de ne pas songer à la pauvreté de certains grands hommes, et que le rouge me monte au front.

Un livre réussit aujourd’hui ; pourquoi ? à cause de son mérite ? Pas le moins du monde ; à cause de son éditeur. Le génie reçoit de la spéculation ses passe-ports.

Mais il est des éditeurs honnêtes, et qui rendent aux lettres des services réels. — Oui, grâce au ciel ! Et j’en connais, pour mon compte, en qui des écrivains du premier mérite ont trouvé une véritable providence. Mais le nombre de ces hommes recommandables est petit ; et, parmi ceux qui voudraient suivre leur exemple, beaucoup sont entraînés par le flot de la concurrence, et forcés, pour échapper aux désastres de l’industrie, d’éditer la corruption ou le scandale.

Ajoutez à cela que le véritable homme de lettres est en général fort étranger à la science du trafic. Il n’en est pas de même du fabricant de littérature. Il sait à merveille, celui-là, battre monnaie avec des livres ; c’est son métier. Le système de la rétribution par l’échange n’est en réalité qu’une prime offerte à l’esprit de spéculation.

Donc, soit qu’on examine le droit de propriété littéraire dans son principe, soit qu’on l’étudie dans ses nécessaires conséquences, on est également conduit à le condamner.

Tel était pourtant le point de départ de ce rapport de M. de Lamartine, dont on a fait tant de bruit.

M. de Lamartine commençait son rapport en ces termes :

« La société, en constituant toute propriété, a trois objets en vue : rémunérer le travail, perpétuer la famille, accroître la richesse publique. La justice, la prévoyance et l’intérêt sont trois pensées qui se retrouvent au fond de toute chose possédée. »

Pour que le travail fût rémunéré par le fait de la constitution de la propriété, il faudrait que tous ceux qui travaillent fussent propriétaires, et que tous les propriétaires eussent travaillé. C’est le contraire qui arrive. La constitution actuelle de la propriété, par sa nature même, permet à ceux qui en jouissent toutes les douceurs du repos, et rejette sur ceux qui sont privés de ses bénéfices tout le fardeau du travail. On a, d’un côté, un petit nombre d’hommes vivant grassement de leurs rentes ; et de l’autre, un grand nombre d’hommes vivant à peine du fruit de leurs sueurs. Que M. de Lamartine y réfléchisse un peu.

Pour ce qui est de perpétuer la famille, si c’est par la propriété qu’elle se perpétue, la famille des non-propriétaires ne saurait donc se perpétuer, et la phrase de M. de Lamartine doit être modifiée de la sorte : « La société, en constituant la propriété, a eu en vue de perpétuer la famille des uns, et d’empêcher que celle des autres ne se perpétue. »

En ce qui concerne l’accroissement de la richesse publique, il faudrait s’entendre. Si la richesse s’accroît, mais en se concentrant aux mains de quelques-uns, ce n’est pas une richesse publique. Sous l’empire de la propriété telle qu’elle est constituée, les riches sont-ils plus nombreux que les pauvres, ou les pauvres plus nombreux que les riches ?

Que M. de Lamartine eût dit : « La propriété a été constituée parce que la société n’a pas su jusqu’ici et ne sait pas encore de quelle manière sans cela elle s’arrangerait pour vivre, » à la bonne heure ! La thèse se pouvait soutenir. Mais en parlant ici de justice, de prévoyance, d’intérêt, M. de Lamartine a confondu l’intérêt de la société avec celui des heureux du monde, il a fait de la prévoyance une vertu de monopole, et il a pris à rebours la justice.

Continuons :

« Il y a des hommes qui travaillent de la main ; il y a des hommes qui travaillent de l’esprit. Les résultats de ce travail sont différents : le titre du travailleur est le même ; les uns luttent avec la terre et les saisons, ils récoltent les fruits visibles et échangeables de leurs sueurs ; les autres luttent avec les idées, les préjugés, l’ignorance ; ils arrosent aussi leurs pages des sueurs de l’intelligence, souvent de leurs larmes, quelquefois de leur sang, et recueillent au gré du temps la misère ou la faveur publique, le martyre ou la gloire. »

Cette exposition est évidemment incomplète. S’il y a des écrivains qui luttent contre les préjugés, il y en a qui les défendent. Les livres combattent quelquefois l’ignorance, mais quelquefois aussi ils l’entretiennent. Rousseau glorifie Dieu, mais d’Holbac le nie. Fénelon moralise la société, mais le marquis de Sade la corrompt. La science a ses Galilée, mais elle a ses Cagliostro, et peut-être a-t-elle fait moins de martyrs qu’elle n’a couronné de charlatans.

J’insiste sur cette distinction que M. de Lamartine a oubliée, parce que, lorsqu’il s’agira de rémunérer les travaux de l’intelligence, la première question à résoudre sera celle-ci : trouver le moyen de rémunérer le travail intellectuel, sans confondre dans la même récompense les écrivains qui enchantent et éclairent la société avec ceux qui la trompent et la dépravent ; car cela n’est conforme ni à la justice, ni à la prévoyance, ni à l’intérêt.

« Est-il juste, est-il utile, est-il possible de consacrer entre les mains des écrivains et de leurs familles la propriété de leurs œuvres ? Voilà les trois questions que nous avions à nous poser sur le principe même de la loi, formulé dans ses premiers articles. Ces questions n’étaient-elles pas résolues d’avance ? Qu’est-ce que la justice, si ce n’est la proportion entre la cause et l’effet, entre le travail et la rétribution ? »

Acceptons cette définition de la justice. Si elle est exacte, il est clair que rien n’est plus souverainement injuste que de placer dans le droit de propriété littéraire la rémunération des travaux de l’esprit.

Que Laplace n’ait d’autre récompense matérielle de ses écrits que le droit d’en disposer et de les vendre : comme un ouvrage sur la Mécanique céleste s’adresse naturellement à un fort petit nombre de lecteurs, quelle proportion y aura-t-il entre le travail et la rétribution de Laplace ? Mais voici un romancier qui noircit à la hâte quelques pages, non-seulement mauvaises, mais corruptrices, à l’usage de tous les lecteurs désœuvrés. L’homme de génie court grand risque de mourir pauvre, et notre romancier, sans même avoir eu besoin de brûler son huile, aura voiture et laquais. Quelle manière d’entendre la justice distributive ! Mais, direz-vous, l’État prendra l’homme de génie sous son patronage, il lui conférera des dignités, l’élèvera aux plus hauts emplois. Prenez garde ! Vous sortez de votre système ; et cette nécessité où vous êtes d’en sortir prouve mieux que tout ce que je pourrais dire combien il renferme d’inégalités choquantes et consacre d’injustices.

« Cela est-il utile ? Il suffirait de répondre que cela est juste ; car la première utilité pour une société, c’est la justice. Mais ceux qui demandent s’il est utile de rémunérer dans l’avenir le travail de l’intelligence ne sont donc jamais remontés par la pensée jusqu’à la nature et jusqu’aux résultats de ce travail. Ils auraient vu que c’est le travail qui agit sans capitaux, qui en crée sans en dépenser, qui produit, sans autre assistance que celle du génie et de la volonté. Jusqu’à ses résultats ? Ils auraient vu que c’est l’espèce de travail qui influe le plus sur les destinées du genre humain ; car c’est lui qui agit sur la pensée, qui la gouverne. Que l’on parcoure en idées le monde et les temps, Bible, Védas, Confutzée, Évangile, on retrouve partout un livre saint dans la main du législateur, à la naissance d’un peuple. Toute civilisation est fille d’un livre. L’œuvre qui crée, qui détruit, qui transforme le monde, serait-elle une œuvre indifférente au monde ? »

Où en sommes-nous ? Il s’agit de prouver qu’il est utile de consacrer entre les mains des écrivains et de leur famille la propriété de leurs œuvres. Et au lieu de cela, M. de Lamartine nous prouve, ce que aucun de nous n’a jamais mis en doute, que la pensée est utile ! Voilà un étonnant paralogisme. Oui, certainement la pensée est utile ; et bien loin de nier cette vérité, c’est au contraire sur elle que nous nous appuyons pour demander qu’on n’en gêne pas le cours, qu’on n’en puisse jamais arrêter la propagation. C’est parce que toute civilisation est fille d’un livre que nous ne voulons pas qu’il soit permis, même à l’auteur d’un de ces livres, après qu’on l’en aurait déclaré propriétaire, de le déchirer et d’en jeter les feuillets au vent. Et ce que nous refusons à l’auteur, par respect pour Dieu, premier auteur des livres que vous appelez saints, vous l’accordez, vous, à un héritier qui sera un idiot, peut-être un scélérat ou un fou ! Et c’est au nom des services immenses qu’un livre peut rendre à l’humanité que vous reconnaissez à un individu, qui ne l’aura pas fait ce livre, qui souvent sera hors d’état de le comprendre, l’inconcevable droit de le détruire ! Car si vous admettez ce fait comme peu probable, il faut du moins que vous le teniez pour légitime, sous peine de renverser d’une main l’édifice que vous élevez de l’autre, sous peine de décréter la propriété en dépouillant le propriétaire des prérogatives qui la constituent. Se figure-t-on l’Évangile appartenant, par droit de succession, à monsieur un tel ? Se figure-t-on un spéculateur achetant le droit exclusif de mettre en vente le salut du genre humain ?

« Enfin, cela est-il possible ? Cette richesse éventuelle et fugitive qui résulte de la propagation matérialisée de l’idée par l’impression et par le livre est-elle de nature à être saisie, fixée et réglementée sous forme de propriété ? À cette question, le fait avait répondu pour nous. Cette propriété existe, se vend, s’achète, se défend comme toutes les autres. Nous n’avions qu’à étudier ses procédés, et à régulariser ses conditions pour la faire entrer complètement dans le domaine des choses possédées et garanties à leurs possesseurs. C’est ce que nous avons fait. »

M. Berville a si victorieusement répondu à ce passage du rapport de M. de Lamartine, que nous ne saurions mieux faire que de reproduire textuellement ici les paroles de M. Berville :

« En proclamant la propriété, soit perpétuelle, soit cinquantenaire, ce qui, dans la pratique, aboutit presque au même résultat, vous sortez des mains de l’auteur, vous rencontrez les héritiers. Eh bien ! Les héritiers, passe encore pour la première génération, en supposant toutefois que ce ne soient pas des collatéraux ; mais une fois que ces héritiers viennent à se disséminer, où les prendrez-vous ? Faudra-t-il que la propriété littéraire soit formulée en une sorte d’aristocratie, qu’elle ait ses Chévrin et ses d’Hozier ? Ou faudra-t-il avoir un livre d’or comme à Venise ? Ce n’est pas tout : ce droit que vous accordez, ce n’est pas seulement aux héritiers qu’il est donné ; la propriété n’est pas transmissible seulement par héritage, elle l’est encore par vente, par donation ; vous l’accordez donc aux cessionnaires ; et comme ces contrats ne sont pas choses publiques, il faudra les deviner, il faudra savoir à qui vous adresser. Où s’arrêteront vos recherches ? »

M. Berville a raison. On ne saurait étendre l’exercice de la propriété littéraire sans s’approcher de plus en plus du chaos. En concluant de ce qui est possible avec le délai de vingt ans, à ce qui serait possible avec le délai de cinquante, M. de Lamartine n’a pas vaincu la difficulté : il l’a éludée. Il n’a pas pris garde qu’à mesure que les années se succèdent, la propriété littéraire change de main et se divise de telle sorte qu’il devient enfin impossible d’en suivre la trace.

Le rapport de M. de Lamartine ne prouve donc rien de ce qu’il voulait prouver.

Mais que dire de la discussion à laquelle il a donné lieu ?

M. G. Cavaignac a écrit dans le Journal du Peuple un article où se trouve traitée d’une manière très élevée la question qui nous occupe. « L’homme de talent ne doit pas plus qu’un autre être esclave de la misère ; mais s’il ne s’adonne point volontairement à cette indépendante pauvreté qui sied aux âmes fortes, aux existences simples, du moins il ne doit pas nourrir les idées de luxe, ni les goûts qui les inspirent. Lorsqu’un écrivain aime l’argent, on peut toujours douter qu’il ait du talent ou qu’il en conserve. S’il en a, l’avarice le dégrade, le luxe l’énerve. S’il en avait, l’écrivain ne chercherait, ce me semble, son plaisir que dans son esprit même et dans sa renommée ; que dans sa conception, dans son influence : il n’aurait pas besoin, sans doute, des jouissances d’Harpagon ou de Turcaret. Notre société n’a plus rien de ces conditions cénobitiques, rien de ces existences graves qui conservaient du moins la tradition des mœurs austères et désintéressées, des règles d’isolement et d’abstinence, des dévouements modestes et fidèles. Plus de bénédictins labourant à l’écart quelque coin du monde savant ; plus de missionnaires portant au loin leurs doctrines, jusqu’au fond de contrées sans échos pour leur nom ; plus de corporations enseignantes se cloîtrant dans la sobriété et l’obscure utilité des colléges. Tout cela certes se mêlait à trop d’abus et de vices pour que nous en regrettions le temps, mais nous regrettons l’exemple de ces nobles et graves habitudes de désintéressement, de retraite, de dévotion au bien et à l’étude. C’est un rôle vacant aujourd’hui, et que nous voudrions voir rempli par des hommes de lettres dignes de ce nom. »

Voilà de nobles pensées, noblement exprimées et la chambre aurait dû se placer à cette hauteur pour discuter la question. Mais faire de la pensée une chose, et chercher péniblement combien durera pour une famille la possession de cette chose ; mais épuiser toutes les arguties que peut fournir l’esprit de chicane pour arriver à savoir si les créanciers d’un éditeur, par exemple, pourront, oui ou non, saisir entre ses mains le génie d’un grand homme, comme gage de leurs créances ; et si le mari, dans le régime de la communauté, aura le droit, comme chef de l’administration, de publier, sans l’aveu de la femme, les ouvrages de son conjoint ; et si c’est à la femme qu’appartiendra, sans restriction, le droit de publier les œuvres posthumes de son mari, etc., etc. ; tout cela est puéril, tout cela est misérable. De ces querelles de procureur, que devait-il éclore ? Qu’on en juge :

1o le droit exclusif de publier un ouvrage est accordé à l’auteur et à ses représentants pendant toute la vie de l’écrivain et trente ans après sa mort ;

2o ce droit est déclaré insaisissable dans la personne de l’auteur et saisissable seulement dans celle du cessionnaire, et par les créanciers de celui-ci ;

3o À défaut de convention expresse, l’auteur n’est censé céder qu’une première édition.

Telles étaient les principales dispositions de la loi proposée d’après les principes émis dans le rapport de M. de Lamartine. La conclusion était digne de l’exorde. Ô Descartes ! ô Montaigne ! ô Pascal ! ô Jean-Jacques ! ô vous tous dont les écrits ont livré à la nation française la royauté intellectuelle du monde, que diriez-vous si vous pouviez voir quel triste usage on fait de votre renommée, et pour le triomphe de quelle cause on invoque vos noms immortels ?

Du moins, si ce qu’on enlève à la majesté de la fonction, on l’ajoutait au bien-être de ceux qui l’exercent dignement ! Mais, parce qu’on aura étendu de vingt à trente ans, la jouissance de l’héritier, s’imagine-t-on que le sort des hommes de lettres sera bien réellement amélioré ? L’écrivain courageux qui consacre les trois quarts de sa vie à un ouvrage destiné à peu de lecteurs en sera-t-il mieux rétribué ? Le jeune homme qui n’a ni relation, ni fortune, ni renommée, en trouvera-t-il plus aisément un éditeur ? La vogue en sera-t-elle moins acquise à tout auteur qui flatte les travers et les vices de son époque, au détriment de qui les redresse, les combat et les flétrit ? Voilà les plaies qui appellent un prompt remède. Et au lieu de songer à les guérir, nos législateurs se préoccupent… de quoi ? J’ai honte en vérité de le dire : — Le petit-fils d’un homme de génie, mourant de faim, quel spectacle ! — Ce spectacle serait douloureux, en effet. Mais comment le petit-fils d’un homme de génie peut-il être exposé à mourir de faim ? Si c’est parce qu’il ne veut rendre à la société aucun service, je ne saurais le plaindre. Si c’est parce que ses services ne sont pas récompensés comme il convient, par la société, la faute en est à votre organisation sociale : changez-la.